Monsieur de Vineuil à madame de Vineuil.
Paris, 27 octobre 1870.

Toujours sans nouvelles, et cependant quelques privilégiés en reçoivent. Quand je pense quelles peuvent être les causes de ce silence, une telle angoisse me saisit, que je ferme les yeux comme au bord d’un gouffre.

J’ai peine à continuera écrire aussi régulièrement. Ces feuilles qui partent chaque jour sans qu’aucune m’ait pu ramener une seule ligne de toi, ces questions qui traversent les airs et auxquelles rien ne répond, cela devient sinistre. Essaye, je t’en prie, de toutes les voies que tu pourras imaginer. On parle de francs-tireurs qui tenteront de traverser les lignes ; peut-être les sorties qu’on promet leur permettront-elles d’entrer.

Si ce n’était cette absence de nouvelles, nous supporterions fort bien le siége, ton fils et moi. Nous nous ressentons peu, grâce à nos rations militaires, du manque de vivres dont la population souffre très-réellement maintenant.

La classe riche se restreint et s’étonne d’avoir à tant dépenser d’industrie pour conquérir un dîner, composé d’une soupe passable et d’une seule tranche d’une viande quelconque, avec des haricots ou du riz en salade. Mais enfin elle a le nécessaire. La classe pauvre ne l’a plus et pourtant on fait des sacrifices énormes pour elle.

La préoccupation de ces privations croissantes pèse plus qu’on ne pense sur l’esprit de nos gouvernants. Le siècle des hommes de fer est passé, en France du moins, et ce n’est pas moi qui ferai reproche à nos chefs du sérieux avec lequel ils apprécient leur responsabilité.

En attendant, l’activité ne diminue pas aux remparts ; on se prépare à y recevoir les très-beaux canons à longue portée que l’industrie privée achève en ce moment, et qui sont pour la plupart le produit des dons patriotiques. On en promet 350. Ils compléteront magnifiquement la parure guerrière de la grande ville.

La transformation en véritables corps militaires des masses armées, dont nous ne savions d’abord que faire, est plus étonnante encore pour un vétéran que celle de toutes les usines civiles de Paris en fonderies de canons.

Certes, je ne songe pas à comparer la moyenne des troupes actuelles à mes vieux vrais soldats de Crimée, rapides, endurcis, intelligents, achevés enfin ; mais si l’on songe à la difficulté qu’il y avait à donner quelque consistance à une foule bigarrée et troublée, composée de soldats battus et démoralisés, de mobiles qui ne se prenaient pas au sérieux, de gardes nationaux qui donnaient dans l’excès contraire, et de quelques marins qui seuls se trouvaient en bonnes conditions de corps et d’esprit ; si l’on se souvient que les officiers, même mauvais, manquaient, on est forcé d’admirer le résultat, tout imparfait qu’il soit encore. Quoi qu’il arrive, ce sera la gloire de Trochu de n’avoir pas désespéré d’amalgamer tout cela et d’avoir réussi, du moins, à en faire des bataillons capables de manœuvrer.

En ce moment-ci, le plaisir nouveau des Parisiens est de prendre le chemin de fer de ceinture et d’aller… si loin qu’il veut bien ou peut bien les mener. Hier, ayant par hasard deux heures de loisir, j’ai suivi le courant et me suis fait conduire au Point-du-Jour, d’où les nôtres lançaient quelques obus sur les batteries prussiennes de Meudon. Je suis revenu par les bateaux-omnibus. Les berges de la Seine sont envahies par des pelotons de tambours et de trompettes s’exerçant à qui mieux mieux. C’est un charivari infernal. Je ne savais pas à quoi je m’exposais en prenant ce chemin. Et pourtant, c’est encore une des formes du zèle de la défense !