Monsieur de Vineuil à madame de Vineuil.
Paris, 11 octobre.

Voici vingt-quatre jours sans nouvelles d’aucun de vous. C’est long, c’est triste, cela se comprend à peine.

Si près, et pourtant si loin ! Si unis, et pourtant si séparés !…

Et voilà qu’il semble que les Prussiens ont renoncé à toute attaque de vive force. Ils s’établissent dans leurs positions, nous nous fortifions dans les nôtres, et comme, à l’heure qu’il est, Paris est déjà bien près d’être imprenable, il n’y a plus guère que deux éventualités à considérer : ou la délivrance par Bazaine ou toute autre armée de province, ou la chute par la famine…

Nous discutons beaucoup entre officiers sur ce que seront les armées de province et sur leur armement. Je suis de ceux qui attachent moins d’importance à la valeur du matériel qu’à celle de l’homme qui remploiera. Je me demande avec angoisse si les canons ne se fondront pas plus rapidement que les hommes ne se formeront. La volonté de se battre ferait vite de tout homme un soldat ; mais nos paysans auront-ils cette volonté bien arrêtée ? Il leur faudrait du temps pour comprendre ce que le désastre national exige d’eux, et c’est justement le temps qui manque. Pourtant on trouve ici un peu plus de vivres qu’on n’osait y compter, et comme l’on se dit qu’une seule semaine de gagnée ce pourrait être à un moment donné tout gagné, l’on s’en réjouit bonnement et d’autant plus volontiers que les sujets de joie sont rares.

Un bon signe, c’est la manière dont les privations (car elles ont déjà commencé, sachez-le bien) sont supportées. On ne peut plus avoir de viande qu’en faisant queue dès quatre heures du matin à la porte des bouchers, et encore n’obtient-on ainsi que des rations insuffisantes. Eh bien, on n’entend aucun murmure, au contraire. Il semblerait que la nouveauté de la situation mette cette foule en gaieté.