Berthe à André de Vineuil.
Les Platanes, 12 octobre.

On est venu tout à l’heure dire à maman qu’une nombreuse troupe de pauvres gens avec des charrettes et un immense troupeau de vaches avaient envahi la place et semblaient vouloir y camper. Maman m’emmena avec elle, et nous trouvâmes huit charrettes pleines de femmes et d’enfants dominant un océan de quadrupèdes cornus, maigres, sales et beuglant d’une façon lamentable.

Quelques hommes essayaient d’improviser un foyer en plein air ; bien vite, maman envoya des ordres à la cuisine, et s’avançant vers les voyageurs avec cette expression d’accueil joyeux que les Prussiens seuls n’auront pas vu sur son visage, elle invita tous ceux qui auraient faim à entrer chez elle, où ils trouveraient de la soupe chaude. En effet, en allongeant d’un seau d’eau le bouillon à nous destiné, en y ajoutant du beurre, du sel, beaucoup de pain, des rouelles de saucisson, un reste de purée de pommes de terre, etc., nous nous sommes trouvés pouvoir donner une tasse pleine de quelque chose de très-bon à chacun des trente ou trente-cinq individus dont se composait la troupe. Peu à peu, nous avons su leur histoire.

La panique qui a suivi les batailles de Reichshoffen et de Forbach les avait chassés de leur village, situé aux environs de Bar-le-Duc. Leur maire s’est sauvé le premier, ils l’ont imité, et depuis le 8 août jusqu’à maintenant, ils errent presqu’à l’aventure, poussant leurs vaches devant eux. Ils n’ont jamais couché deux nuits de suite dans le même endroit. Leur intention avait été de gagner la Normandie, où ils pensaient trouver des pâturages. Ils atteignirent les bords de l’Eure ; les Prussiens y étaient établis avant eux et leur refusèrent le passage. Ils leur ont prescrit de retourner chez eux avec leur troupeau. Les malheureux veulent bien obéir, mais cette route du retour leur paraît longue, affreuse, car ils savent que leur cher village n’existe plus, il a été dévasté, puis brûlé ; ils ne trouveront que des ruines. Derrière eux, sur les chemins, ils laissent trois cercueils d’enfants, les pauvres petits n’ont pu supporter les fatigues et les privations de la fuite, plusieurs vaches sont mortes aussi, celles qui restent font pitié.

J’ai causé quelques instants avec une jeune femme qui tenait un tout petit enfant dans ses bras. Elle m’a raconté que son enfant était né il y a six semaines, dans une de ces charrettes ; elle ne sait pas ce que son mari est devenu. Il n’a pu se décider à quitter leur petite maison, mais il a insisté pour qu’elle partît avec les voisins. Depuis lors, elle n’a eu aucune nouvelle de lui, et comme il n’était pas d’un caractère à se laisser prendre son bien sans le défendre, elle s’imagine qu’il a dû être fusillé. Elle est dans une affreuse angoisse, et depuis que je l’ai vue, je ne peux plus penser qu’à elle.

Ces pauvres gens ont vu les mêmes ballons qui ont passé ici et ont ramassé des feuilles que les personnes qui montaient le second leur ont jetées. « Mais c’était en allemand, et nous n’y avons rien compris,» disaient-ils. Nous avons demandé tout de suite à voir ces feuilles, nous espérions apprendre quelque nouvelle importante. — Aussi avons-nous été bien désappointés en ne trouvant qu’une traduction en allemand de la proclamation de Victor Hugo que tu dois connaître par les journaux.

Nos pèlerins viennent de repartir, que Dieu les aide ! nous penserons souvent à eux. Aurais-tu imaginé qu’on put être si malheureux ? Je ne comprends plus rien à la vie de ce monde, c’est trop affreux.

T’ai-je dit que nous entendons distinctement le canon de Paris ? On reconnaît très-bien l’attaque ou la défense, le canon prussien et le canon français, la demande et la réponse, comme on dit. Ce son lugubre nous fait bien mal. Quelquefois il nous semble qu’il appelle au secours, d’autres fois il gémit comme une plainte. J’ai surpris hier Marguerite demandant à maman si cela n’allait pas tuer papa et Maurice, tout ce canon ?

J’ai grondé Marguerite, mais sa question me reste toujours présente et me serre le cœur.

Frère André, frère André ! sois prudent, soigne-toi bien ! nous sommes bien malheureux ici, vois-tu ? et il nous faut de bonnes nouvelles de toi.