Une famille pendant la guerre/LXXVIII

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Ces lettres du 18 ne furent jamais envoyées, et il nous faut raconter nous-même brièvement, simplement, les derniers jours de janvier.

Dans la nuit du 18 au 19, les troupes, mêlées de garde nationale mobilisée, furent concentrées avec quelque peine hors de nos lignes, en face des positions désignées à leur attaque.

Avant le jour, elles ouvrirent le feu au milieu d’un brouillard intense qui augmentait les difficultés de leurs mouvements. Néanmoins, les hauteurs de Montretout furent occupées dans la matinée par le général Vinoy. Le général Ducrot lutta de Garches à Buzenval pendant plusieurs heures et se maintint à force de sacrifices. Maurice de Vineuil, qui l’accompagnait, ne se ménageait pas. Il avait mis pied à terre, et trois fois on le vit se mêler aux gardes nationaux et aborder avec eux le redoutable mur du parc de Buzenval.

À quatre heures du soir, un immense effort de l’ennemi nous rejetait définitivement en arrière. Des batteries d’artillerie appelées en hâte pour couvrir la retraite n’arrivaient pas : les roues s’enfonçaient jusqu’au moyeu dans les terres détrempées. On entendit le général demander à haute voix dans la brume qui se faisait de nouveau : « Où est donc Vineuil ? Il faut leur envoyer Vineuil ! Il les fera marcher ! » Mais Maurice de Vineuil ne se trouva pas.

Quand, les uns après les autres, les bataillons décimés rentrèrent vaincus dans la pauvre grande ville en deuil, M. de Vineuil était sur leur passage, épiant les visages connus, attendant ou son fils, ou bien un message dont Maurice eût pu charger un ami, si son service le retenait encore hors des remparts. Mais la nuit devînt complète avant que M. de Vineuil eût rien appris. Ce fut seulement des officiers de l’état-major du général Ducrot, quand il parvint à les joindre, que le pauvre père obtint une indication vague : Maurice était encore à trois heures devant le parc de Buzenval, il s’était admirablement battu, personne ne l’avait vu tomber, il pouvait être prisonnier.

Alors commencèrent des recherches d’une autre nature et qui devaient durer deux longues journées. L’ennemi refusait même aux ambulanciers de pénétrer dans ses lignes. M. de Vineuil explorait vainement tous les replis du terrain que nous avions conservé, il apprenait des deuils ou des menaces de deuils qui retentissaient dans son cœur comme autant de prophéties sinistres. C’était le peintre Regnault tué ; c’était un ami, le colonel de Monbrison, blessé mortellement, — et il ne pouvait obtenir de franchir cette ligne de sentinelles qui le séparait du parc devant lequel son fils avait dû tomber.

Plusieurs fois, pendant ces deux jours, il quitta le champ de bataille pour parcourir les ambulances de Paris, mais son attente fut toujours déçue. Dans l’après-midi du 21, à la faveur d’un armistice tacite, l’ennemi nous rendit enfin nos blessés et M. de Vineuil pénétra dans le parc de Buzenval. Ses recherches restèrent vaines.

Bien des fois, sa lettre commencée avec tant de confiance le 18 lui revint en mémoire, ainsi que ce visage si doux et si ferme, resplendissant de jeunesse et de foi qui s’était penché vers lui pour l’embrasser, tandis qu’une autre lettre, qui ne serait non plus peut-être jamais terminée, se posait sur la sienne.

Le 22, le pauvre père errait encore d’ambulance en ambulance, il avait même fini par entrer à l’amphithéâtre de l’hôpital Beaujon, où l’on centralisait les cadavres. C’était un spectacle horrible, et il en sortait chancelant de l’émotion de l’attente, osant à peine se réjouir de ne pas avoir du moins rencontré là son fils, quand un crieur de journaux vint à passer. « La liste des blessés aux ambulances de la Presse ! » criait-il.

M. de Vineuil acheta le Gaulois et lut : « de Vineuil, ambulance de la Presse, Passy. »

Il y eut là quelques heures bien douces au sortir de telles angoisses, car la blessure de Maurice, une balle à l’avant-bras gauche, n’était pas jugée très-grave.

M. de Vineuil éprouvait la détente forcée de si longues émotions, il sanglotait sur ce fils retrouvé et les actions de grâces brûlaient ses lèvres. Puis le calme lui revint, il s’aperçut de l’extrême faiblesse de Maurice. Maurice, relevé d’abord sans connaissance, avait aussitôt que possible écrit quelques mots ; la lettre avait dû être égarée dans le trouble général, et lui-même s’inquiétait de ne pas voir arriver son père.

La sympathie de ses collègues laissa à M. de Vineuil les loisirs que Maurice et lui-même réclamaient. Dès cette première journée, en étudiant l’état de son fils, il s’inquiéta de sa grande faiblesse et fit demander les docteurs … et … L’encombrement des blessés était si considérable que ce dernier seul put venir. Il jugea la blessure beaucoup plus grave que les premiers chirurgiens ne l’avaient fait ; l’artère avait dû être coupée, en ce cas l’amputation serait nécessaire.

M. de Vineuil comprit que le vieux chirurgien n’était que trop sûr de ses pronostics. Il décida avec lui de transporter Maurice le lendemain à l’ambulance Chaptal, dont tout le personnel médical et hospitalier lui était connu.

Ce transport, à l’heure matinale où chaque boulangerie avait sa queue navrante à voir, restera dans les souvenirs de M. de Vineuil. Hors de la voiture, les signes les plus évidents de l’épuisement général frappaient ses yeux ; au dedans, ce long corps affaissé, qu’il soutenait, semblait épuisé aussi. Il faudrait donc capituler ! et ce bras, qu’il faudrait tout à l’heure demander à Maurice, ce bras, — peut-être cette vie — auraient été sacrifiés en vain !

C’était dans la salle dite salle Suisse[1] qu’on attendait Maurice, il devait y trouver les soins maternels des dames infirmières, amies de Mme de Vineuil. Malgré sa faiblesse, il sut montrer sa joie de se trouver ainsi entouré, et voulant remercier chacun : « Mon père le dira à maman, » fit-il. — M. de Vineuil allait reprendre : « Tu le diras toi-même ; » mais quelque chose lui serra la gorge et l’en empêcha.

M. R…, le jeune et habile chirurgien de la salle Suisse, jugea, comme le vieux praticien, que l’amputation ne pouvait être évitée ; il fut décidé qu’elle aurait lieu le lendemain 24. Quand parurent les premières lueurs du matin, le pauvre père, qui avait passé la nuit au chevet de son fils, vit que ses yeux étaient ouverts et fixés sur les vitres blanchissantes. C’était le moment de le préparer à ce qui allait suivre. Il semblait à M. de Vineuil qu’il ne trouverait jamais les mots nécessaires, mais sa prière muette fut exaucée et il put parler avec calme.

Le regard de Maurice, ranimé par une ardente attention, ne quitta pas le sien jusqu’au moment où deux larmes vinrent le troubler. « Ne vous faites pas trop de chagrin, dit-il, pour moi ce n’est pas grand’chose… il y a seulement maman !… » et les paupières se fermèrent pour arrêter les larmes qui voulaient tomber.

Il était redevenu tranquille et souriant quand le chirurgien parut avec ses aides. — « Quel bonheur qu’on puisse me chloroformer ! dit-il. Je me souviens que, pendant une rougeole, maman nous lisait Mes prisons de Silvio Pellico ; il y a un affreux récit de l’amputation de Maroncelli, après lequel elle nous disait : « Tâchez de ne jamais vous faire couper de jambe, vous voyez ce que c’est ! » — Elle sera bien heureuse que je n’aie pas à souffrir. Vous le lui direz, père. »

M. de Vineuil fit un grand effort : « Tu le lui diras toi-même. »

« Alors, reprit Maurice, avec un sourire de soumission, nous le lui dirons ensemble. » Avant de s’abandonner au chloroforme, il eut encore une pensée pour un anneau de peu de valeur qu’il portait à la main gauche.

« Je suis si douillet qu’il vaudra peut-être mieux l’ôter après, » fit-il.

Et il ajouta en regardant son père : « Toujours pour maman… Elle aura tant besoin d’être consolée de n’avoir pas été avec vous ! »

L’opération réussit ; le calme et la résignation du patient étaient d’heureux augure.

La nuit fut bonne, et les jours qui suivirent affermirent l’espoir. Son père, qui ne le quittait pas, arrêtait au passage toutes les nouvelles, qui se succédaient alors plus tristes les unes que les autres. C’était la déroute de Saint-Quentin, la déroute du Mans, les premières négociations pour l’armistice qu’il s’agissait de cacher.

Mais le malheur du pays se respirait dans l’air, il était sur les visages, il se sentait partout, même quand il ne s’avouait pas ; et Maurice disait : « Donnez-moi donc une bonne nouvelle et je guérirai tout de suite ! »

Il parlait souvent de son frère André. Plus sérieux que lui par caractère, Maurice avait eu moins d’intimité avec ce frère qu’avec ses parents ; mais maintenant, il semblait qu’un instinct secret le poussât à ramener comme une consolation le nom d’André, les espérances que donnait André, l’aimable caractère d’André, dans toutes les conversations avec son père. « Vous verrez quel homme ce sera, » répétait-il sans cesse. Et le malheureux M. de Vineuil ne conservait, à cette même heure, aucune espérance sur André ! Il pensait que trop de désastres avaient atteint l’armée de la Loire pour qu’il y eût survécu.

Le 28 janvier, les négociations pour l’armistice étaient publiques. M. de Vineuil annonça aux Platanes la blessure de Maurice, et conseilla à sa femme de tout disposer pour venir le rejoindre à Paris, dès qu’une des portes serait ouverte. François devait l’escorter et les enfants être confiés à une excellente voisine, Mme de …

Le 29, le texte de la convention entre le gouvernement de la Défense nationale et la Prusse était dans les journaux. En dépit des précautions prises, Maurice saisit au vol des mots qui le frappèrent, — ravitaillement, remise des forts ; — il voulut comprendre, s’agita, et il fallut tout lui dire. En vain lui parla-t-on de l’honneur sauvé, en vain fit-on intervenir l’espoir d’un relèvement, la confiance en la bonté de Dieu ; il semblait que sa foi, d’ordinaire si ferme, cette foi qui l’avait fortifié dans son épreuve personnelle, ne pût soutenir l’épreuve de la patrie.

Deux heures après, il était atteint du frisson fatal, et l’apparition de ce symptôme trop connu enlevait immédiatement tout espoir.

La nuit se passa en rêveries à haute voix, il reconnaissait toujours son père, mais ne pouvait, même pour lui plaire, dominer son agitation. Le 30 au matin, l’accablement était effrayant. Il ouvrit seulement les yeux, comme M. ***, le pasteur de la famille, achevait auprès de son lit une prière à haute voix. Maurice lui sourit et répétant ses derniers mots : « Là où il n’y aura plus ni deuil, ni tristesse, ni défaite, là où le Sauveur essuiera toute larme de nos yeux !… Dites donc à mon père que c’est bien… » Et il retomba dans son accablement. Dans la soirée les divagations revinrent. Le regret de son bras coupé se faisait jour, puis il parlait d’André avec agitation. À d’autres moments, c’était sa foi d’enfant qu’il exprimait, et son père recueillait précieusement chaque parole d’espoir en Celui dont le disciple a écrit : « Il a mis sa vie pour nous, nous devons donc aussi mettre notre vie pour nos frères. »

Au matin du mardi 31 janvier, tout était fini pour ce monde ; l’ambulance tout entière s’associait à un tel deuil et même les hommes de service, eux qui avaient tant vu mourir, faisaient silence en passant devant cette dépouille glorieusement mutilée.

Ce jour-là était celui de la réception de la valise de M. Washburne.

Voici la lettre qui fut remise à M. de Vineuil :

  1. Cette salle était ainsi appelée parce que tout son personnel appartenait à la colonie suisse de Paris, qui subvenait par souscriptions aux dépenses nécessaires.