Une famille pendant la guerre/LXXIX

André à monsieur de Vineuil.
Lignes de la Mayenne, 20 janvier.

Cher père, et toi mon cher Maurice,

Cette petite feuille aura-t-elle le bonheur, en franchissant les lignes prussiennes, de vous porter ce que ses sœurs n’ont pu faire, les chaudes accolades du capitaine de Vineuil ? J’ai reçu hier une lettre de maman, et je profite immédiatement de la recette qu’elle me donne pour vous atteindre. Tout allait très-bien aux Platanes ; elle me dit que vous êtes inquiets de moi et que je dois vous rassurer. Rien n’est plus facile ; je me repose et je vais très-bien, au chagrin près, et encore mon chagrin diminue à mesure qu’une lueur d’espoir me revient. Car ici nous avons de l’espoir, sachez-le, et dites-le autour de vous, mon cher père. Certes nous avons été battus, et plus battus, hélas ! que vous ne pouvez le croire. Je n’entreprendrai pas un récit trop lamentable pour être livré en pâture à de pauvres assiégés ; vous avez assez de vos tristesses, et mieux vaut vous répéter le mot Espérance.

Nous avons un bon général, ferme, actif, et point disposé à voir les choses plus noires qu’elles ne sont. Nous nous reformons rapidement, nous avons une belle artillerie, et la rage pousse même à ceux qui ne l’avaient pas encore connue. Tenez ferme à Paris. Je sais, mon bien cher père, que ce sera toujours votre avis ; et il faut que je vous dise, puisque j’y suis, ce que cent fois j’ai dit à Dieu avec une reconnaissance immense, que les meilleures forces, celles qu’on apprécie dans les moments graves, où l’on n’a pas le temps de se faire à soi-même de longs discours, c’est l’exemple d’un père tel que vous, c’est le souvenir de maman me disant : « Ne pense plus à nous, c’est maintenant au pays qu’il faut penser. » Je l’entendais même au plus fort du vacarme de l’artillerie. Et quand, dans nos revers, le découragement me voulait mordre le cœur, ou bien quand je me sentais m’endurcir comme tant d’autres se sont endurcis, à force de voir souffrir et de souffrir eux-mêmes, c’était vous que j’appelais à mon secours et je ne voulais pas faire autrement que vous n’auriez fait. Aussi il me semble que je saurai maintenant vous aimer cent fois mieux qu’autrefois. Que ce sera bon de se revoir ! Père, mère, Maurice, Berthe et les petits, je vous le répète encore : Espérance ! et j’unis dans un même embrassement mes chers assiégés à mes chers envahis.