Une famille pendant la guerre/LXII
Du même à la même. Saint-Denis-d’Orques, route de Laval, 14 janvier.
Ah ! chère maman, que je voudrais éviter de vous écrire ce que j’ai vu, ce que je vois ! C’est déjà trop d’avoir à supporter le moment présent ; revoir le passé, vous en affliger, c’est comme fouiller une plaie saignante ! Et vous allez pourtant rendre grâce à Dieu que je sois en vie ! J’en devrais faire autant, mais, pardonnez-le-moi, même pour l’amour de vous, mère chérie, je ne le puis pas.
Vous vous souvenez qu’après une marche forcée, de Château-Renault à Château-du-Loir, sous une pluie battante et dans des chemins encombrés de vieille neige qui fondait, ma compagnie avait pu encore le 10, et seule de la division Curten, gagner les avant-postes du Mans par la voie ferrée, que les coureurs ennemis avaient déjà plusieurs fois traversée.
L’action s’engagea le matin du 11 sur la ligne de l’Huisne, elle s’étendait, dit-on, sur un front de six lieues : de Grand-Lucé au sud, à Montfort et Lombron vers le nord-est. À gauche, nous étions déjà tournés par l’ennemi entre Écommoy et Arnage, où le général Barry avait grand’peine à remettre de l’ordre parmi ses troupes exaspérées de se battre depuis si longtemps sans nourriture et sans repos. Ma compagnie suivit une partie de la division Deplanque, du 16e corps, sur les hauteurs de Bel-Essort qu’on lui avait assignées comme position.
À droite et en face de nous, le fracas de l’artillerie annonçait une grosse affaire et une appréhension vague serrait la gorge, car on ne se sentait pas en train. Pour gagner notre poste de Bel-Essort, nous avions dû traverser un ramassis de misérables qui faisaient peine à voir. Les uns, épuisés de faim, ayant perdu leur compagnie, se couchaient dans la neige, les autres semblaient n’attendre l’ennemi que pour se livrer. On se demandait quels effectifs les régiments ainsi abandonnés pourraient mettre en ligne.
Dans l’après-midi, nous quittâmes la crête sur laquelle notre artillerie était postée, pour tirailler au bas du coteau, dans un excellent terrain tout coupé de bouquets d’arbres, de talus et de haies. Là nous échangeâmes nos coups de fusil un peu au hasard, mais notre capitaine fut tué par un éclat d’obus. Je n’avais pas eu le temps de le connaître ; depuis ce moment je commande la compagnie.
L’ennemi s’étant replié, je ramenai mes hommes à nos batteries, qui tiraient toujours avec un succès visible. On disait l’amiral content, et je me mis à prêcher l’espérance à mes pauvres affamés transis.
On en avait besoin, d’espérance ! Le soir était venu. Pour des hommes épuisés par cinq semaines de misère incessante, commencer encore une longue nuit de veille dans ces conditions de jeûne et de froidure, c’était vraiment redoutable. Le petit nombre des précautions possibles furent prises, on coupa les arbres pour faire des feux qui ne voulaient pas brûler. Il nous semblait que, pour exciter notre envie, les bivouacs prussiens au loin dans la vallée brillaient joyeusement, et notre imagination supposait auprès de chaque feu quelque bonne soupe bien chaude. Je me souviens, cependant, d’avoir encore fait rire mes camarades, vers huit heures du soir, avec je ne sais plus quelle plaisanterie ; ce dernier rire seul m’a frappé par son contraste avec ce qui l’a suivi.
« Nous sommes trahis ! Les Prussiens sont au Mans ! Les Bretons ont livré la route ! » Voilà ce qu’on entendit à droite, à gauche, en un instant. Les officiers essayèrent d’imposer silence. On envoya chercher des informations, des ordres, quelque chose qui démentît la clameur générale.
Entre nous, nous nous rappelions pourtant les uns aux autres, mais tout bas, bien des murmures étouffés et quelques propos d’une lâcheté cynique saisis au vol les jours précédents ; nous sentions que tout était devenu possible, et l’horreur nous faisait frissonner.
Ô ma chère maman ! vous le savez ce qui était vrai ! et vous savez aussi ce qui s’en est suivi ! Vos occupants ne vous auront rien laissé ignorer. — Les ordres vinrent, il s’agissait de reprendre la Tuilerie abandonnée sans combat par les mobilisés bretons ; on poussait en avant les troupes qui garnissaient Pontlieue, tout ce qui n’était pas indispensable à la garde de nos positions devait se joindre à cet effort. J’y courus. Ma compagnie ne comptait pas trente hommes quand je me mis sous le commandement d’un brave, le général le Bouëdec, qui essayait de tout son cœur de former des colonnes d’attaque. En sa présence, les rangs se dessinaient, les têtes baissées se relevaient, les premiers pas se faisaient, mais la fatigue, le découragement, une vague terreur de ces ténèbres glacées et de ce qu’elles pouvaient cacher paralysaient l’élan ; au bout de cinquante pas le voisin de gauche avait disparu, puis c’était celui de droite… Ce fut une nuit terrible. Peu de compagnies parvinrent à portée de fusil des Prussiens, cependant ces pauvres efforts les maintenaient quelque peu.
Comme je revenais chercher des cartouches, vers cinq heures du matin, je rencontrai des fuyards du régiment que j’avais laissé sur les hauteurs de Bel-Essort. On était attaqué la aussi et l’on pliait. Je sus qu’à Pontlieue on envoyait les parcs et les fourgons de l’autre côté de la Sarthe. De ce moment j’eus la mort dans l’âme, et, rassemblant quelques désespérés, je retournai au feu. — Le jour parut. Par une pitié du ciel, les Allemands ne savaient pas combien il restait peu de troupes devant eux en état de leur tenir tête, de sorte qu’ils ne se hâtaient pas, et notre artillerie et son matériel avaient le temps de traverser le pont de l’Huisne. On m’a dit que le désordre dans les rues du Mans fut effroyable, je n’en ai rien vu. À Pontlieue même cela ne se passait pas trop mal.
Le 12, vers onze heures, nous étions décidément ramenés en arrière, mais notre tâche était achevée, car l’armée avait passé, et le pont sautait au nez des Allemands. Il sautait trop tôt pour moi et une vingtaine de camarades, qui avions résolu de tenir tant que faire se pourrait et qui restions abandonnés sur la rive gauche. On trouve à cet endroit, le long de la route, une usine dont j’ignore la destination ; j’ordonnai à ma petite troupe de se réfugier entre les divers bâtiments qu’entoure un jardin, c’était du temps de gagné et quelques coups de fusil de plus à tirer.
Nous traversions à toutes jambes le parterre quand un jeune homme se jeta au-devant de nous et, nous appelant, nous conjura de le suivre ; il pouvait peut-être nous sauver, disait-il. C’était le fils du manufacturier. Il nous guida, toujours en courant, au bord de la rivière ; il y avait fort heureusement, cachée par les buissons de la rive, une longue planche étroite qui servait aux ouvriers de l’usine ; nous ne pûmes y passer que deux par deux de peur de la briser, et j’avoue que cela nous semblait bien long. Rien ne trouble un parti pris de se faire tuer comme une chance de salut qui intervient tout à coup ; on se retrouve souhaiter la vie, ou du moins on fait, pour profiter de l’occasion, comme si on la souhaitait. Mon inquiétude, c’est que le brave garçon qui nous a sauvés aura pu le payer cher. Je lui disais de venir avec nous, mais il devait garder l’usine de son père. Encore un à remercier, chère maman, dans des temps plus heureux.
Je savais que le corps de l’amiral se retirait par la route de Laval. Je voulus éviter de traverser la ville encombrée et fis suivre à mes hommes la route qui passe devant la gare. Je m’aperçus là que tout le matériel n’avait pu partir, mais les boulets pleuvaient déjà sur la gare, et quelques-uns même, sifflant par-dessus nos têtes, atteignaient la ville ; il n’était plus temps de rien essayer pour ces locomotives abandonnées, et je ne pensai plus qu’à stimuler la marche de mes compagnons fourbus.
Nous suivions péniblement les berges de cette Sarthe que j’avais vues naguère si paisibles, et nous allions atteindre le premier pont après l’usine à gaz… (ouvrez vos grands yeux, chère maman, et dites si, malgré tout, je ne suis pas né coiffé !…) quand je fus frappé de l’aspect d’un homme qui, appuyé sur le parapet, nous regardait venir. Il me semblait avoir vu quelque part ce chapeau, ce menton rasé et cette blouse bleue sous laquelle j’imaginais instinctivement les pans d’une redingote. C’était, avec un parapluie de cotonnade, un ensemble confortable et net que mon cerveau fatigué se rappelait vaguement. Encore quelques pas…
« Barbier ! m’écriai-je tout à coup.
— M. André ! ce peut-il bien être vous ?
— Mais, Barbier, votre fils ?
— Prisonnier, M. André ! Prisonnier et bien portant, une fière chance, allez ! Aussi je suis revenu voir après vous depuis déjà quinze jours, et c’est ça qui me fait guigner tout ce qui passe.
— Mon cher Barbier !… ne vous inquiétez plus de moi ; voyez, je n’ai pas une blessure et il me faut vous quitter en hâte.
— Ça ne fait rien, on vous reverra. Où allez-vous ?
— Route de Laval, c’est tout ce que je sais. »
Ce revoir a été un éclair de joie, mais que vous dire, ma pauvre chère maman, de ce qui a suivi ! Ce n’est pas seulement contre l’ennemi qu’il faut se battre, c’est contre la maladie, la faim, le gel des membres, le découragement qui pousse au suicide. — Hier, un lieutenant s’est tué devant moi. — La lassitude est telle, qu’on se couche dans les fossés et qu’on y reste. La faim décide des centaines d’hommes à se perdre dans le brouillard pour chercher l’ennemi et se faire prendre et nourrir. Les chefs ne sont plus rien, on n’écoute que sa souffrance. Et pourtant il y a des âmes qui résistent à cette épouvantable débâcle morale. Si je vous revois, que de choses à vous conter I
J’ai dit : si je vous revois, chère maman, et je ne sais pourquoi ce mot-là s’est trouvé sous ma plume. Surtout, ne le prenez pas au tragique ; je vais très-bien, et les chances de rencontrer l’ennemi diminuent. Quand je vous reverrai, vous saurez me rendre soumis et enlever l’amertume à ma douleur de vaincu.