Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie II/Chapitre 4

CHAPITRE IV

Une ambulance improvisée


Mise au courant, par une lettre de son frère, des tristes phases et du fatal dénoûment de la maladie du pauvre colonel, Marguerite Berthier en fut douloureusement affectée. Elle savait déjà, toujours par Henri, que les cas de fièvre, d’anémie paludéenne, de dysenterie, devenaient de plus en plus fréquents et que les services de Santé commençaient à être fort occupés. Son oncle se rendait à Majunga une fois par semaine au moins pour avoir des nouvelles, et en rentrant il lui faisait des récits qui la terrifiaient. L’affluence des malades fournis par les corps d’avant-garde, surtout par ceux employés à l’établissement des routes et des ponts, par le Génie et le 200e de ligne, tournait à l’encombrement. Les médecins ne savaient plus où donner de la tête.

Le cœur navré, Marguerite se désolait de ne rien pouvoir pour soulager toutes ces misères ; elle aurait voulu se dévouer à ces pauvres malades, s’employer à les soigner, essayer de les guérir, ou tout au moins d’ adoucir leurs souffrances. Elle ne pouvait plus penser à autre chose ; elle voyait dans son imagination les visages émaciés de ces malheureux soldats, abandonnés presque sans soins, malgré le zèle du personnel médical, et attendant, tout grelottants de fièvre, qu’il y eût un coin de libre dans un des hôpitaux. Enfin elle n’y tint plus ; un matin elle déclara à son oncle qu’elle avait décidé d’installer une ambulance, ou un sanatorium plutôt, dans leur maison de Maevasamba, abandonnée depuis l’ouverture de la campagne sous la garde de quelques domestiques de confiance, mais demeurée en l’état, toute meublée, toute aménagée, prête en un mot à être habitée. Stupéfait, le vieux Daniel leva furieusement les épaules.

« Mais, mon petit (c’était le mot dont il se servait le plus souvent quand il s’adressait à sa nièce), s’écria-t-il, une ambulance ! c’est toute une histoire à installer, à diriger, à entretenir ! Tu n’y penses pas ?

— Je ne pense qu’à cela, au contraire, mon cher oncle ; et ce n’est qu’après de mûres réflexions que je me suis décidée.

— De mûres réflexions, toi, mon petit ! Tiens ! Tu m’amuses avec tes mûres réflexions !

— Voyons, mon oncle, ne vous faites pas plus méchant que vous n’êtes et écoutez-moi. D’abord, vous savez que la maison est grande ; ce n’est donc pas la place qui nous manquera. Le rez-de-chaussée et le premier pourront aisément, à eux seuls, loger dix malades, chacun dans sa chambre. – Oh ! j’ai fait mon compte, j’ai mes dix chambres, en supprimant, bien entendu, le vestibule, le salon et la salle à manger.

— Et ta chambre, à toi ? tu la supprimes aussi ?

— Bien sûr. Moi, je suis solide et bien portante. Je m’arrangerai un petit coin n’importe où. Mais laissez-moi continuer. Au deuxième, je compte que nous pourrons installer dix autres chambres, dont trois à deux lits. Ça nous fait donc vingt-six lits de disponibles. La salle de bain, la salle de douches sont toutes prêtes. La pharmacie, je la mets dans la serre.

— Tu mets la pharmacie dans la serre ! C’est parfait ! Et les remèdes, c’est toi qui les fabriqueras, dans la serre ; et qui les appliqueras aussi sans doute ? Tu seras à la fois le pharmacien, le médecin et le reste ?

— Je serai simplement l’infirmière. Le médecin, ce sera notre excellent docteur Hugon. Et je suis sûre qu’au lieu de se moquer de moi comme vous, il ne demandera qu’à m’aider, lui. Il est assez malheureux qu’on n’ait pas voulu accepter ses bons offices au quartier général, sous prétexte que le service de Santé était au grand complet.

— Alors tu crois sérieusement que Hugon, en admettant qu’il consente, et toi, vous suffirez à faire marcher une ambulance ?

— Oh ! ça non. Il nous faut encore quelqu’un qui ait l’habitude de commander et de diriger, quelqu’un d’intelligent, d’actif, de pratique, pour se charger de toute la partie administrative, s’occuper des approvisionnements, recruter et gouverner le personnel, etc.

— Enfin tu avoues que tu ne suffiras pas à tout ; c’est heureux.

— Bien entendu. Mais ce n’est pas là ce qui m’inquiète. J’ai mon affaire sous la main.

— Ah ! tu as ton affaire ?

— Oui, oui, le meilleur des administrateurs, l’administrateur idéal.

— Au moins, peut-on savoir… ?

— Et qui pourrait-ce être, sinon vous, le plus charitable et le plus généreux des hommes, avec vos vilains airs bougons ? » s’écria la jeune fille, en se jetant au cou de son oncle.

Puis, sans laisser au vieux Daniel, complètement ahuri, le temps de se remettre, elle ajouta :

« Oui, oui, je vous connais mieux que personne, mieux que vous-même ; et c’est pour cela que je vous aime, malgré vos gros sourcils froncés. Vous avez beau toujours gronder, je sais parfaitement que non seulement vous n’avez jamais dévoré personne, mais que bien au contraire vous seriez plutôt homme à empêcher les gens d’être dévorés. Est-ce que vous n’avez pas été le premier, après avoir crié comme un sourd contre la façon dont l’expédition avait été préparée et engagée, à courir à Majunga vous mettre à la disposition du Général, vous, vos bâtiments, votre personnel et tous les Comoriens, les Somalis et les Makoas que vous aviez pu recruter autour de vous ? Et maintenant, monsieur mon oncle, voyons si vous aurez le courage de me dire en face que vous refusez d’être le directeur, l’administrateur, l’économe, le factotum, le vrai maître en un mot de notre ambulance. »

Le vieux Daniel adorait sa nièce et, si parfois il lui résistait, il n’en finissait pas moins par faire ce qu’elle voulait. Il est vrai qu’elle était adorable, cette petite Marguerite, et que jamais elle ne voulait que des choses bonnes et généreuses. Attendri par le touchant emballement de la jeune fille plus encore que convaincu par son argumentation, il céda, comme toujours ; tout au plus essaya-t-il de couvrir sa retraite par un semblant de protestation.

« Écoute, mon petit, dit-il, puisque tu tiens tant à ce que je sois le directeur de ton ambulance, je ne demande pas mieux que d’essayer. Nous verrons bien ce qui sortira de tout cela et lequel aura finalement raison, ou d’une petite folle comme ma nièce, ou d’une vieille bête comme ton oncle.

— A la bonne heure ! Vous voilà redevenu tout à fait gentil. J’étais bien sûre que vous ne vous feriez pas prier trop longtemps.

— C’est bon ! c’est bon ! Et alors, mademoiselle l’infirmière, quand comptez-vous commencer ?

— Quand ? Mais tout de suite !

— Tu nous laisseras bien le temps de nous retourner ?

— Mais pas du tout, au contraire. Pensez donc à ces convois de malades qui arrivent tous les jours de l’intérieur – c’est vous qui me l’avez raconté, – et qui encombrent les hôpitaux, les ambulances et le sanatorium. Est-ce que ça ne vous serre pas le cœur de penser qu’en ce moment peut-être un brave petit marsouin ou un pauvre légionnaire va mourir, faute de place, à la porte de l’hôpital ? Quand nous n’en sauverions qu’un seul, mon oncle, ne croyez-vous pas que nous serions largement payés de nos peines ?

— Alors ?

— Alors, mon bon oncle, demain matin nous partons tous les deux pour Maevasamba, où nous mettons rapidement tout en ordre. Au fait, si nous emmenions le docteur Hugon ? il pourrait nous donner de bons conseils pour nos arrangements ; il verrait en même temps ce qui pourrait manquer à notre stock de médicaments. Puis, quand, tout sera prêt, vous repartirez bien vite et vous gagnerez Majunga, où vous irez trouver le directeur du service de Santé – qui vous connaît bien, d’ailleurs – et vous lui direz : « Mon cher docteur, je viens vous informer que nous avons installé à Maevasamba, dans une situation exceptionnellement favorable, une ambulance, un sanatorium – dites un sanatorium, ça le flattera, cet homme de l’art ! – largement pourvu de tout, et prêt à recevoir vingt-six convalescents, qui y trouveront tous les soins nécessaires à leur état, sous la direction d’un excellent praticien, le docteur Hugon. Confiez-nous donc ceux de vos malades en voie de guérison qu’un changement d’air achèvera de remettre ; cela vous fera de la place pour les autres et nous nous engageons à vous rendre au bout d’un mois ou deux nos pensionnaires plus forts et plus solides que jamais. En échange, nous ne vous demandons rien du tout ; c’est pour le plaisir et pour l’honneur que nous travaillons. »

— Tiens ! mon petit, tu es un ange ! dit le vieux Daniel en embrassant sa nièce. C’est entendu ; tout ce que tu voudras, on le fera. »

Dès le lendemain matin, suivant ce qu’elle avait décidé, la future infirmière montait dans son filanzane, accompagnée de son oncle et du docteur Hugon. Celui-ci avait accepté tout de suite le rôle et la mission qui lui avaient été attribués ; depuis la mort de Mme Berthier-Lautrec, qu’il n’avait pu empêcher, ayant été prévenu malheureusement trop tard, il s’était attaché profondément à Marguerite et jamais il n’aurait eu le courage de lui rien refuser.

Quant à l’oncle Daniel, il était maintenant plein d’enthousiasme. Il ne se rappelait même plus une seule des réserves qui lui étaient venues à l’esprit de prime abord. Il ne voyait plus que le bien à faire et les services à rendre, et puis aussi l’aliment que cela devait donner à son activité naturelle, condamnée au repos depuis l’interruption du mouvement commercial.

Le surlendemain de leur départ de Manakarana, nos voyageurs arrivaient à Maevasamba, où ils trouvaient tout en fort bon état. Comme l’avait prévu Marguerite, quelques jours suffiraient pour approprier la maison à sa nouvelle destination. Un supplément de couchettes et de literie, ainsi qu’un fort approvisionnement de quinine et de quelques autres médicaments, voilà surtout ce qu’il était urgent de faire venir ; l’oncle Daniel s’en chargea. Sur les instances de sa nièce, il la laissa achever, avec le docteur Hugon, les dernières installations et regagna Manakarana, où il s’embarqua aussitôt pour Majunga.

Il s’agissait maintenant de voir le directeur du service de Santé et de lui demander de distraire de l’hôpital n° 1, ou du Shamrock, vingt-six convalescents pour les diriger sur l’ambulance de Maevasamba. L’excellent homme se figurait qu’il allait être reçu à bras ouverts et que son offre généreuse serait acceptée avec force remerciements ; grande fut sa surprise en constatant que la chose n’était pas si simple qu’il l’avait pensé. Au quartier général, où il ne fut pas reçu sans peine, on l’envoya, avec de bonnes paroles, au service de Santé ; là, on lui opposa toute sorte de règlements administratifs ; on verrait, on étudierait, on lui donnerait une réponse ; il devait comprendre qu’une affaire aussi importante ne pouvait pas se traiter légèrement ; ils avaient la responsabilité des hommes, etc. Tout ce qu’il put obtenir, ce fut la promesse qu’on enverrait prochainement à Maevasamba un médecin-major de première classe pour visiter l’installation de l’ambulance. Si le rapport du médecin-major était favorable, alors seulement on pourrait envoyer à ladite ambulance des anémiés et des convalescents assez solides pour supporter le voyage de Majunga à Maevasamba.

Faute de mieux, le vieux Daniel dut se contenter de ce maigre résultat ; mais il était de fort méchante humeur lorsqu’il quitta Majunga.