Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 139-158).


Le vieillard et la jeune fille se mirent en marche. (page 152)

CHAPITRE xi

LE SOUS-SOL DU MONDE


Van de Boot, cependant, cherchait toujours la solution du problème qui préoccupait son esprit de savant. Pourquoi, à une distance relativement courte de la surface de la terre, trouvait-on l’équilibre parfait et la disparition de la pesanteur ? Sa jeune compagne, dont il ne savait pas encore le nom, mais qui lui était très sympathique en raison de son malheur et de sa résignation, l’interrogeait aussi au sujet de ce phénomène. Elle s’étonnait de se sentir légère, et de pouvoir se transporter dans l’air à la façon des oiseaux, sans jamais sentir la fatigue, et sans éprouver le besoin de se poser.

— Je crois, ma chère enfant, lui dit enfin Van de Boot, avoir trouvé la solution du problème. Et je vais vous la donner aussi clairement que possible. Écoutez-moi bien. Ce qui nous arrive, si les théories humaines étaient exactes, ne pourrait se produire qu’au centre de la terre, puisque la pesanteur part de tous les points extérieurs du globe pour aboutir à ce centre. En d’autres termes, si la planète était percée d’un tube vertical passant par son centre, un objet pesant qu’on abandonnerait à l’une des extrémités de ce tube y tomberait jusqu’à ce centre, mais n’irait pas plus loin, ou du moins il irait plus loin, mais ce serait en raison de la vitesse acquise, et ce ne serait que pour un balancement plus ou moins long, et semblable à celui que subit un pendule avant de s’arrêter. Finalement, il se tiendrait immobile au centre exact, puisque ce centre exact est le point où viennent aboutir toutes les pesanteurs. Vous me comprenez bien ?

— Oh ! oui, dit la jeune fille.

— Eh ! bien, nous sommes précisément ici dans les conditions où se trouverait cet objet, en équilibre parfait dans l’air, et nous n’avons plus conscience de notre poids. Cependant, nous ne sommes pas au centre de la terre ; il est matériellement impossible que nous y soyons ; quelque pénible qu’ait été notre voyage, ma pauvre enfant, il n’a pas duré le vingtième de ce qu’il faudrait pour que nous ayons atteint ce point mystérieux. Si mon appréciation est exacte, nous devons nous trouver en ce moment au milieu de la couche solide que nous avons appris à considérer comme la croûte terrestre, et que nous supposions entourer le feu central. Vous me suivez toujours ?

— Oui, Monsieur.

— Je constate donc que les hommes se sont trompés en affirmant que la pesanteur conduirait au centre de la terre. Et s’il me faut une preuve de cette erreur, je la trouve en faisant quelques pas comme si je voulais continuer la descente à laquelle nous sommes soumis depuis plusieurs jours. Si je veux poursuivre cette descente en dépassant le point où nous sommes, il me faut monter. En outre, ce que je considérais jusqu’ici comme le bas, là où je mettais mes pieds pour marcher, devient le haut, et il faut que j’y place ma tête pour me sentir debout. Vous vous en rendrez compte demain matin, quand nous nous remettrons en voyage.

« Le point mort, l’endroit où les pesanteurs contraires se rencontrent et s’annulent, n’est donc pas au centre de la ferre comme on le croyait jusqu’à présent, mais bien au milieu de la croûte solide. Il y a là une sphère concentrique aux deux autres, à l’extérieure et à l’intérieure, et où se trouvent coupés tous les rayons du globe. Là, il n’y a plus ni poids ni mouvements déterminés par la pesanteur. Et nous sommes en ce moment sur un des points de cette sphère. »

Le vieux professeur s’intéressait à sa conférence et s’y emballait ; il en oubliait la position terrible dans laquelle il se trouvait, et la présence des Kra-las suspendus autour de lui. La jeune fille l’écoutait avec beaucoup d’attention. Van de Boot, avec cet auditoire autour de lui, finissait par avoir l’illusion de se trouver dans sa chaise, au collège royal de Saardam, et de s’adresser à ses élèves ordinaires. Il s’était redressé ; son œil s’était animé, et sa voix montait plus haute dans l’extraordinaire silence des couches profondes.

— Mais, continua-t-il, si la pesanteur s’exerce des deux surfaces de la croûte terrestre au milieu de cette croûte, il s’ensuit que si un objet quelconque est placé au delà de la surface intérieure et livré à lui-même, au lieu de gagner le centre de la terre, comme nous l’avons eu jusqu’à présent, il sera sollicité de bas en haut, tombera de bas en haut si rien ne l’arrête, et se posera sur le sol inférieur si ce sol s’interpose. Il s’ensuit encore que ce sol peut être habité, au même titre que le sol supérieur, mais par des individus ayant la tête tournée vers le centre de la terre.

« Et si nous considérons les êtres qui nous entourent, et qui nous ont enlevés ; si nous les voyons très différents de nous, si nous remarquons qu’aussitôt notre capture opérée ils se sont remis en voyage vers la profondeur, nous pouvons en conclure qu’ils n’étaient là-haut qu’en expédition, que le but de cette expédition a été atteint quand ils ont réussi à s’emparer de nous, qu’ils rentrent maintenant chez eux, et que ce chez eux est précisément la surface intérieure de la croûte terrestre. Que pensez-vous de cette théorie ? »

Les gorilles géants écoutaient à présent bouche bée ; ils paraissaient éprouver une virulente admiration pour cet être doué de la faculté de parler ainsi pendant plusieurs minutes sans s’arrêter, tandis qu’eux-mêmes ne pouvaient faire entendre que de courtes propositions, sur leurs grognements articulés. Ils n’avaient, naturellement, pas compris un mot de ce qu’avait dit le professeur, mais leur surprise du discours lui-même était telle qu’ils en oubliaient de fermer leurs yeux phosphorescents et de dormir. Et, quand ce fut achevé, il y eut chez eux une sorte d’explosion de joie, comme s’ils s’étaient dit :

— Enfin ! nous avons trouvé ce que nous cherchions !

Pour la jeune Anglaise, elle paraissait, maintenant, ne pas vouloir accepter sans objection la théorie suivant laquelle la croûte terrestre posséderait deux surfaces habitables, et habitées.

— Je vous demande pardon, dit-elle timidement ; je ne suis qu’une modeste institutrice, et mon audace est grande certainement d’oser entrer en discussion avec un savant tel que vous, mais il y a dans ce que vous venez de dire des choses qui me gênent.

— Lesquelles ?

— Que faites-vous, dans votre supposition, du feu central ?

— Je le supprime, simplement. Le feu central n’existe pas. Le feu central n’est qu’une vieille balançoire inventée par les hommes, parce qu’elle leur était commode pour expliquer un tas de choses, mais qui disparaît de ma science comme le centre, point de réunion des pesanteurs, en a déjà disparu.

— Mais… les volcans ?… disait la jeune fille.

— Les volcans ne m’embarrassent pas le moins du monde, poursuivit le professeur, très animé. Je ne les supprime pas, bien entendu, parce que je les ai vus et qu’ils sont tangibles, mais je les explique autrement. Et ce ne sont pas les moyens qui me manquent. En voulez-vous un, au hasard ? Vous savez qu’au contact de l’eau certains corps défiagrent violemment et produisent une énorme quantité de gaz ! Supposez un dépôt d’un de ces corps cachés au sein du sol terrestre, et l’eau de la mer arrivant jusqu’à lui par une fissure de ce sol. En voilà plus qu’il ne faut pour faire éclater la croûte, et pour provoquer une éruption complète, avec jets de pierres, jets de cendres, coulées de lave et destruction d’une ville si elle se trouve à portée. Vous voyez qu’on peut très bien expliquer le phénomène sans l’intervention du feu central.

— Bien. Mais les sources thermales ?

— Ah ! pour ce qui est des sources thermales, l’explication n’est pas encore trouvée. Mais je suis sûr, dès aujourd’hui, que le jour ou elle le sera, nous découvrirons qu’il fallait la demander à une réaction chimique permanente, où à une action électrique quelconque, mais point du tout au feu intérieur. Les hommes, voyez-vous, collectionnent ainsi, depuis qu’ils se préoccupent de leurs conditions d’existence, une certaine quantité d’erreurs auxquelles ils tiennent beaucoup, et auxquelles ils ne renoncent que contraints et forcés par l’évidence. Le feu central est certainement une de ces erreurs-là. Et je sens que nous en aurons bientôt la preuve.

Ces mots mirent fin à la conversation, et tout le monde songea au sommeil. Cornélius enveloppa soigneusement sa jeune amie dans une vaste houppelande qu’il portait au moment du naufrage du Marvellous et qu’il n’avait heureusement pas abandonné depuis. Il régnait, en effet, dans le tube où ils voyageaient un courant d’air assez violent, et la captive des Kra-las aurait pu prendre froid pendant la nuit. Or, Cornélius Van de Boot se prenait peu à peu d’une affection paternelle pour cette malheureuse enfant, engagée sans l’avoir mérité dans la plus terrible des aventures, et qui probablement ne reverrait jamais le soleil. Il lui épargnait autant que possible les souffrances de la route, et la soignait autant qu’il était en son pouvoir. Il ne l’avait pas interrogée encore, ne savait d’elle ni son nom ni les détails de sa vie, mais se sentait infiniment apitoyé par sa grâce touchante et par sa douceur.

Puis, lui-même se livra au repos. Et si, dans le tunnel vertical traversant l’épaisseur terrestre, les Kra-las n’eussent pas fermé leurs yeux pbophorescents et aboli ainsi toute lumière, ç’aurait été en spectacle curieux pour l’observateur, sans doute, que celui de ce dortoir de gens, deux humains et trente monstres, étendus sur l’air, étendus sur rien, flottant dans le vide et dormant profondément.

Sept ou huit heures plus tard, les quadrumanes géants s’éveillaient et se disposaient à se remettre en route.

Le zoologue et la jeune Anglaise s’en furent dire un dernier adieu à la dépouille de leur compagne, qui reposait pour toujours sur une margelle de granit, et l’étrange caravane repartit.

Cette fois, les prisonniers n’étaient pas portés par leurs ravisseurs ; ils marchaient comme eux, ils le faisaient d’ailleurs avec une légèreté et avec une facilité extraordinaires, exécutant sans effort des bonds prodigieux, volant, pour ainsi dire, d’une saillie à l’autre du tube.

— Je vous prie de remarquer, dit le savant à sa compagne, que nous poursuivons notre route dans la même direction qu’hier, vers le centre de la terre, et que cependant nous montons.

Les Kra-las et leurs captifs firent pendant cette journée un chemin considérable. Les deux humains constatèrent, le soir, toutefois, qu’ils ne se sentaient plus aussi légers, et qu’ils n’auraient plus pu dormir en l’air. La pesanteur avait recommencé à agir sur eux. Pour se reposer, il leur fallut s’étendre sur le sol d’une grotte ouverte aux parois du tunnel. Et, couchés sur le dos, ils avaient la face tournée vers le centre de la terre.

En route, Cornélius Van de Boot avait appris de la jeune Anglaise ce qu’il en désirait savoir. Elle s’appelait Margaret Flower, était institutrice, et se rendait au Brésil, au moment où le naufrage du Marvellous l’avait supprimée du nombre des habitants de la terre, pour prendre les fonctions de gouvernante auprès des enfants d’une riche famille de Rio-de-Janeiro. On devait l’y croire morte, assurément, et ce n’était qu’une demi-erreur, car il était bien probable qu’elle ne regagnerait jamais la surface supérieure.

Van de Boot la réconforta du mieux qu’il put, lui versa des espérances qu’il ne partageait pas, et se présenta lui-même. Et la communauté de leur malheur établit immédiatement entre ces exilés une intimité et une sympathie qui ne devaient plus se démentir. Margaret considéra Van de Boot comme son père, et Van de Boot considéra Margaret comme sa fille. Et cela leur fut d’autant plus aisé à tous deux, et d’autant plus doux, qu’ils étaient, chacun de son côté, seuls au monde, et complètement privés d’affection.

Le voyage dura dix jours encore. Le zoologue estima du moins qu’il avait pu durer dix jours. Plus on montait dans la direction du centre de la terre, et plus il devenait pénible, plus les étapes se raccourcissaient, car la pesanteur reprenait de plus en plus impérieusement ses droits à mesure qu’on s’éloignait de la zone neutre. Les Kra-las réglaient leur ascension sur celle du professeur et de sa compagne ; l’un n’était plus jeune, et l’autre avait naturellement la fragilité de son sexe. En outre, la route était semée d’obstacles énormes, et qu’il leur était absolument impossible de franchir. Les géants les reprenaient alors dans leurs bras, et les transportaient. Van de Boot avait fini par s’habituer au contact des quadrumanes, et il n’en souffrait plus. Mais Margaret ne le subissait jamais sans un frisson de répugnance et de frayeur. Le soir, tous deux s’arrêtaient exténués, se demandant combien de temps durerait encore cette montée à travers les couches terrestres, et surtout s’ils auraient la force d’arriver au bout. L’étrangeté, même, du spectacle qu’ils avaient sous les yeux ne les distrayait plus, ils traversaient des épaisseurs d’or à peu près pur, sans s’en apercevoir ; d’énormes pierres précieuses, enchâssées dans la roche, scintillaient devant eux sans qu’ils y donnassent un regard ; la collection des plus rares minerais défilait sous leurs pas sans attirer l’attention de Van de Boot, naturaliste fervent, et qui, habituellement, aurait donné beaucoup pour les contempler. Ils n’avaient plus qu’une hâte : arriver, arriver n’importe où, et se reposer.

Vers le soir du dixième jour, Van de Boot aperçut au-dessus de sa tête une lueur. D’où pouvait venir cette lueur, à la profondeur énorme où la caravane était parvenue ? Il était sur les épaules d’un Kra-la, et Margaret aussi, car la cheminée dans laquelle ils voyageaient était redevenue presque verticale, et il fallait, véritablement, que les gorilles de sous la terre fussent doués d’une force musculaire incomparable pour pouvoir la gravir comme ils le faisaient, en s’accrochant aux moindres saillies.

Une heure après, le premier d’entre eux parut prendre pied sur une espèce d’entablement, et disparut aux yeux de ceux qui demeuraient encore dans le tube. La lumière avait augmenté ; on y voyait presque aussi bien qu’avec notre jour solaire. La chaleur, une chaleur douce et agréable, avait remplacé la fraîcheur désagréable du tunnel, et les deux fugitifs percevaient indistinctement un bruit qui leur rappelait celui des lames déferlées.

Cornélius Van de Boot réfléchissait curieusement ; il en oubliait le péril où il se trouvait d’un faux mouvement de son porteur le précipitant en arrière et le massacrant contre les roches. Ce bruit, cette chaleur, cette lumière, c’était sa théorie qui se vérifiait ; c’était la face interne de la terre habitable et habitée ; c’était la disparition du feu central dont il avait soupçonné déjà la non existence ; c’était le triomphe d’une conception qu’il avait établie presque sans bases, avec une hardiesse d’esprit vraiment admirable, et qui se réalisait de point en point.

— Ah ! quel livre je vais écrire ! songeait-il, sans réfléchir un seul instant, le pauvre homme, que personne ne le lirait probablement jamais, son livre, à part la jeune Margaret, et que ce serait de la lumière perdue pour les hommes.

Le Kra-la qui le portait prit pied à son tour ; puis ce fut celui qui portait la jeune fille, et tous deux furent doucement déposés sur le sol. Les singes sous-terriens s’étaient dispersés autour d’eux, et broutaient. Ils arrachaient de terre des plantes d’une apparence voisine de celle de nos fougères, et en dévoraient les feuilles. Ils le faisaient avec un tel plaisir qu’on en aurait conclu avec sûreté à la rencontre de leur nourriture habituelle, retrouvée après une longue privation. Puis quelques-uns, dès qu’ils furent repus, dégringolèrent avec rapidité la pente qui conduisait à une plage, et se jetèrent à l’eau en poussant des hurlements de joie. Évidemment, les monstres étaient chez eux ; cette île, où aboutissait la gigantesque cheminée partie du cap Horn, faisait partie de leur domaine.

Émus, très tristes aussi, les larmes près des yeux, Cornélius Van de Boot et Margaret considéraient le paysage dont il étaient entourés, et qui n’avait avec les paysages surterrestres que d’assez vagues ressemblances.

Ils étaient au haut d’un îlot conique, dont le sommet était dénudé, sauf de fougères naines, et dont les flancs, au contraire, étaient couverts d’une prodigieuse végétation. Au pied de la forêt régnait une grève très large, en pente très douce, et au delà c’était la mer, une mer immense et d’une singulière coloration jaune-rouge, supportant de nombreuses îles noyées de verdure. Au-dessus de leur tête, directement leur jetant l’ombre entre les pieds s’ils se baissaient pour considérer le sol, luisait un soleil à peu près aussi grand, en apparence, que le nôtre, d’un éclat sensiblement égal, et versant une chaleur que le zoologue put comparer à celle des pays situés sous l’équateur. Mais ce soleil paraissait plus près que l’autre. En outre, il était fixe ; le professeur et Margaret remarquèrent bientôt que, sur le sol, les ombres étaient immuables en longueur et en situation. Certaines d’entre elles, portées par des objets inertes et sur un terrain favorable, étaient pour ainsi dire imprimées sur ce terrain ; il suffisait de déplacer la branche ou le caillou qui les portait pour constater la différence des teintes. Indice sûr de l’immobilité de l’astre central, ou plutôt de la façon exacte dont cet astre suivait les divers mouvements de la terre, dont il était enveloppé, au centre de laquelle il demeurait suspendu parce que la pesanteur le sollicitait également de toutes parts.

Mais ce qui surprit le plus Van de Boot et Margaret, dans le monde où ils venaient de pénétrer, c’était la forme singulière de l’horizon, à laquelle ils furent assez longs à accoutumer leurs yeux.

Ici, au-dessus de la terre, pour peu que nous ayons gravi une hauteur, nous découvrons une assez grande étendue de pays, et nous sentons que si notre regard n’en embrasse pas davantage, c’est à cause d’une convexité. Si nous voulons nous en convaincre, il nous suffit de nous rappeler que, sur la mer, nous voyons encore les mâts d’un navire, par exemple, alors que la coque a déjà disparu derrière l’horizon, ce qui établit bien que la surface plane, fuit en descendant.

Ici, c’était exactement le contraire qui se produisait ; sous les yeux de Van de Boot et de Margaret surpris, la mer remontait comme fait la concavité d’une cuvette ; on ne cessait de la voir qu’à cause de l’éloignement, qui en faisait une brume indistincte, et si un navire avait flotté sur cette mer on l’aurait vu tout entier, à quelque distance qu’il se fût trouvé. La ligne d’horizon, la ligne de brumes, plutôt se trouvait bien au-dessus des yeux de l’observateur, et, contrairement à ce qui se passe sur la terre, où derrière l’horizon nous sentons le vide, on devinait derrière celle-ci la continuation de l’ascension de la surface liquide, indéfiniment. Toutes proportions gardées, nos naufragés sentaient l’impression de se trouver à l’intérieur d’une sphère creuse, et Van de Boot disait à Margaret, confondue par ce spectacle nouveau :

— J’avais deviné ! l’écorce terrestre est habitée sur ses deux faces, et nous venons d’arriver sur la face que nous ne connaissions pas.

Cependant tandis que durait leur contemplation, la grève s’était animée. Les Kra-las qui s’étaient jetés à l’eau étaient sans doute des émissaires chargés de porter à d’autres une grande nouvelle, et des centaines d’êtres semblables à eux sortaient de la mer, pour se mettre à bondir sur la plage et à gravir la colline. Il en sortait de tous les flots. Ce fut bientôt un grouillement extraordinaire, une nuée de monstres si effroyable qu’en leurs plus affreux cauchemars le professeur et la jeune fille n’eussent rien pu imaginer de semblable.

Margaret tomba sur les genoux et récita sa prière, elle croyait sa dernière heure venue. Van de Boot, malgré son âge et sa faiblesse, se mit en devoir de la défendre. Il ramassa un caillou et le tint dans sa main, prêt à en assommer le premier qui approcherait de la jeune fille. Qu’aurait-il fait avec cette arme, le pauvre être, contre un peuple de géants ?

Les Kra-las s’approchaient, cependant, en poussant des cris qui pouvaient être aussi bien des cris de joie que des cris de fureur. Margaret était prête à défaillir d’épouvante.

Mais ceux qui avaient fait la traversée de la terre avec les naufragés du Marvellous formèrent un cercle autour d’eux, et se mirent à parler d’une voix puissante. Et c’étaient des chefs, sans doute, des gens qui avaient autorité sur les autres, car ceux-ci ralentirent l’allure et s’arrêtèrent bientôt. On ne leur permit d’approcher qu’à cinq ou six mètres, ils s’arrêtèrent là, sans oser avancer davantage. Leurs yeux, dont en plein jour on n’apercevait plus la phosphorescence, saillaient d’étonnement et leurs lèvres laissaient échapper de courtes phrases émerveillées. Les plus favorisés, en très petit nombre, purent entrer dans le cercle et toucher les vêtements des captifs. Ils se retirèrent lentement, l’admiration dans leurs yeux vifs.

D’ailleurs, aucun des monstres ne témoignaient de colère ; ils paraissaient mûs seulement par une intense curiosité, et si les chefs avaient cru devoir protéger leurs prisonniers, c’était contre une bousculade dont ils auraient souffert, et non contre des sévices.

Van de Boot se rassura bientôt

— Ces gens-là, dit-il à Margaret ne nous veulent pas de mal. Nous sommes seulement pour eux un spectacle nouveau ; n’ayez plus peur.

— Mais qu’allons-nous devenir ?

— Du moment qu’ils ne nous maltraitent pas, et puisqu’ils sont certains de ne pas nous voir leur échapper, peut-être nous laisseront-ils la liberté d’organiser notre vie comme nous l’entendrons. Si vous m’en croyez, essayons. Cherchons un abri contre ce terrible soleil, quelque nourriture, et confectionnons-nous des lits avec des feuilles de fougères. Nous ne pouvons, en agissant ainsi, que leur donner confiance, nous verrons bien ce qu’ils feront.

Le vieillard et la jeune fille se mirent alors en marche, lentement, sur la déclivité de la colline. Les Kra-las ne semblèrent pas vouloir les en empêcher. Ceux qui les gardaient les accompagnèrent seulement conservant leur formation circulaire. Les autres suivirent, tandis que de la mer sortaient continuellement d’autres gorilles géants.

Van de Boot et Margaret traversèrent une forêt épaisse, presque uniquement composée d’arbres, rappelant nos chênes-liège, et de fougères arborescentes superbes. Ils parvinrent ainsi jusqu’à la grève, qu’ils longèrent pendant quelque temps, leur cortège autour d’eux, grossissant et toujours aussi vivement intéressé. Bientôt le professeur remarqua dans la falaise basse et rocheuse une grotte naturelle. Il s’y dirigea en disant à Margaret :

— Voici tout au moins un abri provisoire. Voulez-vous que nous y entrions ?

— Oui, oui, répondit vivement la jeune fille. N’importe où, pourvu que nous soyons soustraits à la curiosité de ces monstres, dont j’ai peur, malgré tout.

Elle y pénétra derrière Van de Boot. C’était une chambre spacieuse, et déserte. Le professeur ressortit un instant pour aller couper aux environs des feuilles de fougères. Mais il n’en eut pas la peine. Aussitôt que les Kra-las l’eurent vu détacher les palmes gigantesques et les déposer devant l’entrée de la grotte, ils se précipitèrent, et soit par désir d’être utiles, soit par pur esprit d’imitation, en apportèrent rapidement de quoi confectionner vingt lits épais.

La jeune fille s’étendit car la dernière étape et les émotions de l’arrivée l’avaient brisée. Mais quelque chose la gênait encore, car elle dit :

— Est-ce qu’il ne fera pas bientôt nuit ?

Mais Van de Boot lui répondit :

— Ma pauvre enfant si nous sommes bien où je crois, il faudra nous accoutumer à dormir au jour. Ici, le soleil est un astre fixe, et la nuit, par conséquent, inconnue.

Alors, Margaret ferma lentement les yeux, et malgré la peur, malgré la douleur, malgré l’angoisse de l’avenir, la fatigue était en elle si impérieuse qu’elle s’endormit profondément.

Pour le zoologue, il s’assit à l’entrée de la grotte, et songea :

— Pourquoi les quadrumanes sous-terriens étaient-ils montés à la surface supérieure ? Pourquoi s’étaient-ils emparés d’êtres humains ? Que prétendaient-ils en faire ? Pourquoi ne les maltraitaient-ils pas ? Pourquoi cherchaient-ils, au contraire, dans la mesure que permettait leur intelligence, à les aider et à leur rendre service ?

Autant de questions auxquelles il était pour le moment impossible de répondre.

Van de Boot vit pendant quelque temps les Kra-las s’agiter sur la grève. Puis la lassitude l’accabla à son tour, et ses paupières s’abaissèrent insensiblement. Il distingua encore, comme dans un brouillard, les étranges habitants de l’île s’éloignant et se dispersant, tandis que cinq ou six d’entre eux s’installaient dans les roches, comme pour une garde. Il ouvrit péniblement les yeux, deux ou trois fois encore, dans une sorte de scrupule à s’endormir au milieu de tout cet inconnu, et en laissant sa compagne, peut-être, exposée à un danger quelconque. Mais la fatigue fut la plus forte ; elle l’abattit. Quelques instants après, il avait oublié qu’il vivait sous terre au lieu de vivre dessus, qu’il était entouré de monstres au lieu d’être entouré d’hommes, et que toute l’épaisseur de la croûte terrestre le séparait de ce qu’il avait aimé pendant la première partie de son existence.

Quand il s’éveilla, longtemps après, rien n’avait changé dans l’étrange décor où il s’était endormi. Le soleil central luisait avec la même immobilité ; la mer étendait sa surface à peine agitée d’une houle à perte de vue, montant vers le ciel, et des Kra-las, nonchalamment, s’ébattaient dans l’eau.

Près de lui, Margaret assise sur le sol, surveillait les derniers instants de son sommeil. Ils se regardèrent tristement puis jetèrent les yeux sur le paysage silencieux, et des larmes montèrent à leurs paupières. Enfin, la jeune fille éclata en sanglots, et se jeta dans les bras du vieillard qui se sentait bien près de faire comme elle. Il la reçut avec tendresse, comme si elle eût été sa fille, appuya la jolie tête blonde sur son épaule, caressa doucement les cheveux soyeux en bégayant :

— Mon enfant… ma chère enfant… calme-toi… ne pleure pas… Ces gens ne vous veulent aucun mal… Nous pourrions être beaucoup plus malheureux… Si tu étais seule, ici, ou si j’y étais seul… Quel malheur ! si l’un de nous était seul ici… Mais je t’ai, moi, et mon affection ne te manquera jamais. Allons, calme-toi. Sans doute, ce qui nous arrive est affreux, et je ne te demande pas de t’en consoler. Je ne m’en consolerai probablement jamais moi-même. Mais il faut nous dire une chose, qui nous aidera à la résignation, peut-être : Moi, qui avais toujours vécu seul, j’ai une fille ; et toi, tu retrouveras en moi une partie de la tendresse…

— Hélas ! j’étais seule aussi ! s’écria Margaret dont les sanglots redoublèrent.

— Tu vois bien… tu vois bien… ne pleure donc plus… tu as un père, maintenant, un père qui t’aimera bien, je te le promets…

Il était tant soit peu ridicule, le vieux professeur Van de Boot, de l’Académie des sciences de Saardam, avalant ses larmes et bredouillant pour consoler la jeune Anglaise. Mais il était aussi infiniment touchant. Elle le sentit, essuya ses yeux pour ne pas l’attrister davantage, et lui tendit son front pur.

Et tous deux, moins désespérés, purent sans trop de douleur songer à l’avenir.

Au bout d’un instant le zoologue murmurait :

— Tu dois avoir faim ?

— Oui. Et vous aussi, sans doute ?

— Oui. Je n’ai rien mangé depuis vingt-quatre heures. Et mon dernier repas était de l’herbe. Je vais à la découverte. Il nous faut savoir ce que ce pays produit de comestible.

— Je vais avec vous.

Ils descendirent jusqu’à un roc qui s’avançait à une vingtaine de mètres dans la mer. Les Kra-las les suivaient dans l’eau, mais sans chercher à les empêcher d’avancer.

À la pointe de ce cap en miniature, le professeur cherchait des coquillages ; il n’en vit point, par un hasard. Mais il aperçut, filant dans les flots jaunâtres et transparents, d’énormes anguilles.

Alors il fit signe à un des Kra-las, et renouvela la tentative de pantomime qui lui avait déjà réussi une fois. Il désigna les poissons, en imitant d’un mouvement de la main leur fuite dans l’eau. Puis il fit le geste de manger. Le Sous-Terrien comprit, plongea, et remonta quelques instants après, tenant par les ouïes une anguille de deux mètres de long qui se débattait avec fureur. Il lui écrasa la tête d’un coup de poing sur le bord de la pierre, et la jeta pantelante aux pieds de Van de Boot. Celui-ci fit du feu par le procédé qu’il avait déjà employé au bord du lac souterrain, et une partie du poisson rôti fut mangée séance tenante.

— Nous ne mourrons pas de faim, disait le vieillard ; la mer paraît giboyeuse.

Il ne croyait pas si bien dire. Les Kra-las les avaient surveillés pendant leur repas. Tous s’étaient jetés à l’eau ensuite, et avaient ramené au jour une montagne de poissons de toutes espèces, de quoi nourrir un régiment.

Margaret ne put s’empêcher de rire ; Van de Boot l’imita. Tous deux s’enfuirent devant cette avalanche de marée.

Et quand ils revinrent à leur grotte, ils y trouvèrent un gorille accroupi, un de ceux qui avaient fait l’expédition à la surface de la terre, et qu’on reconnaissait à leur taille gigantesque. Il les attendait évidemment et tenait dans ses mains, en travers sur ses genoux… un fusil !

Dès que Van de Boot et Margaret se furent approchés, il se mit à parler très haut et à gesticuler avec véhémence.

Le professeur et la jolie enfant qu’il appelait déjà sa fille, le regardaient, ahuris.