Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/46

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 283-293).

CHAPITRE XLVI.

tribulation de m. édouard.


Revenons au volontaire qui s’était rendu, à l’heure indiquée, au logis de M. Édouard. Il trouva la clef sur la porte et entra. Après une demi-heure d’attente, il crut qu’il n’avait rien de mieux à faire que de préparer le bol de punch. Il prit de l’eau chaude, du sucre, un citron qu’il coupa par tranches, puis y mêla une copieuse proportion d’eau-de-vie. Il mêla le tout avec une grande cuillère et en prit un verre. Il prit ensuite une pipe qu’il emplit de tabac et bourra. De temps en temps il regardait à sa montre, haussait les épaules, prenait un petit coup, se rasseyant sur le sofa et tirait d’énormes bouffées.

Neuf heures étaient sonnées depuis longtemps, et M. Édouard ne rentrait pas. Le volontaire était inquiet, il s’impatientait de ce retard. — « Que diable fait donc M. Édouard qu’il n’arrive pas ? » se disait-il. — « Je vais l’attendre encore un quart-d’heure ; s’il n’est pas rentré, je pars et vais avertir la police. » Et il prit encore un petit coup.

Dix heures sonnèrent au cadran du Séminaire de St. Sulpice. — « Dix heures ! dit-il, je pars ; » et le brave volontaire se servit de nouveau un grand verre du délicieux punch.

Il avait la tête lourde et le pas chancelant quand il descendit l’escalier. Comme son idée fixe était de gagner la récompense, et de prendre ceux pour lesquels elle était offerte, il se rendit à la station de la police, où il découvrit à celui qui commandait la station ce qu’il savait de l’endroit où étaient cachés les deux chefs patriotes. Douze hommes de police accompagnèrent le volontaire qui les conduisit au clos de bois de la rue St. Maurice. En passant dans la rue Notre-Dame devant le domicile de son compère, M. Édouard, il crut devoir monter pour voir s’il y était, et aussi, un petit peu, pour rendre une nouvelle et dernière visite au bol de punch.

Pendant que ce renfort de la police accompagne le volontaire, que deux d’entre eux sont obligés de supporter, en lui prenant chacun un bras, nous irons voir ce que M. Édouard, qui se trouve maintenant seul, faisait sous sa tonne.

Il avait l’oreille fine et avait entendu ce que la jeune femme avait dit, quand elle était venue prévenir l’ami de son frère, qu’il y avait une voiture de prête pour leur fuite. Il n’avait pas non plus perdu son temps ; à force de tirer, il avait réussi à desserrer le nœud de sa cravate qui lui attachait les mains derrière le dos. Aussitôt qu’il se sentit les mains libres, il essaya, tout doucement, de remuer la tonne ; mais elle était solidement fixée. Comme il était dangereux de faire du bruit, il resta tranquille, espérant que quelques circonstances heureuses le favoriseraient, ou bien que les deux chefs s’endormiraient.

Quand il eut entendu partir le chef patriote avec la jeune femme, il commença alors à travailler tout de bon à se libérer, mais la barre de bois, qui retenait la tonne, était trop fermement assujettie, pour qu’il pût réussir à la remuer.

L’un des engagés du major Daubreville qui, à cette heure, était venu, une lanterne à la main, faire la visite de la brasserie, entendant du bruit à l’étage supérieur, monta et écouta. Bientôt il reconnut que le bruit venait du grenier ; mais comme il n’avait pas la clef pour en ouvrir la porte, il descendit chercher un paquet de vieilles clefs rouillées qui se trouvait dans un coffre où l’on mettait les ferrailles inutiles. Il se trouva qu’une des clefs ouvrait la porte, et il entra dans le grenier. Monsieur Édouard voyant, par la coude de la tonne, une lumière, se mit à crier :

— Je suis prisonnier sous la grosse tonne ! De grâce, délivrez-moi.

L’engagé qui, sans doute, avait peur des revenants, entendant un son caverneux que les cavités de la tonne, dans laquelle M. Édouard était enfermé, rendaient encore plus effrayant, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et battit, en reculant, une retraite précipitée ; puis, fermant à double tour la porte du grenier, il descendit quatre à quatre les marches de l’escalier, et courut raconter à la famille ce qu’il venait d’entendre. Les fils du Major, deux gaillards qui n’avaient pas peur des revenants, entendant l’histoire que venait de raconter leur engagé, prirent chacun une canne et allèrent à la brasserie. De la maison à la brasserie il n’y avait que la cour à traverser. L’engagé, forcé de les accompagner avec la lanterne, suivait bien à contre cœur.

— Donne-moi la lanterne, poltron, lui dit l’aîné des Daubreville, et prends un seau d’eau, que tu vas monter avec toi. Nous allons voir ai ce farceur qui prétend jouer des tours de revenants n’aura pas besoin d’un peu d’eau et de savon.

En ouvrant la porte du grenier, ils entendirent la même voix caverneuse qui s’accompagnait, cette fois, de coups donnés avec la jointure des mains dans l’intérieur de la tonne afin d’attirer l’attention des visiteurs.

La sonorité de la tonne rendait effectivement les sons très effrayants dans la nuit et dans ce lieu où personne n’avait l’habitude d’entrer.

— Qui diable ce peut-il être ? dit l’un des Daubreville.

— Je suis pris, je suis pris ! criait M. Édouard en frappant toujours sur la tonne.

— Il est derrière ce tas de barils, dit le second des Daubreville.

Après avoir regardé derrière le tas de barils et de boites, qui étaient dans un coin du grenier d’où partait la voix, qui, à leurs oreilles, paraissait être rendue sépulcrale dans le dessein de les effrayer, ils arrivèrent à la tonne.

— Il est dessous, dit celui qui portait la lanterne qu’il donna à l’engagé prenant en échange le seau d’eau ; renverse la tonne.

Au moment où M. Édouard sortait, la tête la première, il lui jeta son seau d’eau. Celui-ci s’affaissa en poussant un hurlement effroyable et en demandant grâce.

— Oui ; attends un peu dit Daubreville ; puis le saisissant par le collet il le tira de dessous la tonne et commença à lui administrer une rude volée de coups de canne. Ah ! tu as voulu faire le revenant ! tu n’y reviendras plus, hein !

— Je vous en prie, criait le malheureux, ne me massacrez pas ; je ne faisais pas le revenant.

L’engagé qui, en voyant que le revenant n’était qu’un homme dont la triste et piteuse mine, au lieu de l’émouvoir, lui inspirait une colère d’autant plus grande qu’il en avait eu plus peur, courut emplir le seau qu’il versa de nouveau sur la tête de M. Édouard en accompagnant cette action de coups de pieds sur les jambes et ailleurs. Le malheureux demandait toujours grâce.

— Qu’est-ce que tu faisais donc-là ?

— J’étais pris ; je voulais prendre les patriotes et ils m’ont pris.

— Quels patriotes ?

— D… et G… et C… qui étaient cachés dans ce grenier.

— Où sont-ils ?

— Partis !

— Par où ?

— Par cette porte-là, en bas de l’escalier.

— Eh bien ! sauves-toi par la même porte, et cours après eux.

Ils le poussèrent rudement au bas du petit escalier, et l’un d’eux descendit refermer la porte au verrou ; puis tous les trois s’en retournèrent à la maison.

Ce pauvre M. Edouard n’était pas encore à bout de ses tribulations.

Au moment où il était mis à la porte, les gens de police arrivèrent à la partie du clos de bois, d’où l’on pouvait apercevoir le tas de tonne qui cachait la porte par où sortait M. Édouard.

— En voilà un, dit tout bas un des hommes de police à celui qui était près de lui, faisant, en même temps, signe aux autres de se tenir sur leur garde.

— Attendons-le, ici, derrière cette pile de planches ; si nous nous montrons il se sauvera, et donnera l’alarme aux autres. Il faudra le bâillonner, pour qu’il ne crie pas.

— Chut ! le voici ; écoutez, il parle à quelqu’un.* M. Édouard ne parlait à personne, mais il jurait à voix basse que les Daubreville le lui paieraient. Les os lui faisaient mal, il marchait comme s’il eut été sur des charbons, ne s’attendant certainement pas à tomber entre les mains des hommes de police qui le saisirent, le bâillonnèrent, et lui jetèrent pardessus la tête les basques de sa redingote, qu’ils lui attachèrent ensuite autour du col, au risque de l’étouffer. Deux hommes de police le prirent par le bras, chacun d’un côté et le conduisirent à la station, au milieu des huées d’une foule, devenant de plus en plus considérable à mesure qu’il approchait de la station. Le bruit s’était répandu qu’un des chefs rebelles était pris ; et malgré les efforts des quatre hommes de police qui cherchaient à le protéger, plusieurs lui donnaient des coups dans les côtes avec le bout de leurs cannes.

Enfin il arriva à la Station où il espérait être mis en liberté, aussitôt qu’il serait reconnu ; mais malheureusement pour lui, que le volontaire, son ami, qui ne l’avait pas reconnu lors de son arrestation, pour la bonne raison qu’aussitôt arrivé au clos de bois il s’était confortablement assis dans la neige, le dos accoté à une pile de planches, où il s’était endormi, n’était pas là pour l’identifier. Le chef de la station n’était pas là, non plus ; et ceux qui s’y trouvaient n’osaient prendre sur eux de le relâcher, quoiqu’ils s’aperçussent bien qu’il ne devait pas être un de ces chefs formidables, pour l’arrestation desquelsvle gouvernement avait offert une récompense.

— Vous ne pouvez pas me garder, disait-il, je ne suis pas un rebelle, je suis M. Édouard. C’est une trompe, une affreuse trompe !

— Quel est votre nom ? lui demanda celui qui commandait à la station en l’absence du sergent de police.

— Je vous le répète encore une fois, monsieur Edouard.

— Quel est votre profession ?

— Je vis de mes rentes.

— Marchand ? où demeurez-vous ?

— Pas marchand ; rentier. Je demeure rue Notre-Dame.

— Numéro.

— Il n’y a pas de Numéro à la maison.

— Mais, monsieur, que fesiez-vous donc pour que l’on vous ait pris ainsi ?

— Je vous le répète, c’est une trompe, une affreuse trompe.

— Où vous êtes-vous ainsi tout mouillé et tout barbouillé ?

— Ce sont ces gredins de Daubreville, qui m’ont mis dans cet état ! C’est assez pour me faire attraper un rhume à en crever. Ah ! les gredins, ils me le paieront. Ce n’est pas tout, ils m’ont roué de coups, ils m’ont meurtri, ils m’ont déchiré mes habits. Ah ! les gredins ; je le répète, ils me le paieront !

— Prenez patience, mon ami, nous avons envoyé chercher le sergent de police, il ne tardera pas à arriver et l’on vous relâchera.

— Relâchez-moi de suite, vous voyez bien que je suis tout trempé, et que je vais attraper un rhume affreux si je ne change pas de vêtements.

— Impossible. Attendez quelques instants.

Le pauvre M. Édouard, malgré toutes ses protestations et sollicitations, fut obligé de rester à la station de police plus de trois quarts d’heure.. Enfin l’arrivée du sergent de police, qui le connaissait, vint mettre fin à son emprisonnement.

— Je suis fâché, M. Édouard, lui dit-il, que vous ayiez été l’objet d’une grande méprise.

— Une grande méprise, oh ! oui, et une grosse ! Votre police, monsieur, est bien brutale et bien bête ; c’est tout ce que je puis en dire ; et ce n’est pas trop.

M. Édouard, en sortant de la station, prit une voiture et se fit conduire à son logis où, en arrivant il ne fut pas peu surpris de voir une chandelle allumée sur la table et le volontaire, son ami, étendu sur le soda et ronflant comme un bienheureux.

— Tiens, se dit M. Édouard, il ne manquait plus que ça ; par exemple ! comment diable se trouve-t-il ici ? je croyais que c’était lui qui avait averti la police !

M. Édouard secoua le volontaire, pour le réveiller. Après quelque temps d’efforts inutiles, il se décida à se coucher, ne voyant rien de mieux à faire dans les circonstances.

Il ferma sa porte à clef ; mit deux gros morceaux de bois dans le poêle et se déshabilla. Il eut de la difficulté à ôter son habit, les reins lui faisaient mal ; il portait aux bras et aux épaules les marques des coups de canne qu’il avait reçus. Il se frotta, se brossa et se prépara un généreux punch à l’eau de vie, qu’il plaça sur une petite table qui était près de son lit, afin de le prendre au dernier moment quand il serait couché.

Avant d’éteindre la chandelle, il essaya encore de réveiller le volontaire, mais avec aussi peu de succès que la première fois. Il se mit donc au lit, avala son verre de punch et souffla sa chandelle. Une heure à peine s’était écoulée depuis qu’il goûtait les douceurs de ce sommeil restaurateur, quand le volontaire se réveilla. D’abord il ne put exactement définir l’état où il se trouvait, ni reconnaître l’endroit où il était. Il vit bien ou plutôt il sentit, car l’appartement était plongé dans la plus profonde obscurité, qu’il était sur un sofa. Mais quel sofa ? il n’avait pas de sofa dans sa chambre ! Il n’était donc pas chez lui : où pouvait-il être ? Ceci l’intriguait fort. Il se leva et fit un pas à tâtons, les bras étendus ; mais comme ses mains étaient plus élevées que la table, elles ne purent la lui faire reconnaître assez à temps pour l’empêcher de la culbuter avec le bol, la carafe, la bouteille et les verres qui se trouvaient dessus.

M. Édouard, réveillé en sursaut, crût que c’était un voleur ; il avait oublié le volontaire. Comme il n’avait pas d’armes près de lui, et qu’il pouvait bien être exposé à être assassiné, s’il restait dans son lit, il se glissa tout doucement et alla se mettre, droit et immobile, dans un angle du mur, près de la fenêtre dont les volets étaient fermés.

Le volontaire, paralysé par le vacarme qu’il avait fait, demeurait immobile, cherchant à se reconnaître et n’osant faire un pas. M. Édouard, de son côté, n’osait pas remuer, retenant son haleine, écoutant de toutes ses oreilles, maudissant l’obscurité qui l’empêchait de voir et le froid qui commençait à le gagner.

Le volontaire fut le premier à faire un pas, puis il se baissa ; tâta avec ses mains et trouva une chandelle. Il prit une allumette dans une petite boîte de cuivre, qu’il portait dans sa poche, et alluma la chandelle.

M. Édouard, qui n’était pas absolument peureux, s’élança sur le volontaire, qu’il saisit au collet, et se mit à crier : au voleur !

Le volontaire à demi dégrisé, reconnut, à cette exclamation, M. Edouard, que la lumière, maintenant suffisante, lui montra au milieu des débris de bouteilles et de verres cassés. Il ne put s’empêcher de jeter un éclat de rire en même temps qu’il lui disait :

— Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? M. Édouard.

M. Édouard reconnut le volontaire ; il était irascible et eut bien voulu se venger un peu ; mais il sentait que sa conduite n’avait pas été loyale envers lui ; il eut honte et ne dit mot.

— Parlez donc ; c’est moi ; vous êtes-vous fait mal ?

— Je me suis blessé sur cette carafe, vous m’avez fait une diable de peur ; pourquoi n’avez-vous donc pas parlé ?

— Parlé ? mais je ne savais plus où j’étais. Je m’étais jeté sur ce sofa où je me suis endormi en vous attendant. Par où êtes-vous donc entré que je ne vous ai pas entendu ? y a t-il longtemps que vous étiez couché ?

— Mais, par la porte, pardiê ! en voilà une question ! Et comme vous dormiez comme une bûche, je me suis couché.

— Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Moi, je me recouche ; et vous, vous ferez bien d’aller chez vous en faire autant.

Quand le volontaire fut parti, M. Édouard ferma la porte à double tour, et se remit au lit avec un frisson qui menaçait de couronner, par une grave indisposition, toutes ses mésaventures de la soirée. Il avait néanmoins une petite consolation, c’est que le volontaire ne savait rien de sa fourberie.