Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/47

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 293-308).

CHAPITRE XLVII.

sur la montagne.


En quittant St. Luc, le Dr. G…, guidé par la jeune femme, se rendit à l’endroit où il devait rencontrer son compagnon ainsi que le Dr. Chénier. Après s’être assuré qu’ils étaient dans la maison, il entra, laissant Henriette dans la voiture pour avoir soin du cheval.

Au bout d’une dizaine de minutes, ils sortirent tous les trois et montèrent en voiture, dans laquelle ils s’arrangèrent, de manière à ce que deux qui s’assirent dans le fonds ne pouvaient être vus, en se couvrant par-dessus la tête, ce qui toutefois n’était pas nécessaire tant qu’ils ne rencontreraient personne.

La lune, qui était dans son dernier quartier, n’était pas encore levée, et, malgré que le temps fut très clair, on ne pouvait guère les distinguer qu’en approchant assez près du sleigh.

Il avait d’abord, été question de renvoyer mener Henriette chez elle ; mais comme il pouvait se faire qu’il leur fallut sortir de voiture et prendre le bois pour passer la garde qui était au haut de la côte, un peu au-delà du mur de la ferme des prêtres, il fut résolu que dans ce cas Henriette conduirait seule la voiture jusqu’à la Côte des Neiges, à l’endroit où elle avait rencontré celui qui avait répondu au nom de Barsalou.

Ce parti avait été le plus prudent, car, à peine arrivés au milieu de la montée, ils entendirent parler à la barrière. Ils sortirent de voiture, prirent le bois, à la droite du chemin, et arrivèrent, sans avoir été découverts, peu de temps après Henriette, à la maison où les attendait Barsalou.

— Maintenant, ma chère Henriette, lui dit son frère en l’embrassant, je n’ai plus besoin de toi ; je vais te faire reconduire. Ne sois plus inquiète, nous sommes sauvés. Adieu, ma bonne sœur, adieu !

— Nous vous remercions de tout notre cœur, lui dirent les docteurs Chénier et G en lui serrant affectueusement la main, au moment où l’un des garçons de la maison montait à côté d’elle, dans la voiture, pour la reconduire.

— Peut-on entrer sans crainte, Joe, dit Chénier à l’homme qui avait répondu au nom de Barsalou.

— Oui, docteur.

— Et si la garde venait ?

— Il n’y a aucun danger ; d’abord, Paul veille auprès de la barrière, et nous avertira ; ensuite nous avons ici dix hommes et la garde n’est composée que de douze. Nous pouvons leur tenir tête, jusqu’à ce que nous ayons du renfort, s’il était nécessaire.

— C’est bon, entrons, car il fait froid ici, et je veux voir les hommes.

La maison, comme nous le savons, était un peu en dehors du chemin au fond d’une cour. D’un côté de la cour, il y avait une longue remise et, au bout une écurie. Dans la cour on voyait quatre voyages de foin, et dix traînes chargées de bois de chauffage ; les chevaux étaient à l’écurie. La maison était basse, assez grande, et bâtie en pièces équarries, le tout blanchi à la chaux. On entrait dans une salle, au milieu de laquelle se trouvait un grand poêle double en fonte. Auprès du poêle, deux hommes, en capots d’étoile du pays, fumaient leurs pipes ; six à sept autres dormaient sur des robes de buffle. La salle n’était éclairée que par la lueur de la petite porte du poêle, dans lequel un bon feu était constamment entretenu par de gros quartiers d’érable, qu’y fourrait de temps en temps l’un des deux fumeurs.

Le docteur Chéuier et ses compagnons s’assirent derrière le poêle de manière à se trouver placés dans l’obscurité, d’où ils pouvaient voir ceux qui se trouvaient devant la porte du poêle ou entreraient dans la maison, sans être vus. Ils restèrent quelques instants jusqu’à ce que leurs yeux fussent accoutumés à l’obscurité et sans rien dire, examinant ceux qui se trouvaient dans la salle, c’est-à-dire les deux fumeurs et ceux qui étaient étendus, tout habillés, sur des robes de buffles.

Après s’être convaincus que tout était bien, et qu’il n’y avait pas de personnes indiscrètes dans la salle, le docteur Chénier se tourna vers Barsalou et lui dit :

— Sais-tu où est Major ?

— Oui ; il est à l’auberge chez MacDonald, à St. Laurent.

— Combien d’hommes avec lui ?

— Dix. Quatre mènent des voyages de foin, et six des voyages de bois de corde.

— Tu en as dix ici ?

— Oui ; ces deux ci, sept qui dorment, et Paul qui est allé surveiller la garde à la barrière.

— Avec nous trois ça fait vingt-cinq ; est-ce tout ?

— Non, Luc M… est à la cabane à sucre, sur la montagne, avec dix autres.

— Sais-tu où est la cabane à sucre ?

— Oui, j’en revenais quand vous êtes arrivés.

— C’est bon, tu nous conduiras. La cabane est-elle éloignée du chemin derrière la montagne ?

— Cinq à six arpents dans le bois.

— Avez-vous des armes pour tous les hommes ? Nous aurons besoin de nous en servir, je crains. Nous ne serons que trente six hommes contre, au moins, quatre ving-huit ou dix.

— Malheureusement, nous n’avons pu nous procurer que douze bons pistolets, cinq fusils à deux coups chaque, et des fourches de fer pour le reste des hommes. Nous avons bien encore quelques autres pistolets, mais ils sont trop rouillés.

— C’est égal ; ils serviront.

En ce moment, ils entendirent, en arrière de la maison, le glapissement d’un renard.

— Écoutez, dit Barsalou ; c’est Paul qui nous donne un signal.

Le glapissement fut répété par deux fois, sans paraître s’approcher davantage.

— C’est votre voiture qui revient, mais il y a deux personnes dans la voiture, voilà ce qu’il dit. Attendez, je vais sortir, reprit Barsalou, et voir ce que c’est. En attendant vous feriez mieux de passer tous les trois dans l’autre chambre.

Comme Barsalou sortait, la voiture arrivait dans la cour et un des volontaires qui étaient de garde à la barrière, en descendit et se dirigea droit à la maison, tandis que le jeune homme dit à l’oreille de Barsalou qui jetait une couverte sur le dos du cheval : « Il se doute de quelque chose et veut voir le maître de ce cheval. »

— Que lui as-tu dit ?

— Que je ne le connaissais pas.

— C’est bon ; vas mettre le ch’eval à l’écurie, frottes-le bien, donne-lui du foin, mais aie soin de ne pas le faire boire ; il a chaud.

— Ne craignez pas ; ça c’est la fière bête ! M. Joe.

— Dépêches-toi ; tu rentreras les robes, par la porte de derrière, et tu les mettras dans la chambre du fond.

En disant ces mots, il court à la maison, où il entre presqu’en même temps que le volontaire qu’il reconnaît à sa voix pour être un des commis marchands de la rivière du Chesne.

— Il fait bien noir ici, dit le volontaire, en s’approchant du poêle et jetant un coup d’œil méfiant dans la salle dont il cherchait à pénétrer l’obscurité.

— Vous êtes, M. P…, je crois ? lui dit Barsalou.

— Oui, et vous ?

— On m’appelle Joe !

— Joe qui ?

— Joe Ladéroute.

— Connais pas ; demeurez-vous ici ?

— Non, je suis de la rivière du Chesne ; je vais vendre du foin à Montréal.

— Savez-vous à qui appartient ce cheval qui vient d’arriver ?

— Oui, c’est à M. Dumont qui est à Montréal et qui m’a prié de le ramener demain à la rivière du Chesne.

— À M. Dumont ?

— Oui.

— Mais, ce n’était pas M. Dumont qui était dans la voiture ! quelle était cette dame ?

— C’était pourtant bien lui, continua Barsalou avec aplomb ; la dame je ne la connais pas.

— C’est curieux que je ne l’aie pas reconnue ! Etes-vous bien certain ?

— Sans doute, puisqu’il m’a parlé, et m’a demandé si je ramènerais son cheval, qu’il vient de me renvoyer. Mais dites-moi donc, d’où venez-vous, vous ? je croyais que vous demeuriez à la rivière du Chesne.

— Je demeure à Montréal maintenant, et suis engagé dans les volontaires. Mais dites-moi à votre tour, on dit qu’il y a du soulèvement à la rivière du Chesne et au grand Brûlé ?

— On l’a dit, mais je crois que c’est fini.

— Vous croyez ? mais on dit que le Dr. Chénier est à la tête d’un certain nombre de rebelles, et qu’ils ont formé un camp à la rivière du Chesne ?

— On avait parlé d’un camp, mais il n’y a personne dedans, du moins je n’en ai pas vu ; quant au Dr. Chénier, j’ai entendu dire qu’il était malade au lit.

— Malade au lit ! mais il a été vu à Montréal il y cinq à six jours.

— Ça se peut, je vous dis ce que j’ai entendu dire, voila tout.

— Vous êtes bien sûr que ce cheval est à M. Dumont ?

— Comme je suis sûr que vous êtes là ; est-ce que vous voudriez l’acheter ? je crois qu’il le vendrait. Vous n’auriez qu’à vous en informer demain, vous trouverez M. Dumont, soit à l’hôtel Rasco, soit chez Séraphino, en face du marché neuf ; comme je ne retournerai qu’après avoir vendu mon foin, vous pourrez me le laisser savoir, demain en passant.

Le ton d’assurance avec lequel il parlait parut convaincre M. P… que cet homme disait la vérité ; aussi ne crut-il pas nécessaire de pousser plus loin ses recherches, et retourna au corps de garde ; après avoir demandé tout bas : Mais quels sont ces hommes qui dorment sur les robes de buffles !

— Ce sont des hommes qui vont vendre du bois à la ville ; je ne les connais pas, avait répondu Barsalou sur le même ton, comme s’il eut craint de les réveiller.

Après s’être bien assuré que M. P… avait repris la route du corps de garde, il alla avertir le docteur Chénier et ses compagnons.

— Nous ferons bien de partir de suite, dit Chénier ; la lune ne tardera pas à se lever, et quoiqu’elle ne donne pas une grande clarté, il ne serait pas prudent d’attendre plus longtemps.

— Je suis de votre opinion, répondit Barsalou ; d’autant plus qu’il serait bon d’avoir une dernière consultation avec Luc M… qui vous attend.

— Il faudrait aussi avoir Major.

— Il est à St. Laurent chez MacDonald ; il serait dangereux d’y aller cette nuit, mais à la pointe du jour je l’enverrai chercher s’il le faut absolument.

Pendant que le docteur Chénier et ses deux compagnons suivent Barsalou, qui les guide à travers la montagne, nous les précéderons de quelques instants pour voir ce qui se passe dans la cabane à sucre où ils devaient se rendre.

La montagne de Montréal subit à l’ouest, vers le tiers de sa longueur, un affaissement au milieu duquel passe le chemin, qui conduit à la Côte-des-Neiges, et, plus loin, à la paroisse St. Laurent. De chaque côté de ce chemin, la montagne se relève en une pente douce d’un côté, mais abrupte et escarpée de l’autre. Sur le versant nord de la partie de la montagne qui domine la ville, une petite cabane, assez bien construite, servait dans le temps du sucre, à y faire bouillir le sirop que le propriétaire faisait couler des érables de la sucrerie. Dans une large cheminée, un grand chaudron était suspendu à une crémaillière. Une grande table faite de planches brutes, servait au besoin, de lit. Des petites branches de sapin, jetées sur la table, servaient de matelas. Un grand feu dans la cheminée illuminait vivement l’intérieur de la cabane, sans qu’on put s’en apercevoir du dehors, la porte et les contrevents étant fermés. Les hautes érables qui entouraient la maison cachaient également la fumée, qui s’échappait de la cheminée et se confondait avec les branches à cette heure de la nuit.

Le froid s’étant un peu amolli, les arbres étaient couverts de givre ; la neige criait sous les pieds. Une espèce de vapeur blanche s’élevait sur la plus haute partie de la montagne, en arrière de la cabane, et semblait la couronner comme d’un diadème ; c’était la vapeur d’une source voisine. Au sommet, il y avait une espèce de plateau d’une vingtaine de pas de long sur cinq à six de large. Un homme, que l’on prendrait pour un fantôme, se tient immobile sur cette plateforme, le dos appuyé à un arbre ; on dirait que cette vapeur l’enveloppe comme dans un linceul. De temps en temps, cependant, il s’avance au bord du plateau du côté du chemin de la Côte-des-Neiges ; il regarde et écoute ; puis, après en avoir fait autant du côté opposé de la montagne, il retourne à son arbre, où il s’appuie et reprend son immobilité.

De la position où il est, il aperçoit la ville et le corps-de-garde ; à sa droite la Côte-des-Neiges. En arrière il voit la cabane à sucre, qui parait à ses pieds ; un peu plus loin la route Ste. Catherine ; plus loin l’église St. Laureut ; plus loin encore le pont Lachapelle, qu’il ne peut distinguer, mais vers lequel, de temps en temps, il jette un coup d’œil, comme s’il s’attendait à y voir quelque chose.

En effet, au bout de quelques minutes, quelque chose fixa son attention de son côté ; il croit voir un point lumineux, qui peu à peu s’agrandit, brilla d’un vif éclat, puis s’éteignit. Il fit entendre un sifflement aigu et prolongé. Puis un instant après il monta dans l’arbre sur lequel il était appuyé, attacha au faite un paquet d’écorces de cèdre et y mit le leu. Le cèdre en s’allumant jeta une brillante flamme pendant quelques instants ; puis tomba sur la neige au pied de l’arbre, aussitôt que les liens qui l’attachaient furent brûlés.

L’homme descendit alors au pied de l’arbre. Il écoute ; il vient d’entendre du bruit à côté de la cabane à sucre. Il prend son fusil à deux coups, qu’il avait appuyé sur le tronc de l’arbre, et en fait jouer le chien, pour voir si les capsules ne sont pas tombées. Sa main droite fouille dans son capot, pour voir si son couteau de chasse est dans sa gaîne. Puis, quand il s’est assuré que les capsules sont sur les cheminées de son fusil, que son couteau est dans sa gaine, il fait entendre, mais bas, mais faible, le glapissement d’un renard, comme s’il eut été éloigné et dans une autre direction.

Il écoute. Le bruit d’une perdrix qui s’envole frappe son oreille, puis bientôt après il entend le picotement d’un pique-bois sur un arbre. Ces bruits semblent le satisfaire, car il rejette sur son épaule le fusil qu’il tenait prêt à faire feu, et attend.

Bientôt le bruit d’une branche cassée se fait entendre au pied de la plate-forme, et un homme s’avance avec précaution, tenant son fusil élevé au-dessus de sa tête. Celui qui est sur la plate-forme en fait autant, puis le remet sur son épaule, et d’une voix sourde mais assez élevée pour être entendue ;

— Qui vient là ?

— Un voyageur, répond celui qui s’approchait et qui s’était arrêté.

— Avance, voyageur ; où vas-tu ?

— Je vais sur la montagne.

— Que faire ?

— Te remplacer ; c’est le chef qui m’envoie. Ton quart est fini. Tu peux descendre, il t’attend ; il vient d’arriver, il est à la cabane.

— Quelle sone ?

— Tu l’apprendras à la cabane ; et toi ?

— Je le dirai au chef ; tout va bien.

Un instant après, celui qui était descendu du sommet de la montagne arrivait à la cabane à sucre à la porte de laquelle se tenait un homme, en tuque bleue de laine, qui lui fit signe d’approcher, et tous les deux entrèrent. Il salua le docteur Chénier, et apercevant deux étrangers, qu’il ne connaissait pas, il se passa le pouce de la main gauche sur les lèvres, signifiant qu’il n’osait pas parler devant ces personnes.

— Parle, lui dit Chénier ; ce sont des chefs du Sud ; deux amis qui viennent nous aider. Quelle sone ?

— S. o. n. e, répondit-il, en prononçant chaque lettre séparément ; S pour le sud, O pour l’ouest, N pour le nord, E pour l’est ; c’est bien ! voici la sone : J’ai vu Barsalou qui venait à la cabane, parcequ’en sortant à la porte il a agité un tison ardent deux fois au-dessus de sa tête ; ce qui voulait dire qu’il était accompagné de deux personnes. C’était probablement ces deux chefs, continue-t-il, en leur faisant un léger salut de la tête. Peu d’instants après, j’ai vu cinq volontaires, avec leurs mousquets, les baïonnettes au bout, quitter le corps de garde et se diriger vers la maison que venait de quitter Barsalou, où ils sont entrés. Je ne les en ai pas vus sortir. Voilà pour S, sud.

Barsalou et Chénier échangèrent un signe rapide. — J’ai vu, continua-t-il, une lueur au pont Lachapelle ; cette lueur s’est agrandie, a brillé, s’est éteinte. C’est W. S… qui est arrivé avec son monde et s’est emparé du pont. De ce côté là tout est bien. Ils savent que nous avons connaissance de leur arrivée ; j’ai fait le signal. Voilà pour O, l’ouest.

— C’est bien, lui dit Chénier, continue.

— J’ai vu la ville enveloppée dans un manteau de fumée blanche, qui plane au-dessus des maisons, et la cache presqu’entièrement. J’ai entendu un bruit sourd, comme les vagues du lac, qui montait jusqu’à moi. Je n’ai pu distinguer ce que c’était, d’abord. Peu à peu cette immense nuage blanc, qui surplombait la ville, s’est empourpré vers le sud, et j’ai cru entendre le tocsin. C’était une incendie. La ville brûle encore. Voilà pour E, l’est.

— Et au Nord ? demanda Chénier.

— Au nord je n’ai rien vu ; pas de Sone, du Nord, tout est tranquille de ce côté là.

— Tu as bien rempli ton quart, Maxime ; prends un verre de whisky, tu dois avoir froid ; et couches-toi, tu dois être fatigué.

— Quel est ce mot là, Sone ? demanda le Dr. G à Chénier.

— C’est un mot, que nous employons dans le Nord, qui signifie nouvelle, mais que j’aime mieux ; parcequ’il est plus expressif dans sa prononciation et jusque dans son épellation.

— En effet, chaque lettre du mot désigne un des points cardinaux.

— Ce n’est pas mal : et je vote pour que nous l’adoptions.

— Mais, nous nous en servons depuis longtemps dans le nord.

— Raison de plus, pour que nous nous en servions aussi dans le sud.

— Laissons-là les mots, dit Luc M…, et parlons de ce que nous allons faire. Voyons : W. S… est arrivé au pont Lachapelle ; c’est bien. Si nous pouvons une fois nous rendre jusque là avec les canons, ils ne pourront plus nous les enlever. Mais nous ne les avons pas encore. À quelle heure doivent-ils venir, demain matin ?

— Entre sept et huit, répondit Chénier.

— En es-tu sûr ?

— Bien sûr !

— Combien y aura-t-il de cavaliers pour les accompagner ?

— Quatre seulement.

— Et de canons ?

— Onze canons ; onze caissons ; en tout vingt-deux voitures : Quatre hommes par voitures, deux à cheval, deux assis sur le siège. En tout, quatre-vingt-douze hommes ; mais il n’y a que les cavaliers qui aient leurs sabres, les autres ne sont point armés.

— Et nous, combien sommes-nous ?

— Quatorze ici, sans compter Barsalou ; dix avec lui à la maison ; Major et dix autres à St. Laurent.

— Trente-six ; c’est assez, pourvu qu’il n’y ait pas plus de cavalerie. Maintenant, entendons-nous bien sur ce que l’on doit faire demain ; répète ton plan. Et toi, Barsalou, écoute bien afin que tu le répètes à Major demain matin.

— Voici, dit Chénier ; il faut que demain matin, vers sept heures, Major et ses hommes amènent leurs charges de foin et de bois, et prennent le chemin d’en bas pour se rendre par la route Ste. Catherine au faubourg St. Laurent. Ils s’arrêteront à une quinzaine d’arpents d’ici. Si l’artillerie vient du côté du faubourg St. Laurent, ils la laisseront passer. Aussitôt qu’elle sera passée, ils verseront leurs voitures de foin et de bois, de manière à obstruer complètement le chemin, et accoureront avec leurs fourches.

Si, au contraire, l’artillerie vient par la Côtes-des-Neiges, ils verseront leurs voitures aussitôt qu’ils auront reçu le signal, et attaqueront les premières voitures de l’artillerie en même temps que nous. Voilà pour Major. Je lui ai déjà dit ; il faudra que tu le lui répètes demain matin.

— Toi, Barsalou, voici ce que tu as à faire ; tu te tiendras prêt avec tes hommes et les voitures. Aussitôt que tu en auras le signal, tu prendras le même chemin qu’aura pris Major, mais tu t’arrêteras en face d’ici. Comme je suis à peu près certain que l’artillerie viendra par la Côte-des-Neiges, tu la suivras de près aussitôt qu’elle sera passée, et tu t’arrêteras en bas d’ici. Quand tu nous verras engagés, accours avec tes hommes, dont tu laisseras deux avec les voyages de foin, pour qu’ils les mettent en travers du chemin, au cas où quelqu’un des canonniers nous échapperait avant que nous puissions arrêter les chevaux. Je recommande spécialement que l’on ne fasse aucun mal aux canonniers ; s’il faut tirer, que l’on tire sur les chevaux. Mais que ça ne soit qu’à la dernière extrémité ; car nous aurons besoin des chevaux. Comprends-tu ?

— Très bien.

— Ce n’est pas tout. Vous détèlerez vos chevaux ; ils ont des traits, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et on les ajoutera, deux par deux, à chaque pièce de canon, afin que nous puissions gagner au galop le pont Lachapelle. Arrivés là, ils sont à nous ; et qu’alors M. Colborne vienne les chercher, avec ses volontaires !

En ce moment, l’homme qui était descendu de la montagne et qui au lieu de se coucher s’était assis au coin de la cheminée pour se réchauffer, saisit le bras du docteur Chénier et lui dit :

— Taisons-nous : j’entends un signal du dehors.

En un clin d’œil, ces hommes hardis et déterminés eurent chacun un couteau de chasse à la main ; ils sortirent sans bruit et passèrent derrière la cabane, tandis que celui qui venait de les prévenir fit quelques pas vers une talle de sapins. Il reconnut Paul, celui qui avait pris sa place de quart sur le sommet de la montagne ; il revenait sur ses pas baissé presque jusqu’à terre, et marchait rapidement.

— Qu’y a-t-il, Paul ? lui dit-il, pourquoi as-tu quitté le plate-forme.

— Chut ! Il y a trois volontaires qui viennent ; ils ont un fanal et suivent les pistes. Je les ai vus sortir de la maison ; deux sont gagnés au corps de garde et les autres ont pris cette direction. Comme je les ai perdus de vue aussitôt qu’ils furent entrés dans le bois, je suis descendu voir où ils vont et ce qu’ils prétendent faire.

— Et qu’as-tu vu ?

— J’ai vu qu’ils suivaient les pistes de Barsalou ; ils ont leurs mousquets et baïonnettes, et forcent Toinon de les éclairer avec le fanal.

— Sont-ils encore loin, dit Chénier qui, ayant entendu ce que venait de dire Paul, s’était approché avec tous ceux qui étaient sortis avec lui de la cabane ? je n’entends-rien.

— Je crois qu’ils s’éloignent.

— Mais s’ils suivent nos traces, ils vont bientôt arriver !

— Ils ne suivent pas vos traces ; ils ont pris un peu plus à gauche et suivaient la piste que Barsalou avait faite en allant seul. J’en étais bien content puisque j’ai pu les dérouter.

— Comment cela ?

— J’ai effacé du mieux que j’ai pu, avec une branche, l’empreinte des bottes de Barsalou ; après avoir jeté quelques branches sèches sur la piste à droite, j’ai marché, en gagnant vers le corps de garde. Rendu au chemin, je suis revenu jusqu’à l’endroit où ils avaient pris le bois ; là j’ai vu, un peu à gauche, les pistes que vous aviez faites et je les ai suivies jusqu’ici.

— Penses-tu que Toinon nous trahisse ?

— Non, non ; il ne les mènera pas à la cabane à sucre, soyez tranquilles, s’il peut l’éviter.

— Tu vas remonter sur la montagne, et, ouvres l’œil. Barsalou, tu feras bien de retourner ; sois sur tes gardes. Michel va rester en sentinelle dans cette talle de sapin. Si les trois volontaires viennent jusqu’ici, il n’y a pas à dire, il faudra les faire prisonniers et les garder jusqu’à demain. J’aimerais mieux que nous n’y fussions pas obligés.