Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/09

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 112-120).

CHAPITRE IX.

l’habitation des champs.


À deux petits milles en dehors du faubourg Marigny, s’élevait une vieille maison à deux étages, à moitié en ruines. De forts contrevents tenaient constamment les croisées de l’étage inférieur fermées. Cette maison, entourée d’un vaste jardin sans culture et sans aucun voisinage dans un rayon d’un mille, appartenait à une revendeuse de légumes, connue sous le nom de la mère Coco-Letard. La mère Coco-Letard, outre son petit négoce, possédait encore une foule de petits moyens clandestins de faire de l’argent ; mais son grand commerce, comme elle disait, c’était les légumes. Aussi avait-elle une des stalles les plus vastes et les mieux approvisionnées du marché de la Nouvelle-Orléans. Il est vrai qu’elle-même ne s’y tenait pas toujours ; sa fille Clémence, petite brune à la physionomie douce et maladive, à peine âgée de treize ans, vendait à la stalle, où elle était installée dès le matin avant le jour, ne la quittant qu’à la nuit close, souvent sans avoir pris une seule bouchée de toute la journée. Et quand elle revenait le soir à moitié mourante de faim, quelquefois tremblante de froid l’hiver avec ses petits pieds nus tout rouges, sa mère lui jetait un morceau de pain sec et une bouteille d’eau froide. C’était là son souper, puis une sale paillasse, jetée dans un coin du grenier lui servait de lit. Bien contente encore si la mère Coco-Letard ne la battait pas, ou si ses fainéants de frères ne lui donnaient pas quelques coups de pieds. La mère Coco-Letard ne l’aimait pas et ses frères ne pouvaient la souffrir, à cause de ses douces dispositions et des reproches qu’elle leur faisait chaque fois qu’ils revenaient ivres à la maison, ou qu’ils discutaient en sa présence quelque vilaine entreprise.

La mère Coco, comme on l’appelait au marché, avait sa demeure sur la levée, dans la première municipalité ; son habitation des champs, dont elle portait toujours la clef dans sa poche quand ses garçons n’y allaient pas, ne lui servait que de magasin, où elle recelait les divers articles ou paquets de marchandises qui lui parvenaient par des voies secrètes, et dont elle ne se souciait pas, pour le moment, de faire usage ou qu’elle ne voulait pas exposer aux recherches de la police. Aussi Clémence n’était-elle jamais conduite à l’habitation des champs, quoiqu’elle la connut fort bien, et qu’elle sut que c’était là que ses frères passaient une partie des nuits, lorsqu’ils avaient fait ou se proposaient de faire quelque mauvais coup.

Si le lecteur veut prendre la peine de nous suivre à travers les rues sales et bourbeuses du faubourg Marigny, nous visiterons ensemble cette habitation des champs.

C’était le quatrième jour après l’attaque que les pirates avaient si malencontreusement faite sur les Zéphyrs, dans le golfe du Mexique ; et au moment où le Zéphyr commençait à apparaître à la vue des pilots, stationnés dans leurs cutters à l’embouchure du Mississipi, voici ce qui se passait à l’habitation des champs. La porte d’entrée est close et fermée aux verroux, et la salle est sombre, quoiqu’il fasse encore jour ; quelques rayons de lumière qui passent à travers les fentes des contrevents, répandent une espèce de demi-jour dans l’appartement, laissant voir une méchante couchette dans un coin, recouverte d’un couvrepied rapiécé, une vieille table, quelques chaises, des ustensiles de cuisine suspendus au-dessus de la cheminée dans le fond de laquelle brûlent quelques charbons. Il y a un escalier, dont les marches vermoulues tremblent sous les pieds, qui conduit à l’étage supérieur, où la première pièce est une chambre longue, occupant toute la partie nord-est de la maison. Cette chambre est éclairée par deux fenêtres, l’une au sud et l’autre dans le pignon, mais ces deux fenêtres ne laissent pas entrer la lumière ; des couvertes épaisses sont suspendues pour l’intercepter complètement. Au fond il y a un grabat sur lequel une paillasse et un oreiller ont été jetés, et que recouvre une méchante courtepointe. Tout auprès de ce grabat, dans le plancher, une trappe qui s’ouvre à bascule, sert de descente à une espèce de cachot, enfermé entre quatre murs, et dans lequel la lumière ne pénètre que par un petit soupirail. Cette trappe est construite de manière qu’en l’arrêtant avec un petit ressort, elle puisse se soutenir par elle-même, mais trop faiblement pour supporter un poids additionnel. Du plancher du cachot au plafond, la hauteur est de douze pieds.

Dans le fond du cachot il y a un lit solide fait de rudes madriers, recouvert d’une peau de bœuf ; des sangles et des courroies pendent au pied du lit. On aperçoit sur le plancher, ainsi que sur l’un des pieds du lit, quelques taches de sang que l’on a grattées avec un couteau. Un billot, une planche qui sert de tablette et sur laquelle il y a une vieille lampe, une écuelle de ferblanc et une assiette de faïence cassée, une cruche à l’eau et un baquet composent l’ameublement de ce cachot dans lequel on descend par le moyen d’une échelle qui s’enlève à volonté.

De la pièce supérieure où se trouve la trappe, on passe dans une salle spacieuse, où des paquets de marchandises, soieries, montres, bijoux se trouvent rangés sur des tablettes ou enfermés dans des coffres fermés à doubles serrures dans le fond de la salle. En avant il y a un canapé et un bon lit, un tapis sur le plancher, un bon fauteuil, une berceuse, un sofa, une table ronde, des chaises, un buffet rempli de vaisselle, des caraffes et plusieurs bouteilles. La salle est bien éclairée.

Autour de la table sont assises trois personnes. Ce sont les trois Coco-Letard, Léon, François et Jacob.

Tous les trois sont occupés à boire, et jouent aux cartes, à un jeu appelé « poker. »

Léon, l’aîné, est un homme d’une trentaine d’années ; d’épais sourcils couvrent ses yeux, d’énormes favoris se rejoignent sous le menton et donnent à sa physionomie quelque chose de féroce. François est un grand maigre, élingué. Une cicatrice lui traverse la figure. Ses grandes mains et ses doigts osseux, son visage étiré, sans barbe, ses bras qui lui pendent aux genoux, ses larges pieds au bout de ses longues jambes, lui donnent l’air d’un squelette. Jacob n’a que dix-sept ans, le plus jeune en âge, mais aussi vieux dans le crime, il est le digne complément de ce noble trio. Sa figure pâle et blême, ses yeux caves et cernés accusent la débauche et une depravation prématurée ; ses cheveux d’un blond cendré tombent sur ses épaules en mèches fines.

De temps en temps Jacob se lève pour aller regarder à la fenêtre, et revient s’asseoir au jeu ; à chaque fois il prend une énorme rasade de rum.

— Savez-vous, vous autres, que ça commence à m’embêter moi, dit Jacob, en jetant ses cartes sur la table ; voilà tout à l’heure deux nuits et deux jours que nous attendons ici, et il ne nous vient rien. Ce n’est pas drôle du tout de rester les bras croisés, à ce maudit poker qui me ruine, et à boire de ce méchant rum ! Encore s’il en restait du rum, mais il n’y a plus que deux bouteilles. Moi qui devais aller ce soir faire ma partie de quino chez la Fanchon. Je vous jure sur ma conscience, que s’il ne survient rien d’ici à deux heures, je fiche le camp.

— Allons, Jacob, ne te fâche pas, le petit, répondit Léon ; tiens, prends ta revanche. Encore un poker, en attendant. Tu sais qu’à quatre heures maman Coco doit nous apporter des nouvelles. Elle a vu M. Pluchon ce matin qui lui a dit d’ouvrir l’œil pour ce soir. Ainsi, attention et vogue la galère. Mais dites donc, à propos, connaissez vous ce monsieur qui veut se nourrir d’abstinence et prendre le grand air dans notre requiescat in pace, de crainte d’attraper la pituite ?

— Nous ne le connaissons pas, répondirent les deux autres, et toi ?

— Moi non plus ; il paraît tout d’même qu’il vient de la mer, du moins à ce que j’ai pu comprendre, car Phaneuf doit le guetter à la balise et nous l’annoncer ; et vous savez que Phaneuf est parti pour le golfe depuis avant-hier soir.

— Je pense, dit Jacob, que ce monsieur Pluchon n’est pas tout seul là-dedans. Il y a quelque chose dessous tout ça. On ne prend pas un homme, qui arrive de l’autre monde, sans savoir s’il a de l’argent, à propos de bottes.

— Allez donc, vous autres ; il faut le faire vivre tant de temps, tout juste, et après, s’il meurt, tant pis pour le monsieur ! Il y a de l’intrigue, je vous le dis, qu’en pensez-vous ?

— Oh ! mais, sans doute, qu’il y a de l’intrigue, reprit Léon, mais qu’est-ce que ça nous fait ? nous sommes payés, c’est notre métier, et c’est assez ; le reste, le pour et le pourquoi ne m’occupent guères, ainsi attention et vogue la galère.

Léon et François continuèrent à jouer au poker ; Jacob alluma une pipe, se versa un verre de rum et se jeta sur le canapé. Quand il eut fini sa pipe il s’endormit. Au bout d’une heure à peu près, Jacob se réveilla.

— Comment ! vous jouez encore, vous autres.

— Et que veux-tu qu’on fasse ?

— Ah ! pardieu, c’est bien vrai. Savez-vous que je viens d’avoir un rêve affreux. Croyez-vous aux rêves ?

— Ah ! bah ! contes de grand’mère, répondirent ses frères.

— Eh bien, moi j’y crois ; que voulez-vous, c’est un faible. Si vous voulez, je vais vous le raconter.

— Tiens, je t’en prie, répliqua François, ne viens pas nous ennuyer avec tes rêves ; rêves tant que tu voudras, mais ne nous en casse pas la tête.

— Pourquoi ne l’écouterions-nous pas, dit Léon, un rêve n’est qu’un rêve, c’est vrai ; mais encore, ça nous amusera. Conte, Jacob, mon vieux, conte.

— Je rêvais donc que nous avions fait faire le saut de la carpe à ce quelqu’un qui va venir, et que nous étions dans l’acte de jeter sa carcasse au fleuve durant la nuit, quand tout à coup six hommes de police, conduits par un gros nègre et une petite fille, nous surprennent et nous font prisonniers.

— Diable !

— Je reconnus la petite fille ; savez-vous qui elle était ?

— Non.

— C’était Clémence.

— Clémence !

— Allons, en voilà un beau rêve, dit François ; je gage aussi que tu as rêvé que tu étais pendu.

— Non, pas moi ; j’ai rêvé que je m’étais échappé, mais que vous deux aviez été pendus.

— À la bonne heure, au moins tu as eu l’esprit de te sauver dans ton rêve ; c’est toujours ça. Allons dors encore et cette fois rêve aux moyens de nous sauver à notre tour ; en attendant, nous allons faire encore un poker.

— Ne badinez pas de choses sérieuses ; savez-vous qu’en effet, j’y pense maintenant, Clémence se doute de quelque chose ; elle m’a dit hier matin, quand je suis allé au marché un instant, qu’elle savait bien que nous avions passé tous trois la nuit à l’habitation des champs, et que nous méditions quelque mauvais coup. Je l’étranglerais cette chienne de vaurienne qu’elle est. Je sens que tôt ou tard elle nous fera pendre.

— Allons donc, vas-tu t’effrayer de ton rêve ? Nous dirons à maman Coco de veiller Clémence, jusqu’à ce que tout soit fait. Elle l’enfermera dans la cave, et tout sera dit.

Jacob regarda en ce moment par la fenêtre, et vit la mère Coco qui venait à travers les champs, avec un petit panier sous le bras. « Voilà maman, » cria-t-il.

Léon et François allèrent à la fenêtre : « c’est maman Coco, » répétèrent-ils. Jacob descendit pour ôter les verroux. Quelques instants après la mère Coco entrait ; elle monta et déposa son panier sur la table, autour de laquelle ses fils s’assirent avec elle.

— Je vous apporte des provisions pour la nuit, mes enfants. Je viens de voir M. Pluchon qui arrive, en squif, de la balise ; tout est bien. Le vaisseau était en vue ; Phaneuf courait après, et tout est arrangé pour que, demain matin entre neuf et dix heures, notre monsieur vienne nous faire sa visite. Voici ce que nous allons faire : toi, Jacob, tu te mettras au lit, dans la chambre au tribuchet ; tu t’es rompu la cuisse en tombant, tu entends.

— Oui, maman.

— Tu es bien malade. La lumière te fatigue beaucoup ; les fenêtres sont bouchées, avec des couvertes ; une petite lampe est derrière un coffre ; la trappe est parée, il y a le tapis par dessus.

— Je comprends, maman.

— Et vous autres, vous êtes dans le cachot avec un fanal sourd ; l’échelle est ôtée, afin que ce pauvre monsieur ne se heurte pas dessus, s’il a le malheur de tomber, le pauvre cher homme !

— Compris, dit François.

— Très-bien, attention et vogue la galère, ajouta Léon.

— Maintenant je m’en vais, continua la mère Coco ; il faut que je veille Clémence. La petite gueuse ! pour un rien je la tuerais. Adieu, mes enfants, vous pourrez dormir cette nuit, vous en avez besoin. À demain, à neuf heures !

— Soyez tranquille.