Une correspondance de Guillaume de Humboldt

REVUES ETRANGERES.




UNE CORRESPONDANCE
DE GUILLAUME DE HUMBOLDT.




W. von Humboldt’s Briefe an eine Freundin, zum ersten Male nach den Originalen herausgegeben, par Albert Leitzmann, 1 vol. in-18, Leipzig, Insel-Verlag, 1910.


Vers la fin de juillet de l’année 1788, un jeune étudiant de l’université de Gœttingue était venu passer quelques jours aux eaux de Pyrmont, tristement déchues aujourd’hui de leur gloire ancienne Parmi les hôtes de la modeste pension où il s’était logé se trouvaient un pasteur d’une petite ville de la principauté de Lippe-Detmold, M. Hildebrand, et sa fille Charlotte, personne d’une âme infiniment ardente et romanesque sous d’aimables dehors d’ingénuité provinciale. Charlotte Hildebrand s’était fiancée depuis peu, à l’extrême déplaisir de ses parens, avec un obscur avocat de Cassel, qui ne pouvait avoir à ses yeux d’autre mérite que d’être riche et d’habiter une grande ville : mais aussi bien ne se cachait-elle pas de n’avoir jamais éprouvé pour lui l’ombre d’un sentiment affectueux, et peut-être même n’avait-elle consenti à ce projet d’union que pour avoir un motif supplémentaire de maudire, suivant le goût du temps, la « fatale rigueur » de sa destinée ? Le fait est que, sur-le-champ, une très intime et cordiale sympathie s’établit entre elle et son jeune voisin de table de Pyrmont. Pendant trois longues journées, jusqu’au départ de l’étudiant, Charlotte eut la joie de se promener avec lui sous les-vieux arbres du parc et dans les ravissantes vallées d’alentour, l’interrogeant à loisir sur toute sorte de problèmes littéraires ou philosophiques qui toujours avaient eu un vif attrait pour elle, ou bien lui confiant ses hésitations et ses doutes au sujet de son prochain mariage, avec la vague espérance de s’entendre offrir, en échange de ce parti qui commençait dès lors à l’épouvanter, un autre parti qu’elle aurait été trop heureuse d’accueillir aussitôt : car il semble bien que l’intelligence, la beauté, l’éminente distinction aristocratique de son nouvel ami lui aient fait apparaître celui-ci comme la réalisation parfaite d’un type de héros idéal dont l’image s’était formée en elle sous l’influence de ses rêves et de ses lectures. Mais lui, probablement accoutumé déjà à de tels hommages, n’avait vu là, — ou tout au moins n’avait cru y voir, — qu’une diversion agréable aux savantes recherches juridiques qui, à ce moment, l’occupaient tout entier. Après ces trois journées de flânerie sentimentale, il avait quitté Pyrmont et s’en était allé reprendre ses travaux à Gœttingue, sans laisser à Charlotte Hildebrand d’autre trace de leur rencontre que quelques lignes qu’il avait daigné écrire sur l’une des pages de l’album de la jeune fille, — quelques lignes d’une petite écriture nerveuse et rapide, où il lui disait : « Le sentiment du vrai, du beau, et du bien ennoblit l’âme et vivifie le cœur ; mais ce sentiment lui-même, qu’est-il sans une âme proche de la nôtre avec qui nous puissions le partager ? Jamais encore je n’ai été aussi fortement et intimement pénétré de la vérité de cette pensée qu’en l’instant où me voici forcé de vous dire adieu ! À Pyrmont, ce 20 juillet 1788, — Guillaume de Humboldt. »


Ai-je besoin de rappeler aux lecteurs de cette revue ce qu’a été, ensuite, la carrière du jeune étudiant de Pyrmont ? Entré dès 1789 dans l’administration prussienne, Guillaume de Humboldt a d’abord rempli avec un éclat inaccoutumé les délicates fonctions d’ambassadeur à Rome. Un peu plus tard, aux environs de 1810, de retour en Allemagne, il a glorieusement marqué son passage au ministère de l’Instruction publique en créant cette Université de Berlin où, pour la première fois, l’enseignement supérieur a pris la forme qu’il allait plus ou moins revêtir, désormais, dans tout le reste de l’Europe. En août 1813, Humboldt était ambassadeur à Vienne, et l’on sait avec quelle habileté singulière il a réussi à détacher l’empereur d’Autriche de son alliance avec son gendre Napoléon ; après quoi, il a accompagné à Paris les souverains victorieux, tenant auprès d’eux un rôle de confident et de conseiller qui lui a permis d’exercer une grande influence sur les événemens politiques du temps ; et c’est encore lui qui, au Congrès de Vienne, a été choisi pour fixer le programme des questions à débattre, comme aussi pour rédiger le texte des résolutions adoptées. Sans compter que celui que l’illustre savant Bœckh a appelé « un homme d’État d’une envergure vraiment péricléique » a également partagé avec Gœthe l’honneur d’être considéré comme le plus haut esprit de l’Allemagne d’alors. Lié d’une amitié très étroite avec l’auteur de Faust ainsi qu’avec son rival Schiller, non seulement ces deux poètes nous ont laissé un témoignage public du précieux profit qu’ils avaient toujours retiré de ses entretiens, mais peut-être se serait-il acquis lui-même, dans les lettres allemandes, une situation comparable à la leur, si la politique ne l’avait pas empêché de développer avec plus de suite les nobles qualités de pensée et de style que nous révèlent aussi bien ses poèmes que ses pénétrantes études sur l’origine et l’évolution des langues européennes.

Il s’était marié, en 1791, avec une jeune femme à la fois très riche, très intelligente, et très belle, qu’il devait aimer, jusqu’à la fin, d’un touchant amour mêlé de tendresse et de vénération. Et ainsi sa vie se déroulait, merveilleusement imposante et heureuse, lorsque, dans les derniers jours d’octobre 1814, au sortir de l’une des séances de ce Congrès de Vienne qui venait de mettre le comble à sa célébrité, il reçut une lettre de son ancienne amie de la pension meublée de Pyrmont. Celle-ci, qui s’appelait à présent Charlotte Diede, et dont il n’avait ou aucune nouvelle depuis le jour où, vingt-six ans auparavant, il avait écrit sur son album le gracieux compliment que j’ai cité tout à l’heure, lui renvoyait précisément cette page jaunie de l’album de naguère, pour lui prouver qu’elle avait eu bien réellement l’honneur de se rencontrer avec lui. La pauvre femme avait été très loin d’obtenir, de la destinée, un bonheur égal à celui de l’illustre personnage qui jadis s’était plu à « partager avec elle son sentiment du vrai, du beau et du bien. » Séparée de son mari après quelques années de violentes querelles, et condamnée ensuite par son humeur et son éducation « romantiques » à une série d’aventures assez scandaleuses, elle suppliait humblement le tout-puissant diplomate d’intervenir en sa faveur auprès du duc de Brunswick, dont elle aurait voulu recevoir une petite pension. Car elle avait autrefois, en 1806 et puis de non-veau en 1812, abandonné au duc tout le capital qu’elle tenait de ses parens, pour contribuer de son mieux à la délivrance de la patrie allemande ; et maintenant elle se trouvait sans ressources, seule et prématurément vieillie, incapable de pourvoir à son entretien.

Sa requête, dont elle nous a laissé un court résumé, paraît avoir ému tout particulièrement le cœur généreux de Guillaume de Humboldt. Dans une longue lettre du 3 novembre 1814, l’ambassadeur s’est empressé de lui répondre qu’il conservait un souvenir très vivant des exquises journées vécues auprès d’elle à Pyrmont. « Je pourrais décrire aujourd’hui encore, assurait-il, le banc du vieux parc, au fond de l’allée, où je vous ai fait la promesse de revenir vous voir ; et, en effet, je me rappelle que j’étais déjà sur le point de retourner à Pyrmont, lorsqu’un motif puéril m’en a empêché. Mais c’est là, pour moi, une preuve certaine que la Providence ne nous avait point destinés à nous rejoindre dans la vie : de telle façon que la seule chose que je regrette est de n’avoir pas été en état d’introduire dans votre existence un peu de joie durable. » Il continuait en prodiguant à sa correspondante d’affectueux conseils de résignation, s’excusait de ne pouvoir pas lui faire obtenir la pension qu’elle désirait, et, de la manière la plus simple et la plus cordiale, la priait de vouloir bien accepter de lui l’équivalent de cette pension. À quoi j’ajouterai que, depuis lors et jusqu’à la mort de Humboldt, celui-ci n’a plus cessé d’accorder à Charlotte Diede un subside annuel qui aurait presque suffi à la faire vivre si même, toujours grâce aux conseils et à l’appui de son éminent protecteur, elle n’avait pas réussi, d’autre part, à se créer un métier lucratif en fondant un atelier pour un certain procédé de découpage artistique qu’elle avait inventé, et dont la mode s’est bientôt répandue dans toute l’Allemagne.

Mais ni cette première lettre de l’ambassadeur, ni ses quelques billets des années suivantes ne nous permettent de supposer que la réapparition imprévue de son ancienne confidente de Pyrmont à l’horizon de sa vie ait été pour lui un événement beaucoup plus important que le maintien d’une foule d’autres relations soigneusement formées et cultivées par lui dans les milieux les plus différens. Il n’y a pas jusqu’à une seconde rencontre avec Charlotte, pendant un passage à Francfort en juin 1819, qui ait eu de quoi modifier son attitude, toujours également amicale et quelque peu « distante, » à l’égard d’une femme qui d’ailleurs, en dehors du souvenir des trois journées de Pyrmont, ne pouvait invoquer aucun titre spécial à sa sympathie. Après comme avant cette nouvelle rencontre, la fille du pasteur de Detmold est restée pour lui une malheureuse créature d’un passé plus accidenté qu’il n’aurait convenu, avec cela, ne se distinguant de l’ordinaire des personnes de sa condition ni par son apparence extérieure, ni par aucune qualité exceptionnelle de cœur ou d’esprit. Et puis, au reste, l’illustre homme d’État n’avait guère le loisir de prêter beaucoup d’attention aux doléances, légitimes ou imaginaires, de l’obscure découpeuse de fleurs en papier. Appelé par la confiance de son souverain au ministère de l’Intérieur, il s’était employé de toute son âme à établir dans le royaume de Prusse une constitution libérale ; après quoi, quand à la fin de l’année 1819 l’hostilité du parti conservateur l’avait décidément obligé à prendre sa retraite, c’est avec une ardeur et un zèle non moins passionnés qu’il s’était plongé dans ses chers travaux de philologie et d’histoire. Une existence nouvelle s’était, depuis lors, ouverte devant lui, qui n’allait pas lui apporter moins d’occupation, ni certes moins de gloire et moins de bonheur, que son ancienne carrière d’administrateur et de diplomate ; en même temps que, d’année en année, sa haute figure allait acquérir aux yeux de ses contemporains plus de grandeur solennelle et sereine, se détachant, avec celle de son illustre ami le poète « olympien « de Weimar, au-dessus d’un monde dont les vaines et misérables agitations semblaient lui être, désormais, devenues étrangères.


Que l’on imagine donc la surprise que dut éprouver Charlotte Diede en recevant tout à coup, vers le milieu d’avril de l’année 1822, — après une longue période où elle avait même renoncé à importuner de ses lettres un bienfaiteur qui, trop évidemment, ne se souciait plus de son humble personne, — un billet où ce bienfaiteur la suppliait instamment de ne pas l’oublier !


Il y a bien longtemps, — lui écrivait-il, — que je suis sans nouvelles de vous. Cela me peine, oui, cela me désole très profondément, d’être ainsi oublié de vous, pendant que, moi-même, je ne cesse pas de penser à vous. Écrivez-moi, ma chère Charlotte, aussitôt que vous aurez reçu ces lignes ! Faites-moi savoir ce que vous êtes devenue et ce que vous devenez ! Depuis longtemps déjà, je désirais vous écrire, pour vous implorer de me donner de vos nouvelles. Mais peut-être suis-je moi-même responsable de votre silence ? Il se peut que la rareté de mes lettres vous ait refroidie à mon égard, et vous ait fait craindre de m’importuner !… Adieu, chère Charlotte, portez-vous bien, et répondez-moi tout de suite !


Deux ou trois jours après, sans attendre l’effet de sa première lettre, Guillaume de Humboldt écrit de nouveau, simplement parce que « tout son cœur aspire à recevoir quelques lignes » de la main de Charlotte. « Pourvu, au moins, que j’aie l’assurance que vous ne m’avez pas oublié ! » Et puis, le 3 mai suivant, en réponse à la lettre ainsi sollicitée, la joie, la reconnaissance du glorieux homme d’État s’épanchent librement. Avec une insistance à la fois toute respectueuse et pleine de tendre amitié, il conjure Charlotte de consentir à un échange régulier de longues lettres où tous les deux se parleront à cœur ouvert, comme autrefois sous les allées du parc de Pyrmont. Il n’écrit plus guère de lettres, en vérité, et n’a même plus guère le temps de lire celles qu’on lui écrit : mais combien il éprouve de plaisir à la lecture des moindres paroles d’une amie dont « toute la vie extérieure, et plus encore toute la vie intime, l’intéressent de la façon la plus passionnée ! » Et voici encore, par exemple, en quels termes il réclame une nouvelle lettre, deux semaines environ après avoir reçu la première :


Notre correspondance subit des vicissitudes étranges. Au début, c’était vous qui estimiez recevoir trop rarement des lettres de moi ; et maintenant c’est moi qui me trouve forcé à me plaindre de votre silence ! Vous m’aviez pourtant bien promis, l’autre jour, de m’écrire régulièrement tout de suite après le 15 de chaque mois : mais sans doute vous ne l’avez point fait, puisque, si vous m’aviez écrit, votre lettre serait déjà depuis longtemps entre mes mains, tandis que ni le courrier précédent, ni celui d’aujourd’hui ne m’ont rien apporté. Je m’inquiète, je crains que vous ne soyez souffrante, je m’ingénie à chercher ce qui a pu vous empêcher de m’écrire. Mais, quoi qu’il en soit, j’ai hâte de vous dire que j’aspire vivement à voir arriver une lettre, et que j’ai lu et relu bien souvent celles que j’ai déjà eues de vous, et toujours avec une reconnaissance profonde des sentimens que vous avez bien voulu conserver pour moi avec une fidélité si merveilleuse !… Votre image est demeurée présente en moi durant toute ma vie ; et toujours, comme je vous l’ai écrit récemment, toujours et même parmi les circonstances les plus diverses elle m’est apparue infiniment lumineuse et tendre. Je croyais bien que jamais plus, en ce monde, je ne recevrais de vos nouvelles. Notre rapprochement s’est produit tout juste pendant la période la plus active et la plus affairée de ma carrière : mais cette période est maintenant passée, et depuis longtemps, depuis bien longtemps déjà je me sens travaillé du besoin de vous écrire…

Soyez assurée, ma chère Charlotte, que je mets une confiance illimitée en vous, en votre franchise, votre fidélité, et la délicatesse de vos sentimens ! Comment, sans cela, vous écrirais-je moi-même avec tant de franchise et d’ouverture de cœur ? Mais il faut aussi que vous ayez une profonde confiance en moi ! Soyez certaine que tout ce que vous me dites en confidence repose et se trouve enfermé en moi comme dans un tombeau ! Et soyez certaine aussi que, de tout mon cœur, je vous ai toujours voulu du bien, et vous en voudrai toujours ! Fiez-vous à moi-même lorsque vous ne parviendrez pas tout de suite à me comprendre ! Remettez-vous-en à moi du soin d’entretenir nos relations réciproques, et d’en éloigner toute influence qui risquerait de les troubler ! Jamais je ne m’efforcerai d’imposer à personne la moindre de mes idées, et surtout à vous ! Mais j’ai la conviction ineffaçable que vous ne sauriez jamais, non plus, méconnaître ni moi-même, ni aucune de mes idées. Bien plus, je sais, — et vous m’avez répété de la manière la plus flatteuse, — que toujours vous vous laisserez « corriger » par moi, suivant votre aimable expression.

Je suis très heureux d’apprendre que vous ne parlez à personne de votre correspondance avec moi. Personne n’a besoin de savoir que nous nous écrivons l’un à l’autre. Ce qui est sacré en soi-même ne doit pas être profané[1].

Adieu de tout mon cœur, et comptez fermement sur la constance immuable de mon affection !


Depuis ce moment et jusqu’à la mort de Guillaume de Humboldt, le 4 avril 1835, la correspondance ainsi engagée s’est poursuivie sans interruption ; et toujours les lettres de Humboldt sont devenues à la fois plus longues, plus affectueuses, plus pleines d’abandon familier et d’« ouverture de cœur. » Impossible, en vérité, de les appeler proprement des lettres d’amour : car nous y sentons que tout le véritable amour de Humboldt continue d’aller à sa chère femme Caroline, vivante ou morte, et vainement nous chercherions, dans toute l’abondante série de ses lettres, un seul mot capable de nous faire supposer que son ardente amitié pour Charlotte s’accompagne chez lui d’un autre sentiment plus intime. Je dirai plus : jusqu’au bout de cette série de lettres, Humboldt conserve à l’égard de son amie une attitude de supériorité plus ou moins paternelle, et sans cesse plus tempérée d’indulgente douceur, avec les années, mais dont un véritable amoureux n’aurait pas manqué de se départir au moins par instans. Comment employer le mot d’amour à propos d’un homme qui se refuse obstinément à faire en sorte que sa correspondante se rapproche de lui, et ne cesse pas de lui rappeler qu’il y a toute une partie de son âme où il n’admet point qu’elle pénètre jamais ? et cependant, s’il ne s’agit point là d’un amour brusquement, — et bien étrangement, — réveillé dans ce vieux cœur, après y être resté endormi pendant plus de trente ans, de quel terme définir ce sentiment qui conduit Guillaume de Humboldt, presque toutes les fois, à assurer Charlotte qu’il « trouve son bonheur à lire et relire » chacune de ses lettres ? Il faut voir aussi l’incroyable patience qu’il témoigne devant les soupçons, les reproches de son amie, les « scènes » à peu près incessantes qu’elle éprouve le besoin de lui faire, soit que cette réserve, involontairement un peu hautaine, de ses lettres lui déplaise, ou bien qu’elle se laisse aller simplement à l’humeur volontiers méfiante et querelleuse qui lui est naturelle. C’est au point que le pauvre Humboldt semble avoir pris bientôt l’habitude de baisser, la tête, sous ces orages inévitables : mais toujours ensuite le voici qui sourit doucement à sa « chère Charlotte, » et, à demi aveugle, ne pouvant presque plus écrire de sa main, s’attache durant des pages à la raisonner paternellement, tantôt s’excusant auprès d’elle d’avoir mal exprimé sa pensée, et tantôt l’apaisant par toute espèce d’éloges et de flatteries ! Il lui a demandé, entre autres faveurs, — et dès le début de leurs relations nouvelles, — qu’elle voulût bien lui révéler toute l’essence de son être en écrivant pour lui un récit minutieux de sa vie passée : et chacun des morceaux quelle lui envoie de cette autobiographie lui arrache des élans d’admiration et de joie qui nous paraîtraient, à coup sûr, les plus étranges du monde si Charlotte n’était rien à ses yeux qu’une ancienne amie de jeunesse, tardivement retrouvée.


Il y a là un phénomène psychologique assez mystérieux et troublant, qui, depuis longtemps déjà, a préoccupé tous les biographes de Guillaume de Humboldt. Car depuis longtemps le texte de ses lettres à Charlotte Diede a été placé sous les yeux du public allemand, qui tout de suite en a apprécié l’exceptionnelle valeur littéraire et morale, admettant désormais ce recueil de lettres parmi le petit nombre de ses livres de choix, où peu s’en faut même qu’il n’occupe désormais l’un des premiers rangs. Fort peu de temps après la mort de Humboldt, la pensée est venue à son amie de tirer parti de l’enviable trésor que constituait, pour elle, la possession de ces lettres ; et elle-même s’est mise en devoir d’en préparer une édition qui, pour n’avoir été publiée qu’un peu plus tard, par les soins du célèbre frère cadet de Guillaume de Humboldt, n’en a pas moins conservé la forme qu’elle avait entendu lui donner. Si bien que, durant plus d’un demi-siècle, les générations se sont nourries de ces Lettres de Humboldt à une Amie telles que l’amie, dès son vivant, avait résolu de les leur offrir : mais voici qu’il a suffi à un éminent érudit allemand, M. Albert Leitzmann, de jeter un coup d’œil sur ceux des autographes des lettres de Humboldt que Charlotte Diede avait négligé de détruire pour constater que l’ « amie » en avait complètement altéré la pensée et le style, avec une liberté dont il n’existe que peu d’équivalens dans toute l’histoire littéraire !

Ou plutôt nous commençons aujourd’hui à nous apercevoir que, de tous côtés, des documens que nous avions l’habitude de tenir pour authentiques ont été pareillement abrégés, modifiés, souvent même encombrés d’additions arbitraires, par ceux qui jadis s’étaient trouvés chargés de leur publication. C’est ainsi que, tout récemment encore, deux ou trois reproductions fidèles de lettres de Mozart et de son père nous ont révélé que la veuve du maître de Salzbourg et son second mari, le diplomate danois Nissen, avant de recueillir en volume ces précieuses lettres, se sont permis de leur faire subir une foule incroyable de changemens inutiles, soit pour en rendre la langue moins incorrecte et plus « distinguée, » ou pour en effacer toute trace de l’origine et : de l’éducation « démocratiques » de l’auteur de Don Juan, ou peut-être, seulement, par un besoin maladif de travestir à leur guise le texte véritable. Et le bonheur a voulu que, au contraire des lettres de Humboldt, dont une partie a disparu pour toujours, les originaux des lettres de Mozart survécussent tout entiers à Salzbourg, dans les armoires du Mozarteum ; mais, hélas ! lorsque le même M. Albert Leitzmann, après nous avoir restitué le texte authentique des Lettres de Humboldt à une Amie, a voulu comparer de la même façon le texte mensonger des lettres de Mozart avec les documens originaux du Mozarteum, une fois de plus l’administration de cet établissement, — créé pour servir de bibliothèque ou d’archives à la disposition de tous les admirateurs de Mozart, — lui a répondu que personne ne pouvait être admis à étudier aucun des documens dont elle avait la garde ! Réponse dont M. Leitzmann a eu mille fois raison de se plaindre, dans sa nouvelle édition des Lettres de Mozart[2] ; et ; je serais trop heureux que ma voix, unie à la sienne, pût enfin réussir à améliorer une situation des plus regrettables, qui naguère m’a empêché, moi-même, de poursuivre l’étude commencée ici sur les premiers voyages et la première éducation musicale du petit Mozart.

Toujours est-il que, grâce à M. Leitzmann, nous possédons aujourd’hui une édition absolument imprévue et nouvelle ! des Lettres de Humboldt à une Amie : une édition où non seulement nous apprenons à connaître maints passages supprimés autrefois par Charlotte Diede, mais où nous découvrons, à chaque instant, que l’opinion de l’auteur sur Gœthe et Schiller, sur les droits de la femme, sur divers points. importans de critique littéraire ou de philosophie, a été exactement l’opposé de ce que nous faisait croire une correspondante toujours prête à remplacer par ses propres vues celles de son illustre ami qui n’avaient pas réussi à la satisfaire. Et je voudrais maintenant résumer, en deux mots, le contenu principal de ces fameuses lettres, sûrement destinées ; à grandir encore en popularité, sous la forme définitive que ; vient de leur restituer l’érudit allemand.


« D’une façon générale, — écrivait Guillaume de Humboldt, le 2 août 1832, — je suis très ennemi de toute publication de correspondances privées. Celles-ci portent toujours l’empreinte de leur temps, des circonstances au milieu desquelles vivaient leurs auteurs ; et chaque année qui s’écoule entre leur date et celle où nous les lisons nous rend plus malaisé d’en comprendre le sens, la portée véritables. » Oui, je crois bien que, sur ce point-là comme presque toujours, le grand esprit que nous révèlent ces Lettres à une Amie avait raison contre son temps et le nôtre. Jusque dans ces Lettres, on l’a vu, un problème psychologique se découvre à nous, rendu à peu près insoluble par l’écoulement des années, et qui sans doute aurait semblé étrangement indiscret au vénérable protecteur et confident de Charlotte Diede, s’il avait pu prévoir qu’un jour viendrait où nous nous aviserions de discuter la nature de ses sentimens intimes à l’égard de son « amie. » La noble colère qu’il aurait éprouvée de notre impertinence l’aurait même empêché d’être sensible au surcroît de gloire qu’allait lui apporter la publication de ces lettres, qui seules, aujourd’hui, le maintiennent vivant dans la mémoire et le cœur de ses compatriotes. Mais peut-être, avec tout cela, entre toutes les correspondances intimes que l’on a cru devoir divulguer à notre intention, peut-être n’en existe-t-il pas dont une aussi grosse part se trouve, pour ainsi, dire, conçue « sous la catégorie de l’éternité. » Sans avoir d’autre objet que d’instruire, de divertir, de réconforter la pauvre femme à laquelle rattachait un lien mystérieux, l’un des plus grands hommes d’État de l’Europe moderne, et doublé encore d’un poète et d’un philosophe, a recueilli et nous a légué, dans ces lettres, tout le fruit de sa longue expérience des hommes et des choses.

Je m’étais attendu d’abord, en ouvrant les volumes publiés par M. Leitzmann, à y rencontrer un peu le pendant des Lettres à une Inconnue de notre Mérimée ; mais non, ni ce livre délicieux, ni aucun autre recueil de lettres que nous possédions ne sauraient être comparés aux lettres de Humboldt pour l’abondance, à la fois, et l’éminente portée générale des sujets traités. Portraits de contemporains célèbres, souvenirs et confidences anecdotiques, paysages, dont quelques-uns égalent en vérité pittoresque les plus belles peintures de Gœthe ou de Chateaubriand ; et toujours, à propos de chaque événement particulier de l’existence de l’auteur lui-même et de son amie, un éloquent chapitre de philosophie poétique ou de morale familière, tout semé de réflexions originales, d’ingénieux paradoxes, de comparaisons imprévues. Ou bien encore Humboldt entreprend de diriger les lectures de son amie : il lui explique l’intérêt des livres qu’il lui recommande, s’ingénie à lui faire comprendre la personnalité des écrivains, lui raconte de quel profit leurs ouvrages lui ont été, à lui-même.

Mais surtout l’attrait immortel de ces Lettres à une Amie leur vient de ce que, lettres d’amour ou de simple amitié, elles sont essentiellement des lettres de consolation. Depuis le jour où il a, en quelque sorte, obligé Charlotte Diede à renouer avec lui ses affectueux rapports d’autrefois, Guillaume de Humboldt paraît vraiment s’être donné pour unique mission de lui alléger le poids d’une vie qu’il devinait condamnée désormais à la solitude et à la souffrance. Il voulait que chacune de ses lettres fût, pour la pauvre femme, une source active de réconfort intellectuel et moral, — employant à cette tâche, avec tout son cœur, l’incomparable habileté psychologique qui naguère l’avait élevé au premier rang des hommes d’État de l’Europe. Et de cette consolation, destinée à l’usage particulier de l’ancienne amie de Pyrmont, il est bien sûr que la meilleure partie s’en est conservée et transmise jusqu’à nous, avec une fraîcheur, une clarté, une efficacité merveilleuses. Personne, aujourd’hui encore, ne saurait lire cette série de lettres sans prendre involontairement, à sa lecture, un singulier plaisir d’ordre tout intime, un peu pareil à celui que nous procurent des œuvres comme les charmans traités de saint François de Sales. Par là s’explique, évidemment, l’admirable fortune d’un livre dont il semble que les années n’agissent sur lui que pour en mieux dégager la vivante beauté : et je ne puis m’empêcher de penser que, même chez nous, forcément dépouillées du charme délicat de leur style, les Lettres à une Amie auraient de quoi devenir, pour maintes âmes, l’un de ces précieux « bréviaires d’internelle consolation » que rêvait volontiers de nous offrir, au soir de sa vie, l’auteur des Dialogues philosophiques et de Caliban.


T. DE WYZEWA.

  1. Il se pourrait, cependant, — car l’original de la lettre n’a pas été retrouvé par M. Leitzmann, — que ces derniers mots soient purement de l’invention de Charlotte Diede : car on verra tout à l’heure que celle-ci ne s’est pas fait faute d’altérer et d’enrichir, à sa fantaisie, le texte original de son correspondant.
  2. Mozart’s Briefe, ansgewœhlt und herausgegeben von Albert Leitzmann, 1 vol. in-18, Leipzig, 1910.