Une Vie d’amour - Aimée de Coigny
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 721-764).
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UNE VIE D’AMOUR

AIMÉE DE COIGNY ET SES MÉMOIRES INÉDITS

DEUXIÈME PARTIE[1]


VIII

Ces Mémoires de femme commencent par une philosophie de la Révolution française. Ils décrivent le cycle des causes et des conséquences qui devaient, après moins de vingt-deux ans, ramener sur le trône la famille chassée pour jamais. Ils offrent la grande aventure d’un peuple aux curiosités qui attendent les petites aventures d’une vie. La trace d’un pas léger s’efface d’elle-même sur le sable soulevé par la tempête : c’est dans celle tempête qu’Aimée de Coigny s’abrite contre les regards.

L’oubli de soi apparaît d’ailleurs, en ces pages, sous une forme plus sincère, plus désintéressée, plus méritoire. Nos guerres civiles avaient atteint la fortune, détruit les privilèges, pris la liberté, menacé la vie de cette femme. Quels prétextes et quelles excuses de se souvenir à travers ses ressentimens ! Or elle ne songe pas à ce qu’elle a souffert de la Révolution ; elle songe à ce que la France souffrait de l’ancien régime. « Une nation spirituelle, éclairée, n’a plus voulu se soumettre aux caprices d’une maîtresse ou même d’un maître, elle a refusé de payer de son travail, de ses privations et de son sang les guerres dont le motif et l’issue lui étaient étrangers ;… elle n’a plus voulu dépendre que de lois qui soumissent proportionnellement toutes les existences à porter en commun le fardeau des charges publiques… C’est pourquoi l’indulgence est entrée dans mon cœur, et les plus coupables excès ne m’ont paru que les exagérations de la chose vraiment utile et désirée. » Non seulement elle les excuse, elle les explique. L’hostilité des Français contre l’ordre ancien les a « poussés à le détruire avant de savoir celui qui leur conviendrait. La crainte de retomber dans un état qui leur était odieux les a fait courir à son extrémité opposée. » A son tour, le gouvernement incapable, corrompu, cruel et anarchique de la populace devait finir par une réaction d’unité, de gloire, d’ordre et de silence. Mais le dominateur qui a tout réduit en obéissance ne sait pas commander à lui-même. En Napoléon, c’est le génie militaire qui a été couronné ; le souverain n’a pas su remettre au fourreau l’épée du général. Les cercles de plus en plus vastes où elle étend la conquête et la spoliation des peuples préparent l’alliance de tous contre l’envahisseur commun, une disproportion de forces telle que nul génie ne la pourra combler, une revanche où chaque nation dépouillée exercera à son tour ses représailles sur la terre de France, et le démembrement de la patrie est au terme de ses victoires. Donc, non seulement les maux que la France espérait guérir en détruisant l’ancien régime durent toujours ; ils se sont aggravés au point de compromettre, outre les droits individuels, l’existence nationale, et la réforme voulue en 1789 reste plus que jamais inaccomplie et nécessaire.

Ces considérations préparent à ne pas s’étonner si, contre le géant Goliath, une petite pierre se glisse dans la fronde d’un David obscur ; à ne pas sourire, lorsque, à l’heure où Napoléon achevait par l’invasion de la Russie la conquête du continent, commence le récit de la guerre déclarée par M. de Boisgelin à Napoléon.


— Au train dont vont les choses, me dit un jour M. de Boisgelin, le monde va pencher sur nous et qu’est-ce qui nous soutiendra ? Que ferons-nous du héros vaincu ? Et, supposé que la France, dans laquelle vous et moi sommes nés, soit, par la suite, la seule qui nous reste, que feront les Français de leurs habitudes de millionnaires, une fois rentrés dans leur petit patrimoine ? Cet homme, pour qui nos moindres frontières sont le cours du Rhin et les Alpes, n’aura plus la place de signer « empereur des Français. » Cela dépassera notre territoire ; nous n’en aurons plus assez pour porter l’ex-maitre du monde… dépouillé, bien que restant maître du pays qui faisait l’orgueil de Louis XIV. — Eh bien ! lui dis-je, il ne faut plus le garder pour maître ; renonçons à lui et à l’Empire. — Il ne peut être ici question d’un Président, ni de Congrès comme aux États-Unis… Toutes les utopies qui noircissent le papier chez nous et qui ont rougi les places publiques pouvaient s’essayer là, sans inconvénient, où l’espace est immense, le peuple peu nombreux, jeune, uni, où l’intérêt commun n’est divisé ni par les amours-propres, ni par les souvenirs. Ici, il faut un gouvernement protecteur des intérêts de tous, où les lois posent les limites des pouvoirs, et dont la forme soit monarchique, les rangs distincts. Il faut un gouvernement où la discussion soit confiée à deux Chambres qui consentent l’impôt ; que la représentation repose sur la propriété : et que cette propriété, plus considérable dans la Chambre des Pairs, assure l’indépendance de ses membres, dont les titres et les droits doivent être héréditaires. Qu’on parte de partout à toute heure, j’y consens, pour arriver à ce grand but ; mais que la carrière qui y conduit soit marquée par de grands services, et par une grande fortune, qui rend bien plus sûrement indépendant toute sa vie que le plus noble caractère, sujet peut-être à des faiblesses. Dans ce gouvernement, dont la liberté doit être le résultat ou établira un trône héréditaire où sera placée une famille qu’on a eu l’habitude de voir dans l’exercice de la suprême puissance, afin que le respect dont elle sera l’objet ne soit pas dérisoire et que tout ambitieux qui se sent de l’audace et du talent ne nourrisse point l’espoir de s’emparer de cette première place. — Vous abandonnez donc, lui dis-je, toute idée de régence ?

— Je ne l’ai jamais eue, me répondit-il. Ce serait Napoléon le Petit substitué à Napoléon le Grand.


Dès 1812, un royaliste disait le mot de Victor Hugo crut trouver en 1852, et donnait contre « le règne d’un enfant de deux ans » la raison décisive. Napoléon fût-il écarté, si l’Empire est maintenu, l’influence passe à une féodalité de grands vassaux, hommes de guerre, d’administration ou de cour, dotés en revenus ou domaines étrangers, et qui, sous le nom d’un enfant, régneraient en France.


Ces personnes, qui tiennent leurs litres de la victoire et dont les services sont fondés sur les grandes aventures des batailles, craignent de reculer dans leur position particulière à chaque déroute, comme ils ont avancé à chaque triomphe ; car nos grands, que la défaite ruine et menace de ridicules métamorphoses, espèces d’êtres fantastiques dont le pied est paysan français et la tête comte, duc ou roi étranger, frémissent à l’idée de toucher le sol natal, comme si, par cette pression, le prestige de leur grandeur devait s’évanouir. Quel est celui qui, en entrant dans l’enceinte de la vieille France, pourrait s’écrier : « Rien n’est perdu de ce qui nous appartient, nos lois nous restent, nous sommes tous chez nous et Français ! « Joachim le roi de Naples revient en France, mais c’est Murat l’aubergiste ; peut-être même le prince de Suède, mais c’est Bernadotte le soldat ; le prince de Wagram, les ducs de Dantzig, de Bassano, mais c’est Berthier l’ingénieur, Lefebvre le soldat aux gardes, Maret le commis. Ils voudront ravoir ce qu’ils nomment le patrimoine de leurs enfans, et, comme il est situé chez l’étranger, ils ruineront la France en efforts pour l’acquérir.

— Peut-être ces considérations-là, lui dis-je, pourront-elles décider à appeler M. le Duc d’Orléans. Quand une fois j’eus dit cette parole, étonnée du chemin que j’avais fait, j’ajoutai : « Eh bien ! trouvez-vous que je vous cède assez ? — Non certes, me dit-il, vous embrouillez toutes les questions et vous faites de la révolution. Vous prenez un roi électif dans la famille du roi légitime et vous introduisez la turbulence dans ce qui est destiné à établir le repos. Monsieur, frère du roi Louis XVI, est une chose : c’est une partie de la forme du gouvernement dont la légitimité est une des bases ! mais M. le Duc d’Orléans n’est qu’un homme, qui ne mérite pas le trône par ses services personnels et qu’on n’y placerait qu’en mémoire des crimes de son père. — Mais enfin, repris-je avec impatience, il ne faut cependant pas nous dissimuler que le Roi que vous demandez, afin de terminer les mouvemens révolutionnaires, est si blessé par la Révolution, tellement maltraité par elle, qu’il doit l’avoir en horreur, et les malheureux émigrés qui l’entourent, s’ils ont la puissance, voudront retourner la roue révolutionnaire dans l’autre sens, et, écrasant en toute justice et en conscience ceux qui ont écrasé, ils détruiront la race vivante. Est-ce comme cela que vous entendez le repos et la paix ?… — Mon Dieu, me dit M. de Boisgelin, que vous raisonnez mal ! Ce que vous dites aurait quelque apparence si, dans un moment de repentir et d’élan, le peuple français en larmes se prosternait aux pieds d’un roi Bourbon pour lui rendre sa couronne en se mettant à sa merci. Je ne répondrais point alors de la cruauté de ses vengeances, parce que je ne me fais garant ni de sa générosité, ni de sa force. Mais je ne parle que d’une combinaison d’idées dans laquelle la légitimité entrerait comme le gage du repos public, et d’une forme de gouvernement où le trône, ayant une place assignée, légale et précise, se trouverait partie nécessaire du tout, mais serait loin d’être le tout. Je demande que la représentation française se compose de deux Chambres et du trône, et que sur ce trône, au lieu d’un soldat turbulent ou d’un homme de mérite aux pieds duquel (comme vous l’avez bien observé) notre nation, idolâtre des qualités personnelles, se prosternerait, je demande, dis-je, qu’on place le gros Monsieur, puis M. le Comte d’Artois, ensuite ses enfans et tous ceux de sa race par ordre de primogéniture, attendu que je ne connais rien qui prête moins à l’enthousiasme et qui ressemble plus à l’ordre numérique que l’ordre de naissance, et conserve davantage le respect pour les lois, que l’amour pour le monarque finit toujours par ébranler.


« Je veux du nouveau, » concluait plaisamment le défenseur du droit historique, et c’était en effet du nouveau que ce royalisme où il y avait tant de confiance dans la monarchie et si peu dans le monarque. Les problèmes de gouvernement ne préoccupaient qu’un fort petit nombre de royalistes. Ce n’était pas la moins funeste conséquence de la royauté absolue que d’avoir désappris à la noblesse, autrefois si hardie, le courage intellectuel, comme si le souci de l’intérêt public eût été une usurpation sur le droit du prince. Le zèle ne brûlait plus qu’en encens. M. de Boisgelin voulut se concerter avec les principaux du parti : « MM. Edouard de Fitz-James et Mathieu de Montmorency désiraient comme lui revoir les Bourbons en France, mais avaient moins combiné les moyens de les maintenir. » La plupart des gentilshommes réduisaient leur rôle à ramener le Roi. Comme le Roi était oublié de la France, comme ils n’avaient, sous un gouvernement de haute police, aucun moyen de gagner l’opinion, comme enfin le consentement du peuple n’eût rien ajouté au droit du souverain, ils comptaient sur eux seuls pour rétablir leur maître. Toute leur politique était d’épier l’occasion, et tout leur espoir était de dissimuler, à la faveur d’une surprise, leur petit nombre par leur énergie. Ils s’étaient, pour cette action, organisés çà et là par petits groupes, et vérifiaient de temps à autre les amorces de leurs pistolets. Leurs relations de parenté et d’amitié facilitaient leur recrutement et leurs mots d’ordre, l’honneur les protégeait contre les trahisons, une discipline acceptée pour le combat satisfaisait leur goût traditionnel des armes, le complot amusait d’un mystère héroïque l’oisiveté de leur vie, et sans les beaucoup exposer, puisque leur devoir était d’attendre le signal de princes prudens. La certitude qu’une armée de volontaires fût prête à se lever sur un signe faisait goûter aux prétendans jusque dans l’exil la joie du pouvoir, et l’hommage d’une confiance qui s’en remettait de tout à eux les rassurait pour l’avenir. Les princes préfèrent les sujets qui obéissent à ceux qui pensent.

M. de Boisgelin, après s’être enquis de cette organisation, « des forces qu’on en pourrait tirer, après avoir reconnu qu’il n’existait ni plan, ni chef, » vit clairement combien peu la royauté avait à espérer des royalistes. Aucune voie de retour ne s’ouvrirait pour les Bourbons, ni pour la liberté légale, avant le jour où une partie des serviteurs jusque-là fidèles à l’Empire apporteraient à la cause royale leur expérience du sentiment national et leur lassitude du despotisme. M. de Boisgelin prévit ce concours, discerna l’homme de qui il fallait d’abord l’obtenir, et, dès 1811, mit son espoir dans la défection du prince de Bénévent. Deviner dans le grand dignitaire de l’Empire le restaurateur de la royauté, consentir que l’évêque marié bénît les secondes noces de la monarchie très chrétienne et déjà France, était d’un politique. Et, s’il avait mis tant de soin à convaincre Mme de Coigny, c’était pour atteindre, par elle. M. de Talleyrand.


IX

M. de Talleyrand, soit qu’il n’eût pas pu, soit qu’il n’eût pas voulu rester en faveur, était alors en disgrâce, et rendu, par la dispense de servir, à la liberté de juger. S’il avait dit que la parole est donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, il prouvait que, pour faire connaître sa pensée, le silence suffit à l’homme. Son mutisme donnait l’impression que, seul peut-être des ouvriers employés par le maître, il osait voir les erreurs du génie. Ce n’est pas dans son caractère qu’était cette fermeté, mais dans son intelligence. Les prodiges de nos armes avaient déconcerté sans le détruire son instinct de la mesure, son goût des succès raisonnables : il n’avait pas cessé de désirer pour la France une primauté compatible avec l’équilibre et l’indépendance de l’Europe. Habitué à servir tous les gouvernemens, à les quitter à l’heure où ils menaçaient ruine, grandi par la disgrâce comme s’il eût prévu tous les malheurs auxquels il n’avait pas été admis à collaborer, il semblait le plus prêt à désespérer de l’Empire, le plus apte à grouper un parti par ses relations et son habileté, le plus persuasif par son seul exemple. Car les hommes connus pour leur fidélité au succès apportent une grande force aux causes qu’ils adoptent : on les suit de confiance et, ainsi, en même temps qu’ils pressentent la fortune, ils la décident.

Mme de Coigny était assez liée avec M. de Talleyrand pour que ses visites semblassent naturelles : cet ambassadeur féminin trouvait son immunité dans son sexe, qui lui permettait des audaces, des indiscrétions et des retraites interdites à un homme. Elle commença ses reconnaissances durant l’été de 1812, tandis que la Grande Armée s’avançait en Russie. Elle n’a pas de peine à obtenir que, « en tête à tête, » il s’exprime avec sévérité sur l’Empereur. « Cherchant à tirer parti pour notre projet de 1 intimité qui existait entre moi et M. de Talleyrand, j’allais, comme je l’ai dit ci-dessus, passer seule avec lui le matin une heure ou deux, mais je n’osais parler d’avenir. Souvent, après m’avoir montré en homme d’Etat les maux que l’Empereur causait à la France, je m’écriais : « Mais, monsieur, en savez-vous le remède ? pouvez-vous le trouver ? existe-t-il ? » Il n’écoutait point ma question ou éludait d’y répondre. » Il ne répondait pas, parce qu’il interrogeait lui-même : tandis que ce gazouillement politique de jolies lèvres murmurait près de lui, il prêtait l’oreille au bruit d’armées qui faisait trembler la terre à l’Orient. Certain que la lutte devait se terminer par l’écrasement de « l’Homme » sous la masse de l’Europe, mais aussi que le génie pouvait suspendre le cours logique des choses, il ne voulait pas se trouver, par son hostilité, en avance sur les revers de l’Empereur. Un jour enfin, il se déclare : c’est à l’éloquence de deux faits qu’il se rend. La conspiration de Mallet et la retraite de la Grande Armée prouvent que le maître n’est invulnérable, ni au dehors, ni au dedans.


Il faut le détruire, dit Talleyrand, n’importe le moyen ! — C’est bien mon avis, lui répondis-je vivement. — Cet homme-ci, continua-t-il, ne vaut plus rien pour le genre de bien qu’il pouvait faire, son temps de force contre la dévolution est passibles idées dont il pouvait seul distraire sont affaiblies, elles n’ont plus de danger, et il serait fatal qu’elles s’éteignissent. Il a détruit l’égalité, c’est bon ; mais il faut que la liberté nous reste, il nous faut des lois : avec lui, c’est impossible. Voici le moment de le renverser. Vous connaissez de vieux serviteurs de cette liberté, Garat, quelques autres ; moi, je pourrai atteindre Sieyès, j’ai des moyens pour cela. Il faut ranimer dans leur esprit les pensées de leur jeunesse, c’est une puissance. Leur amour pour la liberté peut renaître. — L’espérez-vous ? lui dis-je. — Pas beaucoup, répond-il ; mais il faut le tenter.


Tout à coup Napoléon « saute de sa chaise de poste sur son trône, » et l’on apprend son retour imprévu aux Tuileries.


Grenouilles aussitôt de rentrer dans les ondes,
Grenouilles de gagner leurs retraites profondes.


Lui revenu, ce sont maintenant les revers qui semblent lointains : il demande des armées, la France les donne, déjà il les organise, et sa présence ôte aux Français les plus déterminés la veille l’espoir de résister. Mme de Coigny et M. de Boisgelin quittent Paris pour trois mois et, durant la campagne de 1813, M. de Boisgelin ne confie son plan qu’à une personne, il est vrai la plus considérable et la plus nécessaire à gagner. Il rédige en forme de lettre un Mémoire pour le Roi, expose « les chances de retour que pourrait avoir la famille des Bourbons, si elle entrait dans la volonté du siècle, en substituant présentement la forme monarchique constitutionnelle au sceptre absolu qu’avaient porté ses ancêtres… Les détails donnés étaient positifs, et le Mémoire un vrai chef-d’œuvre de clarté, de patriotisme et de courage. » La lettre sera envoyée lorsqu’on la pourra dater d’une défaite décisive pour « l’usurpateur, » et que la chance d’un avènement prochain rendra utiles à Monsieur les sacrifices de principes.

Cependant, après quelques succès stériles, la retraite de nos armées se continuait de Russie en Allemagne. Napoléon n’était plus seulement vaincu par la nature, mais par les hommes. Il reculait, dans cette voie douloureuse, suivi, bientôt précédé par les défections, et se trouvait seul contre toute l’Europe, quand il dut s’ouvrir, par le combat de Hanau, la France où l’invasion le poursuit. Ces malheurs avaient rendu la parole au Corps législatif. Il ne refusait pas des soldats, mais réclamait des garanties pour le repos à venir. Le mot de liberté, soufflé tout bas par Talleyrand vers la fin de 1812, était, avant la fin de 1813, dit tout haut par la Chambre à l’Empereur même. Et, quand il quitta Paris pour commencer la campagne de 1814, Mme de Coigny recommença ses visites à M. de Talleyrand.


Tout Paris venait le voir en secret et en tête à tête. Chaque personne qui sortait, rencontrant celle qui entrait, semblait dire : Je vous ai devancé, c’est moi qui l’ai pour chef.

Après nous être entretenus du malheur des temps, du progrès des ennemis en France, je lui dis que ce que je craignais le plus était de voir la paix conclue au milieu de ce désordre et de rentrer sous le sceptre d’un guerrier battu. — Mais il ne faut pas y rester, me dit-il. — A la bonne heure, lui répondis-je, mais que faire ? — N’avons-nous pas son fils ? reprit-il. — Pas autre chose ? m’écriai-je. — Il ne peut être question que de la régence, me dit-il en baissant les yeux et du ton grave qu’il affecte quand il ne veut pas être contrarié… J’osai le contrarier, car le temps était précieux.


Plusieurs entretiens suivent où, d’argumens en argumens, le prince passe par les mêmes étapes qu’elle avait parcourues elle-même, se rabat de la régence sur le compromis orléaniste ; où elle, répétant M. de Boisgelin, montre l’erreur soit de laisser le pouvoir si près du dominateur insatiable, soit de préférer, si l’on restaure la royauté, une branche gourmande au tronc séculaire ; où l’homme d’Etat propose les remèdes de bonne femme, où la femme le ramène à la cure efficace de la Révolution.


Enfin, un jour, il se leva, fut à la porte de son cabinet de tableaux et, après s’être assuré qu’elle était fermée, il revint à moi levant les bras en me disant : « Madame de Coigny, je veux bien du Roi, mais… » Je ne lui laissai point motiver son mais et, lui sautant au cou, je lui dis : « Eh bien ! monsieur de Talleyrand, vous sauvez la liberté de notre pauvre pays en lui donnant le seul moyen pour lui d’être heureux avec un gros roi faible qui sera bien forcé de donner et d’exécuter de bonnes lois. » Il rit de mon genre d’enthousiasme, puis il me dit : « Oui, je le veux bien, mais il faut vous faire connaître comment je suis avec cette famille-là. Je m’accommoderais encore assez bien avec M. le Comte d’Artois, parce qu’il y a quelque chose entre lui et moi qui lui expliquerait beaucoup de ma conduite. Mais son frère ne me connaît pas du tout : je ne veux pas, je vous l’avoue, au lieu d’un remerciement, m’exposer à un pardon ou avoir à me justifier. Je n’ai aucun moyen d’aboutir à lui et… — J’en ai, lui dis-je en l’interrompant. M. de Boisgelin est en correspondance avec lui et, dans ce moment, il a une lettre prête à lui être envoyée. Voulez-vous la voir ? — Oui, certes, venez demain me l’apporter, je meurs d’envie de la lire, » me répondit-il assez vivement.

Je ne puis encore me rappeler sans émotion le plaisir que j’éprouvai au moment où je crus voir l’accomplissement du vœu le plus vif et le plus pur que j’aie jamais formé. Je me rendis rapidement chez moi, où M. de Boisgelin m’attendait, et je lui criai en entrant : « Il est à nous, il veut lire votre lettre au Roi. » Rien n’égala le transport de joie de Bruno.

Nous nous mîmes à copier la lettre en soignant très fort le paragraphe dans lequel il était question de M. de Talleyrand. L’explication abrégée quoique générale, de sa conduite, sa haute position politique et l’impossibilité que, sans lui, le Roi pût jamais parvenir au trône, tout cela fut tracé d’une main assez habile. Le lendemain, je me rendis rue Saint-Florentin, avec mon papier dans mon sac. A peine fus-je entrée dans, la chambre à coucher que, fermant la porte avec précaution, M. de Talleyrand me dit : « Asseyez-vous là, et lisons. » Il prit la lettre et, d’une voix basse, mais intelligible, il commença à lire très lentement. A mesure qu’il avançait, il disait, en s’interrompant : « C’est cela : à merveille. C’est parfait. C’est expliqué admirablement ! » Enfin, quand il en vint au paragraphe qui le regardait, il eut un mouvement très marqué de satisfaction et le relut encore. Lorsqu’il eut achevé toute sa lecture, il la recommença plus lentement, pesant et approuvant tous les termes ; ensuite il me dit : « Je veux garder cela et le serrer. — Mais cela va vous compromettre inutilement. — Bah ! me répondit-il, j’ai tant de motifs de suspicion, celui-là me plaît. » J’exigeai cependant qu’il le brûlât, et, allumant une bougie à un reste de feu presque éteint qui était dans l’âtre, il tortilla le papier en s’approchant de la bougie, le jeta enflammé dans la cheminée et croisa dessus la pelle et la pincette pour empêcher que les cendres ne s’envolassent par le tuyau. « On n’apprend qu’avec un homme d’État, lui dis-je, à anéantir un secret bien secrètement. »

Après cette petite opération, M. de Talleyrand se retourna de mon côté et me dit : « Eh bien ! je suis tout à fait pour cette affaire-ci, et, dès ce moment, vous pouvez m’en regarder. Que M. de Boisgelin entretienne cette correspondance, et, nous, travaillons à délivrer le pays de ce furieux ! Moi, j’ai des moyens de savoir assez exactement ce qu’il fait. J’ai avec Caulaincourt un chiffre et un signe convenus, par lesquels il m’avertira, par exemple, si l’Empereur accepte ou non des propositions de paix. Il faut parler hautement de ses torts, de son manque de foi à tous les engagemens qu’il avait pris pour régner sur les Français. On ne doit pas craindre de prononcer encordes mots nation, droits du peuple, il s’agit de marcher, et l’expérience a resserré en de justes bornes l’expression de ces mots-là. » Je revins chez moi enchantée et jamais M. de Boisgelin n’a goûté une joie plus pure.


Talleyrand, qu’ils croient lié, a seulement ajouté un fil à l’entrelacement des combinaisons qui aboutissent à sa main attentive et encore immobile : il lui suffit d’être rattaché à tout ce qui devient possible. Vous rappelez-vous, dans Guerre et Paix, Kutusow ? Il est à Borodino : de tous côtés lui parviennent les nouvelles, partout on demande ses instructions, ses secours, sa présence ; lui, ne décide, ni n’apparaît, ni ne se meut. Il laisse mûrir la bataille. Tandis qu’on attend ses ordres, il attend les ordres de la fortune, il sait n’être que le premier lieutenant de l’occasion. Et, alors seulement qu’elle apparaît et commande, cet entraîneur d’hommes les mène où il la suit. De même Talleyrand, pour se décider lui-même, veut connaître les desseins définitifs des souverains, qui ne sont pas d’accord entre eux, et de Napoléon, qui, tantôt résigné à traiter, tantôt ardent à combattre, ne semble pas d’accord avec lui-même. Le Congrès de Châtillon apporta cette clarté décisive. L’entente de l’Europe s’était formée : pour obtenir la paix, la France devait reculer jusqu’à ses frontières de 1789. Si un Français ne pouvait anéantir, par son consentement à une telle paix, toutes les conquêtes de la Révolution, c’était le chef couronné de cette révolution, et couronné par ses victoires. Son incapacité à rien retenir non seulement des royaumes rattachés par lui contre la nature à la France, mais des frontières naturelles gagnées par les généraux de la République sur l’Europe provocatrice, deviendrait-elle le titre de Napoléon à régner sur le vieux sol acquis par l’ancienne royauté ? Une telle paix, Napoléon l’avait dit lui-même, ne pouvait être signée que par la famille absente de l’histoire depuis 1789, par les Bourbons. Lui, devait vaincre ou disparaître. Talleyrand juge l’avenir fixé. Il ne se contente plus de recevoir Mme de Coigny, il se rend chez elle.

Un jour, M. de Talleyrand vint me voir et me dit : Il serait nécessaire d’arranger tout ceci d’une manière noble et sérieuse. Bonaparte vient encore de refuser la paix à Montereau. Son petit succès lui tourne la tête, et il parle de retourner à Vienne. Si la paix qu’on est encore décidé à offrir à Napoléon se fait, tout est perdu… Il faut que, lorsque le Sénat s’assemblera, il nous tire d’affaire… Voici ce que, par son droit naturel de conservateur des lois fondamentales, il peut faire. Qu’un de ses membres monte à la tribune pour dénoncer Napoléon en disant qu’ayant été élu Empereur aux conditions qu’il n’a pas tenues, le contrat est annulé et il est déclaré perturbateur du repos public et mis hors la loi. Que le Sénat, ensuite, se constitue en assemblée nationale ; qu’il envoie aux députés l’ordre de s’assembler et de délibérer, et, reconnaissant leur mandat comme suffisant, qu’ils déclarent la France monarchie constitutionnelle avec trois ou quatre lois bien faites qui indiquent clairement les libertés du peuple et prendront le nom de charte ou de lois constitutionnelles, comme on voudra. Alors, qu’il appelle le frère de Louis XVII sur le trône et qu’il fasse adhérer le peuple à ce vœu en faisant ouvrir des registres où chaque citoyen sera invité à écrire son nom ; qu’il fasse un appel aux armées et qu’il envoie une députation aux princes coalisés pour leur faire part de cet événement en les invitant à repasser le Rhin pour commencer là les préliminaires de la paix. Voyez Garat, ajouta-t-il, il y a là de quoi remuer une âme patriotique et faire les plus belles phrases du monde sans danger, c’est là ce qu’il faut répéter souvent. Cette persuasion peut encore faire des héros. Qu’on voie Lambrecht, Lenpir, Laroche, je ne sais qui, ces patriarches de révolution qui savaient si bien démolir les trônes avec les mots de patrie, tyrannie, liberté. S’ils les prononcent, nous sommes sauvés. Je vais faire, de mon côté, ce que je pourrai pour leur faire sentir qu’en s’y prenant ainsi, ils passent un véritable contrat entre le monarque et le peuple.


Par la collaboration de nos malheurs éclatans et de son activité invisible, le plan qu’il traçait à la fin de février devenait de l’histoire au commencement d’avril.


X

Que la parole ardente d’une femme à un politique incertain encore ait, comme le premier souffle du vent sur la voile pendante, vaincu l’inertie et orienté le scepticisme de Talleyrand, et par suite décidé de la Restauration, telle est la plus nouvelle des anecdotes racontées par ces Souvenirs. C’est afin d’établir ce fait qu’ils ont été composés, et c’est la précision du détail qui donne un intérêt à leur témoignage. L’origine minuscule qu’ils attribuent à un grand événement n’est pas un motif de les suspecter. Car, s’il y a une logique des affaires humaines, si la philosophie de l’histoire découvre leurs enchaînemens et admire dans l’ensemble des faits leur suite, raisonnable, une exacte proportion n’existe pas entre chacune des circonstances qui se succèdent. L’histoire est ordre, parce que rien d’important et de durable ne modifie l’existence des sociétés sans être justifié en raison. L’usage que les hommes font de leur libre arbitre entraîne des conséquences nécessaires, et elles s’imposent à eux malgré eux : c’est cette loi de morale et d’équité qu’on appelle la force des choses quand on ne la veut pas nommer la force de Dieu. Mais cette force qui domine le monde ne s’y établit pas d’elle-même et toute seule. Pour ouvrir passage aux conséquences les plus inévitables et les plus prêtes, il faut des incidens, gestes de l’homme, et ils peuvent être capricieux, imprévus, illogiques, légers, infimes, comme lui-même. Il met ainsi la marque de son inconsistance dans l’œuvre d’ordre à laquelle il collabore. Si bien qu’à examiner pourquoi les choses se suivent, on satisfait la raison, et qu’à voir comment elles surviennent, on la déconcerte. Le monde obéit à des lois promulguées par des hasards.

Napoléon, pour avoir vaincu trop de peuples, doit périr sous leurs forces coalisées, el, comme il représente le droit de la Révolution, sa chute fera la place aux représentans du droit traditionnel : ces conséquences préparées de loin, qui en 1814 sont prêtes, voilà la part de la justice et de la morale. Dès que, nécessaires, elles frappent à la porte de l’histoire, le moindre incident la leur ouvrira, fût-ce par les mains les plus indifférentes à la morale et à la justice. Et le retour de la monarchie très chrétienne a pu avoir pour occasion la rencontre d’une femme qu’un amour illégitime a acquise au gouvernement légitime, avec un évêque passé à l’incrédulité, un noble passé à la Révolution, un républicain passé à l’Empire et qui voit avantage à se contredire une fois de plus : voilà la collaboration de l’infirmité humaine aux actes nécessaires de l’histoire.

De cette infirmité les Mémoires apportent une autre et plus importante preuve. S’ils ont une valeur historique, c’est de bien mettre en lumière les motifs des hommes qui préparèrent la Restauration. Les conversations de Boisgelin et de Talleyrand sont comme les confidences des deux partis qui se coalisèrent pour ramener Louis XVIIL C’est pour supprimer le despotisme qu’ils veulent rétablir la royauté : voilà la pensée commune aux royalistes fidèles et aux révolutionnaires lassés. Napoléon les a dégoûtés des grands princes. Il obsède la pensée de tous les Français qui travaillent à se passer de lui ; c’est contre lui qu’ils se défendent encore par leurs précautions contre ses successeurs ; c’est à la vie dévorante d’un génie omnipotent qu’ils ne veulent plus livrer les droits de tous et la paix du monde. Aussi s’accordent-ils à comprendre que, pour rendre à la nation ses droits, il ne suffit pas de rétablir le pouvoir royal, il faut le transformer. Car Napoléon n’a fait que recueillir et parfaire, avec sa plénitude d’autorité, les prérogatives conquises par les rois sous l’ancien régime, et c’est un Bourbon qui a dit le premier : « L’Etat, c’est moi. » L’ancien régime avait fini par porter tout entier sur deux certitudes : que l’ordre dans la société est l’exercice de toute l’autorité par un seul pouvoir ; et que ce pouvoir appartient au roi.

Si les réformateurs, fils d’un siècle qui se prétendait philosophe, se fussent fait une philosophie de l’autorité, voici ce qu’ils auraient vu. La plus haute, la plus étendue, la plus nécessaire des autorités est la morale, qui, donnant des certitudes sur le bien et le mal, donne des lois à la vie privée et à la vie publique : or, la morale ne serait ni immuable, ni commune à toutes les nations, ni supérieure aux plus élevés de ceux qui gouvernent, si elle dépendait d’un pouvoir humain. La morale doit avoir pour sanction une justice distributive qui empêche les méchans de troubler la paix des bons et l’effort de la société vers sa destinée : la justice ne saurait être aux caprices d’un homme, car, s’il commande contre la morale, l’obéissance détruirait la justice même. Le savoir qui associe l’homme à la vie générale et, par la connaissance du passé et du présent, amasse, pour le durable profit de l’avenir, les leçons des faits fugitifs n’a pas moins besoin d’indépendance, car il est la vérité, et que deviendrait une vérité soumise aux passions de ses justiciables ? Si la morale, la justice, la science sont les premiers et universels souverains de toute société, dans aucune société les intérêts, même ceux que la volonté humaine a droit d’arbitrer à son gré, ne sont tous massés, confondus, indivisibles par nation. La vie humaine s’alimente par le travail, le travail par la diversité des métiers, et l’échange de services innombrables et quotidiens qui se nomme la civilisation a pour unique garantie le juste équilibre entre les avantages offerts à chaque profession et l’avantage assuré au public pour lequel toutes sont faites. Or pour établir ces lois régulatrices du travail et discerner les causes de succès ou d’insuccès si obscures, si nombreuses, si spéciales à chaque profession, qui possède compétence ? sinon les hommes attachés à chacune par l’expérience, l’intérêt et l’honneur ? Comme la solidarité unit les hommes à travers les distances, par la similitude des travaux, elle associe, malgré la différence des conditions, ceux qui vivent groupés par le voisinage. La commune, son nom même l’indique, forme entre ses habitans la société la plus ancienne, la plus complète, et la plus familière d’intérêts immédiats et quotidiens : église, école, police, marchés, voirie, taxes, toutes les activités collectives de cette famille agrandie apportent à chacun de ses membres avantage ou préjudice, paix ou guerre, le touchent dans cet étroit espace par des contacts dont la douceur ou la blessure se renouvellent sans cesse. Même les infiniment petits, quand ils se mêlent constamment à la vie, suffisent à lui apporter de grandes joies ou de grandes douleurs, et qui sait le mieux les désirs et les besoins de la commune, sinon la commune ? De même le cohéritage des souvenirs historiques, les analogies du climat, du sol, des travaux, des caractères, des coutumes, assemblent les communes par provinces : qui encore peut comprendre et servir le mieux chaque province, sinon elle-même ? Les provinces enfin se rattachent les unes aux autres pour représenter dans le monde les idées et la force d’une race et d’une pairie communes. C’est cette unité qui avait trouvé dans le roi son gardien et son symbole. Il était la défense du sol national, la conquête du sol ennemi, la sollicitude du rang qu’un peuple doit tenir parmi les peuples, la prévoyance lointaine et l’énergie continue des mesures intérieures qui préparent la nation à son rôle dans le monde.

Loin que la royauté fût, en date, en étendue, en importance, la première des autorités, elle venait, par son avènement historique, la dernière, et, si les intérêts dont elle avait charge n’étaient pas les moins élevés, ils étaient les plus étrangers aux préoccupations habituelles des hommes et au gouvernement de leur vie quotidienne. L’Etat, de par sa fonction, avait le droit d’empêcher que les intérêts individuels, locaux ou corporatifs n’oubliassent, dans l’égoïsme de leur autonomie et dans l’ardeur de leurs rivalités, l’union nécessaire de la race ; Il devait par son arbitrage concilier ces indépendances avec l’unité. Il n’avait pas plus mission pour se substituer aux autorités particulières de chaque groupe humain que pour se subordonner les puissances civilisatrices de toute société. Or, non seulement la famille de Bourbon avait supprimé l’autonomie des communes et des provinces, non seulement elle avait fini par anéantir toute indépendance corporative et fixer seule la loi et le sort de toutes les professions, mais elle avait, en étendant ses prises sur les Universités, sur les Parlemens et sur l’Eglise, prétendu à la souveraineté sur le savoir, la justice et la morale. Cet universel étouffement avait assuré à la royauté la toute-puissance partout où il avait détruit la vie, mais toutes ces morts n’avaient pu la défendre quand elle fut attaquée à son tour. L’œuvre avait été reprise par le plus prodigieux des hommes. Après quatorze ans, il succombait écrasé sous le poids de la toute-puissance. Preuve tragique, renouvelée, évidente, que les deux postulats de la monarchie absolue étaient faux, et que, pour revenir à la vérité, et par la vérité à l’ordre, il fallait briser d’abord l’universelle usurpa lion contenue dans l’unité du pouvoir, délivrer de la prison centrale où elles avaient été toutes jetées, et rendre à leurs places naturelles dans toute la France, des autorités multiples comme les intérêts, distinctes comme les compétences, indépendantes comme les droits.


XI

Mais un tel changement dépassait la force de pensée que les réformateurs d’alors apportaient à leur œuvre. Tous s’accordent à omettre l’essentiel. Pour l’autonomie de la commune, de la province, du travail, de la science, de la justice, de l’église, rien. Tous les intérêts continueront à être gouvernés en bloc par un mandataire universel. Toute la nouveauté se borne à changer ce mandataire. Ce ne sera plus le Roi ou l’Empereur, ce sera le Parlement qui décidera tout, au nom de la nation.

Qu’appellent-ils la nation ? Est-ce la totalité de ceux qui ont des besoins, des désirs, et par suite ont à espérer ou à craindre de l’autorité ? Si les intérêts ne sont pas admis à parler chacun avec sa voix distincte et ses représentans particuliers, du moins tous les Français seront-ils admis à grossir de leurs vœux confondus cette clameur commune qui donnera à la France sa représentation unique ? Et y aura-t-il quelque chance que, tous étant pour quelque chose dans le pouvoir du Parlement, tous soient pour quelque chose dans sa sollicitude ? Non. Royalistes ou révolutionnaires, les réformateurs ont trop connu la démagogie pour ne pas refuser toute part d’autorité à la multitude. Au pouvoir de tous et au pouvoir d’un seul, ils veulent substituer le gouvernement des meilleurs.

Qui sont les meilleurs ? C’est là que diffèrent l’opinion de Boisgelin et celle de Talleyrand.

Boisgelin, pour rétablir une aristocratie, songe naturellement à la noblesse, dont il est. Mais il reconnaît que, pour se servir de cette noblesse, il la faut transformer. Une aristocratie véritable est celle qui assure une influence privilégiée dans l’Etat aux hommes illustrés par des services rendus à l’Etat. La certitude de mieux exciter leur zèle en les récompensant jusque dans leur descendance, la chance incertaine, mais assez fréquente, que des vertus se transmettent avec le sang, l’avantage de confier des intérêts durables à des familles durables comme eux, expliquent l’hérédité des privilèges. Mais une aristocratie digne de ce nom, aussi soucieuse de se rajeunir que de se perpétuer, proportionne l’influence aux services, anciens ou récens. La noblesse française, à mesure que se réduisait son rôle dans la vie nationale et qu’elle pouvait moins s’honorer de services présens, était devenue plus vaine des services passés. Elle avait de plus en plus mesuré l’honneur des familles à leur antiquité, et, non contente d’être un corps héréditaire, avait voulu devenir un corps fermé. Tout ce qui vit sans se renouveler dégénère, et les survivans épuisés des vieilles races s’étaient trouvés incapables de se défendre contre les usurpations de la royauté, incapables aussi de défendre la royauté contre la populace. Comment subordonner une royauté qui avait fini par être tout à une noblesse qui avait fini par n’être rien ?

Le plus simple semblait de rajeunir l’élite par les mêmes moyens qui l’avaient d’abord formée, d’attribuer un privilège politique à l’exercice de certaines fonctions, aux premières dignités dans les services publics. Mais, sous la Révolution, les plus hautes charges, remises aux flatteurs par l’aveuglement du peuple ou usurpées par l’audace des violens, ne prouvaient plus le mérite ; et sous l’Empire, les plus glorieuses aptitudes aux armes, a l’administration et la science s’unissaient à la servilité. Une présomption moins incertaine d’indépendance ne serait-elle pas la fortune ? Dans celui qui l’a fondée, elle prouve une valeur personnelle, car la source des gains durables est la continuité de l’effort judicieux ; aux héritiers cette fortune assure une éducation qui donne à leurs facultés tout leur développement. Elle prépare ainsi des collaborateurs aptes aux affaires publiques, et qui n’ont pas besoin d’elles pour vivre. Soit, si ces enrichis, mêlés à la noblesse de race et fortifiant par la puissance de leurs activités les traditions du corps où ils entraient, y eussent pris seulement la place faite à leur mérite par la confiance de leurs pairs. Mais borner la réforme de l’Etat à l’avènement d’une aristocratie parlementaire était rendre impossible l’organisation de cette aristocratie. Dans une France où n’a été restaurée l’autonomie d’aucun corps, comment rétablir un corps de la noblesse et lui donner une voix collective ? Il n’y a que des individus, donc des volontés individuelles. L’aristocratie de race et de fortune ne saurait gouverner que par le droit politique réservé à tout noble riche. Comment imposer à la France nouvelle un monopole politique au profit de la naissance ? M. de Boisgelin, n’osant revendiquer le droit du noble, ne stipulait que le privilège du riche. L’argent ferait électeur ; plus d’argent, éligible à la députation ; plus d’argent élèverait à la pairie. M. de Boisgelin se flattait que, grâce à la restitution de leurs biens, les nobles seraient les premiers de ces riches. Mais, d’après ses combinaisons, ce n’était pas de nobles, riches ou pauvres, c’était de riches, nobles ou roturiers, que serait composé le Parlement. Aussi exclusive qu’avait été la race, la richesse, même sans la naissance, devenait tout ; -la naissance sans la richesse, rien. Et le pouvoir qu’un aristocrate eût voulu préparer à l’aristocratie n’était donné qu’à l’argent.

Remettre le gouvernement à la richesse, et par le motif qu’elle donne l’indépendance, est d’une pauvre philosophie. La fortune rassasie-t-elle les avides d’honneurs, de pouvoir et même d’argent ? elle leur fait des loisirs pour désirer davantage ce qui leur manque, des chances pour atteindre plus facilement ce qu’ils désirent, et l’ambition plie l’échine des opulens aussi bas que celle des faméliques. Une aristocratie d’argent ne valait pas même l’ancienne noblesse où du moins la fierté des services rendus par les ancêtres à la grandeur nationale perpétuait une éducation de générosité, une intelligence du dévouement, un culte de l’honneur. Et si, malgré ces sauvegardes, cette noblesse avait si souvent oublié, exploité, opprimé la nation qu’elle devait servir et avait si mal contenu l’usurpation royale, combien l’égoïsme était-il plus à craindre d’une oligarchie censitaire ! La richesse, obtenue presque toujours grâce à l’application de toutes les facultés à l’intérêt personnel, et dans une lutte où chacun combat pour soi contre tous, ne prépare ni celui qui l’acquiert, ni ses descendans à oublier leur propre avantage, à préférer quelque chose à eux-mêmes, et, par suite, le bien public aux faveurs dont la royauté dispose. Dans une aristocratie, l’or n’est que l’alliage : il n’en faut pas trop ; sinon elle devient une fausse monnaie.

La foi dans les vertus universelles de l’argent n’est pas française et c’est de l’étranger qu’elle venait. Rien, depuis la Révolution, n’étonnait nos royalistes à l’égal de cette aristocratie anglaise qui, suppléant à la médiocrité et la folie de ses princes, avait soutenu sans désavantage la lutte contre le génie de Napoléon. Eblouis par cette splendeur de ténacité, ils ne discernaient pas que si l’argent donnait à cette aristocratie des forces, il la liait, elle et ses forces, à des intérêts tout matériels ; qu’elle gouvernait au dedans pour exploiter à son profit le travail de la population et les ressources du sol ; qu’elle luttait uniquement au dehors pour assurer la prépondérance du commerce britannique dans l’univers ; que cette avidité eût traité l’univers en pays conquis si elle n’avait trouvé pour rivale une ambition grande aussi comme le monde ; qu’enfin, si l’oppression était limitée au dedans, c’était par les antiques remparts de la liberté individuelle, des franchises locales, des associations volontaires, par le respect de la loi pour la coutume, c’est-à-dire par la solidité d’une structure féodale sous la nouveauté mercantile. Ils ne réfléchissaient pas que transplanter ce régime parlementaire en France où toute cette vie locale et corporative, qui est la part légitime des plus humbles à la vie collective et au gouvernement d’intérêts généraux, avait disparu, où toutes les garanties instituées par le moyen âge pour la protection des faibles avaient été détruites, où la loi avait autorité sur tout, où le gouvernement traitait en maître la loi elle-même, c’était livrer sans réserve l’avenir de la nation et le sort de chacun à une oligarchie censitaire, la plus égoïste des oligarchies. Ainsi l’Angleterre nous était également dangereuse par ses rivalités et par ses exemples.

Talleyrand poursuivait un autre dessein : rendre le pouvoir à une aristocratie d’intelligence. C’est par cette aristocratie et pour elle qu’avait commencé la Révolution française. Formés par l’enseignement classique et par la philosophie du XVIIIe siècle, les Constituans s’étaient faits fort de soumettre la société au droit de leur savoir qu’ils nommaient la raison. Persuadés que le citoyen finit où l’ignorant commence, ils s’étaient entendus pour dérober le pouvoir à l’inaptitude des foules, donner par leur régime électif toute l’influence à la parole qui est l’arme des intellectuels, et substituer à l’oligarchie de la naissance l’Oligarchie des capacités. Talleyrand avait été en 1789 l’un de ces novateurs. Il se sentait plus captif que privilégié de l’ancien régime, et voulait que les murs de sa prison tombassent, fût-ce par un tremblement de terre. D’ailleurs les ambitieux jugent le meilleur le régime où ils espèrent le plus d’importance. Entre les simplicités brutales des multitudes et les affinemens héréditaires de ce grand seigneur, il y avait incompréhension réciproque, tandis que tous ses dons préparaient sa puissance sur une société polie et discoureuse où l’assemblée politique serait un salon agrandi. Le salon fut presque aussitôt envahi par la rue, les sabots de la populace écrasèrent toute supériorité jusqu’au jour où Bonaparte rendit la multitude à l’inertie et l’élite intelligente à l’activité de l’administration publique. En cela était reprise, le 18 brumaire, l’œuvre de 1789. Même la Constitution de l’an VIII créait une classe gouvernementale avec une vigueur inconnue aux premiers Constituans. Eux, satisfaits de concentrer le pouvoir électoral entre les mains de la classe moyenne, se liaient à elle pour choisir sa propre élite, et ne s’étaient pas armés contre les caprices, les négligences, les intimidations qui menaçaient de corrompre et en fait annulèrent presque aussitôt ce suffrage. En créant un Sénat pour y réunir, par le choix des consuls, les serviteurs les plus éminens de la société nouvelle ; en conférant à ce Sénat le droit de recruter lui-même ses futurs membres, les futurs consuls, et les membres du Corps Législatif ; en bornant la part des citoyens français à former la liste nationale des 50 000 noms parmi lesquels le Sénat faisait librement ses choix, la Constitution de l’an VIII avait accordé à l’aristocratie révolutionnaire le privilège de se perpétuer par la seule volonté de ses chefs, de gouverner le présent et de s’assurer l’avenir. Puis, de même que la démagogie avait ruiné l’ordre voulu en 1789, l’ordre établi en l’an VIII avait été bouleversé par la dictature. Mais lorsque la dictature s’use, c’est vers cet ordre que retourne l’ancienne prédilection de Talleyrand. Quatorze années ont refait au peuple une âme d’obéissance et affermi dans une aristocratie de fonctionnaires l’habitude de manier les affaires et les hommes. Disparu le perturbateur, elle continuera à administrer, comme les administrés à obéir, et la France ne cherchant plus sa loi dans l’arbitraire d’un maître, retrouvera sa fidélité secrètement gardée au premier amour, sa foi de 1789 à une aristocratie de l’intelligence.

Mais qu’un Bourbon ramène avec lui le droit ancien, il anéantira par la paix, son premier acte, l’œuvre de la Révolution au dehors, et par toute la suite du règne l’œuvre de la Révolution au dedans. Royauté, noblesse, église, à chaque prétention de reprendre l’ancien état, troubleront les acquéreurs de biens nationaux, les roturiers usurpateurs de charges nobles, les sceptiques émancipés du joug religieux, et des Français le plus menacé sera Talleyrand que la royauté traiterait en rebelle, la noblesse en transfuge et l’Eglise en apostat. Son péril personnel le rend anxieux pour la conquête essentielle de la Révolution, le droit de tout Français à obtenir, quels que soient sa naissance et son culte, une importance mesurée à ses aptitudes ; le maintien de l’aristocratie nouvelle est nécessaire à sauvegarder les intérêts qu’elle représente, et l’occasion s’offre à elle de justifier son principe oligarchique par la défense de garanties chères à tous. Plus l’ancien régime survit dans le Roi, plus il faut maintenir au pouvoir la classe qui a goûté au fruit défendu de la Révolution.

C’est à cela que Talleyrand travaille. Entre le droit de la force qui appartient à l’Europe, et le droit de l’histoire représenté par Louis XVIII, il glisse le droit de la nation, et sous le nom de nation il accrédite le Sénat et la Chambre. Si avilis soient-ils, ils représentent seuls la légalité, avec l’Empereur. Pourquoi pas contre l’Empereur ? Le trahir sera se justifier des complicités passées ; offrir la couronne à un autre, s’assurer l’avenir ; le prince, en la prenant, reconnaîtra comme mandataires de la France ceux qui se seront déclarés pour lui. Si le vote de quelques cents sénateurs et députés n’abolit pas les millions de suffrages qui ont fait de Napoléon le mandataire universel du peuple français, un autre plébiscite effacera le droit de l’Empire au profit de la royauté ; et tout ennemi que soit Talleyrand de la multitude, il veut bien qu’en se désavouant elle-même, elle supprime un embarras. Les Bourbons ainsi accepteront la Révolution qui les accepte. Et comme entre elle et eux l’accord ne supprimera pas les disputes de frontières, le premier rôle, à défaut de la première place, appartiendra dans l’État au négociateur de l’entente ; il continuera à s’imposer à la Cour par son autorité sur les parlementaires et aux parlementaires par son influence sur la Cour.

Tout dans l’exécution du dessein fut suite, concordance, habileté. Mais que valait le dessein lui-même d’assurer le gouvernement à l’intelligence ? Qu’était cette intelligence ? Celle qui, après quatre mille ans de civilisation humaine et onze siècles de gloire française, se vantait d’être née seulement en 1789. La philosophie du XVIIIe siècle, une éducation toute classique, une complète inexpérience des affaires avaient rendu les penseurs d’alors inaptes à être persuadés par autre chose que la beauté littéraire des idées générales et par la force logique des théories. C’est cette compréhension restreinte qu’ils crurent être toute l’intelligence et à laquelle ils demandèrent toute leur sagesse. Cette sagesse avait condamné et détruit tout ce qui ne se justifiait pas au premier appel des syllogismes, institutions, coutumes, respect, foi, et sur les ruines, elle avait ouvert à l’humanité tout entière un superbe asile de mots. Au nom de cette sollicitude universelle, ne préparer en fait que les privilèges d’une oligarchie avait été le premier sophisme de cette intelligence. Elle s’était aussitôt sentie gênée par le régime qu’elle avait inventé pour se rendre souveraine : où toutes les affaires d’un peuple se trouvent soumises à un seul tribunal, le Parlement, chacune d’elles ne saurait être familière qu’à un petit nombre de ceux qui la jugent, donc toutes sont décidées par une majorité qui ne les connaît pas. Le gouvernement des capacités était le gouvernement des incompétences. Cette intelligence trouvait son infériorité dans son idéal même : aveugle au passé, mutilée du respect, ignorante que le temps est le grand arbitre des tentatives humaines, elle rêvait de découvrir d’un coup et pour toujours la vérité sociale. Or la raison est impuissante à ces conquêtes soudaines, précisément parce qu’à chacun elle montre d’abord, comme l’essentiel ou le tout des choses, les apparences diverses, accessoires, fugitives, contradictoires de ces choses, qu’à personne elle ne révèle du premier regard l’ensemble permanent, les conséquences lointaines, la vérité plénière de quoi que ce soit. C’est seulement la durée de l’attention et le contrôle de l’expérience qui usent les divergences des esprits et amènent à un même jugement sur les affaires importantes l’anarchie première, c’est seulement après être devenue du sens commun que la raison devient une force sure et le témoin décisif de l’intérêt public. Et parce que l’intellect formé par la Révolution ne consentait pas cette épreuve de la pensée par le temps, il avait perdu, avec le respect du passé, l’intelligence des forces faites pour subordonner les hommes à des intérêts collectifs et durables. Devenu au contraire une puissance d’isolement, il autorisait chaque homme à assigner à son tribunal solitaire et hâtif toutes les institutions, par suite élevait l’homme au-dessus de la société devenue sa justiciable, par suite ouvrant par l’orgueil accès à l’égoïsme, excusait chacun non seulement de préférer sa caste à la nation, mais de se préférer à sa caste et d’employer sa raison individuelle à ses intérêts particuliers. Et si c’était sauvegarder l’influence de « la bourgeoisie libérale », ce libéralisme, au lieu d’accroître dans la nation les énergies publiques et d’y servir les intérêts communs, devait aboutir seulement à défendre les opinions, les actes, les supériorités même iniques, les appétits même désordonnés de chaque homme, contre les gênes de toute discipline sociale. Voilà ce que ne prévit pas le grand habile.

Lui-même, l’arbitre le plus préparé par la leçon de ses épreuves, par l’intérêt de sa fonction, par les conseils d’un esprit réfléchi, à vouloir un ordre durable, Louis XVIII comprend-il que si la liberté est nécessaire et manque, ce n’est pas seulement aux deux Chambres assemblées dans la capitale pour représenter et servir les intérêts unitaires de l’Etat, mais aussi aux forces naturellement disséminées comme les intérêts de la société, et partout conservatrices de la vie locale, professionnelle, intellectuelle, morale ? Au lieu de renouveler ces puissances pour être porté par des forces, il ne s’occupe que d’accroître aux dépens d’elles son propre pouvoir, et, où il fallait rétablir l’équilibre de la monarchie, ne cherche qu’à accroître la prépondérance de la royauté. Il écarte par orgueil de principe les habiletés de Talleyrand : il refuse la consécration d’un plébiscite qui semblerait reconnaître une souveraineté au peuple ; il tient à faire de la charte un don au lieu d’un traité. De peur d’amoindrir son droit historique, il omet de cacher sous la ratification nationale la part de l’étranger au relèvement du trône ; il crée, dès 1814, sur l’étendue de la prérogative royale une incertitude qui deviendra un conflit en 1830. De l’Empire il garde comme légitimes les nouveautés que le génie de « l’usurpateur » a ajoutées à l’ancien despotisme. Dès lors, pour redevenir absolu, il suffit que le souverain domine l’unique puissance opposée à la sienne, la puissance parlementaire : par le droit de nommer les pairs, il s’assure la Chambre Haute, par les candidatures de fonctionnaires, il acquiert influence dans la Chambre des députés. Comme les privilégiés n’ont songé qu’aux privilégiés, le prince n’a songé qu’au prince.

Aussi l’histoire de la monarchie restaurée va se réduire à des querelles de prééminence entre le prince et l’oligarchie parlementaire. Celle-ci travaille au profit d’elle-même avec le double égoïsme de la fortune et de l’intelligence. L’organisation de l’armée, de l’enseignement, du travail, des impôts, tout est combiné pour l’avantage d’une minorité, tout roule sur une prodigieuse indifférence pour les besoins moraux et matériels de la multitude. Et comme aucune autonomie locale, aucune organisation corporative, aucune forme de groupement ne mêlent cette multitude à ces privilégiés, ne maintiennent quelque solidarité d’intérêts dans la différence des conditions, n’adoucissent l’antagonisme des classes par la familiarité entre les personnes, parlementaires et nation s’ignorent, et, pas plus qu’elle n’a d’influence sur leurs actes, ils n’ont d’influence sur ses pensées. Etrangers à elle, flottant sur elle, et rassurés, ils ont à leur service les mêmes chaînes dont le politique Xerxès chargeait la mer pour emprisonner les tempêtes. Or les tempêtes étaient certaines qui soulèveraient la force instable, aveugle et vaste, Les naufrages du régime ont prouvé quelle faute avait été d’oublier le nombre quand on déterminait si minutieusement la part de la tradition, de l’intelligence et de l’argent. Mais, en 1814, personne, même parmi les génies précurseurs, ne prévoyait le péril, ne dénonçait l’instabilité de la base trop étroite, ne réclamait la part du peuple. Et tandis que notre sagesse contemporaine prend en pitié cet aveuglement, elle n’a plus d’yeux que pour le nombre. Adoratrice de la multitude, elle livre tout l’avenir à cette force élémentaire qui ne se dirige ni ne se connaît elle-même ; elle se prépare les sévères étonnemens de cet avenir pour n’avoir, en déchaînant les foules, rien réservé en faveur des élites qui représentent les intérêts permanens de la société et l’intelligence nécessaire pour la conduire. Durant tout le XIXe siècle, les révolutions, plagiaires les unes des autres, se sont restreintes aux vains changemens. 1814 a cherché dans le gouvernement d’une assemblée protection contre le génie d’un seul ; en 1851, la crainte de l’anarchie ramène un Bonaparte ; en 1871, une guerre malheureuse rétablit la souveraineté d’une assemblée. Maintenant la corruption morale et l’anarchie intellectuelle du régime parlementaire ne semblent avoir pour remède que l’accroissement du pouvoir présidentiel, un nouveau consulat, et, peu importe le nom, la prépotence d’un homme. Et, ainsi, au profit de bénéficiaires passagers, s’augmente toujours la puissance centrale qui étouffe la nation. La France se contente de changer de mal : contre celui dont elle souffre aujourd’hui, celui dont elle souffrait hier devient son remède. Personne n’ose penser aux moyens de guérir. Tant il est certain que notre esprit est trop court pour contenir toute la vérité sur rien ! tant il y a plus de fumée que de lumière dans les plus étincelans foyers de la pauvre raison humaine !


XII

La collaboratrice de Boisgelin et de Talleyrand juge mieux qu’eux leur œuvre. Elle aide, mais elle doute. À qui penserait-elle sinon à eux quand elle dit : « Les plans entiers de bons gouvernemens peuvent partir de têtes saines et de cœurs droits ; mais leur application est toujours funeste, parce qu’elle ne peut avoir lieu que sur des terrains nus, c’est-à-dire après des renversemens. » Le plus grand mal des révolutions lui semble précisément qu’elles imposent à l’intelligence la tâche d’improviser sur la ruine du passé un ordre nouveau : elle a peur de cette faiblesse orgueilleuse où « chaque homme compte pour rien le lien social, » et au nom de sa pensée solitaire, prépare « l’ordre quelconque d’un changement total. » Avec une pénétration rare elle reconnaît qu’alors « les hommes cessent d’être favorables à la société et font servir leurs qualités personnelles à des règles isolées qui tendraient à la dissoudre. » Elle comprend que l’essence de la monarchie n’est pas une hérédité de couronne dans une famille, mais une hérédité de respects dans la conscience nationale, une religion de la stabilité en toutes choses, l’intelligence contraire à l’intelligence novatrice, la défiance des réformes logiques, œuvres d’une seule pensée et d’un seul instant, et la foi dans les institutions anciennes, bonnes par le témoignage collectif et perpétué des générations qui les ont maintenues. Son regret du « temps où il y a des mœurs, c’est-à-dire des habitudes » va jusqu’à dire que « sans elles il n’y a pas d’avenir. » Et sa certitude, qu’à remplacer l’omnipotence d’un homme par l’omnipotence d’un parlement on change seulement de mal, apparaît en ces fortes paroles : « La tyrannie n’est pas seulement l’abus de la puissance royale, mais de toute espèce de puissance. »

Pourquoi une femme, et une femme accoutumée à aimer ses amis jusqu’à aimer leurs idées, a-t-elle, sur des questions réservées d’ordinaire aux hommes, un avis personnel et une clairvoyance supérieure à celle des hommes ? Parce qu’eux travaillent, non seulement pour leurs convictions, mais pour leur parti, pour eux-mêmes, pour la richesse, pour le rang, pour la faveur. Toutes leurs passions se précipitent vers un seul moment de la monarchie ; il faut qu’elle commence. Leur bélier ne bat que la porte à ouvrir, l’essentiel pour eux est de hâter l’occasion, et, la hâter, c’est rendre le passage facile de ce qu’on veut détruire à ce qu’on veut inaugurer. Elle est détachée de tout parti, de toute caste, de tout intérêt personnel. Sa pensée n’est donc pas concentrée sur une seule partie de l’entreprise, mais s’étend sur l’ensemble ; elle ne tient pas pour essentiel que la monarchie commence, mais dure. Or le désintéressement est lumière.

La clairvoyance amoindrit d’ordinaire la docilité. L’une et l’autre se complètent en cette femme. Elle reçoit d’abord de ceux qu’elle aime, et par une partialité de cœur plus prompte que l’examen, des opinions de complaisance. Mais sa complaisance dès lors finie, elle applique tout l’effort de sa propre pensée à chercher les caractères et à prévoir l’avenir des doctrines qu’elle a acceptées. Et le même dévouement lui inspire cette contradiction. Elle croit devoir toute sa raison aux entreprises qu’elle a accueillies par tendresse, et sert deux fois leur succès, d’abord par sa soumission, puis par son indépendance. D’ordinaire, les hommes se réservent la politique comme importante, et les femmes la fuient comme ennuyeuse. La politique d’Aimée est réfléchie, prévoyante autant qu’une œuvre d’homme, mais élégante et nuancée comme une broderie de femme. Presque tout appartient à Aimée dans ses idées d’emprunt. Ses collaborateurs lui ont moins donné qu’ils n’ont reçu d’elle, ils ne voient pas si loin qu’elle ne devine, elle dit mieux qu’eux ce qu’ils pensent, et jamais M. de Boisgelin n’eut tant n’esprit que quand elle l’a l’ail parler.

S’il fallait à toute force dans ces pages politiques reconnaître une influence étrangère, ce serait celle d’une autre femme. Entre Mmes de Staël et de Coigny, Lemercier avait signalé des ressemblances. En effet, il arrive que les pensées de l’une se vêtent à la mode de l’autre, et la phrase d’Aimée porte parfois le turban de Corinne. Encore est-il moins régulièrement drapé, moins solennel ; il se noue par un art sans recherches ; il se pose même en turban à jeter par-dessus les moulins, et cet imprévu et cette négligence ont une vérité, une grâce et une intimité de pensée auxquelles la noblesse plus tendue et la toilette plus apprêtée du style n’atteignent pas.

Nos aptitudes font nos œuvres. Si Aimée possède le don de s’élever aux altitudes intellectuelles, de découvrir dans la politique les lois générales et permanentes, ces facultés laissent inactives en cette femme d’autres forces. De la vie elle a toujours cherché, plus que les leçons, le spectacle, rien ne l’intéresse comme ce qui ne dure pas, le décor mobile de la société et les personnages qui traversent la scène. Elle aime, dans la ressemblance des temps, le son divers de chaque heure, et, dans le visage commun de l’humanité, l’exception qu’est chaque homme. Et ces goûts sont sollicités et servis par ses autres aptitudes : l’acuité d’une observation toute proche et faite pour discerner les infiniment petits, la promptitude à atteindre la fuite universelle des choses par un regard plus rapide encore, l’instinct des métamorphoses en lesquelles doit se changer et se multiplier le talent pour se rendre égal à toutes ses curiosités et naturel en chacune d’elles. Ainsi, semblable aux écoliers qui, sur les marges de leurs devoirs se délassent à improviser des paysages et des figures, Aimée, dans ses Mémoires, mêle aux pensées les portraits.

Celui de Talleyrand s’offrait trop de fois à elle pour qu’elle se refusât à l’occasion. Non qu’une étude d’ensemble, aux vastes proportions et poussée à l’extrême de l’ordonnance et du soin, atteste le désir de rassembler en un tableau toute la physionomie du modèle. Cette physionomie était trop multiple et contradictoire pour être exprimée par une seule peinture. Mais toutes les fois qu’Aimée s’occupe de lui, elle ajoute quelque détail de caractère révélé par les circonstances. Et peut-être, parce qu’il y a plus de vérité, y a-t-il plus d’art dans ces touches simples qui donnent en croquis détachés les traits changeans du modèle. Le premier de ces croquis montre M. de Talleyrand chez lui, entouré de quelques visiteurs et de ses livres, et faisant intervenir à propos ses auteurs favoris dans ses entretiens : « Personne ne sait causer dans une bibliothèque comme M. de Talleyrand. Il prend les livres, les quitte, les contrarie, les lâche pour les reprendre, les interroge comme s’ils étaient vivans, et cet exercice, en donnant à son esprit la profondeur de l’expérience des siècles, communique aux écrits une grâce dont leurs auteurs étaient peut-être privés. » Aimée de Coigny en use avec Talleyrand comme Talleyrand avec ses livres. Elle aussi le quitte pour le reprendre, et, de rencontre en rencontre, le feuillette comme de page en page.

Et c’est bien lui qui parle quand elle le juge. On croirait entendre ce que dans sa bibliothèque ce maître habile devait dire de lui à ses visiteurs, et dans les Mémoires il ressemble sinon à ce qu’il fut, du moins à ce qu’il voulait paraître. Elle a la coquetterie de le montrer beau : leurs délicatesses de race s’attirent, surtout leurs faiblesses morales sont complices. Tous deux, attachés à des devoirs perpétuels, lui de prêtre, elle d’épouse, ont rompu leur ban. Elle lui sait gré de cette ressemblance, et par un zèle de réhabilitation où elle semble ne pas songer à lui seul, elle l’honore surtout d’avoir brisé le lien inviolable, et soutient que l’abjuration est le centre, l’essentiel, la fécondité de cette carrière. « Son talent, son esprit le poussaient aux premiers emplois. » Or, pour se faire accepter de la Révolution, il fallait d’abord se donner à elle et par une participation aux pires excès. Lui, sans payer le terrible gage et, par une satisfaction que son scepticisme avait droit de donner sans honte à l’impiété, acquit « le droit de dire nous aux faiseurs de révolutions. » Qu’a-t-il fait ? « Uniquement occupé d’apaiser les violences, il « tâchait de faire verser le plus doucement possible à chaque chute. » S’il adhéra à Bonaparte, c’est dans l’espoir « qu’un pouvoir militaire ferait sortir le peuple des habitudes d’insubordination et l’accoutumerait à l’obéissance aux lois par le respect pour la discipline. » S’il se détacha de l’Empereur, c’est quand « les leçons d’obéissance profitèrent plus qu’il ne voulait » et quand l’Empire « engloutissant le monde » prépara sa propre fin : c’est « pour sa résistance à l’invasion de l’Espagne » qu’il perdit la faveur de l’Empereur ; c’est pour avoir préféré la France à un homme qu’il a été « en butte à la malveillance, épié jusque dans la chambre la plus intime de sa maison. » Le maître aurait hésité « entre le désir de le perdre et la crainte d’avoir l’air de le croire trop considérable en s’en défaisant. C’est à cette hésitation que M. de Talleyrand doit la vie. » Il a donc pu sans ingratitude travailler par la ruine de l’Empire au triomphe de la paix et des lois. Ainsi les souples contradictions de la conduite ne prouvent que la constance de la volonté. Talleyrand n’avait que le choix d’accepter certaines complicités avec le mal pour limiter le mal, ou, pour fuir tout contact avec le mal, de laisser comme les émigrés, « les fainéans du siècle, » toute la place au mal. Et, dans ses actes, le bien seul est à lui, le mal est la faute du temps.

Mais l’admiration est en Aimée une victoire de l’amitié sur la nature, et cette nature observatrice et irrespectueuse reprend ses droits quand Aimée note ce qu’elle-même a vu et entendu. Ses récits commentent et diminuent ses louanges. Si puissant qu’elle proclame cet esprit, elle a surpris la pensée du grand politique, dans l’urgence et la gravité tragiques de l’heure, au moment où l’Empire, prison de la liberté mais forteresse de la puissance française, menace ruine, et où il faut bâtir sur d’autres fondemens. Or, l’oracle n’a trouvé qu’une inspiration, la Régence, l’Empire sans l’Empereur, la voûte sans sa clef. La Régence était le moindre changement, celui qui dans la déchéance du monarque laissait au père la consolation de transmettre le pouvoir à son fils : la préférence de Talleyrand a été droit au régime le plus facile à obtenir. Voilà qui définit l’habileté de l’homme et la nature de ses ressources. La supériorité de cette intelligence n’était pas dans la portée lointaine des divinations, ni dans la puissance logique des jugemens, ni dans la solide architecture des projets, mais dans une opportunité qui, sans prétendre à fixer l’avenir, bornait son adresse à sortir des difficultés par l’issue la plus proche, fût-elle une impasse, comptait sur cette continuité de ressources, pour résoudre au fur et à mesure les embarras nés à leur tour des habiletés, et tenait la vie pour une succession de hasards où il était toujours nécessaire d’improviser et toujours vain de prévoir.

Que même ce contempteur des principes, fertile en expédiens, et incomparable dans l’art d’accommoder les restes, ait laissé parfois le hasard conduire tout. Aimée de Coigny le constate. Elle démêle dans cette réputation l’artifice : elle ose reprocher au prophète une « muserie qui est dans son caractère, qui lui fait profiler de l’événement n’importe lequel et se donner le mérite de l’avoir prévu et arrangé secrètement, quand il n’a fait que l’attendre dans le silence. »

De même elle a beau dire que l’amour du bien général l’ait l’unité des combinaisons où il se mêla. Le jour où Mme de Coigny se jetait d’un si bel élan au cou du vieil enfant prodigue, en récompense de son retour au foyer monarchique, elle voulait étouffer dans un baiser le « mais » qui déjà, gâtait la conversion. Par ce « mais » Talleyrand subordonnait sans embarras sa paix avec les Bourbons à la faveur qu’ils lui garantiraient. On compte sur sa main pour commencer le mouvement qu’il déclare le salut de son pays ; il la tend pour recevoir. Moine rassuré sur le, salaire, il tient avant tout non à ce que son action soit efficace pour la France, mais à ce qu’elle ne soit pas compromettante pour lui. Le premier geste de son alliance avec les monarchistes est pour anéantir l’écrit qui la propose. Sa promptitude à admettre, au premier mot de Mme de Coigny, qu’il y aurait témérité à ne pas détruire cet indice ; sur le papier qui se consume, cette pelle et cette pincette croisées par le prince lui-même pour empêcher que rien du secret ne s’envole ; cette persévérance à pousser les autres sans se mouvoir ; cet art de glisser à l’oreille les mots suspects et libérateurs sans que ses lèvres semblent s’ouvrir ; tandis qu’il se garde ainsi, son insistance à répéter aux autres, comme l’argument décisif, que leur énergie ne fera pas tort à leur sûreté ; son calme supérieur, dédaigneux et discrètement ironique pour les idées dont il veut échauffer l’opinion pour la liberté et les droits publics ; son mot d’ordre en faveur de « ces plus belles choses du monde qu’on peut dire sans danger : » tout est d’un homme qui se moque de tout, sauf des risques.

Mais si Mme de Coigny prête au personnage plus qu’elle ne retrouve quand elle l’analyse, ce mécompte ne prouve pas l’inexactitude, il atteste au contraire la fidélité de l’observatrice à reproduire les apparences. Il est la mesure de l’illusion que Talleyrand fit toujours à ses contemporains. De même, l’impression qu’il laisse de lui à la postérité est supérieure à ses desseins et à ses actes, parce qu’il impose et en impose grâce aux prestiges du passé survivant en lui. Ses traditions de race donnent de l’aristocratie à ses moindres actes et de la taille à ses mérites, transforment sa boiterie morale comme l’autre en une sorte d’élégance, changent l’aspect de ce qu’il fait par la manière dont il le fait, lui gardent, à quelques compagnies et à quelques complicités qu’il s’abaisse, un air d’assurance, de fierté déconcertantes, et feraient croire, tant son attitude est tranquille, que sa conscience l’est aussi. Pourtant Mme de Coigny a surpris encore le défaut de cette apparence : « Comme les fées dont on nous a entretenues dans notre enfance, qui pendant un certain temps étaient obligées de perdre les formes brillantes dont elles étaient revêtues pour en prendre de repoussantes, M. de Talleyrand est sujet à de subites métamorphoses qui ne durent pas, mais qui sont effrayantes. Alors la vue des honnêtes gens le gêne et ils lui deviennent odieux. » Odieux comme un remords. En son âme partagée l’attrait de certains vices est trop impérieux pour ne pas rester vainqueur ; mais l’intelligence du bien est trop claire pour ne pas répandre jusque sur ses plaisirs l’humiliation de sa faiblesse morale. À certaines heures, le désintéressement, la fidélité, le courage chassés de sa vie lui apparaissent dans la vie des autres et ces spectres le troublent. Il voit la beauté de ce qu’il a abandonné, il envie ce qu’il ne tente pas d’imiter. Et ses retours de conscience semblent le rendre plus mauvais : il en veut aux vertus qui l’obligent à comparer et à rougir, et sous sa belle impassibilité de surface s’entr’ouvrent les profondeurs douloureuses de sa vie. Elle ressemble à cette terre napolitaine où il a ses fiefs et dont il porte le nom : là aussi l’atmosphère est douce, le climat égal, et les fleurs sont de toutes saisons, mais de loin en loin par des fissures soudaines s’échappe une haleine de soufre, et parfois le grand cratère, versant sur cette paix ses laves et ses cendres, teinte le ciel entier par un reflet infernal d’abîme.


XIII

Occupée de Talleyrand, Mme de Coigny n’a garde de se taire sur le monde où elle le rencontre. Jamais on n’a mieux exprimé le contraste entre « la manière de vivre positive » et nouvelle « des gens occupés de leurs affaires, les faisant bien, prenant tout au sérieux, affrontant les dangers, mais ne sachant pas en rire, employant tous leurs momens parce qu’ils ignoraient comment on peut les perdre » et « le savoir vivre d’autrefois, composé de nuances, d’à peu près, et d’un doux laisser aller, où la gaîté, la plaisanterie, la molle insouciance, berçaient la moitié de la vie, où laisser couler le temps était une façon de parler habituelle et familière. » Elle fait comprendre combien les quelques survivans de cet art tinrent à en jouir encore quand ils se retrouvèrent, combien ces asiles du passé furent précieux à M. de Talleyrand, combien il « avait besoin de dire et d’écouter quelques paroles sans suite et sans conséquence, pour se reposer de celles toujours écoutées et comptées qu’il prononçait à la Cour. » Elle raconte les dîners où Mmes de Bellegarde priaient chaque semaine des écrivains et des artistes pour distraire le grand diplomate qui ne savait pas s’ennuyer. Elle énumère les familiers qui chaque soir se retrouvaient chez la princesse de Vaudemont, « fort bien partagés entre la grâce piquante de Mme de Laval, le doux murmure de conversation de Mmes de Bellegarde, ma bonne volonté de plaire et de m’amuser et le charme inexprimable que M. de Talleyrand sait répandre quand il n’enveloppe point cette qualité dans un dédaigneux silence. » Mais ne croyez pas que là même son plaisir fasse oublier à Aimée sa conspiration : c’est sa conspiration qui est son plaisir. Dans ce salon où « vivaient dans l’intimité » MM. de Saint-Aignan, beau-frère de M. de Caulaincourt, Pasquier, Molé, Lavalette, le duc d’Alberg, Vitrolles, elle voit « le corps d’armée napoléonienne » dont elle épie « les espérances ou les inquiétudes. » Les principaux n’étaient pas gens à dire plus qu’ils ne voulaient, nia laisser deviner ce qu’ils ne disaient pas : est-ce pour se venger de leur silence qu’elle ne parle pas d’eux ? Molé seul obtient cette mention d’une aigreur bien sommaire : « Ses yeux noirs sont chargés de donner seuls du mouvement et de l’esprit à sa physionomie, car il a les dents gâtées. » Les eût-elle vues si laides s’il les avait desserrées pour la renseigner sur ce qu’elle voulait savoir ? « De tous ces messieurs-là, continue-t-elle, je n’estimais que le comte de Lavalette. » Mais Lavalette eût-il été fier de la préférence s’il en eût su le pourquoi ? « Je m’amusais à disputer contre lui ; resté seul après les autres, il perdait toute réserve, excité par la contradiction de mon discours et par le petit morceau de sucre, continuellement arrosé de rhum, qu’il faisait entrer dans sa bouche à chaque parole qui sortait de la mienne. Cet exercice prolongé quelquefois bien avant dans la nuit nous a révélé plus de choses, fait pressentir plus d’événemens qu’il n’en savait peut-être lui-même et jamais ne nous a trompés. » Ceux-là seuls qui la renseignaient ont droit à son souvenir, fussent-ils les derniers des comparses. Elle tient pour tel « un comte de S… ancien envoyé de Perse à la Cour de France, Piémontais par son père, Polonais par sa mère, cocu Allemand par sa femme, Anglais par ses alliances, Russe par une cousine, Français par conquête et espion par goût, état et habitude. » Ses titres occupent plus de place dans les Mémoires que les mérites de Pasquier, Molé, d’Alberg et Saint-Aignan. Voulez-vous le secret ? C’est qu’il livrait les secrets. « Ce vieux espion de Maret, accoutumé à passer la fin de ses soirées avec nous et ne pouvant en tirer parti pour son métier, semblait le mettre de côté passé minuit et, resté dans le petit cercle de trois ou quatre personnes dont nous faisions nombre jusqu’à une ou deux heures du matin, il nous racontait des anecdotes curieuses de tous les temps, et, par entraînement de causerie, il finissait par nous dire ce qu’il savait de la veille ou du jour et nous mettait ainsi au fait de ce que nous voulions savoir. »

Cette place accordée aux personnages même secondaires de ce petit monde, comment omettre les femmes autour desquelles il se mouvait ? Mmes de Bellegarde ne sont pour Aimée qu’« un doux murmure de conversation, » comme si, sur leur insignifiance sans défauts le souvenir glissait sans prises. Elles reçoivent, mais ce sont les autres qu’on va trouver chez elles ; elles sont dans la société comme les traits d’union dans la grammaire, et n’ont pas de valeur isolée. Autres sont Mme de Vaudemont et Mme de Laval : l’étude qu’Aimée fait d’elles donne à son talent une nouvelle manière. Pour saisir les fugitives apparences de Talleyrand, elle a multiplié et dispersé les croquis. Pour les autres figures d’hommes, au contraire, elle a d’un seul coup, sans retouches et sans lever la main, achevé l’œuvre. Comme elle cherchait de leur physionomie l’essentiel, et se bornait à la mettre en bon jour, son art lui a révélé que la physionomie de l’homme, faite surtout par la netteté et la vigueur des traits, peut, grâce à l’insistance sur le trait principal et à l’élimination des autres, se réduire en quatre coups de pinceau, à la simplicité d’une caricature ressemblante. Mais quand Aimée voit les deux femmes qu’elle connaît le mieux, qu’elle rencontre chaque jour, qu’elle a tout le loisir de bien étudier sans cesse, qu’elle peut pénétrer à fond, sa nature de femme regardant en elle-même son sexe, l’œuvre se révèle toute différente à son instinct d’artiste. La figure de la femme, faite de nuances autant que de lignes, de mélanges plus que de heurts, et moins caractérisée par l’énergie du relief que par la fusion des contours exige une autre conscience de dessin, une autre délicatesse de touche. Voilà comment le peintre s’est mis cette fois à son chevalet et a laissé, sur deux toiles égales et qui se font pendant, deux portraits achevés.


La princesse de Vaudemont est née Montmorency, de la branche véritable, à ce qu’elle dit. Elle a épousé un prince de la maison de Lorraine, dont elle est veuve. Sa figure était agréable dans sa jeunesse, elle avait l’air noble et une belle taille. Sans être romanesque ni galante, elle a eu des amans, et, sans chercher dans la musique les tendres et profondes émotions qui jettent dans une douce rêverie, elle l’aime avec passion. Mme de Vaudemont a la hauteur qui fait qu’on s’entoure de subalternes au milieu desquels elle se montre à la bonne compagnie, qu’elle ne perd point de vue. Elle a le goût le plus décidé pour la puissance sans songer à y participer, l’intimité des gens en place lui plaît, n’importe le gouvernement, et les changemens lui sont indifférens. Elle ne demande aux révolutions que de passer par sa chambre, sans s’informer où elles vont ensuite. L’égalité ne la choquait pas et le ton semi-théâtral, semi-camarade, de la cour de Bonaparte ne lui était point désagréable. Quoique son salon ait servi aux rendez-vous les plus importans et qu’elle en ait été témoin, elle n’en a jamais prévu les conséquences ; la preuve en est dans sa surprise lors de l’arrivée du Roi et du retour de Napoléon. Pourvu que ses petits chiens aient le droit de mordre familièrement les ministres et les ambassadeurs et que son thé soit pris dans l’intimité par les hommes puissans, le reste l’occupe peu. Amie zélée et courageuse, ses qualités se développent quand il s’agit d’être utile à ceux qu’elle aime, et elle ne manque pas alors de justesse et de prévoyance dans l’esprit : mais, dans la vie ordinaire, c’est une fatigue qu’elle ne prend jamais.


Voici Mme de Laval :


z vicomtesse de Laval, je ne sais pourquoi ni comment, vint à connaître Mme de Bellegarde, et elle en fit aussitôt ses esclaves, ce qui n’étonnera personne de ceux qui connaissent la vicomtesse. Elle est vieille maintenant, mais son esprit et ses yeux conservent un charme plein de jeunesse. Elle a tourné quelques têtes, ne s’est pas refusé une fantaisie, s’est perdue dans un temps où il y avait des couvens pour donner un éclat convenu à la honte des maris, et n’a évité cette retraite que parce que son beau-frère, le duc de Laval, a substitué le plaisir de l’afficher à celui de la punir par ce moyen. Je ne sais qui a dit que la réputation des femmes repousse comme les cheveux, la sienne en est la preuve. Maltraitée par les femmes considérables de son temps parce qu’elle traitait trop favorablement leur mari ou leurs amans, le divorce, qu’elle a subi et non demandé, l’a réconciliée avec les plus prudes. Changeant d’amant presque autant que d’années, cette habitude s’est établie en droit et celui de prescription à cet égard était dans toute sa vigueur lorsqu’elle s’est logée dans la même maison que le comte Louis de Narbonne, quoiqu’il fût marié. Les femmes les plus sévères vont chez elle, parce que le souvenir des torts de sa jeunesse est effacé ; elle était flattée des faveurs que l’empereur Napoléon répandait sur M. de Narbonne, son aide de camp, parce que les sourires de la fortune sont toujours agréables ; sa chambre était remplie de la bonne compagnie d’autrefois, parce qu’elle déteste la Révolution ; elle est difficile sûr la conduite des femmes, parce qu’une certaine sévérité sied bien à son âge ; et, avec ces motifs pour chacune de ses actions et cette inconséquence générale pour toutes, elle est la plus piquante, la plus gaie, la plus absolue, la plus aimable et la moins bonne des femmes.


En tout bon portrait, on reconnaît deux personnes : le modèle et le peintre, qui, par sa manière d’interpréter autrui, se montre lui-même. Ici le peintre marque les deux œuvres par un trait commun, l’insistance sur l’irrégularité des mœurs. Pour Mme de Vaudemont, Aimée se contente de deux mots, mais de ceux qui par leur vague même étendent sur toute une vie un soupçon de désordre ; pour Mme de Laval, le désordre semble être toute la vie. Tant de lumière sur leurs faiblesses de cœur jette surtout du jour sur la plaie secrète de celle qui leur ressemble. En vain Aimée voudrait par son silence sur sa vie intime donner à croire qu’elle se tait de son bonheur. Le monde, par ses jugemens sans nombre, sans bruit, et sans appel, lui a signifié qu’en abandonnant l’existence régulière, elle a perdu de son importance, de sa valeur et même de son charme. Elle, à montrer que les femmes les plus respectées et les plus prudes ont fait autant et pis convainc d’hypocrisie la morale et d’imbécillité l’estime publique, avilit les puissances dont elle souffre et dont elle n’ose se plaindre. Pour son honneur, il lui faut déshonorer. Et elle subit ainsi la double déchéance qui, par nos vices, nous rend malheureux d’abord et méchans ensuite.

Mais ces portraits sont beaux précisément parce que le peintre, accoutumé à trouver sa perfection dans les imperfections de ses modèles, n’a composé ici leur physionomie que de leurs laideurs. La plénitude s’est faite du talent par la malignité. Et si, de cette malignité, une part, l’accusation de mauvaises mœurs, est une vengeance de jalousie, le reste, tout cruel soit-il, n’est inspiré par aucune haine. C’est d’instinct, avant même de s’être demandé si elle ferait du mal, qu’elle l’a déjà fait. Elle a, comme les félins, les ongles rétractiles : il suffit qu’elle détende ses nerfs et étende ses muscles pour que les ongles sortent d’eux-mêmes, sans colère se plantent dans toute chair à leur portée, et, sans plus de colère, pour se dégager, emportent le morceau. Ainsi se trouvent tracés à vif sur les victimes ses dessins à la griffe. Cette cruauté inconsciente, cette inaptitude à la pitié, défendait des ménagemens et de la lassitude toutes les puissances de cet esprit observateur, toutes les spontanéités de ce verbe original et imprévu. Quel don de frapper au plus sensible les amours-propres, quelle sûreté dans les blessures, quelle justesse à n’enfoncer nul coup au-delà de la profondeur utile, quel entraînement à les redoubler jusqu’à la mort des réputations, quel art d’investir toute une vie par si peu de griefs, et dans ces analyses quelle synthèse de dénigrement ! C’est du Saint-Simon, un Saint-Simon femme, c’est-à-dire plus rapide et aigu dans la méchanceté.

C’est assez pour donner une idée de ces Mémoires. Philosophie, histoire, politique, littérature, jugemens sur la cour nouvelle, sur l’ancienne société, sur les particuliers se succèdent et se mêlent dans ces pages. Le style, aussi divers que les sujets, passe de la gravité à la malice, de l’abondance à la formule brève, de la précision rigoureuse à la négligence abandonnée, et non moins grande que la variété est la promptitude de ses métamorphoses. La pensée se présente duchesse ; vous admirez comme se déroule sa robe de cour : elle la relève, pour pirouetter et rire en soubrette de comédie ; tandis que vous riez vous-même, ses cotillons courts ont disparu sous un manteau de philosophe, et au moment où vous devenez grave à sa leçon, elle la termine par un geste de gamin. Si chacun de ces changemens, vagabondages d’un esprit toujours incertain, mêlait un reste de ce que vient d’être cette humeur à un commencement de ce qu’elle va devenir, les impressions seraient envahies, pénétrées, gâtées les unes par les autres, et toute cette promptitude de mouvemens ne créerait que la monotonie de la légèreté. Mais, au contraire, Aimée de Coigny est toute à ce qu’elle est ; elle entre dans chacune des demeures qu’elle traverse comme si elle les devait toujours habiter, et note, subites, vives et profondes comme elle les éprouve, ses impressions. C’est peut-être par leur intensité qu’elles s’épuisent vite, c’est à coup sûr leur sincérité, leur plénitude, et le contraste de leurs différences dans la rapidité de leur succession, qui donnent tant de mouvement à ses Mémoires.

C’est assez aussi pour montrer ce qui dans la nature humaine sollicite ce talent. Les mérites graves, les hautes vertus qu’elle sait reconnaître ne l’inspirent pas : l’admiration, le respect ressemblent trop au devoir lui-même et ils l’ennuient. Les grandes souffrances et les grandes scélératesses n’obtiennent pas davantage les préférences de cette observatrice : elle n’a pas les curiosités qui attristent. Ce qui attire son attention, ce sont les faiblesses, les ridicules, les manies, ces aspects de l’infirmité humaine qui servent à l’amusement des spectateurs. Cela sans doute n’indique pas une intelligence vraie de la vie : car il y a autrement de pensées, et autrement nobles et autrement fécondes, dans la tristesse que dans le rire. Du moins le rire, sur les lèvres de cette épicurienne, sonne-t-il franc, naturel, contagieux, et toujours nouveau, à l’aspect des apparences innombrables que prend notre petitesse.

Quelle œuvre pouvait être accomplie par un pareil ouvrier ! Dès le début de son travail, Aimée de Coigny avait étendu le sujet à la mesure de ce qu’elle se sentait capable de faire. Au lieu de s’enfermer en cet obscur cheminement de mine creusé par quelques travailleurs dans la masse compacte de l’Empire, elle avait embrassé d’abord du regard tout le régime. Et comme, dans ce régime, il n’y avait pas seulement le génie et les erreurs d’un homme, mais aussi la puissance des choses, le terme logique où toutes les pierres roulantes du passé et du présent avaient terminé leur chute et repris leur stabilité, l’importance était de montrer comment, dans la mort des institutions improvisées par les politiques, se perpétuerait la vie de la société. Continuer les Mémoires était parvenir à leur partie la plus intéressante : aux maladroits efforts de la première Restauration pour réconcilier les deux Frances ; aux Cent-Jours, où, tandis que Napoléon essayait de réveiller dans la patrie la vigueur révolutionnaire, les Bourbons retrouvaient en exil l’esprit émigré : à la furieuse vengeance qui commença la seconde Restauration ; enfin à la trêve royale, fil tendu entre les rancunes et les espérances des deux armées désormais irréconciliables, et sur lequel l’équilibriste impotent. Louis XVIII, se tint quelques années debout. Dire, à travers les divisions politiques, la reconstitution de la vie mondaine était surtout l’œuvre conforme aux goûts et aux talens de cette femme. Il lui restait à compléter l’ébauche tracée par elle des premières rencontres entre les représentans de l’ancien régime et de la Révolution après la Terreur, à introduire dans ce monde impérial, dont elle a si bien indiqué l’intelligence restreinte aux affaires publiques, les plaisirs saisis en hâte, la pompe officielle et monotone ; il lui restait à décrire la vie de l’esprit et des salons au commencement de la Restauration. Talleyrand est plus que jamais le centre de la société française. Vivre près de lui, c’est être au croisement de toutes les voies. Aimée est là. Tandis que les gens passent sous le feu de ses terribles regards, il lui suffirait de peindre pour créer une galerie d’inestimables portraits.

Et pourtant ce manuscrit commencé avec tant de joie s’arrête après la soixantième page. Cette plume exquise et redoutable tombe des mains qui la maniaient si bien, et le signet de soie marque la place où le goût de poursuivre plus loin s’est épuisé. Car ce n’est pas le temps qui a fait défaut à l’écrivain. Trois années lui restaient encore pour le travail et la renommée ; elle ne les a données qu’au silence. Cet inachèvement de l’œuvre complète la vérité de ce caractère et la logique de cette vie.


XIV

Le sort ne fait pas toujours justice aux vivans. Entre leurs destinées et leurs mérites, la contradiction s’élève parfois jusqu’au scandale. Et ce n’est pas le moins insolent triomphe de ce désordre que le bonheur de certaines femmes. On en voit, séductrices des événemens comme des hommes, s’assurer par les caprices de leurs cœurs contre ceux de la fortune ; sur ces deux choses les plus fragiles du monde bâtir solidement leur vie ; obtenir par la galanterie l’argent, l’influence, les amitiés, la considération ; éteindre les orages de leur jeunesse dans l’apaisement de soirs tranquilles et doux, et joindre aux joies des impures les récompenses des sages. Ces spectacles troublent la conscience et la tenteraient de conclure que la vertu est sans action sur les hasards de la vie.

Il ne faut pas se lier à cette immoralité du sort. Les fautes ne réussissent pas à tout le monde. Pour ne pas trop décourager de l’honnêteté, la vie, comme les contes, change parfois Je bien en récompense et le mal en châtiment.

Cette loi de justice gouverne toute l’existence d’Aimée de Coigny.

Les libéralités gratuites et magnifiques de la nature avaient prodigué à cette femme toutes les chances de bonheur. Naissance, richesse, beauté, savoir, charme, art de se faire aimer et énergie d’aimer ; intelligence que la perfection de la tendresse est le dévouement et le sacrifice ; goût de porter cette générosité non seulement dans l’amour, mais dans la raison ; impartialité assez haute pour admettre que ses intérêts personnels fussent contraires à l’intérêt général ; détachement assez complet pour ne pas se préférer et pour renouveler par la patience de chaque jour les sacrifices une fois consentis ; aptitude non seulement à supporter les événemens, mais à les dominer ; puissance de la parole et de la plume : tous les avantages partagés d’ordinaire entre les privilégiées du sort se trouvaient réunis en cette accapareuse. Elle possédait, outre les ressources utiles en tous les temps, les ressources les plus précieuses pour le temps où elle vivait, comme des dons de rechange qui lui assuraient de n’être jamais à court, et, ses titres disparus même avec ses richesses, de rester au premier rang. Soit qu’émigrée, elle opposât son sens des réalités aux rêves de sa caste, soit qu’en France, elle recommandât à l’ancienne société les réformes de la nouvelle et à la nouvelle les traditions de l’ancienne, quelle conseillère pour ses contemporains éperdus entre un monde détruit et un monde destructeur ! Ce qui manqua alors aux deux France qui avaient à se comprendre et à se pardonner, ce furent les influences propiliatrices. Pour être une de ces reines de paix, il suffisait que cette femme ne repoussât pas les avances de la destinée.

Pourquoi fut-elle si peu ce qu’elle pouvait être ? Quelles erreurs de conduite lui fermèrent l’avenir ? Au début, une seule. Elle ne veut pas soumettre son cœur à d’autre loi que l’attrait. En quoi, elle ne semble que suivre l’usage. L’indépendance du cœur était alors pour les grandes dames comme le droit commun de la vie conjugale : habiles ordonnatrices de leurs désordres, la plupart s’assuraient, par leurs amans, la variété des tendresses et, par leur mari, la fixité de la fortune et du rang. Ces femmes à qui il fallait tant d’affections n’aimaient en réalité qu’elles-mêmes. C’est leur égoïsme qui, dans les aventures défendues et dans les situations régulières, cherchait uniquement son plaisir et sa commodité. Autrement profonde, la sensibilité d’Aimée se lassa bientôt de trahir ainsi tout ensemble le devoir et la passion. Elle voulut être sans discontinuité ni partage où elle aimait. En cela, elle dérogeait aux mœurs qu’elle avait l’air de suivre, et il y avait dans sa tendresse exclusive plus de probité que dans les froides combinaisons des coquettes. Mais son ardeur l’entraînait plus loin hors de l’ordre et ménageait moins les apparences qui concilient les faiblesses avec la réputation. Comme elle consulte seulement son cœur, et comme ce cœur soi-disant infaillible se laisse prendre quand il croit choisir, elle fuit chacune de ses erreurs dans une erreur plus grande, et ses pertes de rang et de fortune ne sont pas les pires. Dans les faiblesses d’amour on peut garder intactes les délicatesses de son esprit, de son éducation, même de sa conscience qui les juge, et l’espoir de goûter un bonheur qui satisfasse mieux leur plus hautes aspirations entraîne la plupart des femmes à leur première faute. Mais l’habitude de la galanterie diminue ces exigences, déprave le goût, accoutume les plus aristocrates de nature à la vulgarité progressive des choix, et, à force d’avoir le cœur moins difficile que l’esprit, elles semblent atteintes dans leur esprit même par la maladie de leur cœur. Ainsi d’Aimée. Et comme enfin sa sincérité va jusqu’à l’impudeur, toutes ses erreurs sont publiques, et c’est d’elles surtout que se fait sa réputation.

Dès lors, il était inévitable que ses actes dépréciassent ses mérites, que la fausseté de sa situation enlevât tout crédit à la puissance de son esprit. Par la faute d’une seule faiblesse, ses opinions sages et fortes sur l’ancien régime et la société nouvelle, ses résignations vaillantes aux changemens légitimes, n’eurent pas autorité d’exemple. Assez brillante pour mettre le bon sens à la mode chez les plus mondains, assez profonde pour donner à réfléchir aux plus sérieux, égale aux situations les plus importantes, cette femme exerça sur les affaires de son temps, une seule fois, une influence clandestine, et, auprès d’un seul homme, qui avait comme elle et plus encore oublié la décence de sa condition première. Et, pour avoir mené publiquement les erreurs de son existence privée, elle était obligée d’écrire, comme un secret pour un seul ami, son intervention dans les affaires publiques et les sages conseils que ses contemporains n’auraient pas acceptés de sa folle vie.

Elle répondait : Qu’importe ? Aucun de ces avantages perdus ne lui coûtait un regret. Elle avait pris les devans, demandé au sort, en échange de tout ce qu’il lui offrait, l’indépendance dont elle savait un plus cher emploi. Elle s’était mise à l’abri de ces épreuves qui sont des justices, vulnérable seulement au cœur.

Mais à ces justices suffisait sa passion même. Tant qu’il lui resterait l’amour, rien ne pouvait la faire souffrir : pour la rendre malheureuse, ce sera assez de l’amour. Elle est, dans toutes ses aventures, atteinte du coup le plus sensible, le plus humiliant, le plus invraisemblable. Elle, triplement séductrice par le corps, l’esprit et le cœur, est toujours abandonnée, non seulement de ses pairs, mais de ceux que son affection avait été chercher le plus bas. Elle éprouve l’inconstance non seulement de ceux envers qui elle a des torts, mais de ceux envers qui elle est sans reproche, et, quand ce n’est pas son infidélité qui lasse, c’est sa tendresse. Elle n’a pas voulu être enchaînée aux affections, elle ne sait pas les retenir. Elle n’a pas deviné que la discipline du cœur est pour l’amour une protection autant qu’une contrainte, elle n’a pas compris quelle noblesse, quelle profondeur, quelle sécurité trouve l’amour à se confondre avec le devoir.

Malgré tout, elle garde sa confiance. Chassée des affections qu’elle avait crues durables, contrainte de chercher, d’aventure en aventure, un asile contre l’intolérable solitude du cœur, elle a comme une grâce d’oubli qui, à chaque expérience, efface de son souvenir toutes les leçons du passé. Elle retrouve, dès que bat son cœur, la virginité de ses illusions. Et chaque nouvel effort pour atteindre enfin à la tendresse ardente et durable ramène de nouvelles douleurs. Quelques jours d’ivresse et des années de désenchantement, telle avait été l’histoire de toutes ses passions jusqu’à sa rencontre avec M. de Boisgelin.

Là, elle avait enfin trouvé ce qu’elle cherchait, dans l’homme galant un galant homme, toutes les grâces de l’éducation, les délicatesses qui ne s’apprennent pas et sont les plus exquises, et la joie de satisfaire sa propre intelligence par une collaboration à une œuvre d’intérêt général. La morale, cette fois, semblait vaincue par le bonheur. Et c’est alors qu’elle prend sa revanche la plus cruelle et définitive.

Attendre, comme faisait Aimée, de l’attrait seul la durée des tendresses, c’était se promettre la durée de la grâce séductrice qui les avait formées, c’était compter sur la permanence de la beauté et de la jeunesse. Or, tandis qu’elle écrivait pour son ami l’histoire de leur effort monarchique, goûtait la joie d’associer leur union fragile à une œuvre de stabilité et s’efforçait de retenir le passé par ses souvenirs, il était emporté par le temps. C’est une méthode très grossière de compter ce temps par années, tant elles sont inégalement destructrices : les unes prolongeant sans dommage ce qui est le plus ancien, les autres rendant tout à coup lointaines les choses les plus récentes et semblant mettre un siècle entre hier et aujourd’hui. Aimée de Coigny, parvenue à l’arrière-saison, avait gardé, dans son regard, son sourire, sa taille, sa démarche un printemps attardé. Mais, comme ces villes vaillantes jusqu’au bout et dont la capitulation montre soudain toutes les ruines jusque-là cachées, les femmes qui se sont le plus obstinément défendues contre la vieillesse tombent tout d’un coup. Que cette jeunesse du corps abandonnât Aimée, quand la puissance de l’intelligence fournissait ses plus remarquables preuves et quand l’âme se relevait, c’était peu sans doute. Mais ce peu est le sortilège qui, faisant les hommes captifs d’un regard et d’un sourire, fait la puissance déraisonnable et d’autant plus forte de l’amour. Des que l’amour libre est réduit, pour se persuader de vivre, aux raisons raisonnables, il meurt. En 1817, Aimée de Coigny avec ses quarante-huit ans était devenue plus vieille que M. de Boisgelin avec ses cinquante, eux-mêmes bien vieux pour les folies. Et, s’il n’est pas d’âge où l’homme soit incapable de les commettre, il y a une heure où la femme devient incapable de les inspirer.

Or, pour M. de Boisgelin rendu à la liberté de son jugement, c’était bien une folie que la durée de cette liaison. En travaillant pour le Roi, Aimée de Coigny avait travaillé contre elle-même. La Restauration avait rappelé d’exil le respect. La suppression du divorce, la place rendue à l’Eglise dans l’État en même temps que se relevait le trône, attestèrent la solidarité et le rétablissement de toutes les disciplines. Non pas que l’incroyance et l’immoralité perdissent d’un coup leurs adeptes : mais, au lieu de demeurer les protégés des lois et les maîtres de l’opinion, ils trouvaient contre eux le gouvernement et le cours nouveau de l’esprit public. Bon nombre cherchèrent refuge dans l’hypocrisie, le désordre se fit discret et prit des airs sages et pieux. Mme de Coigny, trop sincère pour feindre, demeura ce qu’elle était. Mais, pour n’avoir pas changé dans un monde qui changeait, l’épicurienne jadis à la mode se trouva devenir une femme scandaleuse. La liaison que M. de Boisgelin, particulier obscur et un peu conspirateur, avait pu nouer avec elle dans des temps troublés, devenait, sous le régime de toutes les légitimités, compromettante pour le marquis de Boisgelin, pair de France et favori de la Cour. Le souci de sa fortune nouvelle eût suffi pour le mettre en garde contre son ancienne tendresse. Il n’est pas d’amant si dépravé qui ne lise une leçon de morale dans les premières rides de sa maîtresse. M. de Boisgelin n’était pas un corrompu, ses principes n’avaient pas été assez forts pour lutter contre les ardeurs de ses passions ; mais, même alors, l’élévation naturelle de sa nature apparaissant jusque dans ses erreurs, il avait respecté, cultivé ce qu’il y avait de généreux et de probe en son amie. Maintenant qu’il n’était plus divisé contre lui-même, il cédait sans lutte à cette attraction du bien. Sa conscience adhérait à ces réformes qui étendaient en France la revanche de la loi chrétienne, il sentait le devoir d’établir une harmonie entre cet ordre de la vie nationale et l’ordre de sa propre vie, et les remords étaient nés dans son cœur où mourait le désir. Entre le chrétien qu’il redevenait et la païenne que restait sa compagne, la contradiction lui apparut fondamentale, inconciliable. En désaccord sur le but de l’existence, comment perpétuer la confusion de leurs existences ? Qu’il regardât le monde, elle ou lui, le devoir, l’intérêt, la satiété lui donnaient le même conseil. Sans discussions inutiles, sans querelles bruyantes, il s’évada de l’amour dans l’amitié.

En vain donc cette femme a, pour rendre ses passions plus libres, arraché de sa vie le devoir, elle n’a pu dévaster toutes les âmes comme la sienne, et son bonheur se brise contre cette borne du devoir demeurée debout dans la conscience de l’être le plus cher. Et la délaissée n’a pas même la consolation de penser que les bons propos sont fragiles ; que, s’il se croit autre, elle demeure la même ; qu’elle le saura reprendre. Il lui faut reconnaître qu’en lui, la vertu ne lutte pas contre l’amour, mais lui succède ; qu’il ne résiste pas au danger, mais ne le sent plus ; qu’il ne fuit pas la séduction, mais que la séduction l’a abandonnée elle-même ; que ni celui-ci ni aucun autre ne seront plus attirés vers elle ; que c’en est fait et pour jamais. Sa plus grande souffrance n’a été jusque-là que l’inconstance des tendresses trop fragiles : elle voit tout à coup devant elle la terrible stabilité du vide que laisse la fin du dernier amour.

Or il y a de ces âmes lianes qui ne peuvent se soutenir seules : où un arbre s’élève, elles s’élèvent avec lui, et le parent de leurs fleurs ; où il cesse de les porter, elles gisent à terre. L’âme flexible et enveloppante d’Aimée de Coigny avait besoin de s’enlacer autour d’une volonté et d’une tendresse d’homme. Elle n’avait pas passé un jour sans vivre de cet appui ou l’espérer. Si elle avait désiré tous les succès, c’était pour se rendre plus précieuse à un seul, pour lire plus de fierté dans les yeux de l’élu, pour l’attacher davantage à un mérite reconnu par un témoignage unanime. Ses Mémoires n’étaient qu’un acte d’amour, une grâce d’intimité, portes closes, pour le maître de ses pensées. Quand il ne fut plus là, toute la terre fut vide pour elle ; quand elle ne s’adressa plus à lui, elle n’eut plus rien à dire à personne.

Si son intelligence gardait toutes ses ressources et si son talent d’écrire avait atteint sa plénitude, à quoi bon ? Dire sa vie ? C’était rajeunir ses épreuves et souffrir deux fois de ses peines. Raconter les événemens qui avaient sous ses yeux façonné et changé le monde ? Ce monde n’était plus pour elle qu’un astre mort. Peindre la société ? S’occuper d’indifférens pour le plaisir d’indifférens. Songer à la postérité ? c’est-à-dire aux fils de ces étrangers, plus étrangers encore que leurs pères.

Voilà pourquoi elle ne reprit pas la plume. Ainsi l’amour n’avait pas seulement rempli son cœur jusqu’à le briser, il finissait par rendre stériles les dons de son intelligence.

Triste silence, plus triste que toute plainte, tandis qu’au soir de cette vie, la morale méconnue assemblait ses revanches. Après avoir prodigué plus de tendresses qu’il n’en aurait fallu pour s’attacher indissolublement bien des affections légitimes, cette femme finissait sans affections ; elle avait cru que les tendresses étaient gâtées par le devoir, le devoir n’en retenait aucune auprès d’elle. À la servitude conjugale elle avait préféré les unions libres : la présence d’un mari manquait à ses journées vides, à ses soirées que la souffrance rend si longues. Dans l’existence qu’elle avait choisie, la maternité eût été une gêne et une honte : il lui manquait la sollicitude des fils qui donne aux mères une lier té si douce ; il lui manquait les soins caressans des filles qui donnent aux mères tant de quiétude attendrie. Elle avait dédaigné comme un sentiment trop tiède, et sacrifié sans scrupule à ses passions l’amitié : l’amitié aussi était absente ou banale. Et comme le monde n’était plus rien pour Aimée, Aimée n’était plus rien pour le monde.

Le regard que repoussent les tristesses de la terre peut s’élever plus haut. Ce refuge n’est pas seulement ouvert aux justes qui présentent leurs souffrances imméritées comme des créances à la justice éternelle et regardent leurs droits s’accroître par les délais de la providence réparatrice. Il est ouvert aux artisans de leurs propres épreuves, quand se révèle à eux la petitesse de ce qui leur semblait grand, la brièveté de ce qui leur semblait durable, la vanité des riens qui leur tenaient lieu de tout. Alors ils ne subissent pas seulement leurs maux, ils les jugent, et le commencement de mépris qu’ils éprouvent pour eux-mêmes est le commencement de leur sagesse. Ils ne s’étonnent plus si le bonheur, cherché par eux où il n’est pas, leur échappe. Leur douleur s’épure de colère, par leur résignation ils collaborent à l’ordre qu’ils n’ont pas servi par leurs actes, et l’idée de justice, en leur apportant la patience, les rend à l’espoir. Si l’acceptation humble du châtiment devient un mérite, ce mérite prie pour les Imites, les compense, la générosité du courage crée un titre au pardon et les maux eux-mêmes préparent ainsi le bonheur dont le désir survit à tout. Alors toutes les épreuves deviennent profitables, tous les délaissemens sont bénis, et la solitude se change en compagnie incomparable, quand elle a mené à Celui qui sait, lorsqu’il lui plaît, enlever aux larmes leur amertume. Et vinssent-ils à lui quand le jour s’achève, et ne leur restât-il que le temps de reconnaître au seuil de la mort la longue erreur de leur vie, il a fait pour eux dans son évangile sa promesse aux ouvriers de la dernière heure.

A Aimée de Coigny manqua cette consolation suprême. Pour trouver la quiétude dans l’oubli des devoirs, elle avait eu besoin de croire que ce monde est le seul, et s’était fait les sophismes qu’on juge décisifs quand on a intérêt à les admettre. Cette corruption de son jugement par ses passions était si profonde qu’elle était devenue sa nature. Le ciel lui paraissait plus vide encore que la terre, et Dieu fut absent de sa mort comme de sa vie. Elle avait été jusqu’à la fin la « jeune captive, » la captive de l’amour qui ne sait pas vieillir.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.