Une Vie d’amour - Aimée de Coigny/01
Il y a un fond de mépris dans la gloire que les hommes réservent aux femmes. Ils ne célèbrent guère d’elles que la beauté. Les dons de l’esprit et de l’âme ajoutent, ornemens accessoires, à la parure des privilégiées qui possèdent l’essentiel, la perfection du corps. Faute de beauté, tout obscures et comme éteintes, quels talens ou quelles vertus ne leur faut-il pas pour sortir de l’ombre ? Si cette beauté est éclatante, quoi qu’elles en aient fait, elle les absout et leur séduction leur survit. Le moins méritoire des avantages est celui dont on leur sait le plus de gré, et le plus court des triomphes perpétue leur nom.
Aux grandes amoureuses surtout va cette popularité posthume. On dirait que, pour s’être données à quelques hommes, elles aient droit à la reconnaissance de tous. La curiosité du public reste fidèle aux plus inconstantes, il veut posséder les certitudes de leurs caprices, et des écrivains graves mettent les scellés de l’histoire sur des ailes de papillons. À cette sollicitude se révèle « l’éternel masculin, » l’attrait permanent de la chair de l’homme pour la chair de la femme. C’est lui qui reconnaît dans les plus femmes des femmes « l’éternel féminin, » le chef-d’œuvre de joie offert à l’homme par la nature. Et l’homme pense à lui-même, quand il s’occupe d’elles. La célébrité durable qu’il accorde aux dispensatrices les plus généreuses de cette joie est un encouragement aux vivantes de ne pas se montrer plus avares. Dans ces amours passées, le présent à son tour lit ses amours à venir. Ainsi, par la commémoration des disparues qui pratiquèrent la religion du plaisir, le culte de la volupté ; vit jusque dans le culte de la mort.
Une autre gloire avait, à la fin du XVIIIe siècle, commencé pour « la jeune captive » dont les plaintes inspirèrent André Chénier. Sœur d’Iphigénie et non moins touchante, elle représentait, comme la vierge antique, et contre la même cruauté de la politique meurtrière, les droits d’une vie qui s’ouvre au bonheur. Le plus grec de nos poètes semblait l’avoir parée pour le sacrifice qui est la destinée de l’innocence et de la faiblesse dans les querelles des hommes. La puissance du génie créant une légende, les premiers de ceux qu’avait émus la plainte de la jeune captive crurent pleurer sur une victime des justices révolutionnaires. Et cette existence si tôt et si cruellement tranchée paraissait complète, privilégiée, puisque, assez longue pour connaître tous les bonheurs en espérance, il lui avait manqué seulement les années des désillusions, et puisque la morte avait obtenu du génie l’immortalité.
La légende, comme à l’ordinaire, était plus belle que l’histoire. La jeune fille était une jeune femme, mariée depuis huit ans : elle échappa à l’échafaud, et mourut en 1820 dans son lit. Pour Aimée de Coigny, duchesse de Fleury, la renommée virginale et héroïque se continua en une de ces réputations moins austères qui ne se sacrent pas, mais caressent. Les temps si divers où elle vécut s’accordaient à lui reconnaître une double puissance : tant de beauté qu’on lui eut permis d’être sotte, et tant d’esprit qu’on lui eut pardonné d’être laide. La beauté de traits n’a qu’une beauté, la beauté d’expression a autant de beautés que de sentimens. Tous ceux d’Aimée se reflétaient sur son visage et passaient dans ses attitudes. Le charme même de son corps était fait aussi de pensée. Et cette pensée profonde, variée, imprévue, hardie en ses examens, soudaine en ses ripostes, redoutable dans ses ironies, irrésistible dans sa gaîté, tirait de sa mobilité même un charme de plus et paraissait toujours nouvelle. Il y avait en elle trop de femmes pour qu’on se défendît contre toutes : qui résistait à l’une cédait à l’autre. Voilà le secret de l’empire exercé par elle et par celles qui lui ressemblent. Cette surabondance, si elle multipliait les séductions de son corps et les activités de son intelligence, précipitait aussi les mouvemens de son cœur. Et, comme aucune passion ne tient ses promesses et que la lie de chaque joie épuisée donne la soif d’autres joies, l’amour de l’amour avait fait, disait-on, à travers la diversité des expériences, l’unité de sa vie.
Sa mort parut d’abord délivrer de ces faiblesses éphémères ses mérites dignes d’un souvenir durable. Ils reçurent aussitôt un hommage public, et presque officiel, en un article que publia le Moniteur et qu’avait signé Népomucène Lemercier. Aujourd’hui, l’on ne connaît plus de cet écrivain que les défauts ; en 1820, on n’avait d’yeux que pour ses qualités : ce qui s’appelle maintenant la lourdeur de son style s’appelait alors le poids de ses jugemens. A cet âge de disgrâce où la tradition du XVIIIe siècle était épuisée, où la fécondité du XIXe ne se parait encore que de Chateaubriand, Lemercier, honnête homme, avec du goût pour la pensée noble, quelques visions du sublime, et qui gâtait ses idées en les exprimant, était le prince des médiocres, comme Chapelain durant la jeunesse de Corneille. Chef d’école, il consacrait en ces termes le talent de la disparue :
Également familière avec les belles-lettres françaises et latines, elle avait tout l’acquis d’un homme ; elle resta toujours femme et l’une des plus aimables de toutes. Sa conversation éclatait en traits piquans, imprévus et originaux. Elle résumait toute l’éloquence de Mme de Staël en quelques mots perçans. On a lu d’elle un roman anonyme qui, sans remporter un succès d’ostentation, attacha parce qu’elle l’écrivit d’une plume sincère et passionnée. Elle a composé des Mémoires sur nos temps et une collection de portraits sur nos contemporains les plus distingués par leur rang et par leurs lumières, qui réussirent mieux, étant plus vivement tracés et plus sincères encore[1].
Le public avait appris comme une bonne nouvelle que cette brillante intelligence, non contente de répandre en une compagnie de privilégiés l’éclat sans lendemain de sa pensée parlée, avait songé à survivre par sa pensée écrite. Il espéra, grâce à la publication de ces œuvres, connaître à son tour la séductrice dont F. Barrière, huit ans après Lemercier, disait : « L’esprit, l’instruction, la grâce et tous les attraits réunis plaçaient la duchesse de Fleury au premier rang parmi les femmes de son temps[2]. » Mais, bien qu’une mode de curiosité pour la fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe suscitât partout les fureteurs d’inédit, les pages annoncées demeurèrent introuvables. Il a fallu accepter l’hypothèse de Charles Labitte : « Par malheur, le roman dont parle Lemercier, et dans lequel les admirateurs du poète eussent cherché avec charme quelques accens de la jeune captive, n’a pas été imprimé ; et remis, ainsi que des Mémoires sur la Révolution, entre les mains du prince de Talleyrand, il paraît avoir été détruit[3]. »
En revanche, à mesure que les « Souvenirs » et les « Correspondances » de cette époque venaient au jour, ils montraient l’Aimée de Coigny vivante dans l’attention de ses contemporains, surtout de ses contemporaines, et lui faisaient une autre renommée.
Ces sortes d’écrits ne sont guère des jugemens sur l’essentiel des choses ou des personnes ; ce sont des bavardages sur les détails les plus propres à distraire la curiosité de chaque jour. Aussi le succès actuel de cette littérature ne prouve-t-il pas un retour au sérieux. Nos oisifs, à la lire, se flattent d’avoir perdu leurs goûts frivoles ; ils l’aiment, au contraire, parce qu’ils y retrouvent leur propre façon de comprendre et de vivre la vie : ces grands enfans croient s’intéresser à l’histoire et continuent à n’aimer que les histoires. Surtout les mémoires et billets où des femmes s’occupent de femmes ne racontent-ils pas l’omnipotence des riens, et l’obsession de plaire ? Pour elles, qu’est regarder l’une d’elles ? Mesurer l’importance de leur contemporaine à l’étendue du cercle mondain où, par un consentement général, elle est la première ; mesurer son pouvoir au nombre et aux mérites des hommes qui, non contens de l’entourer, ont vécu sans son charme ; enfin, puisque la preuve suprême du charme est l’amour, chercher par qui elle a été aimée, et si, comment, pourquoi et par qui la conquérante des cœurs se serait laissé prendre le sien. Voilà précisément ce que ces voix du passé racontaient d’Aimée. Unanimes à célébrer son esprit, mais seulement cet esprit des mots qui est le fard de la pensée, elles appréciaient surtout ses dons intellectuels comme une ressource auxiliaire qui lui rendait plus facile et plus assurée la domination mondaine, et elles dénonçaient dans ses succès les preuves de ses faiblesses.
En 1825, parurent les Mémoires de Mme de Genlis Personne n’avait été mieux placé pour connaître le monde de l’ancien régime à la veille de la Révolution : elle écrivait qu’il avait suffi à la jeune duchesse de paraître pour conquérir la société, on pourrait dire la cour du duc d’Orléans[4]. Mais Mme de Genlis était née institutrice pour faire la leçon aux succès des autres. Dès 1804, hâtive comme l’envie, dans un livre qu’elle ne signa pas et où les victimes de sa mémoire étaient, sans être nommées, enlaidies avec assez d’art pour demeurer reconnaissables, elle avait dit Aimée « légère, étourdie, avec des accès de gaîté qui ressemblent un peu à de la folie, » et « quelque chose d’indécent[5]. »
Bien autres furent les sentimens inspirés par la duchesse à Mme Vigée-Lebrun. La grande artiste qui a rendu impérissables pour nous les dernières grâces de l’aristocratie française avait aussi une plume, bien qu’inégale à son pinceau. Ses Souvenirs, publiés en 1828, présentent ainsi la femme qu’elle avait connue durant la dévolution : « La nature semblait s’être plu à la combler de tous ses dons. Son visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu’on donne à Vénus ;… le goût et l’esprit de la duchesse de Fleury brillaient par-dessus tout. » C’est l’œil difficile du peintre qui juge cette beauté du corps : les autres mérites ont gagné le cœur de l’amie. Elle est d’autant moins suspecte quand elle ajoute : « Cette femme si séduisante me semblait dès lors exposée aux dangers qui menacent tous les êtres doués d’une imagination ardente. Elle était tellement susceptible de se passionner que, en songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je tremblais pour le repos de sa vie ; je la voyais souvent écrire au duc de Lauzun, qui était bel homme, plein d’esprit et très aimable, mais d’une grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je puisse penser qu’elle était fort innocente… La dernière passion qu’elle prit s’alluma pour un frère de Garat[6]. » La bienveillante observatrice admet, il est vrai, qu’aimer n’est pas faillir. Mais, bientôt après, les Souvenirs d’une autre contemporaine, la baronne de Vaudray, donnaient des détails peu platoniques sur l’aventure avec Garat[7], et le caprice pour Lauzun n’avait pas semblé plus pur à un autre témoin, Horace Walpole.
Les lettres de celui-ci furent connues du public en 1864. L’une, datée de Paris, en 1794, quand Lauzun venait de mourir et la duchesse de Fleury d’être arrêtée, se scandalise que « notre jeune étourdie, notre gentille petite malicieuse, » ne fît que « chanter toute la journée. Puisqu’elle chantait au lieu de sangloter, je suppose qu’elle était fatiguée de son Tircis et qu’elle est bien aise d’en être débarrassée. » Supposer à la fois en une personne le désordre et l’insensibilité, c’est rendre plus inexcusable chacun des deux vices : le glacial ami de Mme du Deffant semblait mal qualifié pour cette rigueur de vertu. Est-ce bien de la vertu ? Elle n’a pas cet accent, elle est triste du mal qu’elle constate, elle n’en triomphe pas. Cet homme était une coquette. Il s’était mis à visiter la société de l’Europe comme ses compatriotes en visitent aujourd’hui les paysages. Mais lui, voyageait pour être connu en plus de contrées, et il tenait par-dessus tout à passer pour spirituel à Paris. L’attention qu’on prête à Aimée de Fleury lui semble volée à Horace Walpole. De là, peut-être, sa malveillance. C’est une antipathie de nature : c’est une rivalité entre la chaleur sans rayons de sa houille anglaise, et la flamme claire, gaie, pétillante des sarmens français.
Mais, si les insinuations d’un jaloux sont suspectes, comment récuser les aveux de l’accusée ? Ces aveux sont venus de nos jours. Les archives diplomatiques de l’Empire n’occupaient pas tellement le chancelier Lobanof qu’il ne trouvât du temps pour se faire des archives moins graves avec les correspondances où l’aristocratie du XVIIIe siècle, à la veille de mourir, avait si bien écrit sa joie de vivre. Admis à puiser dans cette collection, M. Paul Lacroix publia, en 1884, une partie de ces lettres[8], quelques-unes d’Aimée. Elles ne laissent pas de doute qu’elle n’eût rien refusé à Lauzun, et, les aveux allant plus loin que les soupçons, elles attestent d’égales bontés pour un jeune lord, dont nul encore n’avait parlé. L’on a aussi, en ces dernières années, découvert d’autres billets d’elle à Mailla Garat, et ceux-là, tant s’y dévoile l’indécence des caresses, doivent demeurer dans le musée secret des curieux[9].
A chercher ses livres, on n’avait trouvé que ses amans. Les lettrés eux-mêmes se sont mis à servir la seule de ses réputations qui eût laissé des traces. Autour de cette tombe le myrte repoussait toujours, ils n’ont entretenu que lui. Ils ont présenté les aventures de cette femme comme son originalité et semblé croire que le plus charmant de ses ouvrages était ses faiblesses. Il ne leur a plus suffi de celles qui étaient connues, ils se sont ingéniés à en découvrir de nouvelles. Elle est devenue le type de ces femmes portées de caprice en caprice, comme ces jolies guêpes qui, sur chaque fleur où elles puisent sans se poser, gardent leurs ailes étendues pour repartir plus vite. Cette butineuse d’amour, elle, aurait volé de Lemercier à Jouy[10] et, hier encore, on la montrait, passant de Garat en Garat, comme de rose en rose sur le même buisson[11]. Elle a donné de l’imagination aux dictionnaires même et il n’est pas jusqu’à Larousse qui n’ait voulu dire sur elle du nouveau. Elle gardait encore une gloire pure, les vers d’André Chénier. La sympathie que la jeunesse du malheur inspira à la jeunesse du génie, n’a été qu’un roman de prison : « Dans quelle salle, derrière quelle grille fut-il donné à Léandre de dire de sa bouche à la belle Héro les vers qui ont éternisé le souvenir de ce lien charmant tranché par la guillotine ? » De cet amour, ce sont les seules choses qu’ignore Larousse, historien scrupuleux ; mais il nous transporte « sur le balcon où Roméo dut posséder sa Juliette[12]. » Ainsi presque tous ceux qui ont parlé d’elle se sont piqués d’honneur à la déshonorer un peu plus, et sa gloire a fini par n’être plus faite que de sa mauvaise réputation.
Plus ces affirmations se sont multipliées, plus elles ont déçu. On en savait à la fois trop et pas assez. Entre cette existence de succès passagers et vulgaires, et l’aristocratie de goûts, d’allures, d’intelligence à laquelle était rendu un hommage unanime, il y avait contradiction. Le souvenir trop conservé de tous ses amours rendait plus regrettable la perte de toutes ses œuvres, et qu’ainsi tout en cette femme eût été fragilité.
Les amis des livres et des manuscrits savent que le feu marquis Raymond de Bérenger passa une partie de sa vie à compléter et à mettre en ordre les riches archives de sa maison, réunies depuis des siècles à Sassenage. Les amis de la bonne musique et de la conversation aimable n’ont pas oublié la marquise sa femme. Elle m’avait toujours témoigné de la bienveillance, je lui prouvais ma gratitude en rendant à son fils la sympathie dont elle m’honorait, et mes relations avec celui-ci avaient survécu à la mort de la mère.
Un jour de l’an dernier, il entra chez moi, posa sur ma table de travail un petit paquet et me dit : « Voici deux manuscrits que j’ai trouvés à Sassenage. Tous deux sont des Mémoires, l’un de la duchesse de Dino, l’autre sans nom d’auteur. Si la curiosité vous en dit, lisez-les ; si vous les jugez intéressans, publiez-les. Je vous fais maître de leur sort. »
Le nom de Mme de Dino, sa vie toujours si proche de la politique, dans une condition qui lui permettait de tant voir, et son aptitude célèbre à tout comprendre, disaient d’avance que, pour elle, se souvenir était intéresser. Mais, si la renommée a son attraction, le mystère aussi a la sienne, et j’ouvris d’abord le manuscrit dont l’auteur semblait se cacher.
La belle reliure de maroquin rouge, lisse et souple qui enfermait, entre ses gardes de soie bleue, un cahier de vélin carré et épais comme un volume ; le large ruban d’un bleu plus pâli qui servait de signet ; l’or solide des tranches et des petites stries qui zébraient l’épaisseur des plats, avaient une élégance joliment fanée par le temps. La date était tracée sur la première page : « Mémoires écrits en l’année 1817. » Entre deux grandes marges, le texte suivait, d’un trait épais et d’une régularité pâteuse. Tous les experts en écriture, malgré les désaccords qui font la doctrine de leur science, auraient sans hésiter reconnu dans cette lourdeur appuyée une main masculine. Deux citations, l’une de Sénèque, l’autre de Montaigne, accompagnaient le titre : ce latin et ce vieux-français (semblaient aussi révéler le lettré. Mais, après les citations, venait une dédicace :
A M. le marquis de Boisgelin, pair de France.
Vous avez désiré vous rappeler un temps où le projet de changer le gouvernement nous occupait. Ce temps m’est cher, puisque je l’ai passé près de vous dont l’amitié honore et intéresse ma vie.
Acceptez donc les efforts de ma mémoire. S’ils manquent d’exactitude, mes erreurs demandent de l’indulgence, car elles sont accompagnées de bonne foi. Je suis payée de la peine que me coûte ce travail par le plaisir que j’éprouve à retracer l’époque où nous espérions voir s’accomplir les vœux ardens que nous formions pour le bonheur de notre patrie.
« Je suis payée. » La plume avait-elle par mégarde changé le sexe de son maître ? Mais un homme eût pu (dire à un autre homme : « Votre amitié honore, » il n’eût pas ajouté « et intéresse ma vie. » Ceci est d’une femme. Et que, malgré le latin et la virilité de l’écriture, l’œuvre fût d’une femme, cela était marqué dès le début des Mémoires.
Restée en France…, cachée dans un coin obscur de cette grande machine appelée tour à tour République, Empire, Royaume…, je pourrais me croire dépouillée de mon rang et de ma fortune, si mes habitudes de très pauvre citoyenne ne dataient de si loin que mon titre de duchesse, ma situation de grande dame ne me semblent plus qu’un point dans ma vie, un point si loin et si effacé que les rêves ont plus de consistance et de réalité.
L’ancien régime ne comptait pas en France autant de duchesses que n’en ont depuis faites nos gouvernemens révolutionnaires, les grâces tarifées des chancelleries étrangères, et la badauderie des sociétés démocratiques à accepter la fausse monnaie de la noblesse. Une duchesse qui n’eût pas émigré était une rareté plus grande, une duchesse qui, en 1817, fût encore « pauvre citoyenne » et ne participât, ni par elle, ni par les siens, aux « restaurations » accomplies par la royauté dans les emplois, les prérogatives et les fortunes de ses partisans, était une exception plus insolite encore : et cela, pensais-je, enfermait l’inconnue en cercles de plus en plus étroits. Un peu plus loin, racontant un séjour à Vigny, elle disait : « Je retrouve à Vigny tout ce qui pour moi compose le passé et j’acquiers la certitude d’avoir été aussi entourée d’intérêt doux dans mon enfance et de quelques espérances dans ma jeunesse. Voilà la chambre de cette amie qui protégea mes premiers jours, je vois la place où je causais avec elle, où je recevais ses leçons. » Vigny, depuis la fin du XVIIe siècle, était aux Rohan. Dans les dernières années de l’ancien régime et sous la Révolution, il appartenait à Armande-Victoire-Josèphe de Rohan-Soubise, devenue par son mariage princesse de Rohan-Guémenée. Cette princesse, fort remarquable d’esprit et très liée avec le comte de Coigny resté veuf, s’était offerte à élever la fille de celui-ci. Cette fille était Aimée ; Aimée, par son mariage, était devenue duchesse, elle n’émigra pas, elle ne reprit pas de rang à la Cour à la Restauration. Ces indices semblaient trahir le nom de l’auteur. L’auteur lui-même le livrait plus loin, comme enfoui au milieu de son texte, dans le récit d’une conversation avec M. de Talleyrand. « Il se leva, fut à la porte de son cabinet de tableaux et, après s’être assuré qu’elle était fermée, il revint à moi en me disant : Madame de Coigny… » Ce nom se trouvait signé à chaque mot par l’écriture des Mémoires : entre les lettres d’Aimée qui sont aux mains de quelques curieux et le manuscrit, l’identité d’aspect est évidente. Qu’enfin ce manuscrit se trouvât dans la maison de Bérenger, rien de plus naturel. M. de Boisgelin, pour qui il avait été fait, avait une fille qu’il maria à un Bérenger[13] ; le manuscrit recueilli par celle-ci dans la succession de son père entra ainsi dans les archives de Sassenage.
La plus imprévue des circonstances mettait donc en mes mains cette œuvre que l’on croyait détruite.
S’il eût été fâcheux qu’elle restât inconnue, les lecteurs de la Revue en décideront les premiers, sur un résumé du manuscrit et le texte de plusieurs pages[14]. Toutefois, comme ces Mémoires, suite de témoignages et d’opinions, doivent inspirer la même confiance que mérite le caractère d’Aimée, et comme ce caractère reçoit une clarté nouvelle de ces souvenirs, il ne faut pas séparer ce qu’elle dit de ce qu’elle fut. Au moment où celle dont on a tant parlé va parler elle-même, il est temps de la juger. Sa vie est une préface de son œuvre. C’est ainsi que j’ai été amené à étudier à mon tour cette femme célèbre et mal connue.
Il y a pour un historien deux joies : découvrir ce qu’ignorent les autres et renverser ce qu’ils croient savoir. Les familiers du cœur humain prétendent que de ces deux joies la plus délicieuse est la seconde. L’une et l’autre m’ont été données. Presque tous ceux qui se sont occupés d’Aimée sont inexacts : inexacts même sur les dates de sa naissance, de ses mariages, de son arrestation, de sa mise en liberté, tous événemens constatés par pièces officielles et à propos desquels il suffisait de chercher pour trouver. On reconnaît dans leur faire l’artifice grâce auquel trop d’historiens, semblables à certains marchands, donnent l’apparence du fini à des matières médiocres et médiocrement travaillées. Le goût du public pour le nouveau dirige, mais précipite, leurs recherches. Ont-ils mis la main sur quelque document, au lieu de le contrôler, de le compléter, d’étendre avec patience la certitude sur tout un sujet, ils veulent se faire un immédiat honneur de leur bonne fortune, et se servent du détail authentique qu’ils ont trouvé pour donner de l’autorité au reste, qu’ils inventent ou qu’ils copient sur d’autres aussi peu scrupuleux. A plus forte raison en ont-ils pris à l’aise avec les caprices du cœur. Aimée était un de ces riches à qui l’on prête : ils lui ont prêté parfois sans garantie aucune des accusations qu’ils avançaient, tant ils avaient confiance en sa mauvaise renommée, et leurs jugemens ont été plus légers encore que ses mœurs. Ils ont introduit dans les livres le même oubli de conscience, la même intrépidité de soupçons qui si souvent, dans la causerie mondaine, sacrifie, sans preuves, les réputations à la modo de médire et à la gloriole de paraître informé. Aimée de Coigny fut étrangère à plusieurs des intrigues qui ont fait sa légende, et celles de ses faiblesses, qui ne sont pas contestables, eurent un caractère moins méprisablement banal. Mais, de ces galanteries, il reste trop pour sa mémoire, il y eut trop pour son bonheur. Dire ce que sont ces amoureuses, de quel prix elles paient leurs triomphes, montrer l’envers de leur gloire, n’est pas la moindre vérité à servir par le récit de cette vie.
Les Franquetot de Coigny avaient d’abord été de robe. Au XVIIe siècle, ils prirent l’épée. La couronne de comte, puis celle de duc et deux bâtons de maréchal récompensèrent leur courage. On ne parvenait pas à ce rang dans la noblesse d’épée sans compter dans celle de cour. Là aussi, la faveur du prince avait assuré aux Coigny une importance croissante. Sous Louis XVI, la famille était représentée par trois frères. L’aîné vivait dans la société la plus intime de Marie-Antoinette. Madame Elisabeth avait pour chevalier d’honneur le second, qui fut le père d’Aimée. Elle naquit le 12 octobre 1769, au moment où l’aristocratie française, la plus brillante d’Europe, avait achevé de transformer ses vertus en élégances. Elle sembla éclore comme un tardif bouton de cette rose trop épanouie qui, déjà penchant sur sa tige, effeuillait ses plus doux, ses derniers parfums. Son intelligence fut précoce comme sa beauté, et non moins soignée que son corps. Les penseurs, les historiens, les philosophes français lui devinrent non seulement connus, mais chers, mais compagnons. Savoir le latin n’était pas pour les jeunes filles de son rang une rareté, mais elle le posséda jusqu’à la familiarité avec les maîtres de cette langue. Son temps lui apprit beaucoup de ce qu’il savait, il n’avait pu l’instruire de ce qu’il ignorait, et ce qu’il ignorait était le devoir.
Cette aristocratie, destituée de ses fonctions utiles, oisive et riche, ne vivait que pour le plaisir. La foi, incommode aux passions et humiliante pour l’orgueil de l’esprit, était dédaignée, et, échappées à ce frein, les mœurs étaient libertines comme les pensées. La vertu de Louis XVI fut le premier ridicule qui diminua à la Cour la majesté du souverain. Dès l’enfance, Aimée, tout près d’elle, trouva cette école d’immoralité ; la pudeur des regards et la sainteté de l’ignorance furent blessées en elle par des visions précoces du mal. A cinq ans, elle perdait sa mère : la femme distinguée qui éleva l’enfant était, comme on disait alors, « l’amie » de son père. Un autre titre lui est donné dans la page où Aimée parle de Vigny. « Voilà les petits fossés que je trouvais si grands et le saule que mon père a planté au pied de la tour de sa maîtresse. » Si aristocrate soit-elle d’esprit et de naissance, comment la maîtresse du père apprendrait-elle à la fille la supériorité du devoir sur l’attrait ? Une telle éducation était faite pour enseigner tout ce qui pare la vie, rien de ce qui la dirige.
Il est vrai, l’éducation d’une Mlle n’est qu’une préface. Quand elle semble achevée, un dernier maître succède, le plus persuasif, assez puissant pour abolir l’œuvre antérieure à lui et changer l’âme en prenant le cœur : c’est le mari. S’il est aimé, un mari peut faire aimer à sa femme tout ce qu’il aime, y compris la vertu. Mais il s’agissait bien de cela dans les alliances d’alors ! L’époux et l’épouse étaient les personnages les moins consultés dans l’affaire menée par leurs familles, et, pourvu que le resté convînt, il allait de soi qu’ils se convinssent. Pour les Coigny, une alliance avec un Fleury, neveu du cardinal et qui serait duc, était un beau parti. Pouvait-on le prendre trop vite ? Ainsi Aimée épousa en 1784 un mari d’un mois plus jeune qu’elle et qui n’avait pas quinze ans ! Dans ce ménage de poupée, c’est la fillette qui est l’expérience et la raison. Avec un éveil hâtif de ses sens, la voilà du monde, elle devient un atome de cette brillante poussière qui danse dans un rayon de soleil.
Elle était à l’âge où l’on s’amuse de tout ; elle joua à la vie. Elle se plut à la gaîté des autres, elle y ajouta la sienne, se trouvant deux fois libre de tout dire, et parce qu’elle était déjà femme, et parce qu’elle était encore enfant. Enfant par la turbulence, l’audace, l’imprévu et cette acidité de fruit vert qui plaît aux palais blasés. Versailles, bien qu’il n’eût plus de sérieux, avait encore de l’étiquette. Aimée n’y parut guère. Paris offrait aux fantaisies de ses allures un théâtre plus libre, et partout le même spectacle : l’universel et public rapprochement des hommes et des femmes par des attractions spontanées ; le mariage déshabitué de défendre ses droits contre les caprices qui séparaient, avec un parti pris d’ignorance et de libertés réciproques, les époux. 1789 fut pour elle aussi la date où sur la ruine des vieilles mœurs commença la tentative de la liberté. Elle avait tout disposé pour goûter en une aventure beaucoup de plaisirs : elle voulut non seulement satisfaire sa passion, mais l’amuser, l’illustrer et l’accroître par le chagrin causé à d’autres. Elle se donna tout cela en se donnant à Lauzun.
On distingue d’ordinaire la noblesse d’épée et la noblesse de robe. On y pourrait joindre la noblesse de jupes, celle qui faisait sa fortune par les femmes. Les Lauzun étaient la plus célèbre des familles illustres en cet art. Au Lauzun de la Grande Mademoiselle avait succédé le Lauzun de toutes les dames, à la ville comme à la cour roi de la galanterie. Cette allure conquérante et rapide qui promettait à chaque femme si peu de son vainqueur, au lieu de les mettre en défiance contre un bien si partagé et si court, les rendait follement avides de ce qui était si disputé. Sa renommée lui permettait de changer le rôle des sexes dans ce que Montesquieu appelle « la muette prière. » Ce sont les femmes qui la lui adressaient, pas toujours muette ; c’est lui qui avait à se défendre, inviolablement respectueux des laides. Il touchait d’ailleurs la quarantaine, et, à une femme dont le mari n’avait pas vingt ans, eût dû paraître presque vieux. Mais il avait gardé la séduction la plus irrésistible de la jeunesse, tant chacune de ses passions semblait être la première, l’unique, tant il donnait à chaque femme et avait l’impression qu’au moment où il la désirait, elle comptait seule pour lui. Surtout il était un causeur d’une variété, d’une verve, d’une drôlerie sans pareilles. Après plus de trente ans, un roi, et qui se connaissait en esprit, gardait encore vivante l’impression de cette parole. En 1820, au moment où furent annoncés les Mémoires de Lauzun, Louis XVIII, qui savait don Juan féroce comme la vanité et capable de soutenir, fût-ce par le mensonge, son renom d’irrésistible, redoutait des insinuations offensantes pour la mémoire de Marie-Antoinette. Il confiait cette inquiétude à Decazes et l’un de ces billets qu’il lui écrivait chaque jour, sur le ton d’un père à son fils, dit de Lauzun : « Il était impossible d’être plus amusant qu’il n’était : moi qui te parle, je serais resté vingt-quatre heures à l’écouter[15]. »
Qui plaît aux princes n’est pas loin de plaire aux duchesses. Aimée fut délicieusement fière d’attirer cette manière de héros : elle était femme à lui renvoyer le volant des légèretés spirituelles. Ils s’étonnèrent, lui de trouver tant d’à-propos dans tant de jeunesse, elle tant de jeunesse dans tant de renommée, et leurs coquetteries se conquirent.
Enfin, tout ce que Lauzun avait de cœur appartenait à une cousine d’Aimée, la marquise de Coigny, à la femme dont Marie-Antoinette disait : « Je suis la reine de Versailles, mais c’est elle qui est la reine de Paris. » Rendre le plus séduisant des hommes infidèle à la femme la plus à la mode, c’était triompher à la fois de l’un et l’autre sexes. Ce sont là de ces raisons auxquelles il faut beaucoup de raison pour ne pas se rendre, et il était difficile de débuter mieux dans le mal.
On a dit que la marquise avait su maintenir Lauzun dans la discrétion passionnée d’un amour tout idéal. Une seule chose le donnerait à croire, c’est la constance de Lauzun pour cette femme : la fidélité d’un tel homme est de la gourmandise qui attend. Mais, s’il accepta le jeûne avec la marquise, il le rompit avec la duchesse. Il avait à Montrouge une de ces « folies » qui servaient aux rendez-vous et qu’Aimée, dans une lettre, appelle « mon pauvre Montrouge. » Leurs rencontres n’y eurent aucune originalité.
L’extraordinaire fut le sérieux du sentiment que la plus évaporée des femmes vouait au plus frivole des hommes. Lasse d’avoir jusque-là porté seule le poids de ses pensées et de ses actes, que ni son père ni son mari n’ont dirigés ou soutenus, elle goûte le repos délicieux de confier non seulement son cœur, mais son intelligence et sa volonté. C’est une docilité qui cherche son joug. Rien jusqu’alors n’avait été plus étranger à la jeune duchesse que la politique. Lauzun est opposant, la voilà constitutionnelle. Elle dédaigne sa propre intelligence pour prendre par imitation celle de son héros. En quoi elle perd l’une sans acquérir l’autre, comme le prouvent ses lettres à son ami. Ce sont des idées de Lauzun qu’elle délaie, des mots de Lauzun sur lesquels elle renchérit ; rien de spontané ni de libre ; de la lourdeur, de l’artificiel, de la prétention. Mais ce renoncement au moi dans une nature si originale, cette déférence poussée jusqu’à l’abdication dans une âme si indépendante, cette idolâtrie jusqu’au manque de goût dans un esprit si délicat, prouvent du moins sa sincérité à se donner tout entière.
Il lui fallut mesurer aussitôt quel peu elle était à cet homme devenu tout pour elle. Lauzun a pris la duchesse sans quitter la marquise, il n’a entendu ajouter qu’un caprice à une habitude. Quand on croit à une tendresse où deux existences se fondent en une, apprendre, et de l’être choisi, que le don du corps est sans importance, la confusion des âmes sans intérêt, la durée des sentimens sans probabilité, quelle leçon d’amour ! Tout ce qu’elle rêvait d’idéal dans le désordre est chimère, tout ce qui l’instruit a déprave. L’élève souffre d’abord de ces leçons ; après deux ans, elle en profite.
Un voyage que le duc de Fleury lui fait faire en Italie la sépare alors de Lauzun. Soustraite à l’ascendant qui la réduisait à voir par les yeux et à penser par l’esprit d’autrui, elle redevient la plus jolie à admirer et la plus attrayante à entendre. Si elle ne trouve pas autour des braseros italiens le feu d’étincelles qu’est la conversation française, elle goûte à Rome d’autres joies. L’art, dont les chefs-d’œuvre l’entourent, lui donne, au témoignage de Mme Vigée-Lebrun, des émotions vraies et profondes. Mais, tandis qu’elle se passionnait pour les antiques, des vivans se passionnaient pour elle, et cette nouvelle querelle des anciens et des modernes finit par la victoire de ceux-ci. Pour une femme ardente et sans scrupules, se sentir aimée est presque aimer. Lauzun était loin, ses leçons présentes, lord Malmesbury l’emporta. Et malgré que la confiance de la duchesse dans la solidité des liens illégitimes dût être fort amoindrie, et bien que Malmesbury ne fût pas, comme son prédécesseur, un grand artiste d’amour, mais eût surtout pour mérite sa jeunesse, ce fut aussitôt le même abandon de cette femme remarquable à une volonté étrangère, le même empressement à penser par une raison d’homme. Malmesbury est grand seigneur, la révolution de la France contre l’aristocratie l’indigne plus encore que la révolte contre la royauté. C’en est fait, pour la duchesse, des sourires à l’égalité : elle n’est plus que grande dame, dédaigneuse du parti populaire. De ce respect envers la noblesse, la duchesse excepte son époux. Une grossesse survint, qui dut le surprendre plus que Malmesbury. Il jugea alors qu’il avait assez fait le mari, que le temps venait de faire le gentilhomme, c’est-à-dire d’émigrer. Avant son départ, il mit beaucoup d’élégance à rendre à la duchesse la seule liberté qu’elle n’eût pas prise et pour laquelle il lui fallût le concours de son époux. Il reconnut avoir diminué la fortune de sa femme, ne lui reprocha pas d’avoir accru sans lui la famille commune, et souscrivit à la séparation de biens. Tout ainsi réglé, il rejoignit ses princes à Coblentz, et elle, à Londres, son lord.
Soit survivance de sa première passion à travers son infidélité, soit vanité de suffire à plusieurs aventures et d’avoir des relais d’amour, elle n’avait pas rompu sa correspondance avec Lauzun, devenu le général Biron, et qui commande sur le Rhin. Ces lettres se succèdent de loin en loin comme des actes interruptifs de prescription. Tantôt il semble que, par des dégradations voulues de termes, elles fassent glisser tout doucement l’amour dans l’amitié, tantôt elles renouvellent les anciens sermons, et, au lendemain de ses couches[16], Aimée dit plus que jamais à l’amant trompé qu’elle est sienne. La femme qui a commis sincère sa première faute en est à la duplicité, et c’est contre son corrupteur qu’elle la tourne. Mais à Londres se trouvait aussi la marquise de Coigny. Jacobine de cœur, elle s’est sauvée de Paris par peur des excès qu’elle approuve et pour aimer en sécurité la révolution. Elle aussi écrit à Lauzun des lettres, celles-là merveilles de tendresse fière, contenue, mais passionnée, et, lui excepté, de malice malveillante contre tout le monde. Contre Aimée, elle se contenta de dire à Lauzun la passion de Malmesbury, et l’accouchement à Londres, comme petites nouvelles données sans songer à mal : après quoi, elle se permettait la perfidie de la générosité et concluait : « Il lui faut pardonner, parce qu’il la faut aimer. »
Bientôt l’infidèle est contrainte d’avouer elle-même tout à Lauzun. En janvier 1793, elle revient à Paris, Malmesbury l’accompagne, il est arrêté. La duchesse lui a parlé souvent de Biron comme d’un ami, Malmesbury n’a rien de plus pressé que d’écrire au général pour en réclamer la protection. Relâché avant même que sa demande fût parvenue à Biron, il raconte à Aimée la démarche toute simple pour lui, et si compromettante pour elle. Elle devait à Lauzun une explication, elle lui écrivit :
Ne faut-il pas, quand on m’aime, qu’on ne connaisse plus sur la terre d’autres ressources qu’en moi et par conséquent en vous, et que la première menace du danger, qui me fait vous invoquer, apprenne votre nom à celui qui a besoin d’une grande confiance pour n’être pas jaloux ? Je sais que vous avez dû recevoir un courrier très pressé et bien effrayé de quelqu’un actuellement près de moi, que je vous ai toujours laissé deviner sans positivement vous en parler. Il a été arrêté par un quiproquo inconcevable et, comme les motifs n’étaient pas énoncés, quoique aucuns ne fussent probables, leur mystère l’effrayait. Il est sorti comme entré, c’est-à-dire sans raison expliquée, mais enfin il est sorti et c’est tout ce que j’en veux. Je lui sais pré de son impertinente fatuité d’avoir recours à vous, dans un moment de détresse, avec la persuasion de vous intéresser par votre commun sentiment. S’il s’est un peu targué du mien, ne vous en choquez pas plus que moi, mon ami, et ne vous fâchez pas si je suis fière qu’il veuille bien s’en vanter. C’est à l’espoir de vous revoir ici que j’attache l’idée d’un avenir heureux. Il m’est doux, mon ami, de rentrer souvent dans mon cœur. Vous y êtes toujours le plus constamment cher objet.
L’humiliante lettre, avec son style contourné comme pour envelopper d’ombre et reconnaître sans les dire les faits indéniables ! Lettre moins humiliante encore par ses aveux que par ses coquetteries, par cette persévérance de la femme prise au piégea poursuivre la double intrigue. Mais, tandis qu’elle essayait de faire accepter par son premier amant le second, celui-ci prenait congé. Soit que Malmesbury comprît le ridicule où il s’était mis, en priant un rival de le réunir à la femme disputée, soit que, rendu sage par la prison, il jugeât l’heure venue de s’aimer lui-même en songeant à sa sûreté, il aspire, un siècle avant lord Salisbury, au « splendide isolement, » et regagne Londres.
Aimée semble indifférente à sa perte, et comme délivrée par son départ. Dans ce cœur qui a horreur du vide, Lauzun retrouve les droits de premier occupant. Le malheur est qu’elle lui revient quand elle a besoin de lui. La grossesse à cacher la tenue plusieurs mois hors de France, l’absence d’une grande dame à ce moment prend un air d’émigration. Aimée sent flotter autour d’elle la curiosité soupçonneuse des dénonciateurs. C’est alors qu’elle écrit coup sur coup sept ou huit lettres à Lauzun ; elle caresse, mais elle demande. Elle rappelle leurs échanges de portraits et de lettres avant de dire : « Envoyez-moi une attestation comme quoi vous m’avez tenue cachée avec vous à Strasbourg pendant trois semaines, depuis la fin de septembre jusqu’au 15 octobre. » Elle ajoute : « Envoyez-moi aussi la permission de loger à Montrouge si la fantaisie m’en prend. » Si Biron déclare qu’elle a quitté Paris pour se rendre près de lui, il la déshonore comme femme, mais la consacre citoyenne. Et, contre les visites domiciliaires, quel asile meilleur que la maison d’un général patriote ? Reste à gagner l’homme en réveillant ses désirs, en lui donnant à croire que, dans cette maison, elle attendra de nouveau « son plus tendre ami. » C’est un marché où elle offre du plaisir contre de la sûreté. Ne se dit-elle pas que, pour se sauver, elle expose Biron ; qu’une ci-devant, compromet par ses lettres le général ; que surtout une attestation fausse et faite en fraude des lois contre les émigrés peut le perdre : comment nommer un amour capable d’oublier les périls de ce qu’il aime ? A-t-elle pensé à ces conséquences : comment nommer un amour capable de sacrifier ce qu’il aime ?
Lauzun n’est pas plus généreux. Si homme avait peu de droits à la constance des femmes et devait prendre légèrement les caprices du cœur, c’était bien ce roi des volages. Mais l’amour-propre des hommes à bonnes fortunes est ainsi fait que l’infidélité leur semble permise à eux seuls, et ces conquérans veulent régner à jamais sur les pays qu’ils ont une fois traversés. Quand Lauzun se sut remplacé, son dépit s’exhala en une lettre fort aigre à Aimée. Mais, quand elle parut revenir à lui et qu’il démêla le calcul, sa colère grandit encore. Il ne songe pas qu’elle lui a donné longtemps une affection désintéressée ; que, dans les pauvres cœurs, les sentimens même vrais sont mêlés d’égoïsme ; qu’une femme peut l’aimer encore tout en voulant profiter de lui ; qu’elle est menacée, et qu’elle a peur. Il songe qu’elle veut faire de lui une dupe, tromper deux fois Lauzun ! Son amour-propre blessé ne s’occupe que de soi. Or, il se sait menacé lui-même ; sous le badigeon de son civisme, transparaît toujours son aristocratie ; sa situation devient plus précaire à mesure que la politique devient plus violente : il a assez à faire de se sauver. Il ne donne ni l’attestation, ni la clef de Montrouge, et laisse sans réponse les lettres qui les réclament. Telle est, après quatre ans, la laide fin de cette passion : commencée en folio, elle s’achève on égoïsme. Cet égoïsme a mis à nu chez la femme l’hypocrisie, chez l’homme la brutalité. Ils se sont, d’un dernier regard, méprisés l’un et l’autre. Ils n’ont plus rien à se dire.
Lauzun, d’ailleurs, allait éprouver bientôt qu’on ne rompt pas avec la démagogie aussi aisément qu’avec les duchesses. Arrêté, il n’obtint même pas d’être prisonnier dans sa maison de Montrouge, qu’il avait refusée à une amie. Et, le 1er janvier 1794, il mourait à quarante-six ans, avec cette lassitude de vivre que les heureux contre le devoir trouvent au fond de leurs plaisirs.
Si la duchesse avait voulu deux amans pour mieux s’assurer le dévouement de l’amour, l’expérience eût été décisive. Tous deux l’avaient abandonnée au premier péril, elle restait seule. En des jours où les protecteurs devenaient si vite des suspects, elle commença à croire, elle aussi, que sa solitude était sa sûreté. Maintenant il n’y avait plus que son mari à la compromettre : contre l’émigré, elle invoqua et obtint le divorce. Malgré ce gage donné à la Révolution, le 4 mars 1794, elle était arrêtée, conduite à Saint-Lazare. Elle n’avait gagné à son divorce que d’être écrouée sous le nom de Franquetot, au lieu de l’être sous le nom de Fleury.
Chénier, arrêté dix jours après elle, fut quatre mois son compagnon de captivité. Le chant de pitié que la prisonnière inspira au poète fut-il un aveu d’amour ? En eux, comme en tant d’autres, la menace de la mort prochaine souleva-t-elle une de ces passions soudaines et violentes comme une dernière révolte de vie ? C’était, au contraire, une ressemblance de nature, qui, s’ils se fussent rencontrés plus tôt, dans les derniers des jours voluptueux et calmes, aurait préparé l’entente de leurs cœurs. Chénier était un héritier de l’art antique et de la morale païenne. Belles comme le marbre de Paros, ses poésies célébraient, comme les statues taillées dans cette blancheur sans tache, la perfection impure des corps faits pour le désir. Et de même que, dans ses vers, la beauté achevée semblait une pudeur et étendait un voile d’innocence sur la volupté de ses inspirations, de même la jeune femme cachait ses audaces sous la grâce presque enfantine du visage et la trompeuse candeur des regards. En elle le génie de Chénier eût reconnu sa vivante image et, comme Prométhée, peut être aimé la statue.
Mais, depuis que la Révolution avait poussé son cri de liberté et de justice, Chénier était devenu un autre homme. Le poète uniquement épris jusque-là d’orner sa vie par l’art avait été surpris par la révélation de plus belles beautés. Son intelligence avait vu la stérilité de la joie apportée par les formes exquises aux voluptueux subtils, quand restait à faire mieux ordonnée et meilleure la société humaine. Et quand, presque aussitôt, les sublimes promesses furent démenties par les actes des lâches et des scélérats, il devint une voix d’accusation et de colère contre ces voleurs d’idéal. Le chant de sa poésie se tut, il saisit le fer de la prose, et cet abandon de la gloire devint pour lui une autre gloire et plus rapide. A peine quelques lettrés connaissaient le poète, l’écrivain parut aussitôt le premier parmi les polémistes, et l’orateur assez puissant pour qu’on le comparât à Vergniaud : tant la nature lui avait été prodigue des dons qu’elle lui prêtait pour si peu de jours, et tant s’était lui-même donné à sa nouvelle œuvre l’héroïque transfuge, infidèle à la Grèce, patrie de la beauté antique, pour la France, patrie du droit immortel ! Il ne redevint poète que le jour où, prisonnier, il n’eut plus ni presse, ni tribune, et alors, loin qu’il redemandât l’oubli de la défaite et des vainqueurs à ses inspirations anciennes, sa lyre même lui fut une dernière arme pour continuer son combat. Et quand l’amour dont il avait été le chantre sensuel lui apparut jusque dans la prison, il ne le reconnut pas. Ces galanteries lui prouvaient maintenant l’incurable légèreté de ces « honnêtes gens » pour qui il avait lutté, pour qui il allait périr. Leurs gestes de menuet dans la tempête, leurs rires dans la tragédie, leurs baisers, qui épuisaient en plaisir le temps dû aux haines et aux amours publics, furent ‘sa dernière douleur. En ses satires inachevées il mit toute l’amertume de son désenchantement. Il partagea ses justices entre les attentats des assassins et la légèreté des victimes. Son âme tragique n’était plus capable d’oublier son deuil pour une passion privée et fugitive. Il ne vit en Aimée que la statue de ce deuil, et il n’aima dans la beauté de ces yeux que la source des larmes les plus touchantes contre la cruauté des bourreaux.
Qu’il ait été cher à la « jeune captive, » il n’y a ni preuves ni vraisemblances. De stature massive, de taille épaisse, il avait cet aspect de puissance stable qui sied aux orateurs et aux combattans, mais qui, hors de l’action, paraît lourdeur. Ses yeux vifs étaient petits, sa chevelure abondante et bouclée grossissait la masse de sa tête forte, mais avait déjà disparu de son crâne où se continuait la grandeur de son front, comme si la pensée eut pris la place de la jeunesse, et les trente-deux ans qu’il avait à peine semblaient plus nombreux. Une femme de ses amies a dit qu’il était à la fois très laid et très séduisant ; mais c’est un mauvais début de séduction que la laideur. Et la duchesse de Fleury était d’autant moins portée à distinguer le charme derrière cette apparence qu’à ce moment un autre homme occupait son attention.
Le même jour qu’elle, avait été conduit à Saint-Lazare le jeune Mouret de Montrond : sur le registre d’écrou, son nom de Mouret fut inscrit à la suite de celui de Franquetot. Ce hasard le conduisait sur les pas d’Aimée à la porte de la prison, en homme qui suit une femme et entre où elle entre. Cet air convenait au personnage. Il avait alors vingt-quatre ans, la plus jolie tournure, avec cette mauvaise réputation qui semble la plus enviable à nombre d’hommes et la plus intéressante à plus de femmes encore. L’assurance lui était si naturelle et il la garda si semblable à traversées changemens d’Age et de fortune qu’elle servit à le désigner comme « signe particulier, » même sur ses passeports. L’un, daté de 1812, à côté du signalement ordinaire, porte, d’une autre main que celle de l’expéditionnaire : « Bel homme, à l’air avantageux. » Ce passeport révèle aussi en Mont-rond une originalité dont il était moins fier. Le petit doigt de sa main droite se continuait, divisant la paume de la main jusqu’au poignet. C’était un commencement de griffe, qu’il tenait gantée, comme Méphistophélès.
Envers une Marguerite qui n’était plus innocente, Méphistophélès se montra cette fois bon diable. Pour que le tentateur pût la perdre plus tard, il fallait d’abord la sauver. Il survenait au moment de l’extrême péril. La loi des suspects avait été si largement appliquée que toutes les prisons anciennes ou improvisées étaient pleines. Pour faire place aux nouveaux suspects, il fallait se débarrasser des anciens et, comme mettre en liberté n’était pas du temps, guillotiner les uns paraissait le seul moyen de loger les autres. Mais encore, pour guillotiner, fallait-il un prétexte, et, contre la plupart des prisonniers, il n’y avait pas de charges. C’est à ce moment que fut découvert le complot des prisons : les complots sont en tout temps la ressource des gouvernemens embarrassés. Les suspects devaient être irrités de leur captivité par provision et souhaiter la fin de cet arbitraire. Il suffisait d’appeler ces colères et ces espérances un attentat contre la République. Pour recueillir les propos dont on avait besoin, les provoquer, les suppléer au besoin, on mêla aux suspects des hommes qui semblaient des prisonniers et étaient des agens. A Saint-Lazare, trois misérables acceptèrent ce métier. Aucun d’eux n’était Français. Le principal, Joubert, acteur belge, avait trouvé là le seul rôle pour lequel il fût doué, le rôle de traître. Il le jouait à dessein assez mal pour que les prisonniers devinassent son vrai personnage, et il inscrivait sur sa liste, comme conspirateurs, ceux qu’il estimait les plus riches. Puis il traitait avec eux de leur radiation, tout prêt à reconnaître l’innocence de qui la lui prouvait en bonnes pièces. Mais il n’effaçait un nom que pour en inscrire un autre. Ces nouvelles victimes étaient sollicitées de se disculper au même prix, et ces marchandages successifs réduisaient la liste à ceux qui, trop fiers ou trop pauvres, semblaient à Joubert indignes de pitié. Et, malgré la hâte des terroristes, il prenait le temps de faire et de défaire, car le pourvoyeur de l’échafaud, Fouquier-Tinville, était de moitié dans celle exploitation fructueuse de la mort.
Montrond suivait ce travail avec l’attention d’un homme résolu à vivre, et il n’aurait pas cru sauver toute sa vie s’il eût laissé périr Aimée. Il sut qu’elle et lui figuraient sur la liste. Cent louis, dont il négocia le versement à Joubert, firent rayer les deux noms. Celui de Chénier était inscrit et resta.
Montrond, Chénier, deux visages de l’humanité, semblent rapprochés ici pour montrer l’infériorité du génie sur l’intrigue dans la tactique de la vie. Tandis que l’un achète les bourreaux, l’autre ne songe qu’à les juger. Tandis que l’un travaille à ne pas périr, l’autre ne s’occupe qu’à perpétuer le témoignage de sa conscience contre le mal triomphant, et c’est pour envoyer à son père ses vers écrits sur des bandes de toile qu’il corrompt un guichetier. Tandis que l’un surveille sans cesse la liste de mort, l’autre ne laisse pas les nouvelles troubler ses pensées, et ne veut rien enlever par un inutile effort de salut à la dignité de sa fin : il a toutes les maladresses d’une grande âme. Tandis que, pour l’un, s’intéresser à une femme, c’est entrer dans sa familiarité, la distraire, la servir et se faire tout un moyen de plaire ; l’autre s’intéresse à elle sans qu’il tente rien pour l’occuper de lui ; il ne quitte pas à sa vue l’ombre de l’arbre que, dans le triste préau, il préfère et qui étend sur ses méditations une solitude respectée par les prisonniers ; il n’a pas besoin de lui parler ; il parle pour elle, et, sans lui demander rien dans le présent, il lui donne l’avenir. Il est un des quatre-vingt-huit condamnés qui périssent le 8 Thermidor, la veille du jour où la mort de Robespierre allait tuer la Terreur elle-même. Et, quand il disparaît, cette femme ne se doute pas du présent qu’il lui laisse, elle ne sent pas sa propre vie diminuée de cette perte. Les exécutions où il a péri la rendent seulement consciente du danger auquel elle échappe, et le sort tragique d’André n’accroît en elle que 1 intelligence du service rendu par Montrond.
La gratitude d’une jeune femme envers un homme jeune et beau prend aisément un autre nom, et l’on est un peu excusée de perdre la tête pour qui l’a empêchée de tomber. Le 9 Thermidor ne les avait délivrés tous deux que de l’angoisse, ils ne sortirent de prison que quatre mois plus tard. Cette prolongation de captivité, qui ménageait un rendez-vous perpétuel à Montrond près d’Aimée, était pour lui la plus heureuse des chances. En joueur qui poursuit jusqu’au bout sa veine, il vit la possibilité de conduire l’aventure au mariage. Pour un petit gentilhomme de Franche-Comté, c’était un gain inespéré de s’attacher à une grande famille et à une grande fortune. Pour Aimée, au contraire, ce mariage était une déchéance. Son divorce d’avec le duc de Fleury n’était jusque-là d’une mesure conservatrice de ses biens et protectrice de sa personne. Si peu religieuse que fût l’aristocratie, il était dans ses mœurs de violer la foi conjugale, non de la rompre. Contracter une seconde union alors que le duc de Fleury n’était pas mort, c’était pour la duchesse perdre, outre son titre et son rang, cette considération distincte de l’estime, mais inséparable des convenances sociales, qu’elle avait obtenue jusque-là. Donner toute sa personne, sauf la main, eût satisfait son amour sans changer sa condition. Mais changer de condition par l’amour était le but de Montrond. Curieux renversement des rôles, c’est la femme qui s’accommoderait d’une aventure, c’est l’homme, et quel homme ! qui tient à donner à sa passion la solidité d’un contrat.
Aimée prit le temps de la réflexion avant de faire une sottise, car elle la fit. Quatre mois après sa sortie de prison, elle consentit ce mariage. De nouveau et plus complètement, elle se donnait toute à la ferveur de son amour et préférait à tous les avantages la joie d’obéir à l’homme en qui elle cherchait un maître.
Le maître, d’abord par ce mariage, puis par toutes ses leçons, lui enseigna que la fidélité à l’ordre ancien, dont toutes les institutions gisaient à terre, était inintelligence ; que leur destruction avait à la fois affranchi et isolé les individus ; que, pour chacun d’eux, la sagesse, dans l’incertitude sur les intérêts généraux et la société future, était de garder tout son dévouement à soi-même et à son plaisir.
C’était précisément l’heure où, lasse de s’être exaltée et sacrifiée pour le triomphe d’intérêts publics, la nature humaine reprenait partout son équilibre dans l’égoïsme. Les républicains vainqueurs voulaient jouir du pouvoir et de la vie : la plupart des aristocrates aspiraient à une paix qui sauvât quelques restes de leur fortune personnelle. Egale était leur hâte d’oublier, ceux-là leurs crimes, ceux-ci leurs malheurs, dans le plaisir, et ainsi ils devenaient nécessaires les uns aux autres. Les anciens nobles avaient besoin des révolutionnaires pour obtenir grâce comme émigrés, restitutions comme propriétaires, accès comme parens pauvres aux fêtes que pouvaient seuls donner les parvenus de la Révolution, accapareurs de l’argent, des belles demeures, des objets d’art, accessoires indispensables à la vie mondaine. Et ces parvenus avaient besoin de ces parens pauvres pour apprendre d’eux le goût, la grâce, la simplicité élégante, la transmutation de la richesse en luxe. Une société nouvelle se forma par le mélange des deux classes. Même aux jours où la République proscrivait la politesse comme un crime d’incivisme, quelques étrangères, attachées au monde ancien par leur naissance et aux idées nouvelles par leur sympathie ou leur curiosité, avaient commencé ce mélange. La plus illustre était Mme de Staël ; les plus constantes, Mmes de Bellegarde, qui, attachées par le sang à la Maison de Savoie et par le choix à la Révolution, n’avaient pas quitté Paris, même pendant la Terreur. L’éclat que leur origine donnait à leurs opinions, leur familiarité avec les chefs populaires avaient assuré à ces étrangères le privilège d’entretenir, au milieu du silence, un murmure de conversation. Par les portes discrètement entr’ouvertes, quelques Françaises d’égale naissance et demeurées à Paris avaient été heureuses de rentrer dans la vie de société : telles la princesse de Vaudemont et la vicomtesse de Laval. Cette société grandit avec la sécurité qui, sous le Directoire, venait de ramener Talleyrand. Lui, devait son portefeuille à Mme de Staël, il avait dû à Mme de Laval des plaisirs moins fades que la reconnaissance[17]. Dans cette compagnie où il était heureux de retrouver l’éducation de l’ancien régime, il introduisit les plus distingués parmi les hommes du régime nouveau. De ce centre où la vie resta simple, avec la seule élégance des manières et le seul luxe de l’esprit, la société mondaine allait s’étendre en cercles de plus en plus vastes jusqu’aux fêtes officielles où tout était dorure, spectacle et foule.
Aimée de Coigny trouva partout accueil. La parenté et l’amitié lui ouvraient les demeures de la vicomtesse de Laval et de la princesse de Vaudemont. Elle soutint à son avantage l’examen de celui qui était le grand juge du ton et de l’esprit. Le mari d’une femme brillante est sacrifié et souvent ridicule. Comme le danseur des ballets, qui redevenaient alors à la mode, il lui faut, à la fois ombre et force, suivre, soutenir, lancer la danseuse, et donner plus d’ailes aux envolées de sa compagne : moyennant quoi, il a droit, tandis qu’elle reprend haleine, à quelques pirouettes, mais courtes, et l’on tolère son talent dont la perfection est d’être discret. M. de Montrond était l’homme fait pour jouer ce personnage. Nul n’était moins encombrant. S’il aimait à se mêler aux acteurs de la comédie humaine, c’était non pour leur disputer la scène, mais pour voir de plus près tous les mensonges du théâtre et en jouir. Il aimait le silence qui aide à mieux observer, le rompait par des mots désenchantés, aigus, ironiques, mais rares, comme s’il dédaignait aussi le renom de penseur, et, en quoi il se montrait aristocrate, il ne forçait jamais sa veine pour fournir plus d’esprit qu’il ne lui en venait. Et cette philosophie imperturbablement contemptrice de la nature humaine, et cette persévérance à trouver un amusement dans la laideur, et cette discrétion à apprendre aux autres le peu de cas qu’il faisait d’eux, et cette conformité entre son mépris de tout et son absence de toute ambition, lui composaient une figure. C’est ainsi que, lui aussi, avait réussi même auprès de M. de Talleyrand. Leurs scepticismes s’étaient attirés ; dans la différence de leurs conditions, ils se sentaient de même nature ; leur intelligence aimait l’insensibilité de leur âme ; et leur familiarité, curieuse comme une gageure, cherchait lequel des deux était le moins dupe du genre humain.
Mais, si Aimée ne perdit pas sa place dans la société qui survivait encore en France, si le monde révolutionnaire se para d’elle, fier du gage qu’elle lui avait donné par son mariage irréligieux, si Montrond eut sa part de ce succès, que devenait dans le succès le bonheur ?
L’originalité de Montrond était un de ces mérites qui, pour rester des mérites, doivent apparaître de loin en loin. La prétention à n’être dupe de rien est elle-même une duperie et de toutes la plus triste. Elle rend incapable de croire à rien de désintéressé, de noble, et, vue de près, fait le censeur méprisable à ceux qu’il méprise. Avoir tant sacrifié à un homme, satisfaite pourvu qu’il reconnût en cette largesse la preuve d’un entier amour, et se trouver unie à un négateur des générosités et des dévoue-mens, qui s’estime de n’estimer personne et a assez affaire de s’aimer, était, pour une femme, de toutes les déceptions, la moins attendue et la plus cruelle. Quand elle eut achevé son voyage de noces, le vrai, l’important, le redoutable, celui que chacun des époux fait dans l’âme de l’autre, elle sentit, et chaque jour davantage, l’injustice, l’humiliation et l’offense. Elle finit par prendre en horreur cette humeur égale dont nulle émotion ne troublait jamais l’équilibre, ces jolis mots qui assassinaient élégamment le respect, l’estime, la confiance, cet art tourné en infirmité de ne prendre plaisir qu’à la laideur humaine. Elle fut lasse qu’on fit rire son esprit de ce qui faisait pleurer son cœur.
Des griefs naissent les représailles. Elle les tint suspendues plus de cinq années, obstinée à espérer encore. Mais, le jour où elle n’eut plus de doutes sur sa méprise, cette femme mal gardée par le devoir devait chercher une revanche de l’amour. Et, comme il y a dans les entraînemens de cœur plus de logique et moins de hasard qu’on ne croit, si un homme avait chance de lui plaire, c’était le moins semblable à son mari.
Or, en même temps que Montrond décourageait Aimée, le Directoire avait lassé la France, et la même loi des contrastes venait de triompher dans le régime nouveau. Les divisions anarchiques du gouvernement collectif, la corruption des hommes publics, l’incapacité de la démagogie, les excès de la tribune, trouvaient pour terme le geste impérieux et bref d’un soldat. La Constitution accordait, il est vrai, à la liberté, des avocats d’office. Mais, en écrasant sous le nom de Tribuns ces hommes qui, sans droit de veto, ni d’appel au peuple, obtenaient seulement licence de plaidoirie en faveur des franchises publiques devant un corps législatif choisi par le pouvoir, la Constitution les réduisait à la plus discréditée des puissances, la parole. Et, au milieu d’institutions créées pour le travail silencieux et rapide, ce monopole du bavardage aux tribuns n’allait pas sans un peu de ridicule, et semblait calculé pour le leur donner.
Pourtant, les raffinés d’intelligence, accoutumés à entretenir, par la vie de salon, le goût de la controverse, redoutaient la main autoritaire de Bonaparte. En vain leur chef naturel, Talleyrand, venait de passer au plus fort : la société dont il avait été l’arbitre persévérait, avec Mme de Staël, à vouloir un gouvernement d’opinion. M. de Montrond suivait M. de Talleyrand, Aimée de Coigny resta aux côtés de Mme de Staël. Il y avait une certaine grandeur à réclamer contre le génie les droits de la raison, à défendre, malgré un peuple lier d’obéir, la souveraineté nationale. L’abandon même où se trouvait le droit de tous, qui n’intéressait presque plus personne, et le péril de ces obstinés, assez hardis pour contredire la toute-puissance du maître, donnaient aux tribuns opposans un air de courage et de magnanimité. Dans les salons, on prodiguait à ces survivans du régime parlementaire l’empressement flatteur et les faciles enthousiasmes, qui font illusion sur la force d’une cause aux héros et aux spectateurs des triomphes mondains.
Au nombre de ces tribuns était un Garat, de cette dynastie qui fournissait des acteurs au théâtre et à la politique. Le tribun chantait d’une belle voix la liberté, comme son frère, le grand Garat, les romances. Si sa renommée n’était pas égale, il avait pourtant son public, et l’opposition tenait pour orateur cet homme dont la bruyante indépendance irritait le Premier Consul[18]. C’est sur ce Mailla Garat que s’égara le choix d’Aimée.
Entre lui et la marquise de Condorcet une liaison existait, avouée, admise, la plus maritale des situations illégitimes. Sans doute fut pour quelque chose dans les coquetteries d’Aimée le plaisir de prendre un homme à une femme, de voler un amour connu ; c’était l’espèce de larcin qui la tentait, on le sait. Toutefois cela n’eût pas suffi pour qu’elle agréât « ce petit homme à l’air chafouin[19]. » Mais, obsédée par la laideur morale d’un bel homme, par cette pédanterie d’égoïsme qui proscrivait toute émotion comme une inintelligence, elle en était venue à croire que la plus enviable beauté de l’homme était croire, aimer, se dévouer. Garat, qui avait sans cesse à la bouche l’intérêt général, les droits du peuple, lui parut, comparé à Montrond, le représentant d’une grande cause, une manière de héros. Elle cherchait une âme, elle ne regarda pas au corps où cette âme s’était logée.
Cette psychologie semble superflue au récent biographe du chanteur Garat. M. Paul Lafond, persuadé que la nature ne prépare pas de si loin les rencontres amoureuses, a sa version, que voici. Le chanteur, dit-il, était irrésistible : contre lui, Aimée « ne songea même pas à se défendre ; » elle habitait, près de Paris, une campagne louée en commun avec Mmes de Bellegarde ; elle présenta son vainqueur à ses amies, il amena son frère ; ce fut assez pour que, peu après, le chanteur passât d’Aimée à l’une des dames de Bellegarde et pour qu’Aimée se consolât du chanteur avec le tribun. Cela est fort simple, même trop. M. Paul Lafond affirme, mais il n’apporte ni d’Aimée un aveu ; ni d’un seul contemporain un soupçon qui serait une présomption de preuve ; pas même du grand Garat un billet, ne fût-ce qu’une preuve de présomption. Bien n’est pas assez. Et comme, tantôt, un peu pressé, il jette Aimée de Coigny en prison deux années plus tôt qu’elle n’y entra, et par compensation l’enterre, plus jeune de deux ans qu’elle ne fut prise par la mort ; comme, tantôt, un peu tardif, il ajourne jusqu’après le 9 thermidor le divorce qui, dès 1793, l’avait séparée du duc de Fleury ; comme il la prend pour la marquise de Coigny, quand il déclare écrits pour elle les Mémoires de Lauzun, on a droit de croire que, s’il a confondu les deux cousines, il a pu mal distinguer entre les deux frères. Et, si son récit n’est qu’un écho incertain de quelque vantardise orale où se trompait elle-même l’incommensurable vanité du chanteur, il suffit de répondre : « Chansons que tout cela. »
Loin de ne chercher qu’une rencontre d’inconstances, Aimée apportait, dans cette nouvelle tentative, la même vocation d’obéissance, le même besoin de se rendre semblable à celui qu’elle aime. Orléaniste avec Lauzun, aristocrate avec Malmesbury, sceptique avec Montrond, la voici républicaine. Et comme, cette fois, ce n’est pas un caprice de vanité ou de désœuvrement qui la livre à un petit-maître ; comme, conduite à une même faiblesse par un sentiment moins vulgaire, elle est poussée par son dégoût d’un homme qu’elle méprise vers un homme qu’elle croit estimer, elle semble aller au désordre avec une âme neuve. Elle apporte à se perdre des scrupules de conscience et une pudeur de sentimens que ni son éducation, ni sa nature ne lui avaient donnés, que ses précédentes fantaisies ne lui avaient pas appris. La mésestime où Montrond tenait l’espèce humaine le préparait à ne subir l’infidélité ni comme une surprise, ni comme un malheur. D’ailleurs, mieux que la philosophie, nos passions calment nos passions ; il était trop joueur pour être importunément jaloux. Il ne faisait plus la cour qu’aux « beaux yeux de la cassette, » où il puisait souvent, et Aimée se laissait ruiner, indifférente à la fortune. Mais, le jour où elle écrivit à Garat : « Je suis ta vraie femme, » elle ne supporta pas la pensée d’appartenir à un autre, elle voulut, pour être tout entière au nouvel élu de son cœur, rompre le reste du lien qui l’attachait à Montrond. Le divorce fut prononcé, et c’est sous son nom d’Aimée de Coigny qu’elle allait désormais courir les hasards du cœur.
Quand le mariage a cessé d’être la transformation de l’amour en devoir par un engagement pris pour jamais envers Dieu, les contrats de fidélité temporaire passés devant une autorité tout humaine sont vides de respect et de logique. Si l’amour seul fait le devoir, on n’a point à s’engager envers un tiers à aimer : cela ne regarde que deux personnes. Et, comme elles ne sont pas maîtresses de demain, qu’il s’agisse d’aimer ou de vivre, il leur suffit d’être l’une à l’autre, sans vaines promesses. Aimée de Coigny, pensant ainsi, pratiqua avec Garat l’union libre. Mais c’était si peu avec une arrière-pensée de se reprendre, ou de cacher son intrigue, qu’elle alla habiter chez lui. Elle montre plus que jamais cette audace des déterminations, indifférente des suites, qui l’inspire quand elle aime et pour être plus à ce qu’elle aime. Au moment où elle refuse de se lier, elle n’hésite pas à se compromettre. Elle ne veut pas fixer son avenir par des engagemens définitifs, elle l’enchaîne par des actes irréparables. Car, cette fois, elle achève de se perdre. Par son mariage avec Montrond, elle avait descendu dans son monde : elle en sort par son commerce avec Garat. Elle se range parmi les rebelles à toute situation régulière, et se déclasse au moment où le Consulat restaurait dans les mœurs, sinon la vertu, au moins la décence.
L’homme pour qui elle sacrifie tout est-il de ceux qui tiennent lieu de tout ? Elle comptait s’associer à la vie d’un grand citoyen, soutenir le combattant de la liberté contre le despotisme : elle est à peine la compagne de Garat qu’il est destitué par le Premier Consul avec les principaux tribuns. Sa disgrâce est plus grande que son mérite. Simple déclamateur, il a emprunté les idées et voudrait plagier la forme de Rousseau, le grand maître qui a formé de si mauvais disciples. Le jour où il n’a plus à mettre en discours les lieux communs de la politique, c’en est fait de son unique talent ; il n’est plus qu’un acteur sans théâtre et, après quelques jours, personne que lui ne gémit sur son silence. Adieu la gloire ! Tant mieux, moins de temps sera volé à l’amour. Bienvenue soit l’existence étroite où l’on vivra plus près l’un de l’autre ! Mais comment, si près, ne pas se juger ? Mailla est peuple, montagnard basque, devenu robin, il sait les lois qu’on apprend dans les écoles, il ignore ces lois non écrites qui se transmettent par une tradition héréditaire, et qui, par les habitudes tout extérieures du savoir-vivre, rendent discrets les défauts, visibles les mérites, inspirent les qualités dont elles enseignent les apparences, et contribuent tant au charme de la vie intime. Aimée subit de Garat les vulgarités, le sans-gêne, les maladresses que la mauvaise ; éducation donne aux qualités même. Elle semble une statuette de Sèvres aux mains d’un rustre : non seulement les violences, mais les caresses brutales de ces doigts gourds menacent cette délicatesse qui est fragilité. Tel qu’il est, pourvu qu’il soit tout à elle, c’est assez, et elle accepte joyeusement la vie des couples gênés, emprunte, hypothèque pour son faux ménage, se fait la servante de ce petit compagnon. Elle n’a besoin que de fidélité. Son illogisme veut une vie régulière dans le désordre ; elle fait, comme tant d’autres, ce rêve dont tant d’autres, comme elle, ont été réveillées si rudement par l’inconstance masculine. Elle a trouvé bon que Mailla rompît pour elle d’autres liens, Mailla s’en tient aux chaînes légères. Il la trompe, ou elle le croit. Elle se plaint, défend ses droits avec jalousie, il défend sa liberté avec emportement, elle s’obstine. « Et si je veux être battue ! » disait la Martine de Molière. Aimée le fut, dit-on. Quel sort pour une duchesse qui avait eu son tabouret à Versailles, toutes les délicatesses du luxe à Paris, et partout les hommages des maîtres en l’art de plaire !
Et qui la retenait en ce triste esclavage ? Les sens. Le rustre avait su les exciter et les satisfaire. L’amour qu’elle avait commencé avec le moins de vices, avec le plus d’idéal, est tombé là ! Il ne s’agit plus d’être l’associée d’une grande cause, la consolatrice d’un grand homme : qu’elles sont vite passées, l’union des âmes et l’alliance des enthousiasmes ! Dans les lettres d’Aimée à Mailla Garat, il reste seulement, avec le souci de trouver les ressources nécessaires à la durée de cette vie commune, les ardeurs lascives qui désormais la remplissaient. Cette vie dura six ans, et, pour que l’humiliation fût complète, c’est le rustre qui se lassa le premier. C’est elle qui s’obstina à le retenir ; quand il fut parti, à le reprendre ; quand il eut disparu, à le pleurer.
Elle se promit alors de ne plus recommencer avec personne la triste expérience, et résolut de tromper par l’activité de son intelligence la viduité de son cœur.
L’Empire était alors dans sa jeunesse et dans sa gloire. Napoléon n’avait laissé d’asile à la liberté que les œuvres d’imagination, et les lettres elles-mêmes, sans influence sur la politique, en subissaient, comme tous les arts, le prestige. Elle avait remis en honneur Sparte, Rome, l’Egypte. De l’antiquité, l’on avait ressuscité les vertus civiques, dépassé les modèles militaires, on la voulait égaler par les gloires de la pensée. Les écrivains d’ailleurs, plus encore que les sénateurs et les tribuns, semblaient vieux et non antiques. C’est surtout à l’imagination que le souci d’imiter est redoutable. Il enlevait toute spontanéité, tout naturel à leur effort pour donner aux pensées de leur temps et de leur race un air romain ou grec. Par bonheur, ces tyrannies de la mode ne gâtent que les œuvres écrites, destinées au public, et où les lettrés mettent leur faire. Quand ils oublient la postérité et se reposent de leurs œuvres dans la conversation, l’esprit français, sous toutes les écoles et malgré elles, garde sa grâce, son goût, sa mesure, son indépendance et la malice ailée de ses traits. Ainsi les mêmes auteurs dont les vers et la prose ont la même pauvreté solennelle et représentent dans la littérature le style empire, dès qu’ils déposaient la plume, redevenaient Français, c’est-à-dire aimables et brillans. Aimée entra en relations avec les plus connus d’entre eux. À ces hommes d’esprit elle apporta le sien, qui n’était inférieur à celui de personne, et sa renommée s’établit vite parmi ces faiseurs de réputations. L’aptitude de son intelligence à entrer dans les goûts de ceux avec qui elle vivait lui inspira sa première tentative de devenir auteur. Puisqu’il n’y avait plus de roman dans sa vie, elle en tira un de son imagination, et écrivit Alvar. Je n’ai pu retrouver le livre. Elle ne l’avait édité qu’à vingt-cinq exemplaires. Si son pied fin laissa voir un bout de bas bleu, on ne pouvait mettre dans le geste plus de réserve. Et cette indifférence de grande dame pour le suffrage de la foule contraste fort avec la fureur de notoriété banale qui, aujourd’hui, révèle des goûts de parvenues en tant de femmes fières de leur race.
Mais, faute qu’elle eût par des succès d’auteur changé de renommée, et comme si l’on ne pouvait avoir le goût des lettres sans l’envie de se faire valoir par elles, ses biographes n’ont pas voulu croire à cette trêve où le cœur s’endormait aux jolies chansons de l’esprit. Obsédés par sa gloire d’amoureuse, ils n’ont pas admis la lassitude ni le repos de son cœur. L’unité du caractère dans leur héroïne exigeait l’ininterruption de ses faiblesses. Ils ont dans sa retraite éventé une ruse, cru que son amour de la littérature avait été son amour de certains littérateurs. Qu’elle ait eu pour Lemercier de l’admiration, elle n’en a jamais fait mystère. Que cette admiration ne fût pas méritée par le talent, c’est l’avis d’aujourd’hui, ce n’était pas l’avis d’alors : et, heureusement pour les honnêtes femmes qui s’enthousiasment d’œuvres médiocres, les preuves de mauvais goût ne sont pas des preuves de mauvaises mœurs. D’ailleurs, Lemercier méritait l’attachement par son caractère ; le caractère, à soixante-dix ans, n’inspire plus d’amour ; et Lemercier n’était pas seulement vieux, mais infirme, à moitié paralysé. Les ardeurs mêmes d’Aimée deviennent ici sa meilleure défense. Plus elles étaient exigeantes, plus elles la disculpent de les avoir égarées près d’un lettré qui était à peine la moitié d’un homme, et d’avoir choisi pour amant un buste. Etienne de Jouy, au contraire, était un galantin fort disposé à compromettre les femmes : son succès auprès de la nôtre parait sûr à M. Paul Lacroix. Les preuves sont : une lettre de 1813, qu’elle signe Aimée, où elle supprime « monsieur » et rend compte de ses démarches faites en faveur de l’écrivain, alors candidat à l’Académie Française ; plus une seconde lettre où elle lui rappelle « les bons momens qu’ils ont passés ensemble. » Que le passé de cette femme ne rendît pas invraisemblable une aventure, soit : mais la mauvaise réputation ne prouve rien, précisément parce qu’elle prouverait trop. Les indices relevés contiennent-ils certitude ou probabilité de ce caprice pour Jouy ? L’absence des formules ordinaires dans une lettre ne peut-elle révéler une camaraderie aussi bien qu’une passion, et la passion, chez Aimée, ne parle-t-elle pas plus clair ? Si une femme accorde son patronage à un candidat à l’Académie, est-ce une preuve qu’elle n’ait plus rien à lui refuser ? Les bons momens ne sont-ils que d’une sorte ? Pour laisser à une femme spirituelle, instruite, un souvenir agréable, faut-il que les conversations aient été criminelles ? Enfin, si fragile qu’ait été sa chair, Aimée ignora l’avilissement qui change la faiblesse en perversité, et, sauf au début de ses désordres, elle ne tenta jamais de mener ensemble plusieurs intrigues : elle fut la femme d’une seule erreur à la fois. Or, en 1813, au moment où les témoins qui n’y étaient pas la déclarent éprise de Jouy, elle vivait sous l’influence d’un autre, qu’elle-même va nommer. Ainsi les biographes ont eu à la fois tort et raison. Ils se sont trompés sur la personne pour laquelle Aimée avait renoncé à la solitude du cœur : mais ils ne se sont pas mépris sur l’impuissance où était ce cœur de garder longtemps sa solitude.
Le marquis Bruno de Boisgelin, capitaine de dragons en 1789, avait été entraîné dans l’émigration par la solidarité de la race et des armes, et ramené par sa raison en France dès le Consulat. C’était, en 1812, un homme de quarante-cinq ans, de belle mine, d’intelligence ouverte, d’un noble caractère. Aimée célèbre ces mérites dans les Mémoires écrits pour lui, et, si l’on baisse un peu la note de l’éloge, la note est juste. Entre ces deux personnes, l’unique lien dont Aimée parle et s’honore est celui d’une tendre et enthousiaste amitié. Je ne voudrais pas suivre l’exemple des écrivains que j’ai repris d’avoir cru au mal sans preuves, et la preuve est pénible, qu’on cherche dans les aveux d’une femme pour établir l’insuffisance de ses aveux. Je me contente de lire les Mémoires : cette amitié se plaît aux caresses des mots, et l’ami est plus Bruno que Boisgelin ; entre elle et lui, l’intimité est assez grande pour qu’à toute heure du jour elle puisse aller chez lui, ou lui, l’attendre chez elle, comme si les deux logis étaient communs ; parfois ils n’en ont qu’un, partent ensemble pour le château de Vigny, où tous deux demeurent seuls jusqu’à trois mois. Or, l’ancien capitaine de dragons est marié à une femme laide[20] et ne se pique d’être fidèle qu’à son roi. Aimée touche à l’âge où, Balzac va le dire, la femme est le plus voluptueusement désirable, en la plénitude de son fruit mûr. Cet épanouissement, proche du déclin, la sollicite elle-même, non moins tentée que tentatrice. Aucun scrupule ne la retient, et l’occasion habite sous son toit. Il me semble que j’entends dire : « La cause est entendue. » Mais si, par cette nouvelle affection, elle sortit encore du devoir, Aimée rentrait du moins dans son monde, et cette fois la faiblesse n’était pas avilie par le choix du complice.
M. de Boisgelin parvenait à un âge où l’amour complète, distrait, ou embarrasse la vie, mais ne la remplit pas. Sans emploi sous l’Empire, il avait plus de temps pour penser. La fidélité à ses princes, l’amour de son pays, l’espoir d’être utile à lui-même en servant sa cause, lui inspiraient le désir d’un autre régime. Et cette préoccupation devint chez lui trop profonde et constante pour que la confidence n’en fût pas faite à Aimée de Coigny.
En cette circonstance encore apparut l’aptitude de cette femme à accepter les pensées de ceux qu’elle aimait. Sans disputer avec M. de Boisgelin, sinon pour lui donner le plaisir d’avoir raison contre elle, elle se rendit à la légitimité. Ce ne fut pas un consentement de complaisance, passif et stérile. Enfin admise à cette association qu’elle avait en vain cherchée jusque-là, elle se montra zélée, active, ingénieuse, persévérante ; elle servit le dessein de son ami autant et plus qu’il le servait lui-même. Et, cette fidélité d’intelligence, qu’inspirait la fidélité du cœur, survivant à faction, Aimée écrivit pour lui le récit de ce commun effort. Telle fut l’origine, tel est le sujet des Mémoires.
Dans ces Mémoires, ce dont elle parle le moins, c’est de sa vie. Peu de femmes avaient autant à dire, si elle avait voulu se raconter. Elle ne fait à son passé que deux allusions. Au moment de sa rupture avec Mailla Garat, elle s’était réfugiée chez la princesse de Vaudemont « où j’avais fui, dit-elle, des malheurs de plus d’un genre. » On ne saurait mettre plus de discrétion dans plus d’exactitude. Ailleurs elle se définit : « une femme ayant rompu les liens qui l’attachaient à l’ancienne bonne compagnie, n’en ayant jamais voulu former d’autres, et étant restée seule au monde, ou à peu près. » »Qu’ « à peu près » est un joli euphémisme, et que la langue française est une belle langue, pour cacher tant de choses en si peu de mots !
L’amoureuse prend la parole en témoin d’une œuvre politique. Elle donne au passage quelques détails sur la société littéraire où elle a fréquenté. Mais elle ne raconte avec suite que sa collaboration d’un instant à l’histoire de son temps, et, sur ce sujet, se plaît à tout dire.
Cette réserve et cette abondance, qui se font contraste, sont la première originalité des Mémoires. Pourquoi tant de secret sur ses expériences amoureuses ? N’éprouvant pas le remords des actes, elle ne devrait pas connaître la honte des aveux. Et pourtant, ils l’humilient. Elle ne saurait apprendre à l’ami d’aujourd’hui les amis d’hier sans devenir moins précieuse pour lui. Sa propre intelligence, à contempler ensemble, enlaidies l’une par l’autre et mortes, ses aventures, éprouve un trouble qu’elle ignorait jadis, surprise par l’attrait successif et vivant de chaque passion. Enfin, l’expérience dernière qu’elle a faite avec M. de Boisgelin l’a éclairée sur l’infériorité de toutes les autres. Dans ses précédens voyages au bonheur, elle ne s’est, avec chacun de ses compagnons, occupée que d’elle et de lui, sacrifiant tout à deux personnes et réduisant la vie à la communion de deux égoïsmes. Déjà ses rapports avec les hommes de lettres, au lieu de la laisser indifférente et étrangère au monde, l’avaient intéressée à son temps. Avec Boisgelin, elle a, pour la première fois, senti une solidarité entre sa vie personnelle et la vie générale, entre son action et l’intérêt de tous. C’est, dans sa carrière agitée, le seul instant dont elle soit fière. Voilà pourquoi elle s’y complaît, pourquoi elle raconte dans tous leurs détails les événemens. Elle ne se lasse pas de fournir ces preuves qu’elle a voulu le bien, et, après plusieurs années, la satisfaction de cet effort vibre encore dans l’enthousiasme du récit. « Mon âme réunie à celle d’une noble créature se sentait relevée et remise eu sa place. » Remarquables paroles autant qu’inattendues ! Nul tourment de foi, nul scrupule de raison, nulle pudeur de corps, ne révèlent à cette femme qu’il y ait une diminution de la dignité dans le vagabondage des tendresses. Et pourtant, elle sent, elle proclame elle-même la déchéance. Elle ne voit pas l’immoralité, mais elle voit l’inutilité de la vie amoureuse : c’est de ce vide qu’elle a honte. Elle comprend que, pour « se relever » et « se remettre en sa place, » il lui fallait vivre hors, au-dessus d’elle-même, et racheter les égoïsmes de son cœur par du dévouement au service de tous. Qu’est-ce dire, sinon que ni les passions des sens, solitude où chaque être n’aime que sa propre chair, ni les passions du cœur, prison où deux êtres s’enferment pour être l’un à l’autre, ne sont tout le bonheur, et que briser cette prison, sortir de cette solitude pour vivre de la vie générale, travailler d’un effort désintéressé au bien commun, est des bonheurs le plus durable, le moins décevant, le plus nécessaire ? Qu’est cette intelligence du bonheur, sinon la supériorité du devoir sur le plaisir reconnue par une voluptueuse ? Telle est la leçon que le silence de l’écrivain renferme. Après l’avoir estimé de ce qu’il tait, écoutons-le.
- ↑ Moniteur universel, 25 janvier 1820.
- ↑ Barrière, Tableaux de genre et d’histoire, in-8o, p. 231. Paris, Paulhan, 1828.
- ↑ Ch. Labitte, Études littéraires, t. II, p. 184.
- ↑ « Mme de Fleury était fort jolie. M. le duc de Chartres l’aimait tellement qu’il l’appelait sa sœur, elle l’appelait son frère. » Mme de Genlis, Mémoires, t. IV, p. 348. Paris, Lavocal. 1825.
- ↑ Souvenirs de Félicie, p. 180.
- ↑ Mme Vigée-Lebrun, Souvenirs, t. II, p. 60-62.
- ↑ Souvenirs du Directoire et de l’Empire, par Mme la baronne de V… Paris, Cosson. 1847.
- ↑ Lettres de la marquise de Coigny et de quelques autres personnes appartenant à la société française de la fin du XVIIIe siècle, publiées sur les autographes avec notes et notices explicatives, par Paul Lacroix. Jouault et Sigaux, 1884.
- ↑ Ces quatre lettres à Mailla Garat sont dans la collection de M. Gabriel Hanotaux.
- ↑ Lettres, etc., p. 202.
- ↑ Garat, par Paul Lalond : in-8o, Calmann-Lévy. 1900. p. 287-297.
- ↑ Larousse, Grand dictionnaire, au mot : André Chénier.
- ↑ Raymond Gabriel de Bérenger, officier de cavalerie, aide de camp de Murât, puis officier d’ordonnance de Napoléon, mourut le 30 août 1813 d’une blessure reçue à la bataille de Dresde.
- ↑ Les Mémoires d’Aimée de Coigny seront édités le mois prochain par la librairie Calmann-Lévy.
- ↑ Cité par Ernest Daudet, dans son livre Louis XVIII et le duc Decazes. Plon, in-8o, 1899.
- ↑ L’enfant ne dut pas survivre, car il n’est plus question de lui dans l’existence de sa mère.
- ↑ Aimée de Coigny, dans ses Mémoires, dit de Mme de Laval : « Maîtresse de M. de Talleyrand quand elle était jolie, actuellement son amie très exigeante, c’est la seule au fond qui ait de l’empire sur lui. »
- ↑ Thibaudeau raconte que « l’amiral Truguet défendant un jour devant le Premier Consul les idées républicaines, celui-ci avait répondu : « Tout cela est bon à dire chez Mme de Condorcet et chez Mailla Garat. » Mémoires sur le Consulat, Paris, 1826, p. 34.
- ↑ Souvenirs de la baronne de Vaudray.
- ↑ Parmi les notes rédigées par le duc de Bassano en 1803, à l’appui des candidatures au titre de chambellan honoraire, se trouve celle-ci : « Bruno de Boisgelin, âgé de 40 ans, neveu du cardinal et du maître de la garderobe du roi, ayant épousé Mlle d’Harcourt, fille du duc de Beuvron. Il jouit de 35 000 livres de rente et attend une fortune considérable de sa belle-mère qui, étant Rouillé, a été immensément riche. C’est un homme aimable et de bonne compagnie ; sa femme, dont il n’a qu’une fille, est extrêmement petite et a un extérieur désagréable. » Archives nationales. Minutes des décrets. AF. IV 3177.