Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 138-139).

XXVIII


Depuis son retour, Brigalot ne s’occupait plus du gros travail de la ferme, il tenait le livre de comptes, recettes et dépenses, et cultivait le jardin ; le chien ne s’occupait ni des vaches, ni des moutons, il y en avait deux autres à la ferme pour cela ; tous les trois faisaient bon ménage, parce qu’ils étaient bien traités.

Le réchappé ne quittait pas son maître, le suivant partout et surtout ne manquait jamais de l’accompagner sur la route, au lieu dit la Pierre, où il venait souvent attendre la diligence qui apportait les commission de Montargis. Dans les belles saisons de printemps ou de septembre, c’était curieux de voir ce beau vieillard blanchi avant l’âge, venir s’asseoir avec son chien sur les racines de la dernière grosse trogne de charme, située dans le joli chemin vert du plateau, et y regarder les splendides couchers du soleil, dans le fond de la prairie où serpente la charmante petite rivière de l’Ouanne ; au fur et à mesure que le soleil s’abaissait derrière le coteau du Mesnil, la vapeur montait dans la prairie, semblable au duvet neigeux qui tombe des peupliers de Hollande ; Risto, la tête appuyée sur les genoux de son maître, semblait comprendre tout ce qu’il disait et lui répondait par de petits cris. Bien des fois l’écrivain de ces pages, qui était tout enfant, a entendu le maître causer à son chien comme on cause à un ami, disant des paroles comme celles-ci Risto, c’est-y beau ça, regarde ! c’est le soleil, c’est notre ami à tous ; il ne fait de mal à personne et on ne peut le mettre en prison lui ; il se couche, allons-nous-en pour en faire autant ; le chien lui sautait au cou avec des cris de joie ; on aurait vraiment cru qu’il comprenait ce que lui disait son maître.

Brigalot avait aussi dressé son chien à garder son petit-fils, et quand on mettait le berceau en plein air dans la cour, le vieillard n’avait qu’à lui dire en prenant l’enfant. dans ses bras : tu le vois, garde-le bien. Alors il n’y avait que la mère et les grands parents qui pouvaient approcher ; les oies, dindons, moutons devaient passer au large.

Cette bête a vécu ainsi neuf ans.

Mme Brigalot étant morte, entourée de ses enfants et petits enfants, qui lui avaient toujours montré l’affection la plus tendre, on rappela longtemps les quelques paroles qu’avait dites Brigalot quand il vit sa femme morte : J’ai perdu le plus grand bien de tous les biens en perdant ma femme, qui était un vrai trésor.

Il vécut ainsi avec ses deux enfants, sans jamais quitter la ferme ; son autre enfant, établi à Paris, ne put jamais le décider à venir y passer quelques jours, car il craignait toujours de rencontrer les gendarmes ; il faut dire qu’à l’époque de sa condamnation, le fait d’avoir été emmené, les menottes aux mains, était un stigmate qui ne s’effaçait pas facilement de l’esprit des gens de campagne.