Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 57-66).


XIII


De Pau à Tarbes, quel joli coup d’œil ! Dans le lointain la montagne, que l’on se figure être tout près, le soir. Je m’étais assis au bord d’un petit ruisseau, le soleil était couché sur le côté où j’étais, alors qu’il brillait de tons roses au faîte de la montagne, je me demandais en ce moment lequel me charmait le plus : le chant d’un gardeur de chèvres, qui était d’une grande douceur, ou le coucher du soleil vu sur la montagne ; peut-être était-ce le soleil qui l’emportait.

Je n’ai rien noté de Tarbes. Après avoir vu Pau avec son air de fête, les jeunes filles chantant toujours et fraiches comme les premières roses, Tarbes me paraissait mort.

Après avoir quitté Tarbes, un homme, qui allait du côté de Toulouse chercher du vin, me prit dans sa voiture pendant trois ou quatre heures. Le village où il s’arrêtait possédait une seule auberge, vrai cocagne pour les voyageurs. Sur l’affirmation de mon conducteur, que je pouvais me mettre à la table commune, sans craindre une dépense trop forte, le repas ne coûtant que 1 fr. 25 ; il avait dit vrai, car je n’avais encore fait un déjeuner pareil : artichaud, viande de boucherie, poulet, salade et bon vin ; c’était un véritable repas de noces. Il est probable que maintenant, avec les moyens de communication qui existent, on ne mangerait pas si bien pour le double du prix.

Je laissai là une douce illusion ; depuis que je voyais les Pyrénées, je rêvais de faire l’ascension d’une montagne. De ce village, il y avait 25 kilomètres pour se rendre à Bagnères-de-Bigorre, et de là je me figurais pouvoir, en peu de temps, aller au Pic du Midi. Un marchand ambulant qui, avec cheval et voiture, visitait tous les petits pays de la montagne pour y vendre de la bonneterie, m’expliqua qu’un piéton mettrait au moins cinq jours, aller et retour, pour atteindre le pic, et qu’il lui faudrait dépenser au moins 40 francs ; il me fit comprendre ce qu’était la montagne : on voit un pic qui vous semble tout près et on marche deux jours sur des routes en lacet avant d’arriver au sommet ; il faut un guide, sans quoi on pourrait se perdre ou tomber dans des crevasses souvent cachées par la neige, et puis, si l’on monte sur les hauts sommets, c’est pour admirer les panoramas qui vous entourent, surtout le lever du soleil ; quand il neige ou pleut, on ne voit rien ; aussi les touristes qui s’y trouvent pour voir passent une et deux nuits s’il le faut dans des cabanes solidement construites avec des troncs d’arbres, où, en plus des provisions qu’ils ont apportées, il se trouve toujours ce qui est indispensable : huile, graisse, conserves alimentaires, du pain et du bois ; mais pour cela, il faut beaucoup d’argent. En entendant parler ainsi, je compris que je devais faire mon deuil de ce projet si amoureusement caressé. Il serait donc dit que je ne pourrais jamais réaliser mes désirs ; après le voyage en Amérique, la carrière théâtrale, voilà la montagne qui se dérobe.

Je me dirigeai sur Toulouse ; n’y trouvant pas de travail, je continuai ma route sur Montpellier. Un ennui m’arriva au sortir de la ville : à environ un kilomètre, je m’assis au bord de la route, sur la chaintre d’une pièce de blé non encore épié, à l’ombre d’un orme à haute futaie ; je quittai mes souliers pour me chausser de mes espadrilles, car si j’étais économe, et pour cause, j’avais aussi de l’ordre ; du reste, l’un ne va pas sans l’autre. Je chaussais mes bottines quand j’entrais dans une ville ; je me serais cru déshonoré d’y entrer avec des espadrilles, cela avait l’air trop malheureux ; c’est une chaussure très économique ; j’avais fait plus de 300 kilomètres avec celles que je possédais alors. La tête appuyée sur mon paquet, je regardais au-dessus de moi les oiseaux qui jouaient dans les branches de l’orme ; à l’ombre, par ce beau temps de fin avril, je me trouvais heureux ; dans ma contemplation je m’endormis sans m’en apercevoir, quelques minutes seulement, qui ont suffi à un mauvais gueux pour me voler mes bottines que je venais de quitter. Il n’y avait rien à faire ; deux femmes, qui se trouvaient à l’herbe dans le blé, n’avaient pas vu mon voleur. Je partis navré ; c’était une perte sensible pour moi ; et comme un malheur n’arrive jamais seul, je devais, peu de temps après, m’apercevoir que ce dicton est juste.

Je venais de rattraper sur la route une jeune femme, montée dans une voiture trainée par un âne ; tout en marchant à côté de ce véhicule, je lui contai le vol dont je venais d’être victime ; elle accabla de ses malédictions tous les voleurs passés, présents et à venir. Au moment où je voulais descendre au bas de la route pour boire à un ruisseau, elle me dit que cette eau n’était pas bonne et, en me montrant un groupe de maisons à quelques centaines de pas, là, dit-elle, je vous offrirai de la bonne eau fraîche avec un peu de vin. En arrivant, je l’aidai à dételer son âne et j’entrai avec elle dans sa pauvre maison aux murs en terre ; il fallait baisser la tête, tant la porte était basse. Dans la première pièce, un dressoir en bois blanc posé sur une sorte de commode ; on y voyait quelques assiettes de faïence et quelques verres, une table également en bois blanc, deux chaises de paille sans dossier ; à l’entrée de la porte, à droite, un seau plein d’eau et, au-dessus, accroché à un clou, un gobelet en fer-blanc. Elle passa dans l’autre pièce et revint avec une cruche ; elle me servit alors un verre d’eau, dans lequel elle versa un peu de vin de la cruche, me recommandant de ne pas boire d’un seul trait ; cette boisson, en effet, très fraiche, pouvait faire du mal. Je ne vous invite pas à vous asseoir, dit-elle, car mon mari n’aime pas les étrangers, et s’il revenait de la vigne pendant que vous êtes là, ça ferait une histoire du diable dernièrement, il m’a battue parce que j’avais donné un morceau de pain et à boire à un pauvre vieux.

Cette bonne femme montrait sa simplicité dans ces quelques paroles qu’elle avait débitées vivement ; je passais déjà mon paquet en bandoulière et j’allais m’éloigner quand un gringalet d’homme entra : c’était le mari. S’adressant à sa femme et en me regardant : Qu’est-ce encore que celui-là, dit-il ? Il faut que tu donnes mon bien à tous les mendiants qui passent. Blessé d’être pris pour un mendiant, je répondis sur un ton fâché que j’étais un ouvrier, qu’ayant soif, j’avais demandé un verre d’eau ; Madame y avait ajouté un peu de vin ; que ce n’était pas là mendier, et j’ajoutai : si vous voulez, je vais le payer, votre verre d’eau. — Oui, dit-il, donne trois sous. Je mis les sous sur la table. Sa femme voulut les prendre pour me les rendre, disant que c’était honteux de faire payer un verre d’eau rougie, qu’elle le dirait à tout le monde ; son mari lui lança un furieux soufflet, disant : « Te tairas-tu, carogne. »

Je sortis en traitant cet homme de brute ; je n’avais pas fait quatre pas qu’il était sur moi, ayant à la main un rouleau à aplatir la pâte, me disant d’ouvrir mon paquet pour voir si je ne lui avais rien volé, ce qui aurait été difficile, puisqu’il n’y avait que les quatre murs de la maison. J’étais vraiment révolté, et comme il voulait m’attraper par mes vêtements, tout en me menaçant de son rouleau, je le repousai ; il s’empêtra dans les pierres et les morceaux de bois qui entouraient un tas de sable dans lequel on avait fait un trou où on avait amorti, le matin même, de la chaux, qui était encore chaude. Il tomba dedans de tout son long ; je ne suis pas resté pour voir comment il s’était tiré de là ; je m’en allai au plus vite, plutôt courant que marchant ; je craignais que ce bonhomme ne me courre après avec un bâton ou une fourche et m’assomme, ce qu’il aurait sans doute fait s’il n’avait pas été obligé de changer complètement de vêtements. Plus tard, j’ai ri de l’aventure ; mais sur le moment, je ne pouvais pas surmonter la chose d’avoir été traité de mendiant et de voleur par cette brute aussi avare que méchant.

Quand j’arivai à Carcassonne, mes espadrilles, trop usées, me blessaient les pieds ; il fallait absolument que je travaille pour me reposer et faire venir ma malle restée à Bordeaux ; un patron à qui j’expliquai ma situation consentit à m’embaucher ; j’y travaillai un mois ; j’aurais pu y rester plus longtemps si j’avais voulu, car mes patrons étaient bons pour moi ; je donnais des leçons d’histoire de France au petit garçon, âgé de 11 ans.

La ville est gaie ; l’eau fraîche et limpide coule dans les ruisseaux ; les femmes du peuple sont très croyantes. En pleine ville, sur la route de Toulouse, il y avait une grande croix entourée d’un terre-plein bordé d’un trottoir ; à côté des promeneurs qui, le soir, venaient s’asseoir là, nombre de femmes venaient s’agenouiller en résitant des : « Je vous salue, Marie », « Pardonnez-moi mes péchés », « C’est ma faute, ma très grande faute ». C’en était gênant pour les promeneurs qui, le plus souvent, s’éloignaient pour ne pas gêner les bonnes femmes dans leur dévotion.

Le plus intéressant était la ville haute, citée la vieille ville féodale, célèbre dans l’histoire par les sièges qu’elle a subis. Ses fortifications ont été rétablies par Violet le Duc dans leur état primitif, ce qui en fait aujourd’hui la ville moyennageuse la plus intéressante de France. Si cette ville n’était qu’à 60 kilomètres de Paris, ce ne serait pas deux cent mille visiteurs qu’elle recevrait par an, comme Pierrefonds, mais un million, alors que ce sont seulement les étrangers, surtout les Anglais, qui la visitent.

Narbonne, patrie de plusieurs empereurs romains, n’avait pas d’attrait pour moi. Je m’arrêtai à Béziers, où j’y travaillai près de deux ans dans une maison faisant la bourellerie, sellerie et carrosserie ; cette ville de 50.000 habitants n’est pas belle dans son ensemble : la rue Française, le mail-promenade, sont admirables ; de là, le soir, par le clair de lune, on voit à Sarignan briller la Méditerranée comme un vaste miroir d’argent ; par contre, le quartier descente Canterelle, qui descend rapidement vers le canal et la rivière de l’Orb, était, à l’époque dont je parle, extrêmement sale, pour cette raison que dans cette partie il n’y avait pas de cabinets d’aisance ; chaque matin, une voiture, annoncée par une sonnette et munie d’un large entonnoir, passait pour recevoir les résidus des habitants, dont bon nombre les jetaient, la nuit, par les fenêtres ; dans ces rues, les amoureux ne se seraient pas hasardés à y bavarder à deux heures du matin.

Par exemple, les habitants étaient gais, criant quelquefois sur un ton de colère à tout massacrer, mais ne se battant jamais.

Les salaires étaient très bas (je gagnais 80 francs par mois) et payais 42 francs de pension. Ce qui me retenait par-dessus tout, c’était le théâtre, où l’on jouait quatre fois par semaine l’opéra, l’opéra comique, le drame, la comédie ; mais c’est surtout l’opéra qui faisait fureur ; cela se comprend ; dans ce pays, tout le monde a une belle voix et on aime le chant. À ce moment, un grand artiste incomparable, nommé Merly, ayant fait partie de l’Opéra de Paris, venait chanter plusieurs fois par mois et par cachets. Son répertoire se composait des pièces suivantes : Guillaume Tell, Les Huguenots, Le Prophète, La Muette, Robert le Diable, Rigoletto, Le Trouvère, La Favorite, Charles VI. Ces soirs-là, les places étaient prises d’assaut, bien que les prix en soient plus élevés. J’avais fait la connaissance d’un coiffeur, coryphée des chœurs, aux appointements de cent francs par mois ; il avait une très belle voix, mais les villes de province comme Béziers ne peuvent payer des artistes comme à Paris ; il m’emmena au théâtre, me présenta au régisseur ; je faisais nombre, je donnais quelquefois de la voix dans les chœurs que je connaissais bien, et quand je n’avais pas besoin sur la scène, j’avais droit d’assister au spectacle dans les places à 1 fr. 50 ; je me trouvais très heureux ; c’était une partie de mon rève qui s’accomplissait, étudier le théâtre, fréquenter la scène, voir toutes les pièces sans rien dépenser (je ne gagnais rien, bien entendu) et sans perdre une heure de mon travail ; du reste, je ne me faisais pas d’illusion ; comme tant d’autres, je chantais tous les opéras que je savais par cœur, avec les camarades, mais je n’aurais pas été capable de gagner ma vie dans cet art du chant.

À cette époque, le phylloxéra n’avait pas encore fait son apparition ; aussi les vignobles étaient de toutes beautés ; nous travaillions pour un propriétaire qui ocuppait soixante vendangeurs et vendangeuses pendant trente à trente-cinq jours, sans compter les hotteurs, chargeurs, fouleurs ; ces vendangeurs étaient nourris par le métayer « Ramounet » ; on leur portait le manger à la vigne et le soir ils couchaient sur la paille dans les granges ; ces gens venaient des campagnes pauvres de l’Ariège ; on ne distinguait guère les filles des vieilles femmes ; toutes étaient vêtues de la même façon jupe et caraco de serge, d’un chapeau de feutre noir fixé sous le menton par des liens. Ces gens ne changaient ni de vêtements, ni de linge durant les vendanges ; aussi, dès qu’ils étaient partis, on portait dans les champs la paille où ils avaient couché ; on y mettait le feu, puis on lavait la grange, car la vermine y grouillait.

Pour donner une idée de la vie des gens de ferme loués à l’année, le gérant recevait du propriétaire quatre sous et demi par jour pour la nourriture de chaque homme, pain, vin et oignons à discrétion. Le matin, ils mangeaient des pommes de terre ou des oignons cuits à l’eau ou sous la cendre ; le tantôt et le soir, soupe et légumes, quatre fois par semaine, soupe à la viande, généralement de la viande de vache salée ou du pore conservé de la même façon. Les gens âgés qui tremblaient et ne pouvaient boire à la régalade (c’est-à-dire à une cruche d’une contenance de 8 litres) devaient acheter une écuelle ; presque tous ces valets de ferme étaient des montagnards des Cévennes, aucun ne savait lire ; à la fin de leur engagement, ils allaient au pays, porté à leur famille l’argent gagné ; j’avais vu dans les Landes et dans le Loir-et-Cher des travailleurs de la terre bien malheureux, mais je jugeai que ces cévenols l’étaient encore plus, — tandis que les propriétaires avaient des millions.

Afin de se faire une idée, sur un autre point, de la rareté de l’argent dans la montagne, on voyait arriver le dimanche des dix ou vingt montagnards, qui faisaient cinquante kilomètres aller et retour pour venir vendre à Béziers cinq à huit cents escargots à raison de quatre et six sous le cent.

C’est à Béziers, pour la première fois, que je vis rendre la justice ; mon patron m’emmena pour voir. Les coupables étaient des montagnards, appelés « gavachos » ; ils avaient de dix-sept à dix-neuf ans ; venus à la ville pour chercher du travail, ils n’avaient rien trouvé. Pendant deux jours, ils vécurent avec trente sous gagnés en portant des colis à la gare ; pour coucher, la nuit, ils étaient entrés dans une cabane de vignerons, fermée avec une corde, et avaient brûlé quatre bottes de sarments, valant en tout deux sous. Arrêtés come vagabonds, pour bris de clôture et avoir brûlé le bien d’autrui, ils ont été condamnés à trois et six mois de prison ; cette dernière peine infligée aux plus âgés ; les pauvres jeunes gens pleuraient et sanglottaient, tandis que le public s’en allait en grommelant de sourdes colères contre un juge qui s’était montré si impitoyable, ils furent jugés en patois.

J’étais dans ce pays à l’époque de mon tirage au sort ; le Maire de mon village tira pour moi et, vu mon métier, je fus classé dans les cuirassiers, mais exempté par mon frère cadet alors sous les drapeaux.

Avant de quitter cette ville, je veux rappeler un fait historique ou légendaire : Un jour que M. Riquet, ingénieur, était en train, avec son sécrétaire, de dessiner les plans du Canal du Midi, un berger s’était approché d’eux, regardant le dessin ; M. Riquet, nerveux lui dit : « Que regardes-tu là, imbécile ? Est-ce que tu comprends quelque chose à cela ? » Le berger répondit : « Oui, je sais ce que c’est ; tous ces points qui vont sur la montagne, c’est pour retenir l’eau, on en a parlé à la ville. Moi, si j’étais de votre métier, je ferais mieux. » « Et que ferais-tu ? » lui demandant Riquet. Le berger répondit : Tenez, comme cela, et prenant sa houlette, il perça une petite butte de terre et c’est ainsi que l’idée est venue à ce grand ingénieur de percer la montagne là où il voulait faire des écluses.

Je vais te conter un petit fait de théâtre, dont je fus le pauvre héros, et qui fit bien rire. Un soir que l’on jouait Robert le Diable, celui qui faisait le Prince de Grenade n’étant pas venu, on me chargea de le remplacer, ce qui ne me convenait guère ; enfin, on me revêtit de l’armure complète, depuis les chaussures poulaines jusqu’au casque à ventaille. Précédé des trompettes et du héraut portant une épée sur un coussin, le prince doit s’avncer auprès de la princesse qui doit le proclamer chevalier, pendant que Robert poursuit son ombre dans la forêt enchantée ; j’avais répété pour voir si je pourrais, sans difficulté, plier le genou devant la princesse ; tout allait bien, mais quand il me fallut marcher, mon casque tournait à chaque pas que je faisais ; bientôt je ne voyais plus à me conduire et craignant d’aller tomber dans l’orchestre où les instruments faisaient rage pour annoncer l’armement d’un chevalier, je rentrai dans la coulisse ; alors, j’entendis au parterre ces exclamations : « D’où te bas ? où va-t-il ? » ; par des rires et des applaudissements, tout le monde m’acclamait, alors que j’avais fait les choses de travers. J’en ris encore quand j’y pense ; mais ce soir là je ne riais pas ; le régisseur était furieux. Je m’esquivai après avoir protesté que ce n’était pas ma faute si la visière de mon casque avait tourné. Le bon public ne garda pas rancune que le prince de Grenade n’ait pas été armé chevalier ce soir-là, et revint en foule le lendemain.

Dans cette ville, les plaisirs de l’été étaient les bains de mer à la plage de Serignan, où le dimanche, la foule se comptait par plusieurs milliers ; il y avait aussi des baigneurs en eau douce dans la rivière de l’Orb ; j’aimais tellement à me baigner qu’avec un camarade nous y allions souvent à minuit ; l’endroit était situé à une demi-heure de la ville ; nous étions de pauvres nageurs, notre capacité était d’atteindre un îlot à environ quarante brasses de la rive et, pour te montrer que les jeunes gens ne connaissent pas ce que c’est que la prudence, il m’est arrivé d’y aller la nuit plusieurs fois seul ; je franchissais deux fois la passe ; je m’habillais et prenais un gros raisin dans la vigne qui bordait la rivière, puis revenais me coucher, content de moi, sans avoir pensé à la peur.

Après avoir quitté Béziers, je vis Montpellier et Nîmes ; je ne suis pas historien, mais qu’il me soit permis de te dire seulement que la vue des monuments romains font penser aux générations disparues. Je ne suis pas un savant, mais seulement un penseur épris de ce que les hommes ont fait de grandiose, attristé aussi à la pensée que l’humanité a été pendant tant de siècles aux prises avec la barbarie, et y est encore de nos jours.

Quand on contemple les bains Romains, le Temple de Diane, la Maison Carrée et surtout les Arènes, on reste rêveur ; c’est grand et imposant. Seulement, malgré que l’on doit reconnaître que ce sont les Romains qui ont sorti la Gaule de la Barbarie, en lui donnant des écoles, des lois, des routes, des monuments qui semblent défier les siècles on pense aussi que ces maîtres du moment se donnaient, en même temps qu’au peuple, des spectacles barbares comme les combats sanglants des gladiateurs, des condamnés livrés aux bêtes féroces, soit pour leur foi religieuse, soit pour avoir déplu au pouvoir ; et cela, devant l’enthousiasme de vingt mille spectateurs.

Est-il possible de penser sans tristesse qu’un peuple entier, hier encore esclave, se réjouisse de voir ces spectacles de carnage ? Aujourd’hui même, un restant de barbarie subsiste, puisque c’est avec frénésie que des multitudes assistent aux combats de taureaux, où l’on voit des bêtes éventrées, et aussi des hommes tués.

Cela ne présage pas la fin des guerres entre les peuples, qui n’ont cependant rien à y gagner, mais au contraire tout à y perdre.