Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 53-57).

XII



Toujours désireux de voir du nouveau, je partis pour l’Espagne, en passant par Saint-Jean-de-Luz. Je m’étais toujours représenté les Espagnols comme je les avais étudiés sur les livres ou vus au théâtre ; mais ceux que je rencontrais sur la route n’avaient ni le petit veston avec la culotte arrêtée aux genoux, ni le boléro avec des boutons en or, ni la mantille avec jupes courtes en velours ; filles et garçons, pas trop bien vêtus, étaient chaussés d’espadrilles ; ils conduisaient de petits ânes appelés « borricots », pas gras et bien mal harnachés. J’étais charmé tout de même de voir que deux jeunes filles, qui avaient des biquots dans les paniers portés par leur âne, aient répondu si gracieusement à mon salut par un « Adios seignor ».

À Irun, village frontière, je dinai modestement d’un morceau de biquot avec des fèves et, comme boisson, du cidre pas trop bon. Ne trouvant personne à qui parler français, je suis allé faire un tour dans le village ; mais à cette heure de midi, je ne vis que quelques hommes en guenilles qui dormaient à l’ombre de murs à moitié écroulés ; cela me refroidissait de m’aventurer dans un pays que je voyais si triste. N’apercevant aucun arbre, je me renseignai où on pouvait trouver de l’ombre et passer son temps. Un homme me conduisit dans une cidraria (cidrerie chez nous) : c’était une sorte de remise où il y avait quelques tonneaux pleins et d’autres vides ; là se trouvaient une dizaine d’hommes, assis de droite et de gauche sur des escabeaux ou souches de bois, sur la paille.

Pour un sou, on vous remplissait, tiré au tonneau, un gobelet en terre cuite d’environ dix centilitres ; la plupart des habitants passaient là des heures, en renouvelant leurs consommations ; cela ne faisait pas mon affaire et je n’y restai pas longtemps. Enfin, un homme qui parlait le français voulut bien me donner quelques conseils il me dit que de ce côté de l’Espagne il serait difficile de travailler de mon métier ; il n’y avait que peu ou pas de chevaux, mais seulement des ânes et quelques mulets, les ouvriers maçons, cordonniers, menuisiers, pourraient seuls y trouver du travail ; il m’engagea à rentrer en France, et que si, plus tard, je voulais retourner en Espagne, d’y entrer par Barcelone. Je le remerciai beaucoup de ces conseils, car je m’étais proposé, en ne dépensant que dix francs, de faire environ cent kilomètres, de travailler ensuite pour pousser plus loin ; devant l’impossibilité de réaliser cette idée, je revins tout de suite à Bayonne. À cette époque, le chemin de fer n’existait pas pour aller à Pau ; du reste, eut-il existé que je ne l’aurais pas pris, mes moyens étant très limités.

Un bateau partait le soir, tiré par des bœufs ; il remontait la rivière de l’Adour jusqu’à la Peyroyrade, soit une distance de 30 kilomètres, qu’il franchissait en huit ou dix heures ; j’y pris passage moyennant quinze sous. C’était un bateau marchand, ponté au milieu ; sous le pont, de chaque côté, un châlit, avec un passage au milieu pouvant contenir 60 personnes couchées, en se serrant comme des sardines dans une boîte. Arrivé un des premiers à bord, je choisis une place et m’y allongeai ; je n’y restai pas longtemps, car sitôt qu’il commença à faire nuit, marchands et marchandes, qui regagnaient leur pays après le marché, vinrent prendre leur place habituelle ; bousculé brutalement, je me faisais le plus petit possible, en me reculant vers la sortie. Déjà très mal, serré contre les parois du pont, je quittai cette place au moment où tous ces gens retiraient leurs gros souliers pour dormir ; c’était une infection à n’y plus tenir.

Le timonier me donna une couverture ; je me couchai au pied du mât. Avant de m’endormir, je restai longtemps à écouter chanter celui qui conduisait les bœufs ; je ne comprenais pas les paroles, mais il chantait si bien, d’une voix si pure, que dans la nuit calme c’était très beau ; malgré cela, je m’endormis sans m’en apercevoir. Plus tard, je fus réveillé par une terrible averse ; je me couchai alors à l’avant du bateau, en me couvrant de vieux sacs et de bâches. Le matin, quand les premiers passagers sortirent de dessous le pont, ils marchèrent sur moi, comme si j’eus été un sac de haricots ou de pommes de terre, ce qui me fit crier malgré moi. Eh bien ; pas un ne m’adressa un mot d’excuses.

Les écrivains ont beau poétiser les Basques ; ils peuvent être forts et braves. Quant à moi, je me suis trouvé parmi une cinquantaine (hommes et femmes), et je dis qu’ils étaient tous des brutes ; je veux bien croire que tous les Basques ne leur ressemblent pas. Je fus courbaturé pendant quelques jours d’avoir été ainsi piétiné ; mais quand on est jeune, le mal passe vite.

À Pau, je travaillai seulement quinze jours ; je ne pouvais pas me nourrir avec 2 fr. 25 que je gagnais pour douze heures de travail, et encore j’étais favorisé, car un ouvrier du pays ne gagnait que 1 fr. 50 ; un maçon qui logeait dans la même maison que moi, avec sa femme et ses six enfants, ne gagnait aussi que trente sous. C’était incompréhensible de voir une ville où il y a de si beaux hôtels, fréquentés par des gens riches, étrangers pour la plupart, où on voit à chaque instant de beaux équipages ; tout ce monde enfin dépense l’or sans compter, et à côté de cela l’ouvrier ne gagnant que tout juste pour manger du pain sec. Je vais citer un exemple de cette misère des petits. Ne pouvant aller ni à l’hôtel ni au plus modeste restaurant, vu mon modeste salaire, je prenais mes repas avec cinq autres ouvriers ; moyennant soixante centimes par jour, nous avions à chaque repas, midi et soir, une soupe à la graisse, une assiette de haricots ou de pois secs avec une couenne de cochon ; nous fournissions notre pain. Sur les six pensionnaires, j’étais le seul qui buvait du vin à douze sous le litre.

C’était un propriétaire qui nous donnait pension ; l’homme n’avait que 30 ans, sa femme environ 25, et ces gens, pour cinq francs par mois, me donnaient un lit dans leur chambre. Une sorte de pupitre ou de prie-dieu séparait les deux lits ; le leur avait des rideaux, le mien pas ; le mari se couchait le premier et soufflait la lumière quand sa femme était prête à se mettre au lit. Ceci montre à quel point il fallait que ces gens aient besoin pour se condamner à une gêne pareille. De mon côté, j’étais aussi très gêné ; on le comprendra sans peine.

Ils avaient en pension leur cousin, ouvrier tailleur très capable, gagnant deux francs par jour ; il était fiancé depuis un an ; le mariage devait se faire dès qu’il aurait de quoi acheter l’indispensable pour se mettre en ménage, les parents de la jeune fille ne pouvant rien acheter et le jeune homme n’ayant pu mettre encore de côté l’argent nécessaire.

J’ai vu à Pau des courses bien curieuses, nommées « courses ossaloises », pour hommes et dames. Sur une pelouse d’environ 200 mètres de circonférence, on mettait des roses tous les trente ou quarante mètres ; des femmes, en courant, et ayant une cruche pleine d’eau sur la tête, devaient ramasser ces fleurs sans laisser tomber leur cruche ni renverser l’eau. Pour les hommes, le parcours était plus long et, en courant, ils devaient ramasser des œufs ; un poids de cinq kilogs, qu’ils avaient dans un carnier, leur faisait perdre l’équilibre en se baissant ; aussi beaucoup d’entre eux tombaient : c’est ce qui amusait le plus les spectateurs. Tout dans cette ville était fait pour les riches, rien pour les pauvres. Les jeunes gens de toute la contrée qui touche aux Pyrénées aiment à chanter, des chœurs surtout ; c’est un vrai plaisir de les entendre ; mais à l’époque dont je parle, on lisait, sur affiche placardée aux murs de la mairie, que le plus grand calme devait régner dans la ville, afin de ne pas troubler le repos des étrangers.