Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 18-21).

III


Aujourd’hui, je ne sais pas où je me plais ; je m’ennuie ici comme ailleurs ; quand j’étais dans les affaires, le temps passait vite ; j’ai cédé à un de mes employés pour moitié de la valeur et à crédit ; il ne paraît pas m’être bien reconnaissant de lui avoir ainsi mit le pied à l’étrier.

Depuis que je vis en rentier, j’ai tâté plusieurs genres de vie ; j’ai d’abord habité un pavillon à Ecouen ; presque tout le monde s’en va le matin à Paris et ne revient que le soir.

Je me voyais trop seul, je m’y ennuyai vite ; j’allai voir un ami retiré à Montgeron, il m’emmena avec lui pêcher dans l’Hyère et m’engagea à venir y rester. Comme lui, je fis construire au bord de la rivière une petite cabane en briques pour m’abriter contre la pluie ; je croyais que cette récréation me captiverait ; pas du tout, je m’y ennuyais plus qu’ailleurs. Tu me vois d’ici, avec mon tempérament actif, dans ma cabane par un temps de pluie, alors que l’eau tombe à travers les branchages de vergnes et de saules, produisant des bouillons comme si elle sortait des trous d’un crible, ayant pour unique occupation de surveiller le bouchon de la ligne qui danse sans cesse sous l’action du vent et des gouttes d’eau. Je vis que je n’avais pas la vocation pour être pêcheur surtout sédentaire et caché. Je laissai là la bicoque et les lignes et je rentrai à Paris.

L’hiver, c’est encore à Paris que l’homme seul s’ennuie le moins ; on se sent bien aise de temps en temps de faire un tour de boulevard, de s’asseoir à la terrasse d’un café Et puis, il y a les jardins publics, les théâtres, les musées pour voir passer le monde ; c’est curieux de voir ce flot humain et toujours renaissant comme celui de la grande mer où il y a tant à voir ; les grands magasins aussi sont à visiter pour se rendre compte de ce que les artisans créent de nouveau.

Quand je rencontrais un ancien collègue plus jeune que moi habitant la banlieue, souvent on me disait : « Venez donc me voir dimanche, vous verrez comme je suis installé. » J’y allais ; j’étais ravis d’être bien accueilli ; j’admirais la maison et le jardin bien tenus et je me disais : Pourquoi n’aurai-je pas aussi une jolie petite villa comme cela ? Mais une amère réflexion venait bientôt me rappeler que seul, sans femme et enfants, les plus riantes maisons, les plus beaux jardins, paraissent tristes et sans charme.

Ce qu’il faut aussi à un homme seul et âgé qui n’a été heureux qu’en famille, c’est de trouver une brave et intelligente femme qui puisse lui tenir compagnie. J’ai eu de la chance de rencontrer celle qui nous sert en ce moment ; depuis cinq ans qu’elle est avec moi, je n’ai qu’à me louer d’elle ; je lui ai dit que je lui laiserais quelques mille francs à ma mort ; elle m’a répondu : « J’ai cinquante-cinq ans, dans dix ans, si je vous survis (car vous vivrez bien encore dix ans) j’aurai assez de mes gages mis de côté ; j’en aurai même de trop ; je chercherai autour de moi à faire des heureux. » Une telle femme est un trésor dans une maison ; non seulement elle sait faire la cuisine, mais elle sait causer, écrire sous votre dictée, et avec cela bien élevée.

Après avoir pris le café, Cadoret me pria de l’excuser pour aller, selon son habitude, faire dans sa chambre, sa mérienne[1] d’une demi-heure. J’allai seul, pendant ce temps, le long de la rivière, où je ne me lassais pas d’admirer les jeux changeants de lumière sur l’eau, à travers les feuilles des arbres.

La sieste finie, nous montâmes sur le coteau des Chats, le hameau où était né mon ami. Quelle tristesse que les six pauvres maisons de ce hameau, quelle triste vie on doit y mener. La première que nous visitâmes fut celle où il était né ; un pauvre vieux de quatre-vingts ans la gardait ; il nous dit que si seulement il savait lire, il achèterait l’almanach du petit Savoyard ; mais ne sachant pas, il trouve les jours bien longs ; il fait la chasse aux limaces du jardin, arrache l’herbe et c’est tout.

La deuxième maison visitée était plus triste encore ; nos têtes touchaient le plancher qui, ainsi que les solives, était enfumé et d’une saleté repoussante, traces de la souillure des mouches ; depuis plus de vingt ans, aucun nettoyage n’y fut fait ; en face de la porte, une chaisière, espèce de claie suspendue aux solives sur laquelle se trouve quelques fromages mous dont le petit lait nous tombait sur la tête ; l’âtre sans feu ; sur la table, une petite île faite avec du lait caillé mélangé de mies de pain bis, et, comme êtres vivants : des mouches en quantité. La femme offre du pain et du fromage ; on remercie ; on donne quelques sous à un enfant morveux et mal peigné.

Il n’y a personne dans la troisième maison ; elle est encore couverte en paille.

Enfin, dans la quatrième, nous trouvons un être humain qui nous donna des renseignements très intéressants ; il nous apprit qu’il y a vingt ans, toutes ces maisons étaient habitées par des cultivateurs qui étaient riches de trois à dix hectares de bonnes terres et qu’ils cultivaient eux-mêmes. Aujourd’hui, un seul continue à faire valoir son bien ; des autres propriétés, trois ont perdu leurs propriétaires ; les terres sont affermées aux fermiers voisins, en attendant que les enfants qui sont à Paris se mettent d’accord pour faire vendre, et pour que les maisons ne tombent pas en ruine, ils les louent à de pauvres diables comme moi, avec le jardin et un peu de terre, de quoi faire du fourrage pour la vache, don la femme s’occupe pendant que le mari se loue dans une ferme d’alentour ou aille à la journée. Vous voyez, c’est Paris qui mange tout ; si moi-même je n’avais pas deux enfants, j’irais y chercher du travail ; n’importe quoi ; ici, on vit comme des bêtes ; on ne voit personne ; c’est la misère, même pour les petits propriétaires, parce que la terre a perdu moitié de sa valeur depuis trente ans.

Ayant assez de ces visites à domicile, nous avons quitté ce hameau qui, il y a quarante ans, passait pour le plus riche de la commune.

Nous revînmes par les chemins verts ; mon ami me fit remarquer que le vieux manoir de Couffraut avait été démoli ; les fossés bourbeux qui l’entouraient étaient comblés. C’est ce seigneur terrien qui, dans un acte public, répondait avec fierté au maire qui lui demandait de signer : « Je ne sais pas signer, mais je suis gentilhomme. »

Avant de rentrer dîner, nous fimes une pause au bord de la jolie rivière, où le murmure de l’eau sur quelques cailloux est si doux et si harmonieux ; de l’autre côté, se voyaient les jardins que les habitants d’alentour disent si beaux, vu que l’eau fraîche ne fait pas défaut ; ces gens ne sont pas difficiles des choses utiles : choux, salade, poireaux, oseille, haricots, arbres à fruits y poussent à merveille ; mais de fleurs, de plantes d’agrément, point ; peut-être au printemps y voit-on quelques rosiers et giroflées. Il n’y a que le jardin de M. Mage où se trouve un peu de tout ; il est arrangé avec goût ; rien que par là, on juge que son propriétaire est un homme supérieur. Nous rentrâmes dîner ; nous causâmes de tout un peu ; d’abord, de notre journée bien remplie, de commerce, littérature, théâtre, politique, de la vie à la campagne et à la ville et, après nous être souhaité une bonne nuit, j’allais me coucher. À 10 heures, je dormais comme un sage ou un juge qui aurait jugé avec justice, ce qui doit être plutôt rare.

  1. Pour « méridienne ».