Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 14-17).

II


Maintenant, nous arrivons vers notre petite rivière, si charmante par ce beau temps ; tu aperçois d’ici, à travers les taillis de vergnes une toiture en tuiles rouges ; c’est là que je vais t’offrir le déjeuner de l’amitié. Je pense que nous n’aurons pas besoin d’apéritif ; pour moi, le plaisir de t’avoir là m’a creusé l’estomac à ce point qu’il me semble que je vais dévorer comme un sauvage. Mon cher ami, je te montrerai que moi non plus, je n’ai pas besoin de vermouth ou d’absinthe pour faire honneur à ton déjeuner.

En arrivant à la maison, nous fûmes reçus par les propriétaires qui nous souhaitèrent une cordiale bienvenue. C’était une sorte de ferme bien tenue, rien n’était à l’abandon dans la cour ; les charrues, voitures, instruments aratoires étaient rangés en ordre sous un vaste hangar ; à gauche, bien exposés au midi, se trouvaient en enfilade les bâtiments d’abord, le local du propriétaire, composé de la cuisine servant de salle à manger ; d’une pièce y attenant formant bureau ; c’est là que les propriétaires recevaient à table leurs amis, car en temps ordinaire, ils mangeaient avec leurs domestiques : le laboureur, dit grand domestique ; un petit domestique, la première domestique, femme du laboureur et une petite vachère qui aidait en même temps à diverses besognes.

La patronne s’occupait des repas, soignait ses poules et dirigeait le travail de ses servantes. Une fois la semaine, accompagnée du jeune commis, elle allait mener à la ville beurre, ceufs, volailles ; elle ne stationnait pas, comme la plupart des autres fermières, sur le marché ; son marchand habituel venait à l’hôtel où elle remisait sa voiture et prenait livraison de ce qu’elle apportait ; payait séance tenante au cours du jour ; ce qui faisait dire aux autres femmes : Madame Mage n’est pas une paysanne comme nous, c’est une dame ; cela expliquait que cette maison était tenue plutôt comme une maison de commerçants que comme une ferme.

Le bâtiment était abrité au Nord par de hautes futaies : peupliers, trembles, charmes et si l’endroit n’eût pas été si solitaire, cette résidence aurait fait le charme de gens âgés rhumatisants, emphysémateux, qui, l’hiver, vont chercher bien loin un coin ensoleillé, abrité du vent.

Le fumier non plus n’était pas dans la cour, il se trouvait derrière les bâtiments ; près de là se trouvait un pavillon dont le devant avait un modeste entourage en fil de fer ; un petit parterre agrémenté de plantes fleuries et variées ; au-dessus de la porte une belle treille de chasselas presque en maturité à ce moment de l’année. C’est dans ce pavillon que me fit entrer Cadoret. Au rez-de-chausée, était la cuisine et deux pièces plus petites ; le premier comprenait trois chambres et un cabinet de toilette.

Mon ami me précéda pour me montrer ma chambre ; il n’y avait pourtant aucun luxe, mais habitué à voir toujours les mêmes maisons des hameaux sans aucune décoration, je trouvai tout charmant. Sur la cheminée : un buste en marbre blanc, représentant une femme tenant deux jeunes enfants sur ses genoux ; l’artiste avait su fixer dans ses yeux tant de ravissement et d’ineffable bonté que l’on ne se demandait pas s’il était célèbre ou non ; c’était beau, voilà tout. Aux murs, deux jolis chromos : l’un représentant la moisson, l’autre appelé Le Passeur, une copie du Louvre de Roybet, je crois. Devant le pavillon, à quinze ou vingt pas, de grands arbres fruitiers poiriers d’Angleterre, guigniers, pommiers, cerisiers, de sorte qu’après avoir charmé les yeux de leurs fleurs au printemps, ils charmaient le palais de leurs fruits savoureux à l’automne. Enfin, je trouvai tout charmant.

Le temps de mettre un faux-col frais, de me débarbouiller un peu, j’étais à table avec mon ami ; servis par sa bonne gouvernante et femme de confiance d’environ 55 ans, elle était entendue à son affaire ; une vraie compagnie pour mon ami ; avec peu de chose, elle savait faire un bon repas. Voici le menu de notre déjeûner : radis beurre, écrevisses, veau à la casserole, haricots, salade, fromage et un chasselas coupé à la treille ; c’était parfait. Pourtant, la cuisinière reçut un reproche de nous avoir servi des écrevisses ; la pêche est rigoureusement interdite, car on veut repeupler ces petites rivières, aussi une grosse amende serait infligée au pêcheur, ainsi qu’à celui qui aurait fait pêcher.

Ce déjeuner, arrosé d’un petit vin de Bourgogne, fut reconstituant et très agréable ; je ne parle pas de l’eau claire prise à la source d’à côté, on s’est abstenu d’y goûter ; elle était trop fraîche pour des estomacs de notre âge.

Mon ami me conta comment il fit connaissance du propriétaire de la maison. Ayant été élevé dans ce pays, il en avait conservé un bon souvenir et plusieurs fois, en été, il y était venu avec sa famille faire un tour ; il logeait à l’hôtel du village, n’ayant plus de parents dans les environs, il venait dans cette maison habitée alors par les parents de M. Mage ; ceux-ci confectionaient une omelette ou faisaient cuire la friture qu’il prenait ; c’étaient de braves gens qui avaient connu et aimé mon père. Quand leur fils eut fini son congé, il vint à Paris pour y travailler ; je lui trouvai un emploi dans une maison de commerce ; il gagna vite la confiance et la considération de ses chefs qui, au bout de quatre ans, l’intéressèrent dans les affaires ; il venait nous voir de temps en temps. Notre fille, qui avait 20 ans, s’éprit de lui ; c’était un beau garçon, instruit, sachant vivre et par dessus tout il aimait notre fille.

Le mariage eut lieu, leur bonheur fut parfait et le nôtre aussi de voir un si beau couple si bien assorti. Malheureusement, ce bonheur ne dura pas longtemps, notre fille mourut peu de temps après avoir donné naissance à un garçon aujourd’hui âgé de 15 ans, et qui, en ce moment, fait en Suisse un voyage de vacances ; c’est un cœur loyal, digne de ses parents.

Mon gendre, qui avait déjà une belle situation, fut démoralisé par la mort de sa femme ; il quitta Paris pour venir ici travailler son bien avec ses parents. Voilà cinq ans qu’il s’est remarié avec la femme qui nous a si bien accueillis tout à l’heure ; j’en suis heureux pour lui, car c’est une femme distinguée et intelligente ; elle aime mon petit fils comme s’il était le sien ; pour moi, je les aime bien tous les deux ; je le considère, lui, un peu comme mon fils. C’est moi qui avait fait construire pour eux le pavillon où nous sommes ; ils venaient y passer quelques jours l’été ; maintenant ils le mettent à ma disposition et sont heureux quand ils me voient venir. Son père et sa mère, à lui, sont retirés à la ville, le fils voulant cultiver à son gré ; il craignait avec raison que les vieux parents ne trouvent à redire sur l’emploi de diverses fumures, de semences sélectionnées, des machines agricoles, etc.

Ces braves gens avaient le cœur gros de quitter leur maison ; mais maintenant qu’ils n’ont plus que leur jardin à s’occuper et qu’ils sont à proximité des commerçants : bouchers, épiciers, etc., ils ont hâte, quand ils viennent ici, d’en repartir aussitôt, tant ils trouvent de bien-être à la ville où ils ont tout ce qu’il faut à leur portée.