Une Station sur les Côtes d’Amérique/03

Une Station sur les Côtes d’Amérique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 875-900).
◄  II
UNE STATION
SUR
LES COTES D’AMÉRIQUE

III.
LES ACADIENS ET LA NOUVELLE-ECOSSE.

Parmi les nombreuses colonies de la Grande-Bretagne, il en est peu qui soient moins connues que la Nouvelle-Ecosse; elle fait partie à la vérité de ces quelques arpens de neige dont, au grand divertissement de Voltaire, les Français et les Anglais se disputaient l’empire sous les glaces du pôle, et soit que ce dédaigneux sarcasme lui ait porté malheur, soit que la sécurité de la possession ait endormi la sollicitude de la métropole, on ne saurait nier que, même en Angleterre, ce pays n’est pas apprécié à sa juste valeur. A une époque cependant où il n’était pas de mode de refuser à notre nation le génie colonisateur, une population française dont les qualités ne se sont jamais démenties à travers les plus tristes épreuves, obtint sur ce territoire, alors nommé Acadie, des résultats que l’on peut citer avec orgueil. Aujourd’hui le nom d’Acadie a disparu, la Nouvelle-Ecosse est définitivement anglaise; mais, bien qu’oubliée momentanément, il est certain que les chances d’avenir qui lui sont propres, et celles que lui assure sa position géographique, méritent plus d’attention qu’on ne lui en accorde. L’histoire des colonies anglaises dans l’Amérique septentrionale a trois phases distinctes. Dans la première, qui embrasse le XVIe siècle, le XVIIe et une partie du XVIIIe la métropole leur laisse l’initiative et l’exercice du pouvoir; elles règlent elles-mêmes leurs propres affaires, se développent et jouissent sans restriction de toute la liberté que comportaient à cette époque les lois britanniques. Survint la guerre de l’indépendance américaine, qui changea brusquement le cours des idées et inaugura la deuxième phase. Là, il faut le reconnaître, l’Angleterre fit fausse route : elle crut réagir efficacement contre les menaces de l’avenir en substituant le monopole aux franchises, les restrictions aux libertés, et ne réussit de la sorte qu’à retarder d’un demi-siècle le progrès de ses colonies. C’est ainsi que l’on vit en 1837 une partie du Canada se soulever pour appuyer des réclamations dont aucune n’eut été repoussée à Londres cent cinquante ans auparavant; mais cet exemple porta ses fruits, et, le progrès des idées économiques aidant, la Grande-Bretagne entra en 1840 dans la voie libérale qu’elle continue à suivre de plus en plus résolument. De ces trois phases, la Nouvelle-Ecosse n’a connu que les deux dernières. Française jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, elle n’a été anglaise qu’à partir du jour où commençait la marche rétrograde que nous avons signalée; il faut lui en tenir compte, et ne pas s’attendre à trouver chez ses enfans la robuste éducation politique qui distinguait les Américains de 1778. Son rôle a été obscur jusqu’ici; mais il peut acquérir une haute importance relative dans l’économie future des possessions britanniques de cette partie du globe[1].


I.

Si l’on interroge un dictionnaire de géographie à l’article Halifax, on y verra qu’il s’agit d’une ville de 25,000 âmes, capitale de la Nouvelle-Ecosse, ayant tout à la fois un beau port, un commerce actif, une citadelle, un arsenal et deux évêques, l’un protestant, l’autre catholique. L’Anglais que l’on questionnera sur cette même ville sera plus explicite; elle sera pour lui la clé des possessions britanniques de l’Amérique du Nord et le centre d’une future confédération, le jour où un lien commun réunira à la Nouvelle-Ecosse Terre-Neuve, le Nouveau-Brunswick, l’île du Prince-Edouard et peut-être les deux Canadas. Pour l’habitant des provinces voisines, Halifax sera avant tout la ville du mariage, a place famous for picking up wives ; le militaire y verra par excellence le pays loyal et dévoué à la croix de Saint-George; le marin enfin n’en parlera que comme du paradis de sa longue campagne. Halifax est en effet tout cela, et jamais les qualités de cette ville hospitalière ne brillèrent d’un plus vif éclat que pendant l’année 1861, lorsque les troubles d’Amérique engagèrent les gouvernemens anglais et français à faire de ce port le centre d’observation de leurs forces maritimes dans ces parages. Les fêtes se succédaient sans interruption. Tantôt c’était un vapeur, au pont gaîment pavoisé et couvert de monde, qui traversait la rade pour aller déposer sa bande joyeuse sur quelque point de la côte; tantôt le rendez-vous était au milieu des bois, et les voitures fuyaient rapidement le long de routes sinueuses qui se perdaient sous les arbres comme les allées d’un parc. Les réunions du soir n’étaient pas moins animées, et la danse s’y prolongeait bien avant dans la nuit. On rencontrait là des officiers dont les régimens avaient fraternisé avec les nôtres dans les tranchées de Sébastopol, des marins que l’on avait connus en Chine ou au Pérou; l’entente cordiale avait rarement été mieux cimentée. Enfin sonnait l’heure de la retraite. On quittait la salle brillante de lumière pour aller chercher le canot le long d’un quai sombre et désert, et la rêverie du bal se prolongeait au son des quatorze avirons qui retombaient dans l’eau à intervalles égaux. Boat, ahoy ! entendait-on héler d’une masse obscure qui se dessinait confusément à l’avant : c’était le vaisseau-amiral anglais. Puis retentissait un second appel : « Ho, du canot ! » C’était la patrie flottante, on rentrait en France.

Dans cette société si vivante, mais circonscrite néanmoins aux limites étroites d’une ville de second ordre[2], un détail me frappait, l’absence complète de l’élément français indigène. Malgré un siècle de domination britannique, il semblait difficile d’admettre qu’aucune famille d’origine acadienne n’eût échappé à la dispersion, et que notre race eût absolument disparu de ce pays dont elle a inauguré l’histoire. Toutefois il était clair qu’il ne fallait pas chercher ces restes dans les classes supérieures de la société. Mes promenades dans la ville et dans les environs ne m’en avaient non plus montré aucun vestige chez la population ouvrière, et je commençais à croire que rien de ce genre n’existait dans cette partie de la Nouvelle-Ecosse, quand le hasard me fit découvrir ce que j’avais inutilement cherché. C’était au marché d’Halifax. Une foule bruyante s’y pressait en tous sens. Les vestes rouges des soldats anglais tranchaient sur les chemises de laine bleue des matelots descendus à terre pour la poste-aux-choux[3]. Des Indiens de la tribu des Mic-Macs, au teint cuivré, aux cheveux noirs, plats et luisans, attendaient qu’on vînt leur acheter le moose ou le caribou, produit de leur chasse.. Près d’eux, d’énormes saumons et des pyramides de homards étaient vendus par leurs femmes, chaussées de mocassins et enveloppées dans la couverture traditionnelle des Indiennes. Au nègre était réservé le département des berries, fruits-sauvages récoltés dans les bois. Je promenais un regard distrait sur ce monde bariolé, lorsqu’une voix d’un accent singulier prononça derrière moi quelques paroles en français. Je me retournai ; une véritable paysanne normande était devant mes yeux, au court jupon de futaine, aux cheveux en bandeaux, aux grands yeux bruns, profonds et doux. L’homme qui lui avait parlé, son mari probablement, s’éloignait à grands pas. Devant elle étaient des œufs et quelques paires de bas tricotés. En la questionnant, j’appris qu’elle habitait un village nommé Chezzetcook, à huit lieues d’Halifax, et que la population de ce village était exclusivement acadienne et française. Mon interlocutrice n’avait assurément rien de bien poétique ; mais depuis plusieurs jours j’étais poursuivi du souvenir de la race acadienne, si héroïque au sein de ses infortunes, et dans la pauvre paysanne que j’avais sous les yeux il me semblait voir passer je ne sais quelle fugitive lueur de Mignon regrettant la patrie absente. Elle retournait le jour même à Chezzetcook ; je promis d’y aller le lendemain.

Dès le matin, nous étions en voiture. La campagne que traversait la route avait ce caractère particulier à tous les paysages de la Nouvelle-Ecosse : rien de grandiose ou d’abrupt, mais une succession de pelouses ondulées et de coteaux gracieusement couronnés de bois ; de distance en distance, un lac transparent, sur lequel glissait sans bruit quelque pirogue d’Indien, et sur la rive la hutte conique en écorce de bouleau où la squaw, sa compagne, passe la journée à tresser des paniers. Plus loin, le pays était occupé par une petite colonie de nègres fugitifs des États-Unis. Plus loin encore, la mer reparaissait à l’horizon élargi, des barques de pêcheurs étaient halées sur la grève, une centaine de maisons se montraient éparpillées sans ordre le long du chemin : c’était le village de Chezzetcook, groupé autour de sa modeste église de bois. À l’entrée, quelques marmots déguenillés jouaient dans un fossé. Combien résonna doucement à notre oreille leur patois enfantin, émaillé de j’allions et de j’étions ! De même, à la ferme où nous allâmes demander l’hospitalité, tout était français, tout avait été religieusement conservé, le costume aussi bien que le langage. Çà et là quelque locution vieillie rappelait depuis combien de temps ces pauvres exilés vivaient loin de la mère-patrie, qu’ils désignaient toujours sous le nom touchant de vieux pays. On eût pu se croire transporté dans un village normand d’il y a deux siècles. Ici demeuraient les Bellefontaine; ce pêcheur qui déchargeait son poisson était un Manette, ce laboureur qui revenait des champs un Lapierre. Pas un nom qui ne nous fût familier. Le sentiment que nous éprouvions ne peut être compris que des Français. Pour l’Anglais et pour l’Espagnol, qui ont couvert le monde de leurs émigrations, rencontrer au loin des compatriotes n’a rien que d’ordinaire ; il en est autrement pour nous, dont, sauf de rares exceptions, toutes les colonies sont passées en des mains étrangères, et ce n’est jamais sans émotion que nous retrouvons au-delà des mers les vestiges de l’empire que nous n’avons pas su conserver. L’émotion était plus vive encore ici, où depuis si longtemps ces débris étaient enfouis dans un coin perdu de la Nouvelle-Ecosse. La population de Chezzetcook peut être de 1,500 âmes environ; originairement formée d’un petit nombre de familles qui ne se sont alliées qu’entre elles, elle s’est accrue et multipliée peu à peu sans que nul mélange étranger vînt s’y glisser, comme la goutte d’huile qui s’étend à la surface de l’eau sans s’y mêler. Serait-il vrai que l’attachement au sol natal se conserve d’autant plus vivace que la position sociale est moins élevée? Au lieu des humbles paysans dont nous parlons, supposons quelques opulentes familles françaises ayant échappé par hasard à la dispersion de leur race et ayant depuis lors continué à s’enrichir : croit-on qu’elles ne seraient pas devenues aujourd’hui anglaises de mœurs, d’idées et de langage? Respectons la pauvreté laborieuse; l’Acadien lui doit le sentiment de sa nationalité.

La France ignore aujourd’hui jusqu’au nom de ces enfans perdus, qui n’en conservent pas moins religieusement son souvenir. A peine quelques érudits se rappellent-ils le chapitre que leur a consacré Raynal et le tableau champêtre qu’il a tracé de leurs mœurs simples et patriarcales. L’histoire de ce peuple oublié et proscrit devrait cependant être plus connue de nous ; il n’en est pas de plus émouvante ni de plus instructive. Les chroniques de l’Acadie s’ouvrent au XVIIe siècle par l’expédition du marquis de La Roche, qui, chargé d’y amener quarante déportés, se contenta de les jeter sur le dangereux récif de l’ile de Sable[4]. Lorsqu’on les y recueillit sept ans après, les douze qui seuls avaient survécu étaient réduits à l’état sauvage. Avec les successeurs du marquis commencèrent de longues années de guerre où le colon avait plus souvent le mousquet sur l’épaule que la bêche à la main, guerre de surprises et d’embuscades, guerre sans merci ni pitié. Tout le monde était soldat, même les femmes : la belle Marie de La Tour, dont le portrait séduisant nous a été transmis par la tradition, conduisait elle-même sa troupe au combat, et défendait jusqu’à la dernière extrémité la forteresse que lui avait confiée son mari. Une des physionomies les plus originales de cette période est celle du baron de Saint-Castin, gentilhomme béarnais, qui, de capitaine d’un régiment d’infanterie en garnison au Canada, était devenu le chef de la puissante tribu indienne des Abenaquis ; il y avait même épousé une sauvagesse, comme on disait alors. Pendant trente ans, ce rude et infatigable partisan répandit la terreur chez les Anglais, et réussit à les empêcher de s’établir dans le pays. Il fallut les concessions du traité d’Utrecht pour amener ce résultat; mais les Acadiens ne quittèrent pas les quartiers qu’ils avaient peuplés, et où leur esprit d’ordre et de travail leur valut d’être livrés à eux-mêmes, à peu près indépendans sous le nom de Français neutres. Ce fut l’époque de leur grande prospérité. Industrieux et persévérans, ils profitaient des marées exceptionnelles de cette côte pour arracher à la mer des terres d’une fertilité inouïe, au moyen de digues ou abboiteaux dont le secret s’est perdu avec eux. La Grand-Prée, par exemple, s’étendait sur une superficie de plus de 1,000 hectares, ainsi conquis pied à pied sur les flots. L’aisance était générale, les mœurs pures, l’harmonie sans mélange. Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire, dit-on! Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, ce mot peut s’appliquer aux Acadiens, dont l’existence patriarcale se déroulait uniformément paisible et laborieuse.

En 1755, un coup de foudre éclata dans ce ciel serein. Les Anglais avaient résolu de s’emparer de ces riches cultures, et d’en déporter les inoffensifs propriétaires. A un jour donné, les Acadiens furent convoqués dans les églises de leurs diverses paroisses, et là, sans préparation, car le secret n’avait été que trop bien gardé, ils apprirent que leurs biens étaient confisqués et leurs personnes prisonnières. Des vaisseaux attendaient les exilés, les soldats formaient la haie jusqu’au lieu de l’embarquement, nulle résistance n’était possible, et huit mille de ces infortunés furent ainsi arrachés à leurs foyers, puis déportés sur la terre étrangère. Que devinrent-ils ? Un écrivain qui s’est imposé la tâche de reconstituer l’histoire de la France dans ses colonies, M. Rameau[5], a patiemment renoué les fils de cette douloureuse odyssée, et l’on peut aujourd’hui se rendre un compte exact d’une dispersion que l’on ne saurait comparer qu’à celle du peuple hébreu. Les plus heureux purent gagner les contrées avoisinantes, Terre-Neuve, le Cap-Breton, le Nouveau-Brunswick, l’île du Prince-Édouard. D’autres furent inhumainement jetés sur la côte américaine, où rien n’était préparé pour les recevoir, et où ils seraient morts de faim sans la persévérante énergie qui les soutenait. D’autres enfin furent gardés prisonniers en Angleterre jusqu’à la paix, et renvoyés alors en France plus misérables que leurs aïeux n’en étaient sortis cent cinquante ans auparavant. M. Rameau a retrouvé des descendans de ces derniers établis sur les landes d’Archigny, dans le département de la Vienne. Il nous en montre d’autres à Cayenne, à la Louisiane, à Saint-Domingue, où ils formèrent la paroisse de Bombardopolis, et partout il les trouve supérieurs à leur désastre par l’inconcevable vitalité avec laquelle ils reprennent racine là où le flot vient les déposer. Le fait était d’autant plus remarquable que l’acharnement des Anglais ne s’en tint pas à cette première déportation. Ainsi une petite colonie acadienne qui s’était reformée à Saint-Jean du Nouveau-Brunswick se vit une seconde fois dépossédée en 1784, et fut transportée à Madawaska, au milieu des montagnes, à trente lieues dans l’intérieur du pays. Une proscription plus cruelle encore, et que les Anglais semblent avoir voulu ensevelir dans l’ombre, atteignit les Acadiens de l’île Saint-Jean, aujourd’hui île du Prince-Édouard : dix années suffirent pour les réduire de 10,000 à 1,500, vers 1770. Ce redoublement de persécution était pourtant sans excuse ; les armes de la Grande-Bretagne l’avaient alors définitivement emporté sur les nôtres au Canada et au Cap-Breton comme à la Nouvelle-Écosse, et nous avions perdu notre dernier boulevard sur cette côte : Louisbourg l’imprenable, Louisbourg si longtemps la terreur des Anglais et l’orgueil des Français.

Les ruines de cette ville sont le seul vestige matériel de notre domination dans le pays. Louisbourg avait coûté vingt-cinq années de travaux et 39 millions de francs, somme énorme pour l’époque. Ses remparts avaient une lieue de tour, ses murs trente-six pieds d’épaisseur, ses fossés quatre-vingts pieds de large. La ville comptait 15,000 habitans et pouvait recevoir 6,000 hommes de garnison. Citadelle, églises, couvens, arsenaux, magasins, rien n’y manquait. Aujourd’hui l’herbe a envahi ce que n’avait pu détruire le vainqueur ; nul bruit ne s’entend dans la rade où flotta le pavillon blanc de nos vaisseaux, où Wolfe commença sa courte et glorieuse carrière ; tout signe d’habitation a disparu, et c’est à peine si le voyageur retrouve l’enceinte qui protégeait cette ville si fière, campos ubi Troja fuit ! Quant aux pauvres Acadiens, nous venons de voir à Chezzetcook ce qu’ils sont devenus, et comment à travers leurs épreuves ils ont su conserver le pieux dépôt de leur foi et de leur nationalité ; mais ce groupe n’est pas le seul, et les recherches de M. Rameau constatent qu’outre ceux qui sont établis dans la Nouvelle-Ecosse, il en existe encore aujourd’hui 30,000 au Nouveau-Brunswick et à Madawaska, 15,000 au Cap-Breton, autant dans l’île du Prince-Édouard, 8,000 au Canada, dans la baie des Chaleurs, et 7,000 au Labrador, à Terre-Neuve et aux îles de la Madeleine, — soit en tout 95,000, sortis des 8 ou 10,000 proscrits de 1775. M. Rameau va plus loin, et, remontant à un recensement nominal qui donnait en 1671 à la colonie acadienne un chiffre de 400 âmes et de 47 familles, il démontre que les quatre cinquièmes au moins de la population actuelle descendent de ces souches primitives. Quelle merveilleuse fécondité[6] ! Et que n’eût-on pu attendre d’une race aussi bien douée, si la mère-patrie avait daigné lui tendre une main secourable dans le naufrage où sombra notre fortune en Amérique ! Triste et honteux chapitre de ce misérable règne de Louis XV où les débauches de la cour engloutissaient des millions, tandis qu’au dedans comme au dehors l’argent manquait aux dépenses les plus sacrées !

On a peu de documens sur les faits que nous venons de raconter. Le seul historien de la Nouvelle-Ecosse, Halliburton, né dans le pays et fort connu dans la littérature anglaise par les contes humoristiques qu’il a publiés sous le nom de Sam Slick, Halliburton[7]dis-je, tout en blâmant avec énergie la conduite de ses compatriotes, ne s’est naturellement pas appesanti sur un épisode où l’honneur colonial de l’Angleterre était tout au moins compromis. Aucun scrupule de ce genre ne retenait M. Rameau, et lui seul a tracé un tableau complet de ces événemens, si imparfaitement connus avant ses recherches. À ce seul point de vue, son livre mériterait une attention sérieuse, que justifieraient amplement d’ailleurs le talent de l’écrivain et la remarquable élévation de ses doctrines économiques. Mais ce n’est pas tout, et la plus précieuse récompense de l’auteur a dû être l’effet produit par ses écrits sur les populations lointaines auxquelles ils s’adressaient, effet que j’ai pu constater moi-même. C’était la première fois qu’elles voyaient leurs chances futures discutées en France avec cette bienveillante sympathie qui est le meilleur des encouragemens, car les seules marques d’intérêt que jusqu’alors elles eussent reçues de leur ancienne patrie se réduisaient au souvenir banal et superficiel de quelques touristes désœuvrés. M. Rameau au contraire semble s’identifier avec la race qu’il étudie : il la relève dans le passé par l’héroïque récit de ses malheurs, il la rassure dans l’avenir par les sages conseils qu’il lui donne. Aussi le succès de son livre a-t-il été grand et immédiat de l’autre côté de l’Océan, au Canada surtout, où la classe lettrée et intelligente constitue un des principaux élémens de la population française.

Le poète américain Longfellow a fait de la catastrophe acadienne le sujet d’un récit simple et touchant. Évangéline est la fille d’un riche fermier de Grand-Prée, elle vient d’être fiancée à celui qu’elle aime, Gabriel, le fils du forgeron Basile; mais, avant que le mariage ait pu être célébré, éclate la tempête de proscription, et les malheureux habitans du village se voient dispersés sur la vaste étendue du continent américain. Les fiancés ont été séparés, et le long pèlerinage de l’exil commence pour Évangéline. Elle va de ville en ville, de désert en désert, recherchant les débris de sa race, demandant partout les traces de l’époux auquel elle a donné sa foi. On la retrouve enfin, sous le voile d’une sœur de charité, dans un hôpital où le sort vient d’amener Gabriel expirant. Ce thème, que nous ne faisons qu’indiquer[8], a fourni au poète américain l’une de ses plus heureuses inspirations. Il me semblait à Chezzetcook relire l’une après l’autre les premières pages d’Evangéline. La nature qui m’entourait avait bien le charme voilé, l’attrait mélancolique et pénétrant des campagnes décrites par Longfellow; les femmes avaient le même costume, la même quenouille chargée de chanvre; le village et les maisons étaient tels qu’il les a dépeints. La joie de ces pauvres gens était grande de recevoir des visiteurs qu’ils considéraient comme des compatriotes, et force fut d’accepter une hospitalité qu’on ne nous permit de reconnaître que par des remercîmens. Le maître d’école demandait les livres français dont nous pourrions disposer pour les besoins de ses élèves. Une de leurs premières préoccupations, en apprenant que des bâtimens de guerre du vieux pays se trouvaient à Halifax, fut de savoir si ces navires avaient un prêtre, et s’il voudrait venir prêcher en français chez eux. En effet, par une regrettable anomalie qui est plutôt le fait des circonstances que d’aucun mauvais vouloir, le curé chargé de desservir cette modeste paroisse est le plus souvent un Irlandais, qui s’y considère comme en exil et qui ne sait pas un mot de notre langue. Il serait à désirer que le voisinage pût amener à Halifax quelque membre de l’excellent clergé français du Canada[9], comme déjà d’ailleurs on en voit sur quelques autres points de la Nouvelle-Ecosse, notamment à Arichat. Celui qui accepterait l’humble apostolat de Chezzetcook en serait largement récompensé par la reconnaissance de son troupeau.

Ces Acadiens si visiblement protégés du ciel, même aux phases les plus cruelles de leur histoire, quel avenir leur est réservé maintenant que l’horizon s’est rasséréné pour eux? Nous ne leur souhaitons pas de rentrer sous la domination de la France, ils n’y trouveraient assurément rien qui valût l’heureux régime dont jouissent actuellement les colonies anglaises; mais, tout en restant soumis aux lois de la Grande-Bretagne, ils peuvent et doivent s’appliquer à conserver leur originalité nationale. C’est en elle qu’ils ont trouvé leur salut dans l’adversité, ils y puiseront leur force aujourd’hui. Quel intérêt d’ailleurs aurait l’Angleterre à les absorber? N’a-t-elle pas l’exemple du Canada, où un groupe compacte et indestructible de plus d’un million de Français forme la meilleure barrière que le pays puisse opposer à l’ambition américaine? Il est un rêve que caresse avec amour l’habitant de la Nouvelle-Ecosse, celui de la réunion en une confédération unique des diverses colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Puisse ce rêve se réaliser et rattacher par un lien nouveau les Acadiens aux Canadiens! Ce serait pour l’élément français de ces pays le meilleur gage de l’influence que lui permet de revendiquer son importance numérique.

II.

Il peut paraître singulier de souhaiter aux Acadiens, comme nous venons de le faire, de rester sujets britanniques. Un instant de réflexion nous permettra de fixer les idées sur ce point, si l’on veut prendre la peine de comparer les nombreux établissemens créés par l’Angleterre sur tous les points du globe aux rares possessions d’outre-mer où flotte encore notre pavillon. C’est par la liberté bien entendue que nos rivaux donnent à leurs colonies que celles-ci grandissent et prospèrent; c’est grâce à nos déplorables traditions administratives que les nôtres ont langui dans l’étiolement jusqu’au jour où elles nous ont échappé. Mieux leur eût valu cent fois être complètement abandonnées à elles-mêmes que d’être asservies à une tutelle qui ne se révélait que par des entraves! Aujourd’hui le mal est fait. Quelle qu’ait pu être jadis notre aptitude colonisatrice, quelle qu’elle puisse encore être à l’état latent, on est peu fondé à espérer d’elle un réveil qui serait un miracle pour la génération actuelle, et, tandis que la Grande-Bretagne voit tous les ans 150,000[10] de ses fils porter au-delà de l’Océan les idées et les mœurs de la mère-patrie, il est probable que pour longtemps encore le chiffre de nos émigrans restera fixé aux 8 ou 10,000 âmes de ces dernières années. Il s’élèverait à plus de 200,000 âmes, s’il était dans le rapport des populations des deux pays. Assurément la disproportion ne saurait être plus choquante; pourtant ce triste résultat n’est pas envisagé du même œil par tout le monde, et l’on pourrait citer nombre d’économistes qui féliciteraient volontiers la France du peu de colonies qu’elle possède. Ils n’en sont plus à la vérité aux antiques doctrines du siècle dernier, où l’on voulait que les colonies ne vécussent que par et pour la métropole; mais ils prétendent que ces possessions lointaines ne sont qu’une charge et non un avantage pour la mère-patrie, lorsque le lien qui les rattache à elle est de jour en jour rendu plus frêle par le double affranchissement civil et commercial. C’est cette école qu’il est bon de combattre.

Si jamais le gouvernement parlementaire réussit à faire le tour du monde, il le devra sans conteste aux consciencieux scrupules que met l’Angleterre à doter successivement ses colonies, grandes et petites, de l’ensemble obligatoire des deux chambres et des ministres responsables. C’est, depuis 1848, le régime de la Nouvelle-Ecosse. Le gouverneur y représente la couronne; une chambre haute, composée de membres nommés à vie, jouit de pouvoirs analogues à ceux de la chambre des lords, et le rôle des communes est dévolu à une assemblée élective, renouvelable tous les quatre ans. Cette dernière tient les cordons de la bourse, règle les dépenses, dispose du revenu et fixe les impôts. Elle fait et défait les ministres, elle a ses whigs et ses tories, ses ministériels et ses radicaux, ses tumultes et ses séances nocturnes, absolument comme au palais de Westminster. Les membres du cabinet ont également, comme à Londres, l’angoisse des boules noires ou blanches, et le gouverneur plane philosophiquement au-dessus de cette atmosphère de scrutin, comme le monarque dont il est l’émanation. Il est certain qu’à première vue tout l’avantage d’une semblable combinaison paraît être pour la colonie : elle a pour se défendre d’excellens soldats qu’elle ne paie point, ses côtes sont protégées par les premières flottes du monde, et il ne lui en coûte pas un sou. Elle ne connaît en un mot des charges gouvernementales que le côté utile, et, tout en rayant de son budget ces deux objets de luxe que l’on nomme guerre et marine, elle n’en jouit pas moins de l’immense prestige moral qui s’attache au nom de l’Angleterre. Quel intérêt, se demandent certains économistes, quel intérêt a cette dernière à entretenir ces escadres, à solder ces coûteuses garnisons, s’il ne lui en revient rien? Pour eux, dans un marché entre deux parties, ce que gagne l’une, l’autre le perd; la vérité est au contraire que ce que l’une gagne, l’autre le gagne aussi. Songe-t-on assez aux avantages sans nombre qui résultent pour l’Angleterre de toutes ces positions choisies avec un si profond discernement? Quelles complications peuvent la prendre au dépourvu? Il n’est pas de mer lointaine où sa prévoyance ne se soit de longue main assuré les meilleurs ports et les places les plus fortes ; on dirait un vaste réseau dont les mailles enserrent le globe. Qu’une guerre vienne à surgir avec les États-Unis, les vaisseaux anglais verront leurs croisières le long de cette immense côte encadrées entre deux arsenaux de premier ordre, toujours amplement approvisionnés, — les Bermudes au sud, et au nord Halifax. Supposons la France dans le même cas, ses flottes seront dépourvues de toute base d’opérations, et, pour trouver un point de relâche, force leur sera ou de descendre jusqu’aux Antilles, à la Guadeloupe, à la Martinique, ou de remonter vers Terre-Neuve jusqu’à l’îlot lilliputien de Saint-Pierre-Miquelon, sur lequel les traités nous interdisent d’élever un fort ou d’entretenir une garnison.

Pour une puissance essentiellement maritime comme la Grande-Bretagne, ces considérations sont de premier ordre, mais elles ne sont pas les seules, car, indépendamment de l’admirable position militaire qui garantit l’inviolabilité d’Halifax, la Nouvelle-Ecosse offre d’autres avantages que savent aussi apprécier nos alliés. C’est par exemple la seule colonie anglaise de ces mers où se rencontrent des mines de charbon. Le Canada n’en a pas, non plus que Terre-Neuve ou l’île du Prince-Edouard, tandis qu’ici les seules houillères actuellement en exploitation (et il en est nombre d’autres encore intactes, encore inconnues même) seraient de taille à suffire pendant des siècles à tous les besoins de la marine britannique. Aujourd’hui ce commerce ne se monte qu’à 3 millions de francs, représentant à peu près 200,000 tonneaux. Les autres exportations consistent en poisson, en bois, en produits agricoles, et forment une valeur de 33 millions de francs. Les importations vont à 43 millions, et le tonnage d’ensemble des entrées et des sorties s’élève à 1,450,000 tonneaux. Ces chiffres suffisent à montrer la haute importance maritime de ce petit pays, et j’ajouterai que cette importance ne peut que s’accroître, car les colonies anglaises n’ont pas été très promptes à profiter des libertés commerciales qui leur ont été données depuis quelques années. La Nouvelle-Ecosse n’a encore de relations qu’avec la métropole, les colonies voisines et les États-Unis. Si elle abordait les marchés d’Europe, il est permis de croire qu’elle doublerait facilement les 15 millions qu’elle retire chaque année de ses inépuisables pêcheries. De même pour les bois. La France par exemple n’en reçoit pas de cette provenance, et, bien que le prix de cet article ait doublé chez nous de 1852 à 1857, l’usage qui s’en fait n’en va pas moins toujours en augmentant, jusqu’à donner une importation annuelle de 100 millions. A lui seul, Paris consomme pour près de 40 millions de bois, tant français qu’étrangers; Bordeaux reçoit des douvelles des États-Unis au nombre de 22 millions. Certes les forêts de la Nouvelle-Ecosse, dont on a pu tirer en une seule année une flotte de 58,000 tonneaux[11], pourraient être avantageusement exploitées en vue de nos marchés. Le traité de commerce conclu avec l’Angleterre laisse la voie ouverte.

S’il était vrai que, dans les relations entre la Nouvelle-Ecosse et la métropole, cette dernière eût accepté la plus lourde moitié de la charge, elle doit en être récompensée par la reconnaissance et l’attachement de sa colonie. Être par excellence le pays loyal et dévoué à la couronne britannique, telle est en effet la prétention de la Nouvelle-Ecosse, et cette prétention est de longue date si bien établie que, lors de la guerre de l’indépendance américaine, ce fut là que se réfugièrent les colons de la Nouvelle-Angleterre restés fidèles à la mère-patrie. Il en vint ainsi plus de 20,000. Depuis lors ce loyalisme, pour me servir du terme consacré, n’a fait qu’augmenter, et l’on en eut la preuve lors du voyage officiel du prince de Galles dans l’Amérique anglaise, voyage où l’enthousiaste réception d’Halifax contrasta d’une manière marquée avec la froideur du Bas-Canada et même de Terre-Neuve. La ville semblait transformée en un bosquet, chaque maison avait son illumination, ses transparens; pas une rue qui n’eût son arc-de-triomphe, quelques-unes même jusqu’à vingt et plus en enfilade, le tout, bien entendu, complètement aux frais des habitans. Ouvrait-on un journal, on n’y trouvait que l’éloge du prince, l’horoscope des splendeurs qui signaleraient son règne, l’histoire de ses premières années, etc. Les poètes indigènes épuisaient leur verve en acrostiches sur son nom; un hôtel se fut cru déshonoré si son portrait n’eût figuré au centre de chaque assiette, et dans les magasins rien ne se vendait qui n’eût été rebaptisé en son honneur. Donner à l’héritier du trône une haute idée du pays, c’était le but de tous, même des dames, fort préoccupées du souvenir que le prince emporterait d’elles, s’il les voyait échouer dans les complications de la révérence classique qui fait la gloire de la cour de Saint-James, mais dont le secret n’a pas franchi l’Atlantique. Bref, cette réception tranchait sur les fêtes officielles du même genre par l’expression d’un attachement véritablement exceptionnel, et peut-être cette vertu sera-t-elle plus utile à la Nouvelle-Ecosse qu’elle ne le pense elle-même.

Halifax offrait au prince de Galles des souvenirs de famille d’un intérêt particulier. C’était là qu’avait longtemps vécu, dans un exil peu déguisé, son grand-père, le duc de Kent, physionomie à part dans cette curieuse famille des George d’Angleterre, dont la vie intime a été si bien étudiée par Thackeray. Heureux comme un prince! disent bien des gens. La carrière du duc, pleine de troubles et d’épreuves, donna d’un bout à l’autre un démenti au proverbe. « Je suis venu au monde mal à propos, disait-il lui-même. C’était dans le sombre mois de novembre, et la cour était en deuil d’un de mes oncles, mort la veille. Je me suis parfois demandé si cette naissance malencontreuse n’était pas un présage de la vie qui m’était réservée. » Dès l’âge de dix-huit ans en effet, en punition de quelques écarts de jeunesse, le roi George III, son père, l’envoie vivre loin de lui, sur le continent, ne lui laissant à dépenser qu’une chétive somme d’une guinée et demie par semaine. Il veut revenir en Angleterre, on le lui défend. Au bout de cinq ans, il y rentre néanmoins sans autorisation; le roi refuse de le voir, et l’expédie dans les vingt-quatre heures à Gibraltar, puis de là au Canada. Les guerres de la révolution venaient de commencer : le prince fut envoyé aux Antilles, où il se distingua à l’attaque de la Martinique; mais son père resta inflexible, et il faut bien dire aussi que de son côté le duc, aigri par cette rigueur exagérée, n’avait pas apporté à sa conduite toutes les réformes désirables. Ce fut alors que son pèlerinage le conduisit à Halifax. Il fallut une absence de treize ans pour qu’on lui permît de venir prendre possession, à la chambre des lords, du siège auquel sa naissance lui donnait droit, à la condition d’être renvoyé à la Nouvelle-Ecosse aussitôt après. L’altération de sa santé mit seule un terme à cet exil. On le retrouve enfin gouverneur à Gibraltar, en lutte avec un inférieur auquel le roi donne raison contre lui, puis destitué comme un simple fonctionnaire, et demandant vainement un conseil d’enquête pour se justifier. Les dernières années de sa vie furent en proie aux embarras financiers les plus pénibles. A grand’peine put-il obtenir du prince-régent les moyens de quitter le continent, où il avait cherché un refuge contre ses créanciers, afin que l’enfant qui devait être la reine Victoria pût voir le jour sur le sol anglais. Il mourut un an après cette naissance. En visitant non loin d’Halifax les ruines du château où s’était écoulée une grande partie de cette triste existence, en la comparant à l’heureuse et brillante carrière de sa mère, le prince de Galles dut faire un singulier retour vers le passé.

Pour la Nouvelle-Ecosse comme pour le Canada, la question la plus importante devrait être l’émigration. — Nous avons trois millions d’habitans, et nous en pouvons loger quarante millions, — disent les Canadiens. Il en est de même, proportion gardée, pour la Nouvelle-Ecosse. Malheureusement pour elle, c’est surtout vers les bords du Saint-Laurent que, depuis trente ou quarante ans, le gouvernement anglais s’est appliqué à diriger son courant d’émigration dans ces pays, préoccupé qu’il était de la nécessité de fortifier cette barrière naturelle contre toute chance d’agression américaine. Il est à craindre qu’il n’en soit encore longtemps ainsi, et cependant, grâce au défaut de concurrence, peut-être la Nouvelle-Ecosse, tout oubliée qu’elle est, offrirait-elle à l’émigrant des avantages qu’il ne rencontrerait pas ailleurs. On y trouve facilement des terres d’excellente qualité, à demi défrichées, avec maison et grange en bois (ce que les Anglais appellent log-house), pour des prix qui varient de 20 à 35 francs l’hectare. Incultes et sans préparation, elles se vendent 4 francs l’hectare. De toutes les colonies anglaises, la Nouvelle-Ecosse est celle où le chiffre de l’impôt est le moins élevé : 13 francs environ par tête et par an, tandis qu’il est de 30 fr. à Terre-Neuve, de près de 100 fr. dans les établissemens du groupe australien, de 115 francs dans la Nouvelle-Zélande, et même de 135 francs à la Jamaïque. C’est aussi de toutes les colonies la plus rapprochée de la mère-patrie, sauf Terre-Neuve. Le climat y est des plus sains, les communications à l’intérieur faciles et sûres. Des canaux y relient les lacs nombreux qui s’étendent sur une partie du territoire. Bref, rien n’y manque qu’une population plus compacte, et à défaut de l’initiative métropolitaine il y a lieu de s’étonner que l’administration locale ne consacre pas une partie de ses ressources financières à encourager l’immigration.

Nul exemple à cet égard n’est plus instructif que celui des États-Unis. C’est par le zèle de quelques agens européens, peu nombreux d’ailleurs, et surtout par les soins dont le colon est entouré à son arrivée, que l’Américain réussit à grossir chaque année le chiffre de son contingent étranger. Ainsi, sur les 68,311 émigrans débarqués à New-York en 1861, 5,079 furent hébergés gratuitement dans les hôpitaux de la ville, 6,177 reçurent de même un logement provisoire, et 6,023 furent pourvus par l’entremise de commissaires nommés à cet effet. L’utilité de ces premiers soins est si bien comprise de tous, que chaque année les dépenses qu’ils occasionnent sont en partie couvertes par les contributions volontaires des émigrans déjà établis à l’intérieur. Ces apports furent de 90,000 fr. en 1861[12]. Il est à remarquer que, sur ces 68,000 nouveaux débarqués, 1,389 seulement durent être nourris, et qu’il ne leur fut fait d’avances en numéraire que 7,000 francs environ, sur lesquels 150 fr. seulement n’étaient pas encore remboursés à la fin de l’année. Cette statistique de frais, qui seraient proportionnellement réduits en raison de l’importance du pays, n’a rien assurément qui doive effrayer la Nouvelle-Ecosse, et tout porte à croire qu’une fois l’impulsion donnée, on verrait, comme aux États-Unis, se constituer des compagnies d’émigration qui affranchiraient l’état de toute charge de ce genre. Lorsqu’on songe au parti que, sur une échelle restreinte, la population acadienne du XVIIIe siècle avait su tirer de la petite portion de pays occupée par elle, on a peine à comprendre les préjugés qui se sont répandus en Angleterre sur l’infertilité de cette colonie. La baie de Fundy a toujours ses marées, les plus considérables du globe, où la mer s’élève au moins de 25 mètres, et les riches terrains d’alluvion ainsi formés ne sont pas moins productifs qu’à l’époque où les colons français les cultivaient avec un succès si marqué. Aujourd’hui, avec sa minime population de 330,000 âmes, la Nouvelle-Ecosse trouve moyen d’exporter pour près de 6 millions de francs de produits agricoles. Ce n’est pas là le fait d’un sol stérile. Je ne prétends pas représenter ce pays comme la terre promise de la colonisation : il n’est pas douteux que, pour qui consent à abdiquer sa nationalité, aucune émigration ne saurait valoir celle des États-Unis; mais, pour le colon anglais qui tient à vivre à l’abri de son pavillon, l’ancienne Acadie a de nombreux avantages qui lui sont propres, et qui pourraient même la faire préférer au Canada, toujours offert en première ligne aux hasards d’une invasion américaine.

En attendant que cette émigration s’organise, il est à regretter de ne pas voir au moins les touristes placer plus souvent ce pays sur le programme de leurs voyages. En automne surtout, alors que le feuillage des bois se diapré d’une éclatante variété de couleurs à laquelle nos forêts sont loin d’atteindre, la nature y est d’une incomparable beauté : on dirait, pour me servir de l’heureuse image du poète américain Bryant, on dirait le plus merveilleux coucher de soleil tombé du ciel sur la cime des arbres. Toutefois, pour le voyageur, le grand charme de la Nouvelle-Ecosse sera moins dans le paysage que dans la société. Également éloignée de la raideur britannique et du sans-gêne yankee, sûre de plaire parce qu’elle sait de quel aloi est la bienvenue qu’elle offre à l’étranger, cette société rappelle volontiers la franche hospitalité créole de nos colonies. L’habitant de la Nouvelle-Ecosse néanmoins est Anglais avant tout: il l’est par son dévouement à la métropole, par sa probité commerciale, par son amour des associations, par son goût pour les choses de l’intelligence ; mais en même temps il a su emprunter à l’Américain son voisin une dose suffisante de son esprit d’entreprise, de sa confiance en l’avenir, de son imperturbable assurance dans les revers, voire même de ses innombrables sociétés de tempérance. J’ajouterai qu’il n’en aime pas davantage ce voisin pour cela; aussi, dans la guerre qui divise les États-Unis, ses sympathies se sont-elles dès le début ouvertement déclarées en faveur du sud : tous ses journaux étaient dans ce sens; le refrain nègre de Dixies Land[13], dont le sud a fait un air national, était devenu son chant populaire, et ce fut bien pis encore quand l’affaire du Trent vint piquer au vif sa susceptibilité patriotique. Cette attitude était sans inconvéniens d’ailleurs, car le nombre des Américains établis dans le pays d’une manière permanente est relativement faible, et de plus l’hospitalité traditionnelle dont nous avons parlé n’en était en rien atteinte. On en eut la preuve par l’accueil plus que cordial qu’au fort de la guerre, malgré sa nationalité, le docteur Hayes reçut à la Nouvelle-Ecosse en revenant de son voyage d’exploration au pôle nord. Partie de Boston en juillet 1860, cette expédition était restée quinze mois sans aucune nouvelle, et apprit à Halifax seulement que la patrie qu’elle avait laissée en paix était depuis près d’un an en proie à toutes les horreurs de la guerre civile.

J’arrive à la séduction sur laquelle compte le plus la Nouvelle-Ecosse, qui eut, elle aussi, ses songes dorés, et qui pendant quelques mois se plut à rêver l’étourdissant fracas des gloires et des misères californiennes. Des gisemens d’or y furent découverts en mars 1861. Comme en Australie, en Californie et en Colombie, cette révélation fut l’effet du hasard, fait d’autant plus remarquable qu’à différentes reprises le pays avait été l’objet de bonnes études géologiques. Un paysan buvait à un ruisseau; parmi les cailloux, il voit briller une pépite d’or, continue ses recherches et en trouve d’autres. Dès le lendemain, la nouvelle se répandit dans le voisinage; un mois ne s’était pas écoulé qu’une population de quelques centaines de mineurs était à l’œuvre, fouillant et retournant le sol en tous sens. L’éveil une fois donné, de nombreux gisemens ne tardèrent pas à être signalés sur toute l’étendue de la péninsule, et, bien qu’ils ne fussent guère que d’une richesse moyenne, il suffit de quelques rencontres heureuses pour réchauffer et entretenir le zèle des chercheurs d’or. Le minerai s’offrait partout à l’état de quartz aurifère, et, comme en Californie, l’on trouvait aussi des sables mêlés de poudre d’or par suite de l’action séculaire des eaux sur les roches des terrains voisins. Une bonne fermière, qui toute sa vie avait employé ce sable à ses usages domestiques, faillit perdre la raison en apprenant qu’elle avait si longtemps foulé la fortune aux pieds sans en profiter.

On a encore trop peu de données sur ces découvertes pour pouvoir rien préjuger de l’avenir qui leur est réservé : elles ont d’ailleurs été peu ébruitées au dehors, et l’administration de la colonie, par suite d’un sentiment de réserve exagéré, semblait même au début vouloir en atténuer l’importance. Il est surabondamment démontré que les roches aurifères s’étendent de l’est à l’ouest, surtout le grand diamètre de la presqu’île, en veines d’une richesse variable; mais l’exploitation n’a encore été régulièrement ouverte que sur une vingtaine de points, et aucun document ne permet d’asseoir une évaluation, même approximative, des résultats d’ensemble de la campagne de 1861. Quant aux résultats partiels que l’on a pu constater, les profits en ont été satisfaisans. A Tangier, théâtre de la découverte, les bonnes concessions donnèrent 12,000 fr., quelques-unes 8,000, d’autres à la vérité ne rapportèrent que 3,000 francs, quelques-unes même rien. Six hommes en exploitaient une à Sherbrooke, de laquelle ils retirèrent en trois mois dix tonneaux de quartz pouvant donner 2,000 fr. l’un, plus 23 tonneaux d’une qualité inférieure, à 700 francs l’un environ : cela faisait à chacun des travailleurs un rendement de près de 6,000 francs brut. Cette expérience est l’une des plus concluantes que l’on puisse citer, parce qu’il n’y est question que de minerai et non de pépites exceptionnelles, sur lesquelles nul ne doit compter. Chaque concession mesure 50 mètres sur 80 et est assujettie à une redevance annuelle de 200 francs. D’autres plus grandes, de 150 mètres sur 160, sont imposées à 1,200 francs par an. Des mines de cette sorte appellent naturellement une intervention de compagnies et de capitaux, car l’or ne peut y être obtenu qu’au moyen de l’outillage assez dispendieux des machines à broyer le quartz; mais tout porte à croire que cette découverte sera pour la Nouvelle-Ecosse le point de départ d’une ère meilleure. En enfouissant ces trésors dans les entrailles de la terre, la Providence semble avoir eu pour but de ne les révéler à des intervalles connus d’elle seule qu’afin de donner de loin en loin aux progrès de l’humanité une impulsion inattendue, à l’expansion de notre race un nouvel essor. On l’a pu voir en Australie et en Californie, et ce qui s’est passé là en grand se passera en petit à la Nouvelle-Ecosse. Il est mieux pour elle que ses mines n’offrent pas le caractère aléatoire qui distinguait celles des deux pays que nous venons de nommer; sa population y gagnera en moralité, en esprit de conduite et de travail, et si elle en est réduite à ignorer les bienfaits de la loi de Lynch, si le sort lui refuse la gloire bruyante des argumentations à coups de revolver en revanche elle jouira de l’aurea mediocritas du poète dans l’acception la plus littérale du mot. Il serait peu sage à elle de se plaindre.

Pour qui avait été témoin de la fièvre californienne de 1852, les mines de la Nouvelle-Ecosse étaient doublement curieuses. On eût dit un placer du Sacramento vu par le gros bout de la lorgnette. C’étaient bien les mêmes mineurs aux chemises de laine, aux chapeaux de cuir bouilli, aux rudes bottes montant jusqu’aux genoux; mais leurs allures étaient si paisibles, si honnêtes, si primitives, qu’on eût pu les croire bourgeoisement occupés à extraire du sol le métal le plus ordinaire. Point de meurtres, point de rixes, point de vols même. Chacun dormait sans crainte dans la hutte grossière qu’il s’était faite de bois ou de branchages, sans serrure et souvent sans porte. Pendant toute cette première année, les travailleurs n’opérèrent que par petites bandes; les compagnies sérieuses ne s’étaient pas encore formées, et les procédés d’exploitation furent naturellement des plus élémentaires. Les mineurs les plus avisés s’acharnaient à leur veine de quartz afin d’en préparer le plus possible pour la machine à broyer (crusher) qui serait montée plus tard. D’autres, avides de réaliser sur-le-champ même, écrasaient le minerai avec le marteau et le lavaient séance tenante. Dans un pays où la journée de travail se paie 6 francs, beaucoup de ces derniers eussent gagné autant à toute autre occupation; mais il faut bien admettre que les fauves reflets de ce métal, pépites, poudre ou paillettes, allument chez le chercheur d’or une fièvre d’une nature spéciale. Combien d’heures ne suis-je pas resté moi-même, accroupi sur le bord d’un ruisseau, à contempler ces lavages, à voir la poignée de terre et de gravier mise dans une simple écuelle de fer battu se réduire progressivement, jusqu’à ce que quelques points jaunes vinssent à y briller çà et Là! Ces mineurs ne faisaient pas mystère de leurs trouvailles comme ceux de la Californie. Ils étalaient au contraire avec orgueil ceux de leurs fragmens de quartz où l’or se montrait en plus grande abondance, et vidaient complaisamment sous vos yeux la petite boite où se trouvaient les quelques pincées d’or, fruit du travail de la semaine. On eût dit qu’ils cherchaient une sorte d’encouragement moral. Tangier, Sherbrooke, Lunenburg, étaient leurs principaux centres d’opération; ils s’y comptaient par centaines. A Laurence-Town, à Allan’s-Farm et ailleurs, leur nombre était plus restreint, et c’était au milieu des bois qu’on les rencontrait, éparpillés sur le flanc du coteau que leurs pics éventraient. Partout leur travail était marqué au sceau d’une commune morosité, d’une même préoccupation taciturne.

Je me souviendrai longtemps d’un mineur qui me raconta sa triste histoire aux diggings de Laurence-Town. Bien qu’il n’eût pas quarante ans, le pauvre homme paraissait presque sexagénaire, et cette vieillesse prématurée s’expliquait uniquement par quelques années de luttes et de travaux infructueux, qu’il avait passées d’abord en Californie, puis sur les bords de la rivière Frazer. « Je suis né chercheur d’or, disait-il en fixant sur moi un regard où perçait une nuance d’égarement; ce sera la passion de toute ma vie, et je n’y ai jamais trouvé que misères et privations. » Après avoir vécu douze ans sur les bords du Pacifique, il retournait dans le nord de l’Angleterre pour réaliser un mince héritage, lorsqu’à New-York le bruit des découvertes de la Nouvelle-Ecosse vint jusqu’à lui. Il n’avait pu résister au désir de venir de nouveau tenter la fortune ; mais, à peine arrivé, sa manie l’avait lancé dans une voie imprévue. Non loin de Lunenburg est une petite île nommée Oak-Island, où une tradition locale veut qu’un célèbre pirate nommé Kidd ait enfoui une partie des richesses qu’il avait amassées dans ses courses. Quelques pauvres diables s’étaient réunis en société pour rechercher ce trésor imaginaire, et notre mineur s’était joint à eux. Avec quelle ardeur, avec quel accent de conviction le malheureux racontait les péripéties de ces fouilles! Ils avaient trouvé le puits, constaté les marques d’un travail antérieur, creusé jusqu’à plus de trente mètres, et reconnu l’existence d’un coffre de chêne. Leur sonde en traversait les épaisses parois, et arrivait dans un milieu moins résistant dont leur imagination faisait un monceau de pièces d’or. L’invasion de l’eau avait alors interrompu les travaux; mais ce n’était, selon lui, qu’une preuve de plus, car cette eau ne pouvait venir que d’une galerie pratiquée par les pirates du fond du puits jusqu’au rivage. Pour lui, son dernier sou était dépensé ; il avait quitté son île pour les mines, mais avec la ferme intention d’y retourner dès que ses gains le lui permettraient. Le trésor du capitaine Kidd était désormais pour lui un article de foi; il l’eût enfoui lui-même que ses détails n’auraient pas été plus précis. J’ai su depuis qu’à plusieurs reprises déjà ce trésor avait excité des convoitises analogues, que plus de 100,000 fr. y avaient été dépensés dix ans auparavant, et qu’une nouvelle société venait encore de se former pour cette importante découverte, au capital de cent actions de 125 francs l’une. Soixante-cinq hommes et trente-cinq chevaux y travaillaient nuit et jour, et avaient atteint une profondeur de plus de 40 mètres; mais le vétéran de Californie, le mineur de Laurence-Town, avait-il réussi à prendre place au banquet? Je l’ignore; à coup sûr, nul n’en était plus digne.

On rencontrait peu d’Acadiens aux mines, et l’on n’y voyait pas un Indien. Ces débris d’un autre âge sont restés fidèles aux occupations de leurs pères. Les premiers ne vivent que d’agriculture et de cabotage, car la mer est leur seconde patrie, tandis que la chétive et nomade existence des Mic-Macs ne repose encore aujourd’hui que sur la chasse et la pêche, comme au temps où la fumée de leurs wigwams était dans le pays la seule trace de vie humaine. « D’où venez-vous? demandais-je à une pauvre vieille squaw ratatinée comme un raisin sec, qui étendait sur des piquets la peau d’un caribou fraîchement écorché. — Du haut du Cap-Breton, et nous partirons à la prochaine lune pour les bois de l’intérieur, » me répondit-elle en étendant la main vers le couchant. C’est là toute leur vie. On les rencontre parfois dans les rues d’Halifax, où ils viennent vendre quelques objets de curiosité; ils y semblent dépaysés. Plusieurs d’entre eux balbutient le français, car ces pauvres gens, dont le concours ne nous a jamais fait défaut au temps de nos luttes avec la Grande-Bretagne, se plaisent à retenir quelques bribes du langage qu’ont parlé leurs pères. Les Anglais semblent les regarder comme des êtres d’une race inférieure, doux et inoffensifs; mais ils s’en occupent peu. Quoi qu’aient pu prétendre les déclamateurs intéressés de l’école philosophique du XVIIIe siècle, de tous les peuples colonisateurs, un seul a réussi à conserver la race aborigène des pays conquis, l’Espagnol; l’Anglais n’a cherché qu’à se substituer à elle.

Ces Indiens de l’Acadie ont peu varié dans leur attachement à la foi catholique; mais le fait pourrait s’expliquer par la prépondérance que, grâce à l’émigration irlandaise, le catholicisme a su s’assurer dans la colonie. Il y représente les trois dixièmes de la population. Faut-il attribuer à ce fait la plus grande condensation relative du protestantisme dans la Nouvelle-Ecosse? On serait tenté de le croire. Il est certain que je n’ai constaté dans le pays que dix sectes de dénominations différentes; encore, sur les dix, y en avait-il quatre insignifiantes comme importance numérique. C’est un résultat que l’on ne trouverait ni en Angleterre ni en Amérique. Ces sectes toutefois ne laissent pas que de se surveiller mutuellement avec une vigilance plus jalouse qu’aux États-Unis, et j’en citerai un exemple trop curieux pour être passé sous silence. La Nouvelle-Ecosse possède à Dartmouth, près d’Halifax, un magnifique hôpital d’aliénés qui pourrait être pris pour modèle dans tous les pays du monde. Le traitement consiste surtout en une liberté presque absolue unie à une grande douceur; on évite même d’y prononcer le mot de punition. L’excellent docteur de Wolfe, qui dirige l’établissement avec une sollicitude qu’on ne saurait assez louer, m’avait offert d’y venir assister à l’office du dimanche. Les fous des deux sexes étaient réunis dans la chapelle sans nulle précaution apparente, et s’y comportaient avec une précision automatique qui eût fait honneur à bien des fidèles en pleine possession de leur raison. Ils se levaient, s’asseyaient, se tournaient, s’agenouillaient et chantaient à point nommé sans l’ombre d’une méprise; mais je fus fort étonné d’apprendre que le service de la semaine suivante serait différent de celui que je venais d’entendre. Les ministres des diverses sectes poursuivent en effet jusque dans ce refuge les âmes absentes de ces infortunés, et se sont, pour éviter toute discussion, réglé une sorte de tour de service, de manière à avoir successivement un dimanche anglican, un autre baptiste, un autre presbytérien, et ainsi de suite. Malgré mon respect pour le prosélytisme religieux, je ne pus m’empêcher de le trouver singulièrement fourvoyé.

Les nègres, qui forment une fraction assez importante de la population de la Nouvelle-Ecosse, sont généralement baptistes. Pourquoi cette préférence? Eux-mêmes l’ignorent probablement, mais ils n’en tiennent pas moins à la forme assez spéciale qu’ils ont donnée à leur culte. Cette forme est étrange, il faut le dire, et bien digne d’eux. Les hymnes chantées en chœur sont accompagnées d’une sorte de danse ou balancement alternatif sur une jambe et sur l’autre ; lorsque le ministre veut terminer l’exercice, il frappe dans ses mains : tout s’arrête. Alors vient le sermon. « On vous accuse d’être bruyans dans vos plaisirs, dans vos conversations même ! » s’écriait un de leurs prédicateurs. L’assemblée poussait un long gémissement. « Mais combien ne serez-vous pas plus bruyans encore quand luira pour vos frères du sud le grand jour de l’émancipation ! » Et le chœur répondait par un hurrah discordant. Cette population noire vit généralement à part, et son progrès social a été peu marqué jusqu’ici ; non qu’aucun ostracisme, aucune proscription sociale soient venus l’entraver comme aux États-Unis, mais peut-être ces enfans d’une race déshéritée n’ont-ils pas trouvé chez les maîtres du pays toute la sympathie qui semble nécessaire à leur développement. Leur travail néanmoins suffit à les faire vivre, et c’est beaucoup dans ce climat si différent de celui que la Providence leur avait destiné ; c’est même un phénomène exceptionnel qui mériterait de fixer l’attention des Anglais plus qu’il ne l’a encore fait.

Parmi les sectes qui se disputent l’influence religieuse dans la société anglo-américaine, une des plus excentriques à coup sûr est celle qui place le monde à la veille de sa fin[14]. J’entendis à Halifax un prédicateur de cette secte donner une série de conférences où la théorie du millennium fut exposée dans son plus entier développement avec un talent que l’on ne pouvait voir sans regret au service d’une pareille cause. Avant d’entrer dans les détails du cataclysme, il commença par reprendre une h. une les diverses prophéties de l’Écriture, afin de bien indiquer comment toutes s’accordaient à signaler l’année 1864 comme le début de la grande tribulation finale, et 1867 ou 68 comme l’ère du millennium. Il trouvait d’abord au seizième verset du quatrième chapitre de Daniel une première période de sept temps laquelle, en représentant chaque temps par 380 années (interprétation fréquente, mais dont j’ignore l’origine, et que je ne me charge pas de justifier), donnait un laps de 2,520 ans. C’est précisément l’intervalle qui sépare 1868 de la date à laquelle les Juifs perdirent leur indépendance sous Manassé, 652 ans avant Jésus-Christ. — Venait ensuite une deuxième période de 2,300 ans, prédite au quatorzième verset du huitième chapitre de Daniel, laquelle s’ouvrait avec la restauration du culte à Jérusalem, sous Néhémie. Or le décret donné à cet effet par Artaxerce est de 446 ans avant Jésus-Christ ; la reconstruction du temple dura treize ans, et il est certain que si l’on retranche 433 de 2,300, on retombe sur 1867. Une troisième période de 1,260 armées, deux fois mentionnée dans l’Apocalypse (chap. 12, verset 6 ; chap. 13, verset 5) nous ramène encore à 1868, en partant de la date à laquelle les papes reçurent définitivement le titre d’évêque universel, en 608. Le prédicateur énuméra de la sorte jusqu’à neuf périodes prophétiques, qui toutes convergeaient aussi exactement au même point que les rayons d’un cercle à son centre ; mais j’en ai dit assez pour mettre à nu le procédé : de même que l’élève cherchant une solution géométrique commence par supposer le problème résolu, il semble qu’ici on ait d’abord réuni ces divers intervalles de temps au même point d’arrivée, quitte à justifier ensuite les points de départ d’une manière plus ou moins plausible. Une preuve concluante d’ailleurs était tirée de la Genèse. C’est en 1867 que le monde accomplit sa six millième, année[15], et le jour du repos qui doit couronner la semaine de la création n’est autre que le millennium, c’est-à-dire la succession des dix siècles qui s’ouvriront dans cinq ans. Peu d’élus malheureusement verront cette terre promise, si l’on songe que sur les 1 milliard 300 millions d’âmes qui peuplent le globe, 300 millions seulement connaissent l’Évangile, et 5 millions à peine le comprennent. Il est difficile par suite de ne pas être effrayé du carnage réservé à la grande bataille d’Armageddon, dans laquelle, outre l’antechrist et son faux prophète le pape, devra nécessairement périr une hécatombe de 1 milliard 295 millions d’infidèles ! À la vérité, tous les produits de notre civilisation matérielle, villes, chemins de fer, canaux, flottes, etc., seront préservés de la destruction pour l’usage des survivans, qui ne tarderont pas à repeupler le globe d’une race meilleure que la nôtre. — Si les études chronologiques par lesquelles s’étaient ouvertes les conférences dont je viens d’indiquer le sujet avaient visé au caractère d’une discussion scientifique, en revanche la description du milennium brilla par un véritable lyrisme. Je ne crois pas néanmoins que le nombre des prosélytes ait été grand à Halifax, où ces étranges discours semblaient accueillis avec plus de curiosité que d’admiration. C’est aux États-Unis et surtout en Angleterre que la secte prophétique ou de la seconde venue du Christ (second advent) compte le plus de disciples. Reviendront-ils à des idées plus saines en voyant la mystérieuse année 1868 s’écouler comme tant d’autres ? On n’ose l’espérer ; ce n’est jamais impunément que l’on joue avec la folie.

La Nouvelle-Écosse n’est encore en définitive, — nos souvenirs l’auront peut-être prouvé, — qu’une colonie d’une faible importance. Ce n’est pas à dire que l’avenir lui manque. De tous les avantages naturels qu’elle possède, un seul a jusqu’ici été apprécié à sa juste valeur, la supériorité militaire de la rade d’Halifax. Il n’en saurait être autrement aussi longtemps qu’un lien commun ne rattachera pas en un seul groupe les diverses possessions anglaises de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire les îles du Prince-Edouard et du Cap-Breton, le Nouveau-Brunswick, objet incessant de la convoitise américaine, Terre-Neuve et ses opulentes pêcheries, le Canada enfin avec son immense territoire offert à la colonisation. Au centre viendrait se placer la Nouvelle-Ecosse, riche de ses minéraux, de ses houilles surtout, forte de son attachement héréditaire à la couronne, et destinée par sa position géographique à devenir le siège de la centralisation administrative du groupe. Halifax en effet est accessible en toute saison ; jamais les glaces de l’hiver ne viennent fermer l’entrée de sa rade, comme à Québec et dans les autres ports de la même région. L’idée de cette confédération n’est pas nouvelle, et à diverses reprises elle a été mise en avant; mais il ne suffira pas d’un simple décret pour la réaliser : il faudra auparavant relier ces pays entre eux, établir entre les populations des rapports plus intimes que ceux qui ont existé jusqu’ici, et c’est là surtout une affaire de voies de communication, en d’autres termes une affaire d’argent.

Construire un chemin de fer intercolonial qui vienne aboutir à Québec, tel est le premier pas vers l’union désirée, et Halifax, qui serait la tête naturelle de cette ligne, verrait par ce seul fait décupler son importance. Plusieurs fois déjà la question a été l’objet d’études sérieuses, tant à Londres que sur les lieux mêmes. Le grand obstacle est la lourde dépense qui en résulterait, dépense à laquelle les colonies intéressées sont naturellement loin de pouvoir faire face. Il est à craindre de plus, on l’a dit, que ce chemin ne soit pas une meilleure opération financière que ne l’a été le Grand Trunk Railway au Canada. Pas plus qu’aucun autre peuple, l’Anglais n’aime à voir ses capitaux improductifs. Toutefois l’exemple du Grand Trunk Railway est mal choisi : il était difficile que la concurrence du Saint-Laurent, le long duquel cette ligne est construite entre Montréal et Québec, n’en diminuât pas les revenus pendant une grande partie de l’année, tandis qu’un chemin aboutissant à Halifax rendrait au contraire au commerce du Canada pendant l’hiver une partie de l’activité dont il est privé par les glaces de ses ports. Le point de vue commercial d’ailleurs n’est pas le seul qu’il faille envisager, et un exemple récent a montré à quel point il est de l’intérêt bien entendu de l’Angleterre d’avoir en toute saison ses communications assurées avec le Canada. Combien de millions n’eût-elle pas épargnés lors de l’affaire du Trent, si le chemin de fer dont nous parlons avait existé! Certes ses mesures furent prises avec une merveilleuse promptitude, et l’imposante escadre que quelques semaines, j’allais dire quelques jours, suffirent à réunir aux Bermudes ne laissait rien à désirer du côté de la mer; mais il fut loin d’en être de même au Canada : à peine ce pays se trouvait-il en état de défense lorsque tout fut terminé, à peine avait-il reçu ses troupes, et à quel prix? Ces sommes eussent payé bien des milles de chemin de fer, et la Nouvelle-Ecosse a dû les regretter plus d’une fois.

Il dépend de l’Angleterre de retarder ou de hâter l’union de ces colonies; mais il ne dépendra pas d’elle de l’empêcher, car, l’idée une fois lancée, elle est trop dans l’ordre naturel des choses pour ne pas aboutir. Il n’est pas nécessaire de pousser bien loin le don de divination pour voir dans l’union projetée le germe d’une future confédération destinée à compléter l’équilibre de ce vaste continent, et à balancer peut-être un jour dans la mesure qui lui sera propre l’influence des États-Unis. C’est dans la manière dont l’-Angleterre saura guider ces pays naissans que l’on verra jusqu’à quel point l’histoire de l’indépendance américaine lui a servi de leçon. De la séparation violente qui s’ensuivit alors, résultèrent chez la nation émancipée des souvenirs non encore éteints d’injustice et d’oppression; mais l’on sait aujourd’hui que les colonies n’ont de véritable valeur pour la métropole qu’autant qu’elles lui sont unies par les liens de l’affection. Et si celles qui nous occupent, après avoir grandi sous l’influence tutélaire de la Grande-Bretagne, demandaient à dénouer peu à peu la chaîne des rapports administratifs le jour où leur développement l’exigera, si elles en venaient à se séparer de la mère-patrie comme un ami se sépare d’un ami, en conservant ainsi qu’un pieux dépôt le souvenir reconnaissant des bienfaits passés, « croit-on, a dit un homme d’état, M. Gladstone, croit-on que l’existence d’une nouvelle race américaine, intimement liée à l’Angleterre par sa langue, ses mœurs et ses lois, ne serait pas de nature à accroître singulièrement l’influence britannique dans le monde civilisé ? » Espérons que cette brillante perspective se réalisera, car si l’union des Acadiens et des Canadiens en une seule famille rend à notre race la seule part d’influence qu’elle puisse revendiquer dans ces beaux pays que nous avons perdus, elle sert en même temps les intérêts de la civilisation tout entière dans une des plus intéressantes parties du globe.


ED. DU HAILLY.

  1. Voyez dans la Revue du 1er octobre et du 1er novembre les premiers chapitres de cette étude.
  2. Des faiblesses de la petite ville, Halifax a tout au moins l’amour des nouvelles. Un journal y fit un matin le récit émouvant et détaillé d’une rébellion à bord d’un des bâtimens de la division française, rébellion à la suite de laquelle deux des mutins auraient été pendus : « Rien de sinistre, disait le narrateur, comme l’aspect de ces cadavres se balançant au bout des vergues! » Complot, jugement et exécution, tout, d’après lui, s’était passé en moitié moins de temps qu’une tragédie selon Aristote. Les journaux du lendemain renchérirent naturellement sur le premier, et chacun eut son entre-filet : Dreadful execution in the french fleet ! — Tout se réduisait à deux paquets de balais mis au sec et vus à travers une brume épaisse.
  3. C’est la dénomination métaphorique sous laquelle on désigne à bord d’un navire le canot qui est expédié chaque matin à terre pour le service des provisions.
  4. Ce récif offre le curieux phénomène d’une île s’élevant à peine au-dessus du niveau de la mer sur une longueur de dix lieues et une largeur d’un kilomètre. Il présente la forme d’un arc à la convexité tournée vers le large, comme si les puissantes vagues de l’Océan lui avaient donné cette courbure. Ce n’est à proprement parler que la crête d’un banc, et pourtant quelques plantes chétives, quelques flaques d’eau saumâtre permirent aux malheureux déportés de n’y pas mourir tous de faim ; on y montre encore le lieu où la tradition veut que reposent leurs restes, lieu désigné, par une singulière autonymie, sous le nom de Jardin Français (French Garden). Nul écueil dans ces parages n’est plus redouté des marins; les sinistres dont il a été le théâtre pourraient se compter par centaines, et la côte y est littéralement couverte d’une ceinture non interrompue de débris de navires. Le gouvernement anglais entretient sur cette île une petite population de gardiens dévoués, que l’état de la mer condamne souvent à un isolement forcé pendant de longs mois d’hiver, et qui ne reçoivent alors des nouvelles du monde extérieur que par les naufragés dont ils sauvent les jours.
  5. La France aux colonies, études sur le développement de la race française hors de l’Europe, par E. Rameau, Paris, 1859.
  6. Un chiffre de vingt enfans et même plus n’est pas rare chez les familles acadiennes. Dans son récit d’Évangéline, le poète américain Longfellow a introduit un personnage historique, le notaire Leblanc, qui comptait vingt-cinq enfans et cent cinquante petits-enfans lors de la proscription de 1755.
  7. Voyez la Revue du 15 avril 1861.
  8. Voyez sur Évangéline la Revue du 1er avril 1849.
  9. M. Rameau n’a trouvé que quatre prêtres acadiens français : MM. Girouard, curé de l’île-Madame; Boudrot, à l’île Madeleine; Poirié, dans l’île du Prince-Edouard, et Babineau, à Bouctouche (Nouveau-Brunswick). Ces quatre noms, dit-il, appartiennent aux familles primitives de 1671.
  10. De 1847 à 1854 inclusivement, il est sorti du royaume-uni 2,374,755 émigrans. C’est la période pendant laquelle ce chiffre a été le plus élevé. Il a naturellement baissé (depuis, et n’a même pas atteint dans ces dernières années la moyenne de 150,000 âmes, que nous lui attribuons en nombres ronds.
  11. En 1851, le tonnage total des navires construits dans les îles britanniques a été de 149,637 tonneaux, et dans la Nouvelle-Ecosse de 57,774 tonneaux. C’est une proportion de plus du tiers. Il est vrai que cette année a été exceptionnelle pour la colonie.
  12. Une grande partie des dépenses d’émigration sont défrayées par les émigrans déjà établis, qui font passer à leurs amis d’Europe l’argent nécessaire pour venir les rejoindre. Il est telles années où l’ensemble de ces sommes, officiellement constaté dans les maisons de banque, s’élève en Angleterre à plus de 11 millions de francs.
  13. Dixie’s Land (Terre de Dixie) est un sobriquet sous lequel les Américains des deux partis désignent familièrement les états du sud, en souvenir d’une ligne de démarcation par laquelle le sénateur Dixon proposa, il y a quelques années, de séparer les états libres des états à esclaves.
  14. Voyez, sur la croyance au millennium la Revue du 1er novembre 1862.
  15. Ce ne serait qu’en 1996 d’après les calculs les plus généralement admis. La date de 1867 est basée sur les travaux de divers théologiens anglais, MM. Fynes Clinton, Saville, Shimeall, Elliott, etc.