Éditions Albert Lévesque (p. 95-102).

XIV

LA PRISE DE DON QUICHOTTE



HALTE-là, l’ami ! prononça le cavalier noir avec autorité. Vous êtes en mon pouvoir.

— Pardon, monsieur, répliqua Don Quichotte, en se redressant avec fierté. Je ne me soumets qu’à Dieu, et… au roi.

— À mon regret, attendez-vous à quelque surprise là-dessus, monseigneur.

— Qui êtes-vous, monsieur ? Je tiens à le savoir avant de vous demander raison de votre impudence.

— Qui je suis ? Ah ! ah ! ah !… Respirez cette odeur de soufre… Voyez ces vêtements sombres… ces longs doigts, ces… griffes !…

— Satan ! murmura Don Quichotte, en reculant un peu, la main sur la garde de son épée où s’enchâssaient des reliques.

— Oui. Un prince après tout, le prince des Ténèbres, et d’assez bonne lignée pour me présenter avec aise devant le haut et puissant seigneur Don Quichotte de la Manche, honneur et gloire de toutes les Espagnes.

— Alors, monseigneur Lucifer, dégainez. Ma sainte et fidèle épée saura bien vous mettre en fuite.

— Ah ! ah ! ah ! Chevalier de la Triste-Figure, je suis désarmé. Je suis venu à vous en qualité de promeneur. Vous n’oserez jamais vous en prendre à un être qui ne peut se défendre ! D’ailleurs, tout en ayant l’œil sur vous, je m’éloigne, je cède la place à mes amis les sorciers, les lutins, les feux-follets. Leur sarabande commence. Voyez au loin, les mille feux et les lueurs phosphorescentes qu’ils entraînent avec eux.

— Je saurai bien empêcher ces danses scandaleuses. De par monseigneur Saint Michel…

— Chut ! Pas ce nom devant moi, interrompit le cavalier noir, en proie à une vive agitation.

— Arrière alors, Satan, arrière !

— Mes beaux chevaliers, prononça soudain tout près d’eux, une voix chevrotante, ne m’aiderez-vous pas à porter quelques-uns de mes fagots ? Je n’en puis plus. »

Une vieille femme, suant, soufflant, geignant, toussotant, se dressa devant les deux interlocuteurs.

« Comment, bonne mère, s’empressa de répondre Don Quichotte, avec le plus vif plaisir. Que mon compagnon ne s’en mêle pas, par exemple. N’ayez nulle confiance en lui, ma pauvre femme… Je ne vous dis que ça ! »

Le cavalier noir, du reste, s’était empressé de s’éloigner, non sans avoir, à l’insu de Don Quichotte, échangé un coup d’œil malicieux avec la vieille femme.

Le Chevalier s’empara des deux plus gros fagots. Afin de les installer plus sûrement sur son dos, il posa sa longue épée à terre, tout près. Hé ! hé ! que ce bois sec était lourd, embarrassant… Sa chaîne et son médaillon d’or s’accrochaient aux petites branches garnies d’épines. La vieille femme se rapprocha, regarda et retint un sourire de triomphe.

— Qu’y a-t-il, charitable monsieur ? demanda-t-elle d’une voix tremblante à souhait.

— Je n’arrive point à retirer ma chaîne de ces singulières épines.

— Laissez aller votre chaîne, monseigneur. Puis abandonnez-moi ce vilain fagot. Je suis habituée à corriger ces misères. Je délivrerai votre joyau et vous le remettrai. »

— Bien, acquiesça Don Quichotte, en obéissant. »

Hélas ! Don Quichotte eut à peine cédé à cette invitation de la vieille, une sorcière déguisée, qu’il se trouva entouré de lutins, de feux-follets aveuglants, rouges, verts, jaunes. À quelques pas, le cavalier noir réapparaissait et joignait son rire à celui de la vieille femme. Tous deux pointaient du doigt l’épée et la chaîne du chevalier, objets bénits qui les avaient empêchés d’avoir plus tôt raison de Don Quichotte. Plus au loin, la Dame blanche de la chute Montmorency balançait tristement ses longs voiles.

Le sabbat des sorciers commença alors et battit son plein. Quelle course furieuse et flamboyante tout autour de l’île ! Impuissant, transi, triste à mourir, Don Quichotte ferma les yeux… Il les rouvrit bientôt. Il vit avec surprise Rossinante arrêtée tout près de lui. Des lutins lui mettaient une selle enduite d’un vernis collant ; d’autres, lui passaient en même temps autour du cou des rênes gluantes, où brillaient ici et là de petits clous rougis, tout brûlants.

En un clin d’œil, deux sorciers se furent emparés de Don Quichotte, l’eurent placé sur le cheval et eurent donné des ordres à quatre lutins qui se placèrent deux en avant et deux en arrière du chevalier ahuri.

« Vous avez bien compris mes instructions, canailles ? dit d’une voix caverneuse l’un des deux sorciers. Allons, je vous les répète encore une fois. Vous vous mettez, sur l’heure, en route pour la caverne du Lac Saint-Jean. Vous brûlez les étapes. Vous galopez au-dessus de la terre et des eaux. Avant l’aube, souvenez-vous en, vous devez être à destination. Sinon, malheur à vous, comme à votre idiot de captif ! La sorcière d’Haberville vous attend en compagnie de ce messire. Ne doit-il pas servir, à certaines fins que seule notre sorcière connaît ?

— Misérables démons ! » hurlait intérieurement Don Quichotte qui ne pouvait élever la voix à cause du bandeau serré qui lui entourait la figure.

Pan ! Pan ! Deux affreux coups de rênes sur le cou de Rossinante, et voilà nos voyageurs soulevés dans les airs. Quel galop fantastique ! Don Quichotte se sentait inquiet, quoique nullement effrayé. Qu’allait-on faire de lui, là-bas ? Quelles étaient ces fins auxquelles on l’emploierait ? Bah ! on pouvait, certes torturer son corps mais que pouvait-on contre son âme de croyant ?… Et cette caverne du Lac Saint-Jean, qu’était-ce cela ? Une antichambre de l’enfer, sans doute ? En tout cas, elle ne devait pas beaucoup différer, au point de vue des habitants, de ceux de l’île aux Sorciers. « Ah ! si je puis sortir indemne de cette noire expédition, quelle victoire n’aurai-je pas remporté sur d’innombrables esprits infernaux, se dit Don Quichotte ». Puis, son optimisme prit malgré tout le dessus. « Rira bien qui rira le dernier, ô mes diaboliques assaillants ! conclut-il. Mon dernier mot n’est pas dit, ni accompli, non plus, le dernier geste de vaillance de Don Quichotte de la Manche. Je prendrai bien, un jour, ma revanche. Je délivrerai alors cette belle île d’Orléans, de tous les esprits d’enfer qui l’infestent ! »

Rossinante, durant ce monologue, galopait, galopait. Elle écumait, saignait, hennissait, affolée par les cris continus des lutins, mis en gaieté par cette course nocturne imprévue.


« Messire Polichinelle apparut ». ◁Texte▷