Une réforme administrative en Afrique/03
En exposant dans un précédent travail, avec une scrupuleuse impartialité, les résultats de l’administration des gouverneurs-généraux en Algérie, nous avons essayé d’en faire apprécier les bienfaits et les fautes, de faire comprendre en même temps l’origine des inimitiés qu’elle a suscitées. Notre dessein était de faire subir la même épreuve, avec la même liberté de jugement, au régime qui lui a succédé, et dont la durée, bien que fort courte, a pourtant été fort agitée ; mais à cette entreprise, déjà commencée, une plus mûre réflexion nous détermine, pour le moment du moins, à renoncer. La nouvelle administration de l’Algérie ne présenterait à notre examen aucun résultat acquis, mais seulement des tentatives suivies de peu d’effet. Ce serait donc non des actes à examiner, mais des intentions, c’est-à-dire encore des personnes, besogne peut-être trop délicate pour les conditions de la publicité actuelle. Décidons-nous donc à quitter, fût-ce un peu brusquement, le rôle de narrateur critique pour indiquer nous-même quelle pourrait être la marche suivie par le gouvernement dans la voie pénible, mais glorieuse, où la France s’est engagée. Et pour procéder par ordre, voyons d’abord ce qu’il y aurait à faire ; nous verrons ensuite quel est, de la plume ou de l’épée, l’instrument le plus propre à accomplir la besogne.
En tout pays, même peuplé et civilisé, il n’est peut-être pas de point plus délicat à déterminer que la part qu’il convient à un gouvernement de prendre dans la distribution de la richesse publique et dans la direction de l’activité sociale. Au nom des théories les plus diverses, les devoirs les plus opposés ont été assignés aux gouvernemens, et par suite les reproches les plus contraires leur ont été aussi adressés. On les a tour à tour accusés de pécher par excès et par défaut, par incurie et par esprit d’envahissement, de refuser leur concours aux efforts des individus ou d’entreprendre sur leur liberté. Suivant qu’ils s’abstiennent ou qu’ils agissent, ils prêtent à l’imputation soit de laisser tout aller à l’abandon, soit de vouloir forcer la nature des choses, et, par une rencontre étrange, ces griefs contradictoires sont souvent vrais l’un et l’autre. On peut citer plus d’un état en Europe qui a prodigué à son industrie les entraves sous le nom d’encouragemens, tandis qu’il laisse son commerce mourir d’inanition, faute de s’être préoccupé de lui tenir des débouchés ouverts. C’est qu’en cela, comme en toutes choses, la limite où le droit et le devoir de l’état se rencontrent avec la liberté des individus est obscure et cachée dans des profondeurs que l’instinct politique seul sait pénétrer, ou bien plutôt cette jointure, de laquelle dépend toute la souplesse des mouvemens du corps social, n’a son jeu tout à fait régulier que chez ces nations heureuses où gouvernement et citoyens ne sont qu’une même chose, et où, tous les intérêts privés ayant leur part dans une représentation générale, ce sont eux en réalité qui se gouvernent eux-mêmes en se contrôlant les uns par les autres.
Mais nulle part peut-être plus que dans une colonie naissante il n’est embarrassant de définir avec certitude quels sont les progrès qu’on est en droit de demander à l’action collective de l’état, et quels sont ceux qu’on ne peut attendre que de l’initiative individuelle. Une colonie, et principalement une colonie qui n’est point née de l’essor spontané du commerce et des intérêts privés, mais dont la politique et la guerre ont, de propos délibéré, à un jour donnée déterminé la fondation, est par elle-même une œuvre un peu artificielle. Comme elle ne se serait point faite toute seule, il n’est pas possible, sous peine de la voir périr assez vite, de l’abandonner à elle-même. La main qui l’a créée est obligée de la soutenir au moins pendant ses premiers pas. Les plus absolus théoriciens ne peuvent demander qu’on se confie exclusivement au laissez-faire et au laissez-passer sur un terrain où la veille rien ne se faisait et rien ne passait. La liberté est comme l’air : c’est la plus vivifiante des nourritures pour les végétations naturelles, que les intempéries mêmes développent et fortifient ; mais une colonie politique est une plante de serre, et ne saurait se passer entièrement des soins coûteux d’une éducation factice. Nulle part donc le problème ne se présente sous des conditions plus compliquées, nulle part il n’est plus difficile à un gouvernement de traverser cet étroit défilé d’économie politique sans toucher Charybde ou Scylla, recueil de trop faire ou celui de ne pas faire assez.
En ce genre d’ailleurs, toutes les formules générales ont le double inconvénient d’être vagues et insuffisantes. Si j’étais réduit cependant à exprimer, en peu de mots quel doit être sur un tel théâtre le rôle d’un gouvernement soucieux, de remplir sa tâche sans usurper sur celle d’autrui, je ne croirais pas être très loin de la vérité en affirmant que son action doit consister principalement à mettre la terre de la colonie nouvelle à la disposition du capital déjà formé dans les sociétés civilisées. Sur la terre et sur le capital eux-mêmes, le gouvernement ne peut exercer aucune action efficace ; mais il peut fendre leurs rapports plus faciles en écartant les obstacles qui les séparent.
Sur la terre elle-même, disons-nous, un gouvernement ne peut rien ou presque rien. Assurément c’est son métier, avant de choisir l’emplacement d’une colonie, de s’enquérir des conditions naturelles du sol, et de ne se fixer que là où elles lui paraissent favorables ; mais une fois ce choix bien ou mal fait, il ne peut plus rien changer à ces conditions mêmes. S’il s’est trompé, d’une terre ingrate il ne fera jamais, ni par force ni par argent, une terre fertile. La culture seule opère parfois, à la longue et péniblement, un tel prodige, et la culture n’est pas le fait d’un gouvernement, qui sera toujours, s’il a la malheureuse idée de s’en mêler, le moins actif, le moins intelligent et le plus dépensier des laboureurs. Un gouvernement ne peut pas davantage appeler le capital sur une terre où il ne lui convient pas de se rendre. Le capital est par essence une force indépendante dont aucun état ne peut disposer à son gré. Issu par une génération spontanée de l’activité humaine, il conserve le caractère indélébile de son origine. C’est la liberté qui l’a enfanté : c’est la liberté qui le fait mouvoir. Il regimbe contre la contrainte, et se méfie même des faveurs. Tout capital officiellement transporté sur une colonie est destiné à se dissiper rapidement et à se dessécher lui-même, sans rien féconder autour de lui. Des deux termes par conséquent dont le rapprochement est nécessaire pour mettre au jour une société, la terre, qui contient les élémens de toute richesse et même de toute vie, le capital, indispensable instrument à l’aide duquel le travail humain peut les dégager, l’un n’échappe pas moins que l’autre à la puissance du gouvernement. Il n’est intérêt politique ou colonial qui tienne : si la terre n’est pas propre à rémunérer le capital, et si par conséquent le capital, n’y pouvant pas vivre, ne veut naturellement pas s’y rendre, si la nature a mis obstacle entre eux à tout mariage fécond, aucune puissance humaine, fut-elle forte de toutes les baïonnettes et riche de tous les millions qu’on voudra, ne pourra rendre ni durable ni même possible une union arrêtée par d’invincibles antipathies.
Mais s’il y a d’une part dans la colonie à fonder une terre bien traitée, bien dotée par la nature, et qui n’attende pour s’ouvrir à une production abondante qu’une suffisante aspersion de capital, et si de l’autre de vieilles sociétés voisines ont en circulation à leur surface une certaine masse de capital, qui, repoussé de leur sol épuisé, cherche à déborder sur des terres nouvelles ; si enfin entre ces deux élémens, naturellement portés à se rejoindre, s’élèvent des obstacles provenant soit des entraves légales de la métropole, soit des mœurs des populations indigènes qui occupent le terrain de la colonie future, soit même enfin de ces difficultés physiques dont un grand effort de travail peut venir à bout d’un seul coup, c’est ici alors que commencent la tâche et le devoir du gouvernement. C’est à lui de faire disparaître, soit des lois, soit des mœurs, soit même du sol, les barrières qui s’opposent à un rapprochement indiqué par la nature. C’est à lui de faire en sorte que le capital puisse sans difficulté atteindre la terre qu’il cherche, et que la terre puisse être abordée sans peine par le capital qu’elle attend[1]. Quand les deux termes existent, s’ils restent pourtant encore séparés, c’est au gouvernement de les délivrer de tout ce qui s’interpose entre eux, soit des remparts qui barrent la voie, soit des nuages qui arrêtent la vue. Ainsi se trouvent déterminés pour nous du même coup le champ et le but de l’action possible du gouvernement. Nous en excluons tout ce qui tend à faire venir le capital par la force, à l’extraire du trésor public, à l’attirer même par des appâts factices, à l’appliquer soi-même et d’autorité sur la terre, à l’enfermer dans des canaux tracés à l’avance ; mais nous y faisons rentrer, comme le devoir le plus impérieux et le plus pressant, tout ce qui peut contribuer, en aplanissant la voie devant lui, à le rassurer contre les dangers ou même contre les fantômes qui l’effraient.
Faisons maintenant à l’Algérie et à chacune des difficultés qui s’opposent à sa colonisation l’application de cette règle si simple. Ce sera une revue d’autant plus facile et d’autant plus rapide, que tous les chemins maintenant, toutes les stations même nous sont connus.
L’Algérie est une terre fertile : quelques sceptiques en voulaient douter malgré l’histoire ; aucun incrédule ne peut le contester aujourd’hui contre l’expérience. Elle n’a point à la vérité de ces fertilités exceptionnelles qui attirent spontanément les capitaux à la suite du commerce par l’appât de produits rares. Elle ne porte ni dans son sein ni à sa surface de trésors cachés ou de végétation prodigieuse qui puissent piquer la curiosité des aventuriers ou satisfaire une cupidité hâtive. Sa fertilité, rare pour le degré, est ordinaire pour la qualité. Le Pactole n’y roule point, et ce n’est pas la patrie des Mille et Une Nuits. Il n’en reviendra jamais ni nabab ni oncle d’Amérique pour terminer à point nommé le dénoûment d’une comédie. C’est une terre de bonne, de saine espèce, qui, avec des dépenses et des efforts modérés, peut produire abondamment les premiers élémens de la vie et de la richesse, le pain, l’huile, peut-être le vin et le fourrage des bestiaux. Viennent de bons laboureurs, les mains et les poches suffisamment garnies : s’ils travaillent, elle les paiera bien de leur peine et leur rendra avec un honnête intérêt les épargnes qu’ils lui confieront.
Contentons-nous de ce qu’elle a, ne lui demandons point ce qu’elle n’a pas. Point de cultures rares introduites par décrets du Moniteur à grand renfort de primes et de protections ! les primes, les protections ne sont que des moyens de faire venir artificiellement le capital, qui ne viendrait pas de lui-même, en lui garantissant un intérêt que la nature ne lui assure pas, et qui doit par conséquent sortir indirectement de la bourse des contribuables en passant par le trésor public. Outre que rien n’est moins équitable que de tirer ainsi de la poche de son voisin l’intérêt de son argent, rien n’est moins sûr et plus trompeur qu’un tel placement. Vient le jour où les contribuables se lassent et où le trésor public s’épuise : ce jour-là, l’intérêt n’est pas payé, et le capital, engagé dans une voie où il ne peut se reproduire, périt sans retour. C’est l’extrémité fâcheuse à laquelle est réduite en ce moment la culture du coton, introduite si bruyamment il y a peu d’années en Algérie sous la garantie d’un achat assuré par l’administration. Le terme de l’assurance approche, l’administration ne veut pas la renouveler, et les cultivateurs, étant hors d’état de soutenir la lutte, en seront pour leurs frais de plantation. Quand nous résoudrons-nous à croire qu’en ce qui touche ses produits la nature sait mieux ce qu’elle fait que nous, surtout sur une terre encore nue, où les hommes peu riches et peu nombreux n’ont presque aucun moyen de dompter et de modifier la nature ?
Dans les limites de ces conditions naturelles, qui sont excellentes sans être merveilleuses, un seul service peut être efficacement rendu par le gouvernement à la terre de sa colonie africaine : c’est de la rendre facile à aborder et à traverser. Sur ses côtes les bons ports, dans son intérieur les voies de communication manquent et sont difficiles à pratiquer. L’Algérie n’est point percée à jour par ces admirables fleuves du continent américain, qui, venant déboucher dans de magnifiques havres naturels, peuvent amener sans effort de gros navires jusqu’au fond des vallées et au pied des montagnes. Sa côte, sans mériter absolument la mauvaise renommée qui en a fait si longtemps un objet d’effroi, est pourtant plate et sans abri, et quant à ses rivières, bien loin d’être des chemins qui marchent (suivant l’expression connue), avec leur cours irrégulier, leurs débordemens subits et leurs sécheresses intermittentes, elles paraissent avoir pour effet principal d’empêcher les routes de s’établir et les hommes de passer. Lutter contre cette difficulté, qui est le résultat combiné d’une infirmité physique et d’une longue dévastation artificielle, ce n’est point pour le gouvernement sortir des limites que nous avons reconnues à sa tâche : c’est au contraire s’y renfermer expressément, puisque cette tâche consiste précisément à ouvrir l’accès du sol producteur et à préparer les voies pour accueillir les ressources qui peuvent venir s’y ajouter du dehors. Par conséquent tous les travaux des ports et de la voirie, toutes les chaussées, tous les barrages, tous les encaissemens de rivière, tout ce qui, en un mot, est destiné à faciliter la circulation intérieure par l’élargissement des passages ou la meilleure distribution des eaux non-seulement lui revient de droit, mais lui est impérieusement commandé. En ce genre même, nous croyons que le gouvernement ne peut ni trop faire, ni faire trop vite, ni faire trop bien tout de suite. Dans un pays déjà peuplé, on peut à la rigueur attendre, pour ouvrir des voies, qu’il y ait des besoins existans à satisfaire, bien que dans ce pays-là même l’expérience prouve que, dès qu’il se fait un chemin, il se fait du même coup des passans pour en profiter ; mais dans une contrée où on veut attirer la population, il faut que les gens, en arrivant, trouvent leurs chemins tout préparés, car ils ne viendront pas tant qu’ils auront de la peine à passer. Et du moment qu’on prépare les chemins, il est, je crois, d’une économie bien entendue de les faire sur-le-champ les meilleurs, les plus durables, et même les plus savans possible. Depuis l’époque où l’armée, pour assurer la circulation de ses caissons d’artillerie et de ses bagages, a tracé sur le sol spongieux des vallées de la Mitidja, de la Seybouse ou du Chelif, un certain nombre de lignes géométriques, qu’on appelle des routes, il ne se passe point d’hiver que quelque torrent mal-appris ne disperse ses travaux faits à la hâte, n’emporte les terres en laissant des cailloux à leur place, et ne brise les piliers de ces passerelles de bois qu’on décore du nom de ponts ; il ne se passe pas de printemps que le dégât ne coûte quelques millions à réparer. En mettant bout à bout toutes ces sommes, on aurait déjà réuni une notable partie des fonds nécessaires pour mettre à exécution le fameux chemin de fer, tant de fois promis et tant de fois ajourné, tant de fois commencé et tant de fois interrompu, qui doit fournir aux contrées intérieures une communication courte et directe avec la mer. Quel mouvement imprimerait au commerce de l’Afrique une voie ferrée qui mettrait ainsi à quelques heures des côtes, et à trois journées de Marseille, les métaux, les bois précieux, toutes les richesses végétales et minérales dont l’Atlas cache dans ses profondeurs les veines et les racines ; quel attrait cet accès commode exercerait sur les spéculateurs, quelle valeur prendraient les denrées agricoles le jour où, au lieu d’être charriées lentement à travers des marais embourbés, elles courraient lestement, par toute saison, à la suite d’une locomotive : — personne ne peut le calculer, et il est probable qu’aucun des coups de théâtre accomplis déjà parmi nous par la vapeur n’en donne une idée suffisante. Les prodiges que peut enfanter l’alliance des découvertes les plus avancées de la civilisation avec les forces encore intactes de la nature, l’union du dernier état de la science avec le premier état de la terre, l’Amérique seule jusqu’ici en a présenté le spectacle : il serait peut-être donné à l’Afrique de le reproduire. Il importe que la France le sache, quand elle regrette d’avoir déjà tant dépensé pour sa colonie, et de devoir tant dépenser encore. Elle a peut-être sous la main les moyens de rentrer d’un seul coup dans toutes ses mises : c’est de placer hardiment, sur la création d’un chemin de fer, un nouvel enjeu dont le gain incalculable est par avance presque assuré.
Voilà ce que notre gouvernement peut faire pour améliorer les conditions naturelles du sol africain, sans entreprendre la tâche impossible de lui en communiquer de factices ou de lui imposer des charges prématurées. En se tournant maintenant vers l’autre élément du problème, sa règle de conduite ne saurait beaucoup différer. De même qu’il doit prendre la terre comme elle lui est donnée, il faut qu’il se résigne à prendre le capital là où il se trouve, et la conséquence inattendue peut-être, mais inévitable, c’est que, comme le capital ne se trouve pas abondamment en France, ce n’est pas de France principalement non plus qu’il faut l’attendre, ni essayer de le faire venir.
Tout le temps en effet que la France restera constituée économiquement comme elle l’est, — c’est-à-dire partagée entre de grands capitalistes se livrant à l’industrie, où ils poursuivent et recueillent de gros bénéfices, et de petits cultivateurs attachés au sol par la double puissance de l’habitude et de l’orgueil, par toutes les traditions immémoriales que leur a léguées le passé et tous les instincts nouveaux qu’a créés en eux la grande révolution du siècle dernier, considérant le champ patrimonial à la fois comme un héritage sacré et comme un gage d’affranchissement social, s’en disputant passionnément les lambeaux, aimant mieux s’épuiser sur leurs guérets que d’aller s’enrichir ailleurs, — l’espérance de voir sortir d’un pays ainsi partagé une nuée de colons emportant gaiement sur leur dos leur petit avoir et s’embarquant d’un pied léger vers l’inconnu est véritablement chimérique. Je prie chacun de regarder autour de soi, car, grâce à la merveilleuse, mais monotone uniformité que nos lois ont répandue sur la surface entière de notre France, chacun, en regardant son canton, sait à peu de chose près ce qui se passe dans tous les autres. Où sont-ils, en France, les colons dont nous sommes prêts à faire don à l’Algérie ? J’entends des colons de mœurs rangées, d’habitudes laborieuses, et pourvus d’un bien suffisant, car des ouvriers fainéans, des banqueroutiers frauduleux, des débiteurs insolvables, des gens déclassés de toute sorte, cherchant l’éloignement et l’aventure, parce que l’ordre leur pèse et qu’ils craignent les regards de leurs voisins, cette denrée-là est assez commune parmi nous pour que nous en puissions faire largement part à l’Afrique sans nous appauvrir ; mais de bons paysans, faits au travail et riches d’épargnes, en comptons-nous un assez grand nombre pour en céder à d’autres ? En supposant même qu’ils se prêtassent à un départ en masse, qui répugne au fond de leur nature et déchirerait toutes les fibres de leur cœur, qui pourrait voir s’éloigner sans effroi cette pépinière de nos armées, cette moelle, cette substance de notre force nationale ? En supposant, par la plus impossible des hypothèses, qu’on vît s’opérer dans nos départemens de France ce qui est arrivé par une lente transformation en Angleterre, c’est-à-dire la petite propriété se lassant des labeurs de sa condition, et réalisant son avoir entre les mains de la grande, pour aller chercher dans d’autres emplois une fortune plus facile, je suis persuadé qu’un tel résultat serait vu généralement avec regret, et que l’instinct démocratique en particulier prendrait l’alarme aussitôt. C’est pourtant une révolution de ce genre qui est nécessaire, si l’on veut tirer de France et porter en Algérie les deux ou trois millions de population agricole exigés pour donner au sol toute sa valeur, car si on les met d’un côté, il faudra bien qu’ils manquent de l’autre : on ne peut alimenter un nouveau bassin aux dépens d’un réservoir, sans faire baisser ici le niveau, pendant qu’il s’élève ailleurs. Ne travaillons donc pas d’une main à un résultat que nous serions si fâchés d’atteindre qu’il faudrait aussitôt l’arrêter de l’autre. Ce que nous craindrions en France, cessons de l’espérer, de l’annoncer sans cesse en Afrique, et convenons une bonne fois avec nous-mêmes que ce n’est pas aux dépens de la France que l’Afrique française peut se peupler.
Mais la France n’est pas seule en Europe, et s’il n’y a guère en France de matière préparée pour l’émigration, il en est tout autrement en Europe. Un immense courant au contraire d’intelligence et de capitaux est dirigé chaque année de l’orient à l’occident du monde, et traverse l’Atlantique aussi régulièrement que des flots poussés par le souffle périodique des vents moussons ou alizés. Chaque année, des ports britanniques et même des nôtres, une masse innombrable d’émigrans anglais, allemands, hollandais, belges, s’embarque pour l’Amérique ou l’Océanie. Il en est sorti, d’après des calculs aisés à faire, près de trois millions d’Angleterre et plus d’un million d’Allemagne depuis dix ans. Assurément, dans ce nombre de fugitifs qui abandonnent chaque année le vieux monde, la majorité se compose de pauvres journaliers qui vont chercher dans les riches cités ou dans les vastes exploitations des États-Unis et des îles anglaises un salaire élevé et constant que leur propre patrie ne leur offre pas, et comme l’Algérie est encore trop pauvre pour leur donner aujourd’hui cette assurance, il n’est pas étonnant que ce ne soit guère vers elle qu’ils tournent leurs pas ; mais il en est aussi, et en grand nombre, qui ne partent pas les mains vides et qui vont demander à de nouveaux continens, non pas du travail seulement, mais de l’espace et de la terre. Ceux-là n’ont aucune raison naturelle pour préférer les frais, les risques d’une traversée de plus d’un mois, au passage rapide et sûr de la Méditerranée. À conditions égales, et entre deux parties du monde également ouvertes au travail européen, l’Afrique devrait avoir l’avantage sur l’Amérique ; l’émigration y serait moins coûteuse, et l’expatriation, moins lointaine, devrait être aussi moins pénible. Si ce résultat se fait attendre, et même après vingt ans d’attente ne montre qu’une lente propension à se produire, il y a une cause étrangère qui suspend et détourne ainsi le cours naturel des idées et des intérêts : c’est au gouvernement de la chercher pour la détruire.
Et c’est d’abord dans sa conscience qu’il doit descendre pour voir s’il ne serait pas lui-même, en partie du moins, un des auteurs du mal qu’il déplore. Il n’ira pas loin, je m’assure, dans cet examen sans rencontrer tout cet attirail, tout ce cortège de mesures restrictives et prohibitives, de faveurs et d’interdictions, de concessions et de charges, tout cet appareil administratif au sujet duquel nous avons déjà eu l’occasion d’expliquer ici toute notre pensée. Après tant de développemens, il serait non moins inutile que fatigant de revenir sur les inconvéniens de ce système de concessions qui a appelé en Afrique une chétive population, précédée et suivie par la misère et destinée à mourir dans cette triste compagnie. Cependant il n’est pas superflu d’aller à la source même de l’erreur, en remarquant qu’elle a eu précisément pour origine la prétention de faire sortir de terre à volonté une race de colons français qui n’existait pas, comme aurait dit l’école, in natura rerum. Le paysan français ayant la passion, la manie d’être propriétaire foncier, autant qu’il a le dégoût et la crainte instinctive des voyages, c’est à cette passion qu’on a tendu un appât en lui offrant la terre par octroi gratuit, sauf à lui en faire payer ensuite, en travaux obligatoires et en charges onéreuses, beaucoup plus que la véritable valeur. Combien peu cet appât fait de dupes et combien rapidement ces dupes se sont changées en victimes, c’est ce que nous avons établi, après tant d’autres, par des chiffres irrécusables ; mais quelle statistique pourrait découvrir combien de colons sérieux, nés dans les plaines de Flandre ou dans les retraites de la Forêt-Noire, et pourvus d’un petit trésor d’économies, ont été détournés de venir le confier à l’Afrique par la pensée qu’avant d’obtenir le droit de s’asseoir à son soleil, il faudrait faire à perte de vue station dans les auberges d’Alger et antichambre dans des bureaux de préfecture ou de direction générale ! Combien ont reculé devant la perspective d’attendre qu’une patente sur papier timbré eût eu le temps de traverser cinq ou six fois la mer afin d’être examinée par cinq ou six commissions différentes, puis débattue dans un assez grand nombre de rapports et revêtue d’un assez grand nombre de signatures pour former un dossier convenable dans un carton ! Combien ont été justement effarouchés de prévoir que quand même ils auraient obtenu, à forée de démarches et de protections, un bout de terre, ils ne pourraient encore s’y loger, s’y coucher, s’y ruiner même à leur fantaisie, et qu’il leur faudrait manger, suivant des règles fixes, le peu d’argent qu’une si longue attente aurait laissé dans leur escarcelle ! Et pendant ce temps le système des concessions disparaissait sans retour des colonies américaines et anglaises, et tout débarquant avait la promesse d’y trouver, dès le lendemain de son arrivée, la terre qui pourrait lui agréer, franche et quitte de toutes charges, avec tous les droits et toutes les prérogatives de la pleine propriété, sous la seule condition de payer comptant tout ou partie de la valeur. Ce n’était pas acheter trop cher d’un ou deux mois de traversée le plaisir d’être maître chez soi. Ainsi, pendant que l’on courait en Afrique après l’ombre d’un colon français hypothétique, on éloignait du même coup la réalité du colon étranger, le seul qui vive, qui voyage et qui paie.
Et cependant la force des choses est si ingénieuse et si puissante pour se jouer des obstacles que lui oppose la maladresse ou l’incurie des hommes, que, malgré tant de justes sujets de découragement, c’est encore l’émigration étrangère qui forme près de la moitié des rangs si peu pressés de notre colonie africaine. La statistique constate que, sur cent quatre-vingt mille Européens établis en Afrique, il n’y en a pas plus de cent mille qui viennent de France. Le reste se recrute donc aux dépens de l’étranger ; il est vrai que c’est chez les nations du midi, moins riches et par conséquent moins secourables que celles du nord. Nous avons écarté tous ceux qui ont le courage et le moyen d’aller loin, et gardé pour nous ceux qui manquent soit de résolution, soit d’argent, pour courir les grandes aventures. Mais si le résultat est déjà tel quand il a été constamment contrarié, on peut juger quelles proportions il aurait atteintes s’il avait été légèrement secondé. Je n’ignore point que c’est une extrémité qui surprendra péniblement quelques personnes que de fonder exclusivement sur l’émigration étrangère l’espoir d’une colonie conquise avec le sang et l’argent de la France. Que ces juges délicats veuillent bien songer pourtant que, dans les choses humaines, il ne s’agit pas de faire ce qu’on désire, mais bien ce qu’on peut, d’éviter ce qui afflige, mais de subir ce qui est nécessaire. Or, si la France ne fait pas de colons non plus que l’Algérie ne fait de sucre, c’est une chimère et une violence stériles que de s’obstiner à leur demander ce qu’elles n’ont pas. De plus, quel droit aurions-nous de nous montrer plus difficiles que les deux plus grandes puissances colonisatrices du monde, issues l’une et l’autre de cette race saxonne à laquelle le sentiment et même l’orgueil national n’ont jamais fait défaut, et qui ne font pourtant nulle difficulté de puiser de toutes mains en Europe pour peupler les régions qu’elles veulent appeler à la civilisation ? Enfin il y a un moyen facile d’empêcher l’Algérie de perdre à ce mélange le caractère de la nationalité française : c’est de transformer nous-mêmes, et le plus vite possible, en Français les étrangers qui viendront s’y fixer. Nous nous vantons beaucoup d’ordinaire de l’excellence de nos lois civiles, et nous les proposons volontiers pour modèles à toute l’Europe ; nous estimons très haut les bienfaits de notre administration, et nous admettons comme un fait constant que tous nos voisins nous l’envient ; nous ne parlons pas sans une certaine fatuité du charme de nos qualités sociales, et nous nous plaisons à remarquer que les étrangers qui nous viennent voir restent souvent épris de nos mœurs. Eh bien ! c’est ici le cas de vérifier si cette bonne opinion de nous-mêmes est bien fondée. Ouvrons à deux battans à l’émigration étrangère les portes de notre colonie ; qu’elle trouve chez nous, aux mêmes conditions qu’au-delà de l’Atlantique, l’acquisition facile et la libre possession du territoire. Pour appeler même son capital sous toutes les formes, laissons plus généreusement le commerce aborder nos ports, élargissons les tarifs encore très restrictifs de la loi de 1851 ; puis retenons ceux qui auront répondu à notre appel par une de ces lois de naturalisation à courte échéance qui grossissent si rapidement la population des nouveaux états d’Amérique. S’il faut dix années de séjour pour prendre part à la vie civile de l’ancienne France, qu’il n’en faille que deux, qu’une même pour être admis dans les rangs de la nouvelle, et si les fils de l’étranger ne répondent pas bientôt par leur reconnaissance à la confiance qui leur sera ainsi témoignée, s’ils ne prennent pas avec les droits et les intérêts l’esprit de leur patrie adoptive, c’est donc que la France aurait perdu cette prompte et forte vertu d’assimilation qui a fait la puissance et l’originalité de son histoire ! Il ne peut pas lui être plus difficile aujourd’hui d’absorber dans son sein des individus isolés, égrenés pour ainsi dire, venus des points les plus divers du monde, sans liens les uns avec les autres, et prêts à lui confier leurs destinées, qu’il ne lui a été autrefois d’imprimer le cachet de l’unité nationale sur le front rebelle de ses provinces. En tout cas, la pire des combinaisons, c’est, tout en ayant un impérieux besoin de l’émigration étrangère, de lui témoigner en même temps, par mille tracasseries de détail, une sourde méfiance ; c’est de la tenir, quand elle arrive, à distance et à l’écart, en la condamnant à une minorité prolongée qui l’oblige à garder tous ses intérêts distincts, et par conséquent toutes ses affections éloignées de la colonie qu’elle habite. Dans l’état présent de nos lois, avec les difficultés de tout genre que le code civil impose à un étranger qui veut devenir Français, il y a près de la moitié de notre petite colonie africaine qui vit privée du moindre droit civil, même le plus élémentaire. C’est un spectacle qui ne s’est pas vu, je crois, depuis les républiques de l’antiquité, lesquelles ne se sont jamais trouvées bien pour leur repos de maintenir ces farouches et factices divisions. Hâtons-nous de faire cesser un état de choses mortel pour les progrès du peuplement que nous attendons, et qui pourrait même devenir, en cas de guerre étrangère, une source de périls pour notre domination ; puisque nous ne pouvons envoyer de vieux Français en Afrique, que ce soit l’Afrique, à son tour, qui nous vaille de nouveaux Français.
Ainsi de grandes voies de communication d’un côté, une loi très large de naturalisation de l’autre, accompagnée de la suppression de toutes les entraves industrielles, agricoles ou commerciales, en un mot l’abaissement de tous les obstacles, soit physiques, soit légaux, qui empêchent le mouvement des capitaux vers l’Afrique, telle est la tâche, simple en apparence, mais vaste en réalité, qui se présente pour un administrateur, et dans laquelle, tant à faire lui-même qu’à défaire ce qu’on a fait avant lui, il peut dépenser une grande somme d’activité et acquérir une juste part de réputation. Est-ce là tout cependant ? est-ce même assez ? Nous aurions bien peu de mémoire, si nous nous contentions à si bon marché. Ce qui empêche le capital d’Europe de se mettre en rapport avec la terre d’Afrique, c’est autre chose que de mauvaises routes à aplanir, de mauvaises lois à redresser. Il y a un corps opaque interposé entre eux, qui s’oppose à toute communication de chaleur et de vie : ce corps n’est autre que la société arabe, avec sa détestable constitution, répandue sur un sol immense, qu’elle détient en le dévastant.
La difficulté qu’oppose au gouvernement comme au peuplement de l’Afrique la constitution de la société arabe, nous la connaissons maintenant à fond, l’ayant déjà envisagée sous plusieurs faces. Nous l’avons rencontrée au seuil même de ces essais, en exposant les conditions générales de notre établissement colonial : nous l’avons retrouvée à chaque pas que nous devions faire dans l’examen des mérites et des torts des diverses administrations qui se sont succédé. C’est en effet le grand, le principal nœud de tout le problème. Dans quelque voie qu’on s’avance, c’est cette difficulté qu’on rencontre, et elle se multiplie et se transfigure sous mille formes différentes. Elle est à la fois politique et économique : elle est politique, car l’existence des tribus, c’est-à-dire de petites républiques indépendantes faisant corps et tenues ensemble par un lien que nous ne pouvons relâcher à notre gré, est un mécanisme dangereux qui s’interpose entre notre autorité et l’obéissance de nos nouveaux sujets, et qui, s’il garantit aujourd’hui la sécurité, peut la menacer demain. Elle est économique aussi, car le lien véritable de la tribu, c’est la propriété collective, absurde régime sous l’empire duquel la fertilité d’un champ est toujours en raison inverse de son étendue. Enfin elle est funeste également aux Européens et aux Arabes, car, en confisquant le sol au profit de possesseurs aussi peu aptes que peu intéressés à l’améliorer, elle en interdit l’accès aux nouveau-venus, à qui elle ne laisse pas de place suffisante, et en même temps elle retire aux anciens habitans de la contrée tout motif, tout espoir, tout élément de progrès. Elle condamne ainsi toute l’Afrique à une immobilité indéfinie, en arrêtant au passage tous les principes de vie qui pourraient venir du dehors, ou en étouffant dans leur germe tous ceux qu’une révolution morale pourrait produire au dedans. La tribu arabe est armée comme d’une faux à double tranchant qui étend la dévastation autour d’elle en la maintenant dans son propre sein.
Cette double et fatale influence expliquera peut-être, pour le dire en passant, à quelques personnes qui ont pu s’étonner de mon indifférence, le peu d’espoir que j’ai paru fonder pour l’avenir de notre colonie sur le progrès possible des habitans que nous y avons trouvés. Plus d’un philanthrope animé d’un louable amour de l’humanité, en me voyant invoquer comme la seule voie de salut de l’Algérie l’émigration européenne, qui se décide à venir avec tant de peine, m’aura peut-être trouvé bien dédaigneux pour deux millions cinq cent mille indigènes tout venus, tout portés, tout acclimatés, pourvus de bras et non extrêmement dépourvus d’argent, et qui cultivent aujourd’hui tant bien que mal la terre d’Afrique. Ce sont là, ce semble, des forces mises à notre portée ; pourquoi ne pas chercher à en faire tout simplement usage en leur imprimant une meilleure direction, au lieu de se mettre en frais pour en faire venir de loin d’autres auxquelles on est embarrassé de trouver ensuite un point d’appui ? L’ancienne administration elle-même peut me reprocher d’avoir glissé trop légèrement sur les efforts constans auxquels elle s’est livrée pour répandre chez les Arabes de plus saines notions d’agriculture, d’économie politique, pour leur inspirer des habitudes plus sédentaires, pour les initier, comme on dit, aux bienfaits et aux lumières de la civilisation. Rien n’est pourtant plus loin de ma pensée que de déjouer de nobles espérances ou de dénigrer de généreuses tentatives ; mais ce n’est pas moi, c’est la société arabe telle qu’elle existe, tant qu’elle restera telle, qui condamne fatalement tous ces vœux et tous ces efforts à s’évanouir dans l’impuissance. Avec le principe communiste qui fait la base de la société arabe, compter sur un progrès quelconque, c’est se bercer d’une chimère, et y travailler, c’est lutter contre l’impossible. La propriété collective, c’est, quoi qu’on fasse, la barbarie en permanence et en perpétuité, car, en interdisant à l’homme tout espoir, elle le décourage de tout travail, et en attachant à la même glèbe l’ouvrier laborieux et le dissipateur fainéant, elle a pour effet inévitable d’enchaîner fatalement aussi le lendemain à la veille. Il y a là une école de paresse et d’inertie qui prévaudra indéfiniment sur les exemples les plus édifians et les instructions les plus éclairées que l’administration française pourra donner. Je ne m’oppose par conséquent à aucun des essais qu’on peut mettre en avant pour faire l’éducation agricole de la tribu. J’approuve fort par exemple qu’on ouvre dans les grandes villes des écoles arabes, pourvu cependant qu’on n’y enseigne qu’avec réserve les passages du Coran qui ordonnent de se débarrasser à tout prix des maîtres étrangers. Je ne vois aucun inconvénient à obliger les kaïds que nous désignons à se bâtir des maisons de pierre, qu’ils laissent à la vérité habituellement vides pour continuer à demeurer sous la tente. Je ne conteste pas le profit qu’on trouve à tondre des moutons avec de bons ciseaux au lieu de leur écorcher la peau avec une serpe barbare. Les brillantes courses de chevaux instituées à Alger peuvent être très utiles afin d’inspirer aux cavaliers arabes pour leurs montures, sinon cet attachement passionné que les romances leur supposent je ne sais pourquoi, au moins un peu de soin et un peu de pitié. Néanmoins tous ces divers moyens d’éducation ne seront jamais que des remèdes très superficiels, agissant à peine à fleur de peau sur un mal qui altère la masse du sang et gangrène la moelle des os. Tant que la tribu subsistera avec sa communauté brutale, d’une main elle repoussera les étrangers, et de l’autre elle pèsera d’un poids assez lourd sur le front des indigènes pour y déprimer toute intelligence et y paralyser toute activité. De quelque côté par conséquent qu’on entame l’entreprise d’arracher l’Afrique à la barbarie, qu’on essaie d’y transporter des cultivateurs européens ou qu’on se flatte d’enseigner la culture aux enfans de l’Afrique, qu’on veuille civiliser ses naturels ou y naturaliser des hommes déjà civilisés, c’est toujours la constitution de la société arabe qui fait obstacle, et c’est à sa racine même qu’il faut l’atteindre. Quelque voie qu’on choisisse, qu’on prenne son point de départ en Europe ou en Afrique, on aboutit toujours au pied du même roc qu’il faut emporter par le même assaut.
Cet assaut, c’est au gouvernement de le diriger. Il peut prendre son temps, choisir son heure, son lieu, son point d’attaque, mais tôt ou tard, et plus tôt que plus tard, il faut qu’il arrive à désorganiser la tribu et à rendre à la circulation le territoire qu’elle détient. C’est pour la colonie africaine une question capitale, un cas de vie ou de mort, car on ne peut attirer l’émigration européenne sans lui faire une large place sur ces immensités désolées que la tribu embrassé aujourd’hui de sa molle et funeste étreinte, et on ne peut transformer les Arabes en cultivateurs sérieux, par conséquent en sujets utiles, qu’en restreignant leur domaine de manière à le proportionner aux efforts du labeur individuel. Ce sont deux résultats connexes qu’on ne peut obtenir que par la même opération. Il s’agit donc de provoquer une sorte de liquidation générale du sol africain, dont deux parts devraient être faites : l’une pour attirer et recevoir l’émigration de l’Europe, l’autre pour demeurer entre les mains des Arabes, non plus comme héritage collectif de la tribu, mais au titre d’une propriété personnelle, définie et divisée. Quand cette répartition sera consommée, si elle l’est jamais, c’est alors véritablement que des rapports réguliers pourront s’établir, et même qu’une sorte de concours sera ouvert en Afrique entre les races européennes et arabe, placées désormais dans les mêmes conditions économiques, mais douées de qualités différentes. Les Arabes auraient sur les Européens l’énorme avance de se trouver tout établis sur le terrain, faits au climat, ayant peu de besoins à contenter, n’ayant nul apprentissage à faire, nulle émanation, nulle intempérie, nulle insolation à craindre. Les Européens, plus dépaysés et plus exigeans, apporteraient la supériorité de leurs lumières, de leurs outils et de leurs capitaux. Dans cette concurrence, qui serait en réalité le mieux partagé, et à qui resterait définitivement, en majeure partie, la possession du sol ? J’ai entendu à cet égard les prédictions les plus diverses faites par les hommes les plus compétens. Un grand nombre de très bons juges espèrent sincèrement que, sous l’empire des mêmes lois civiles et en dépit des antipathies morales et religieuses, les deux populations pourraient arriver à se fondre jusqu’à ne se plus distinguer. D’autres pensent que les Arabes cultiveront toujours, sinon mieux, au moins à meilleur marché, les champs qui ont porté leurs pères, et qu’ils garderaient ainsi, soit comme fermiers, soit comme propriétaires, la tâche à peu près exclusive de la culture, tandis que les Européens, groupés dans les villes et répandus le long des cours d’eau, appliqueraient au commerce et à l’industrie les dons les plus rares de leur intelligence. Je connais enfin (et peut-être plus particulièrement) d’autres observateurs chez qui les mots de fusion des races et de civilisation des Arabes par voie politique et administrative n’éveillent, en dépit d’eux-mêmes, qu’un fonds d’incrédulité invincible, bien que douloureuse. Ce sont des obstinés qui persistent à penser, malgré les prodiges du progrès matériel qui nous environnent, que la destinée sociale des races dépend des idées qui gouvernent leurs âmes beaucoup plus que du cours qu’on donne à leurs intérêts. Aux yeux de ces gens, qu’on appellera si on veut songe-creux ou fanatiques, civilisation et christianisme sont liés ensemble comme le fruit tient à l’arbre, tandis que le Coran, en niant la liberté et en prostituant la famille, en détruisant le sentiment de la responsabilité morale et celui de la prévoyance paternelle, leur paraît avoir enlevé à l’homme les deux ancres par lesquelles, dans son rapide passage, il peut prendre solidement possession de la terre. Ces gens doutent par conséquent que même la substitution de la propriété individuelle à la propriété collective, si elle n’est accompagnée de quelques autres principes de régénération, suffise pour faire des disciples de Mahomet des paysans semblables à ceux de notre Europe chrétienne : ils craignent que quand il ne pourra plus errer, l’Arabe ne croupisse à la surface du sol, et ne finisse par se fondre et disparaître ; mais ce sont là des spéculations lointaines, qu’il faut remettre au jugement de Dieu et de l’avenir, et qui ne doivent en attendant détourner personne du but connu, raisonnable et pratique, très-nettement dessiné au bout de notre voie.
Ce but même, cette dissolution de la tribu et ce partage du territoire, c’est déjà un idéal, je ne veux pas dire un rêve assez loin de la vérité. Pour le moment, non-seulement le concours entre les deux races n’est pas ouvert, mais le contact n’est même pas établi : elles vivent côte à côte et coulent pour ainsi dire l’une près de l’autre sans se confondre, séparées par toute sorte d’entraves, dont l’interdiction d’acquérir faite aux Européens par le décret de 1851 n’est que la conséquence exagérée et l’expression légale, mais nullement la cause véritable. En réalité, c’est la tribu entière qui est imperméable de sa nature, et qui ne veut pas se laisser pénétrer. Par où convient-il d’entamer sa résistance ? J’ai déjà dit que, si on en croyait les publicistes ordinaires de la colonie, soi-disant docteurs en droit musulman, ce serait la chose du monde la plus simple, et la besogne serait vite achevée. Il suffirait de proclamer qu’aux termes de la loi de Mahomet le souverain politique est seul propriétaire du sol entier, et que tous ses possesseurs actuels n’ont jamais été que des usufruitiers dont le droit de jouissance est révocable au bon plaisir du suzerain. Puis, en vertu de ce pouvoir discrétionnaire, toutes les tribus seraient sommées de faire place et de rendre gorge, et devraient s’estimer trop heureuses de recevoir de notre générosité la permission de s’établir quelque part dans les limites et sous les conditions qui nous conviendraient. Ainsi par un coup de théâtre le terrain se trouverait évacué, nous en réunirions les meilleures parties au domaine public en attendant les acquéreurs d’Europe, et si nous consentions à laisser aux Arabes les plus ingrates, ce serait à titre de libéralité et à la condition qu’ils aviseraient à se transformer du soir au lendemain en laboureurs à la mode française. La possibilité, la légitimité d’un tel changement à vue sont admises comme des axiomes et prêchées avec une autorité qu’on est mal venu à contester, et si la pratique tarde tant à venir justifier en ce point la théorie, c’est, dit-on, qu’ayant le droit et la force, l’autorité ne veut, par incurie ou par égoïsme, faire usage ni de l’un ni de l’autre.
Je déclare très franchement que, n’ayant pas étudié les lois musulmanes, je suis hors d’état de combattre ce plan séduisant sur le terrain des textes et du droit positif. À vue de pays même, à regarder le parti qu’ont su tirer les enfans de Mahomet de tant de contrées aimées du ciel que la colère divine laissa tomber entre leurs mains, il n’est point d’absurdité économique et d’iniquité despotique que je ne sois disposé à prêter de confiance à leur premier législateur. Je suis même tout prêt à croire que ses successeurs à tous les degrés, commandeurs des croyans, sultans, beys, deys, pachas, émirs, ont développé le droit primitif par une jurisprudence pratique tout à fait conforme à ses principes ; mais je suis moins convaincu que les Français aient été en Afrique pour s’y comporter comme des Turcs, et j’avoue que l’idée de déclarer à des êtres humains que la terre qu’ils foulent et qui les nourrit, où ils nous ont devancés de dix siècles et où reposent les os de leurs pères, ne leur appartient que par notre grâce, et encore à la condition de changer à notre gré toutes les habitudes de leur vie, renverse toutes les notions de justice que j’ai puisées à la double école de l’Évangile et du code, et je n’ai pas encore acquis assez de confiance dans les casuistes du Coran pour tranquilliser sur leur parole les scrupules de ma conscience.
Ayons plus de confiance ici dans la voix de l’équité naturelle que dans toutes les subtilités légales : c’est elle qui proteste qu’une déclaration de ce genre, fondant à l’improviste sur des populations surprises, dont elle bouleverserait, en un jour et en masse, toutes les conditions d’existence, ne serait qu’une spoliation à peine déguisée, et présenterait le plus odieux peut-être des spectacles de ce monde, celui de la fraude mise au service de la force. C’est là surtout, pour ma part, indépendamment des formidables difficultés d’exécution qui se présentent d’elles-mêmes à l’esprit, ce qui me paraît condamner sans retour toute idée de procéder à la nouvelle répartition du territoire par voie générale, hautaine et sommaire. Maintenant ce qui ne peut se commander au nom d’un droit prétendu qui ne serait que l’abus de la force ne peut-il pas s’obtenir de gré à gré par l’ascendant de la raison et par composition amiable ? Ce qui ne peut être imposé brutalement sous forme de sacrifice sans compensation ne peut-il pas être exigé légalement moyennant un échange d’avantages équitablement calculé ? Si la spoliation est repoussée par la conscience de tous les peuples civilisés, l’expropriation pour cause d’utilité publique est admise sans difficulté par toutes les lois. Or ici l’utilité publique est constante, et ce ne sont pas les moyens d’indemnité préalable qui font défaut entre les mains du gouvernement.
Sans entrer en effet dans la voie des indemnités pécuniaires, des achats proprement dits, autrefois proposés pourtant par le maréchal Bugeaud, mais qui entraîneraient dans des calculs très compliqués, je suis convaincu que le gouvernement possède assez de moyens d’agir sur les intérêts véritables des tribus arabes pour leur imposer sans violence, sinon à toutes le même jour et au même degré, au moins successivement, à des époques et dans des proportions différentes, une transaction dont le bénéfice serait en grande partie en leur faveur. Le gouvernement tient dans sa main leur fortune et leur existence par les impositions, dont il détermine le montant et peut faire la remise, et par les travaux publics, dont lui seul dirige l’exécution. Pour assurer la soumission matérielle, nous avons souvent imposé des contributions extraordinaires aux tribus coupables ou soupçonnées d’avoir pris part aux rébellions. Dans un intérêt égal et intimement lié à celui de l’ordre public, où serait l’inconvénient de favoriser par un procédé inverse les tribus qui se prêteraient à donner à notre conquête son complément ? Il est, d’autre part, telle route ouverte ou tel barrage établi qui, en assurant la régularité des récoltes ou la facilité des débouchés, doublerait d’un seul coup la valeur foncière d’un champ, et comme ces travaux, également demandés, désirés partout, font défaut de tous côtés, il ne serait que juste de les appliquer préférablement au territoire de ceux qui consentiraient à en partager les profits avec de nouveaux concitoyens.
Ce sont là, avec bien d’autres que l’expérience enseignerait et dont l’énumération serait trop longue, des moyens d’indemnité, des objets d’échange pour ainsi dire, que le gouvernement tient à sa disposition tout naturellement, et en retour desquels il pourrait exiger sans injustice un concours nécessaire au progrès de la colonie ; mais il est avant tout un bien dont lui seul peut faire part sans bourse délier aux tribus arabes, et qui lui coûterait aussi peu qu’il serait profitable pour elles. Ce bien, qui leur manque à toutes et que beaucoup seraient en état d’apprécier, n’est autre chose qu’un titre régulier de propriété, car si l’incertitude des propriétés est le grand obstacle qui arrête les progrès des Européens, il ne faut pas croire que ce soit pour les Arabes eux-mêmes un état sans inconvénient et sans gêne. De tribu à tribu, les territoires, qu’aucune enceinte ne peut enclore, qu’aucun géomètre n’a bornés, ne sont le plus souvent distingués que par des usages vagues, fondés sur des traditions orales. Des usurpations successives donnent lieu à des contestations continuelles : les siècles ne suffisent pas pour consacrer les unes et terminer les autres. Dans l’intérieur de chaque tribu, de famille à famille, pour la répartition, soit du fonds lui-même, soit du droit collectif, les mêmes abus se reproduisent suivis des mêmes litiges. Et au-dessus de cette confusion universelle, plane ce mystérieux droit de haut domaine, attribué par la superstition à l’état, souvent revendiqué brutalement par la main des janissaires, et qui semble menacer toujours de sortir du nuage où il réside pour éclater comme la foudre, sans désigner d’avance ses victimes. Entre ces traditions diverses de brigandage et de despotisme, entre la conscience des torts qu’on a commis et le souvenir des iniquités qu’on a souffertes, personne ne possède dans les tribus avec la sécurité du droit et la confiance du lendemain. C’est ce trouble qu’il dépend du gouvernement français de faire cesser ; moyennant le sacrifice d’une partie de ses biens, il peut donner la sécurité, la clarté du reste. En renonçant lui-même à toutes ses revendications possibles et en se portant arbitre de tous les différends, il peut constituer pour chacun un droit nouveau résultant d’un arpentage régulier, d’un document authentique nettement écrit sur la terre et sur le parchemin, placé sous la garantie de sa parole comme sous la garde de son épée. Une telle transaction serait-elle admise facilement par les tribus ? Se résigneraient-elles sans difficulté à perdre une partie de leur avoir pour mettre l’autre sous la protection de l’honneur et du droit français ? Je crois fermement, et c’est un avis partagé par tous ceux qui ont vécu parmi les tribus, que ce langage serait entendu, mais sous diverses conditions préalables qu’il serait essentiel de ne pas méconnaître.
La première, c’est de bien choisir son interlocuteur et de ne pas parler à tout le monde à la fois. Les avantages en effet que le gouvernement français peut offrir aux tribus en retour du sacrifice qu’il leur demande ne peuvent avoir pour toutes une égale valeur, et le désir qu’elles éprouvent de les obtenir doit différer suivant leur situation et le parti qu’elles sont en mesure d’en tirer. Aux tribus qui habitent le voisinage du désert et dont la vie se passe uniquement à suivre sur les plateaux du Haut-Atlas les troupeaux qui les nourrissent, sans qu’elles songent même à en faire un objet d’échange pour le commerce, l’incertitude de la propriété paraît à coup sûr un mal très léger. À vrai dire, la propriété pour elles n’est pas incertaine, elle est nulle. Pour elles, la terre est sans valeur : c’est à l’espace avant tout qu’elles aspirent. Tout ce qui tendrait dans leur état actuel à les resserrer leur paraîtrait menaçant pour leur existence, et elles seraient plus impatientes des limites que sensibles aux bienfaits d’une propriété définie. Il en est tout autrement de celles qui habitent les pentes et les vallées voisines de la mer, qui sont mises par là en relations faciles avec les centres de population fondés par les Maures et développés par les Européens. Celles-là ont déjà l’habitude de venir apporter sur nos marchés leur bétail ou le produit de leurs cultures. En traversant la banlieue des villes, où le jardinage a atteint en général une grande perfection, elles ont sous les yeux le spectacle des trésors que peut faire sortir de la terre une propriété protégée par la loi et fécondée par l’activité individuelle. Le prix chaque jour plus élevé qu’elles tirent elles-mêmes de leurs denrées accroît naturellement à leurs yeux la valeur de chaque motte du champ qui leur vaut ce revenu. Elles commencent à sentir ainsi le prix de ces biens naturels, que dans leur état nomade elles prodiguent au hasard. Le désir d’en posséder pour soi-même une part et de retirer personnellement tout le fruit de son labeur, au lieu de l’engloutir dans la déperdition d’un produit collectif, se glisse naturellement dans l’esprit de beaucoup de leurs membres. D’autres, moins laborieux, s’aperçoivent qu’ils possèdent une valeur recherchée, et regrettent de ne pouvoir l’aliéner pour en réaliser et en consommer le prix. C’est ce moment que doit choisir une administration qui connaît ses subordonnés, qui vit avec eux, pour les amener à une transaction qui les ferait sortir de l’indivision et de la confusion qui leur pèsent, et ce moment même peut être hâté par des exhortations faites à propos. L’exemple une fois donné ne pourrait manquer de se propager, suivant, comme une marée qui monte, le progrès de la population et de la richesse.
À cette première condition de bien connaître les Arabes pour être en mesure de leur faire accepter, sans trop de résistance, un tel accommodement, il faudrait joindre celle de n’être pas moins bien connu d’eux. Tout le mérite en effet de la transaction qu’on peut leur offrir réside pour eux dans la confiance que leur inspire la parole de la France et dans la valeur qu’ils attachent à un document signé par ses agens. L’essentiel est qu’ils comprennent qu’un sacrifice partiel est destiné aies préserver des chances d’une perte totale, et qu’ils n’y soupçonnent point au contraire les préliminaires d’une spoliation déguisée, une sorte d’entrée de jeu pour s’emparer du tout après leur avoir soutiré la moitié. Or, comme tous les faibles qui ont souffert, les Arabes sont très méfians : ils sont accoutumés d’ailleurs à ces formes de commandement dans lesquelles, en l’absence de toute règle, les qualités, les dispositions personnelles du chef, ont une importance décisive, dans lesquelles en un mot la fortune et la vie dépendent souvent de savoir si on a affaire à un intendant humain ou sanguinaire, injuste ou scrupuleux. De l’intermédiaire chargé de leur faire part, en ce cas comme en tous autres, des intentions du gouvernement et de la foi qu’ils attacheront à sa parole, dépendra la promptitude ou la mauvaise grâce de leur soumission.
Enfin ce n’est pas tout de connaître et d’être connu, il faut encore être redouté. Il faut avoir la renommée de la justice, mais il faut inspirer le respect de la force, car en supposant, ce qui nous semble très possible, que la transformation soit agréée de la majorité des membres de la tribu, elle ne plaira jamais à tous : un assentiment unanime est aussi rare en Afrique qu’ailleurs, et probablement ceux à qui elle plaira le moins sont les plus puissans et les plus riches, les plus habitués au commandement. Ce sont ceux-là, en tout pays, à qui toute confusion profite. En l’absence du droit, c’est la force qui prévaut. La tribu, qui touche au communisme par un côté, n’est malgré cela, et peut-être à cause de cela même, que la féodalité à sa suprême puissance : elle enchaîne le petit au grand, en lui refusant le droit de subsister pour son compte. Briser la propriété collective, c’est donc faire une opération démocratique par excellence, qui ne peut manquer de susciter l’opposition, soit ouverte, soit déguisée, de toute l’aristocratie de la tribu. De vieilles prérogatives ne cèdent jamais le terrain sans résistance ni sans arrière-pensée : il faut s’attendre qu’elles mettront en œuvre tous les moyens d’intimidation dont elles disposent, le prestige de la race, les menaces de la religion, l’ascendant d’une ancienne autorité, pour détourner les faibles, soit de contracter, soit de remplir un engagement qui les soustrairait à leur puissance. L’unique moyen de lutter contre ces efforts, c’est de rendre en certaine mesure intimidation pour intimidation et terreur pour terreur. Autant il faut être sobre de l’emploi de la force pour arracher un consentement qui doit être raisonné pour être valide, autant son déploiement tout entier est légitime pour mettre d’abord en liberté les vœux véritables de la tribu, et la mettre ensuite en devoir de remplir ses conventions.
Nous arrivons donc ici en présence d’une œuvre nécessaire, décisive, dont l’accomplissement est indispensable, et dont le seul retard est funeste au développement de la colonie, mais d’une œuvre aussi très délicate et très complexe, qui ne peut être consommée d’un trait de plume, comme on trace sur le papier une assertion tranchante, d’une œuvre sans laquelle rien n’est possible, mais qui n’est possible elle-même que par le plus rare mélange de tact, d’adresse, de patience et de force. C’est une œuvre, en un mot, dont le succès dépend essentiellement du choix et du mérite de l’ouvrier. L’examen de la tâche qui doit être remplie va servir ainsi à nous indiquer à qui elle doit être confiée, et nous ramener par un chemin direct, et cette fois en pleine connaissance, des choses aux personnes.
Où est-elle en effet, cette administration à la fois connaissant les Arabes et connue d’eux, familière avec leur langue et leurs mœurs, sachant s’en faire écouter et obéir, et propre à leur inspirer, dans un mélange à juste dose, la confiance et la crainte ? Existe-t-elle, ou faut-il nous mettre en frais pour la créer ? En vérité, on se serait plu à tracer le portrait de l’administration militaire, dessiné au naturel dans un bureau arabe, qu’on n’aurait pas fait les traits plus ressemblans, et ce sont pourtant ceux-là mêmes que ses adversaires les plus décidés lui prêtent. Je ne sache point en effet que personne ait contesté à l’administration militaire une connaissance intime de l’intérieur de la société arabe : on lui reproche au contraire d’avoir mis à s’identifier avec les tribus un soin trop complaisant, et d’avoir acquis par une bienveillance excessive trop de titres à leur reconnaissance ; mais il faut bien convenir en même temps que, sur cent champs de bataille encore tout sanglans, elle n’en a pas acquis moins à leur respect. Jamais par conséquent, pour l’espèce d’opération césarienne qui doit extraire des entrailles de la colonie le germe de sa prospérité encore latente, instrument ne fut mieux préparé que celui qu’aiguise depuis vingt ans l’administration militaire. Si, après tant d’années de vie commune, de commandement tour à tour équitable et sévère, tant de sang et de bienfaits tour à tour répandus, les bureaux arabes n’ont point acquis sur les tribus l’autorité nécessaire pour leur faire accepter, sans trop de délais ni de secousses, une transformation indispensable, il y faut renoncer : personne jamais n’en pourra venir à bout.
Mais j’entends la difficulté : on ne dit pas que ce soit le pouvoir, mais on pense que c’est la volonté qui leur manque. On doute de cette volonté précisément parce que, pouvant tout ce qu’ils veulent, ils ont si peu voulu, depuis vingt ans, faire en ce sens tout ce qu’ils pouvaient. L’œuvre de la transformation des tribus, toujours annoncée, toujours ajournée, jamais entamée, n’est nullement, dit-on, au-dessus de leurs forces, mais elle est contraire à leur intérêt. En sapant les bases de la société arabe, ils détruiraient du même coup le piédestal sur lequel ils sont élevés. Ils ne sont bureaux arabes que parce qu’il y a des Arabes. Or, le jour où il n’y aurait plus de tribus, il n’y aurait, à proprement parler, plus d’Arabes. Ils se suicideraient ainsi avec leur propre épée. C’est un acte d’abnégation qu’on attendra vainement d’eux.
Si l’objection est valable, elle l’est trop ; si l’argument porte, il va trop loin, car il pourra être opposé, juste avec la même autorité, à toute autre administration, soit civile, soit militaire, qui, s’étant instruite par les mêmes études que les bureaux arabes, et ayant acquis les mêmes aptitudes, se sera par là même pénétrée des mêmes intérêts. Je ne pense pas en effet que les plus grands ennemis de l’administration militaire, ceux qui pensent le mieux du frac et le plus mal de l’uniforme, aient assez de confiance dans la seule vertu des institutions civiles, pour vouloir confier la tâche ardue de la transformation de la tribu au premier sous-préfet venu, tout frais émoulu du conseil d’état, ou à un conseiller de préfecture débarqué d’hier de Bretagne ou d’Alsace. L’ordre de fonctionnaires aux mains desquels cette grave affaire doit être remise devra nécessairement s’y préparer par quelques études spéciales, ne fût-ce que celles de la géographie et de la langue. À moins de vouloir marcher à l’aveugle, au risque de tomber dans mille pièges et de s’embarrasser dans mille résistances inattendues, il faudra bien choisir, pour se guider, des gens qui connaissent le terrain et qui sachent où ils mettent le pied : c’est dire qu’il faudra se mettre en peine de créer sur nouveaux frais un nouveau corps d’administration spéciale, en quelque sorte des bureaux arabes civils qui auront la plume derrière l’oreille au lieu d’avoir l’épée au côté. Je vois très bien ce qu’on perdra à cet échange : du temps d’abord, et beaucoup de temps, car l’expérience ne s’improvise pas en un jour, et celle que possède aujourd’hui l’administration militaire a été aussi lentement acquise que chèrement payée ; de l’autorité ensuite, car sur des populations armées elles-mêmes jusqu’aux dents, l’épée est un signe de commandement dont le prestige sera difficilement remplacé, et s’il ne convient pas que dans la révolution à opérer la force joue le principal rôle, il est pourtant essentiel qu’elle apparaisse pour ainsi dire sur l’arrière-plan, pour prêter du poids aux paroles, du sérieux aux menaces, et au droit une sanction. En revanche, ce qu’on gagnerait est beaucoup moins clair, car à peine le nouveau corps administratif aurait-il acquis les connaissances privilégiées qui le rendraient propre au maniement des Arabes, qu’on pourrait le soupçonner aussi de vouloir assurer, au prix de l’immobilité de la colonie, la perpétuité de son privilège, et l’accusation, dans ce cas, serait cent fois plus vraisemblable, car des administrateurs civils qui se seraient consacrés pendant de longues années à une tâche exclusivement africaine n’auraient plus d’autre carrière et presque d’autre patrie que l’Afrique, tandis que des officiers, après avoir passé quelques années de leur jeunesse dans une station de l’Atlas, ont toujours ouverts devant eux tous les rangs de l’armée française et tous les champs de bataille du monde.
C’est cet immense avenir, sans cesse brillant devant les yeux de l’armée d’Afrique, qui m’empêche en vérité d’ajouter la moindre foi au sot et au mesquin calcul d’égoïsme qu’on lui prête. Tout officier français a le droit de rêver qu’il deviendra maréchal de France, et je suis porté à croire qu’il a surtout de pareils rêves dans un bordji de bureau arabe, car que faire en un tel gîte à moins qu’on n’y songe ? — L’idée qu’au lieu de laisser voltiger devant ses regards cette vision étincelante, il va borner ses prétentions à transformer le poste ingrat où languit sa jeunesse en un apanage féodal, pour y perpétuer son séjour en même temps que son pouvoir, me paraît peu vraisemblable, et c’est lui supposer plus de modestie que la nature n’en comporte. L’armée peut aspirer parmi nous (faut-il s’en applaudir ou s’en affliger ?) à une tout autre domination que celle de l’Afrique, et le jour où elle s’écarterait de la voie du devoir pour prêter l’oreille aux conseils de l’ambition, elle ne se bornerait pas sans doute à aller loin des honneurs, de la richesse et de la renommée, étendre une autorité stérile sur d’obscures populations. Puis rien ne prouve qu’en Afrique plus qu’ailleurs les officiers de l’armée française aient oublié le véritable rôle que nos lois leur assignent, celui d’obéir toujours, même en commandant. Qu’après une lutte effroyable, ils se soient reposés quelques jours de trop sur un résultat glorieux, mais insuffisant ; qu’après avoir réussi, non sans peine, à soumettre les tribus, ils n’aient que mollement tenté de les transformer ; qu’ils n’aient pas préservé leur administration des atteintes de la routine, cet excès, cette excroissance de l’expérience, c’est un tort tellement naturel qu’on peut se dispenser même de le constater pour le condamner ; mais de là à une résistance calculée et intéressée, il y a tout un abîme que la calomnie seule peut se charger de combler. Je suis très intimement persuadé que le jour où une main ferme aura tracé devant eux la voie nouvelle, où on leur aura clairement fait comprendre qu’il y a encore en Afrique une œuvre à consommer, suffisante pour l’emploi de toutes leurs facultés, une œuvre que la France attend de leur dévouement et qu’elle paiera de sa reconnaissance, qui pourra tout ensemble assurer la gloire de leur nom, l’avantage de leur pays et le progrès de leur fortune, poussés par ces mobiles divers, tous, bien qu’inégalement sans doute, puissans sur leurs âmes, ils y courront comme à l’assaut, et la citadelle de la tribu ne tiendra pas devant leur ardeur intelligente plus longtemps que le Mamelon-Vert ou la butte de Solferino.
Laissons donc à l’armée la part qui lui revient naturellement, et qui ne convient qu’à elle seule. Son rôle, dit-on, est de conquérir, non de gouverner ; soit : eh bien ! c’est toujours une conquête et non encore un gouvernement dont il s’agit. Jusqu’ici, la conquête s’est arrêtée à la surface et n’a fait que courber les têtes : elle doit pénétrer aujourd’hui jusqu’au fond, dans la moelle des os et dans les âmes. Les mêmes qualités qui ont commencé le succès sont requises pour l’achever. Dans des proportions peut-être différentes, c’est toujours le même mélange de prudence et de force qui est nécessaire, la même union de ces dons heureux d’intelligence et d’audace dont l’armée française peut ouvrir à volonté l’inépuisable réservoir. Les limites de son domaine, la durée de son pouvoir, sont donc déterminées par la nature même de sa tâche. Partout où la tribu subsiste, l’administration militaire doit demeurer pour lui tenir tête, en travaillant à sa dissolution ; elle ne doit céder la place que là où elle peut laisser les Arabes fixés sur le sol et prêts à recevoir dans leurs rangs ouverts, avec l’infusion d’une population nouvelle, les élémens d’une nouvelle constitution sociale.
Seule capable de remplir ainsi la part principale qui incombe à l’état dans le développement de la colonie, l’armée suffit-elle également aux autres conditions moins importantes, mais essentielles pourtant, que nous avons énumérées ? Seule en mesure de débarrasser le sol d’Afrique des obstacles humains, si l’on ose ainsi parler, qui s’opposent à son peuplement, est-ce elle aussi qui peut faire disparaître, par de grands travaux publics, les obstacles matériels, et préparer à l’émigration du dehors un accueil propre à la retenir et l’attirer ? Sur ces deux points, malheureusement la réponse n’est point pareille, et une grave distinction se présente.
Les travaux publics en Algérie non-seulement peuvent être confiés à l’armée, mais ne peuvent guère être accomplis que par elle. En l’absence d’ouvriers civils, avec la cherté et la rareté de la main-d’œuvre européenne, les cinquante mille bras que l’armée compte, et qu’elle n’occupe, Dieu merci, qu’assez rarement, sont une ressource inappréciable et inépuisable à laquelle tout le monde, gouvernement et particuliers, ne cesse d’avoir recours. Il n’y a point de monument, point de travaux d’art, point de route, point de pont qui, depuis trente ans, n’aient été construits par des mains militaires. Il n’est point de faveur plus recherchée par les colons que l’auxiliaire des soldats pour leurs travaux, soit de bâtimens, soit de cultures. Et ce n’est pas une des moindres raisons de l’infériorité où les préfets des territoires civils sont restés jusqu’à présent vis-à-vis des généraux, leurs collègues et leurs voisins, que l’impossibilité où ces fonctionnaires civils se trouvent de mettre le moindre plan à exécution sans le concours d’ouvriers armés qui ne leur obéissent pas. Tout ce dont la colonisation a besoin par conséquent en ce genre de facilités matérielles, l’armée peut le lui fournir, et on ne peut l’attendre que d’elle.
Il en va par malheur tout autrement en fait d’attraits pour l’émigration européenne. À quoi servirait en effet de le dissimuler ? Parmi les causes diverses qui éloignent cette émigration d’Afrique, l’existence d’un régime exclusivement militaire, comme on dit, doit être comptée au premier rang, sinon comme une des mieux justifiées, au moins comme une des plus actives. Ces seuls mots ; le régime du sabre, depuis longtemps en possession de desservir les lieux-communs de rhétorique, présentent aux imaginations l’idée d’un mélange d’arbitraire intermittent et de compression continue. Il n’en faut pas davantage pour faire fuir une classe d’hommes qui, précisément parce qu’elle est voyageuse et qu’elle a goût aux aventures, a l’horreur du frein et la manie de l’indépendance. Tout ce qui tient surtout à la race anglo-saxonne, habitué à voir l’autorité représentée par l’innocente verge d’un constable, éprouve, à la vue d’une épée et d’une épaulette qui gouvernent, la plus sincère indignation, tempérée par le plus profond effroi. C’est une sorte d’épouvantail dressé sur les ports d’Afrique, qui fait fuir comme des oiseaux effarouchés tous les intérêts timides. Il ne s’agit pas d’examiner si cette terreur est bien fondée, si l’administration militaire d’Afrique en particulier, assez bénigne de son naturel, mérite d’être représentée comme un de ces animaux fantastiques dont on effraie les petits enfans. Il s’agit encore moins de reprendre un compte que j’ai déjà fait, et de s’assurer que, parmi les torts qu’on lui reproche, beaucoup sont plutôt imputables à sa qualité administrative qu’à sa qualité militaire, et que certaines administrations civiles de ma connaissance, mises à la même épreuve, se seraient montrées, sinon plus rudes, au moins plus tracassières. Il s’agit d’une impression d’imagination contre laquelle la raison est vaine, la discussion impuissante, et qui, rendant le renom du pouvoir militaire aussi nuisible en un sens que son maintien est nécessaire de l’autre, enferme dans une contradiction déplorable le progrès de la colonie.
Je ne vois en vérité, en y réfléchissant, qu’une seule manière d’en sortir, imparfaite sans doute, surtout au début, mais qui à la longue doit réussir à nous dégager de ce cercle vicieux. C’est d’établir hautement une distinction, qui est au fond réelle et possible, bien qu’elle n’ait jamais été mise en pratique parmi nous, entre l’administration militaire et ce qu’on nomme par habitude et par excellence le régime militaire. Parce qu’on est gouverné par des officiers, il n’est pas absolument nécessaire d’être gouverné militairement suivant l’acception commune du mot, c’est-à-dire d’être mis à la discrétion d’une autorité dictatoriale qui absorbe en elle tous les pouvoirs et confisque tous les droits individuels. Dans nos habitudes, le gouvernement militaire et l’état de siège sont des idées tout à fait connexes et semblables, qui entraînent à leur suite la juridiction des conseils de guerre, le l’établissement d’une police inquisitive et la suspension de toute franchise personnelle. Cette association d’idées se conçoit parfaitement dans nos pays civilisés, parce que l’autorité militaire ne prévaut qu’en ces jours de suprême péril où la société épouvantée, ne voyant de recours que dans la force et d’abri que derrière les baïonnettes, sacrifie volontiers toutes ses libertés pour obtenir la plus précieuse de toutes, celle de vivre. Autorité militaire et dictature sont synonymes parmi nous, parce que nos sociétés ne se donnent un militaire pour chef que quand elles cherchent un dictateur. Là cependant où l’autorité militaire est établie par d’autres raisons que l’effroi général et poursuit un autre but que la sécurité momentanée et matérielle, pourquoi ne s’exercerait-elle pas aussi avec plus de mesure et sous d’autres conditions ? Pourquoi ne s’accorderait-elle pas avec le maintien des garanties ordinaires de la justice et de la liberté individuelle ? Parce qu’on a le sabre en main, est-il nécessaire de ne rien avoir à respecter ni à ménager ? En Algérie en particulier, si nous réclamons le maintien du pouvoir militaire en territoire de tribus, c’est parce que nous le croyons plus propre à empêcher les Arabes de reculer vers la voie de rébellion d’où ils sont à peine sortis, et à les faire avancer dans la voie de progrès que nous leur avons ouverte. C’est donc aux Arabes que ce caractère militaire de l’autorité est dédié, et nullement aux Européens qui pourraient être tentés de s’établir parmi les Arabes. Pourquoi ceux-là seraient-ils forcés de renoncer, dès qu’ils mettent le pied en territoire militaire, à des habitudes de toute leur vie, et sur lesquelles repose pour eux tout sentiment de sécurité et d’indépendance ?
À part quelques futiles motifs d’économie, je cherche vainement une raison par exemple pour que tout Européen établi en dehors des étroites limites du territoire civil soit soumis en tout état de cause, pour tout crime, délit ou contravention, à la juridiction militaire ; j’en vois moins encore pour que, même en matière civile et commerciale, un commandant de place (d’ordinaire quelque officier en retraite qui a fait toute sa vie autre chose que des lois et du commerce) soit chargé de faire droit en premier ressort. Depuis quand l’autorité administrative, pour s’exercer efficacement, a-t-elle besoin de se confondre avec le pouvoir judiciaire ? Quelle force puise-t-elle dans cette confusion ? quel secours peut-elle en attendre ? Quelle source d’embarras au contraire, de soucis inutiles, de réclamations mal fondées, de soupçons injustes ! En quoi l’autorité des bureaux arabes serait-elle amoindrie parce qu’à côté d’eux la magistrature ordinaire exercerait sur les Européens sa mission légale et pacifique ? Nous avons à Alger une cour impériale largement constituée, et en ce moment même excellemment dirigée. Des tribunaux de première instance sont établis dans les principales villes, des justices de paix dans d’autres. Ce personnel judiciaire est assez nombreux, assez peu chargé d’occupations, pour pouvoir parfaitement, en se déplaçant à des époques régulières, rendre la justice à tous les Européens sur tous les points de l’Algérie sans distinction de territoire. Si ce personnel est insuffisant, l’augmenter serait une faible dépense, largement compensée par l’avantage qu’on trouverait à faire savoir en Europe, à quiconque tourne les yeux vers l’Afrique, que pas un cheveu n’y tombe de la tête d’un Européen et pas un sou ne sort de sa bourse, sinon après jugement contradictoire et en vertu d’une sentence rendue par un magistrat inaccessible. C’est l’autorité militaire même qui est intéressée à renoncer à cette part inutile de ces attributions, c’est elle qui doit être pressée de faire cesser un spectacle choquant, donné trop souvent dans quelques-unes des villes d’Afrique : celui d’affaires identiques débattues entre gens de même condition et porte à porte, d’après des règles différentes, par des tribunaux divers, uniquement parce qu’une demi-lieue de distance en a séparé les théâtres. Ce contraste est une des singularités qui accréditent le plus l’idée, sottement répandue en Europe, que le territoire militaire d’Afrique est une région mystérieuse dont la justice et la liberté ne peuvent se faire ouvrir l’accès.
Après les garanties judiciaires, il en est d’une autre espèce, et non moins précieuses peut-être, qui pourraient être assurées aux Européens pour humaniser en quelque sorte à leurs yeux le pouvoir militaire sans pourtant en compromettre l’exercice et en relâcher le lien : c’est une certaine mesure de libertés communales. Je ne me dissimule point la surprise que ce seul nom peut causer à plus d’un lecteur. Nous sommes tellement habitués en France à considérer les libertés communales comme le dernier complément d’une civilisation avancée, comme la concession suprême qu’une administration peut octroyer à des sujets dont la docilité la contente, que parler de libertés communales en Afrique et en territoire militaire, c’est presque s’exposer à faire sourire. La commune est chez nous l’enfant de l’état et même l’enfant de sa vieillesse ; c’est lui qui l’a mise au jour, qui lui règle tous ses mouvemens, qui lui mesure la longueur de ses lisières. Ainsi le veulent les traditions de notre histoire et une certaine habitude logique qui nous porte à descendre toujours du général au particulier. Si pourtant nous consultions nos voisins d’outre-Manche, qui savent mieux que nous par quel mystère s’opère la génération des peuples, peut-être nous diraient-ils que le procédé inverse, celui qui remonte du particulier au général, est ici, comme dans toutes les sciences expérimentales, le plus sûr et le plus fécond. La commune, à vrai dire, est le moyen naturel d’une société, et surtout d’une colonie naissante. C’est là que des hommes venus de points divers de l’horizon peuvent faire l’apprentissage de l’association à laquelle ils sont destinés, et unir librement contre les résistances de la nature des efforts que l’action administrative, toujours faible et éloignée, ne peut qu’à peine seconder. Dès qu’il y a deux hommes établis sur un territoire, à portée de se connaître, de se gêner ou de se secourir, ils ont un intérêt commun à poursuivre et par conséquent à débattre : c’est une rivière qui déborde à contenir, un bois à éclaircir, un roc à faire sauter par la poudre, un chemin à ouvrir, un emplacement à déterminer pour s’y donner rendez-vous et échanger leurs produits. Il n’en faut pas davantage pour que la commune soit formée, et laissez-la seulement grandir, elle deviendra une ville, et de tous ces germes poussés en arbres sortira la forêt qui portera le nom de peuple ou de société. On ne peut donc trop encourager les colons à se former promptement en communes, ni laisser à leurs communes, une fois constituées, trop de liberté dans leurs mouvemens, car s’il y a un lieu où la liberté d’association soit inoffensive, c’est là où il y a peu d’hommes et beaucoup d’espace.
Jusqu’ici, l’administration en Afrique, sans refuser tout à fait à ses colons cette mesure parcimonieuse de libertés municipales que la centralisation nous distribue goutte à goutte, a pourtant toujours posé en principe qu’il ne pouvait exister de commune que là où l’autorité militaire avait fait place au pouvoir civil. On fait don aux colons d’un conseil municipal en même temps que d’un sous-préfet, comme si ces deux institutions étaient le corollaire ou, si l’on veut, l’antidote l’une de l’autre. J’avoue que, si l’incompatibilité entre l’établissement des communes et le pouvoir militaire était réelle et tenait au fond des choses, il faudrait certainement considérer le pouvoir militaire comme un pis-aller dont on ne saurait se délivrer trop tôt, car les intérêts communaux tiennent de si près aux droits de la famille et de l’individu, ils touchent de si près aussi aux premières nécessités de la vie, au pain que l’on mange, à l’eau que l’on boit, au travail du jour, au repos de la nuit, à la prière du dimanche, que des hommes à qui l’on refuse le droit de s’en occuper sont véritablement mutilés des plus chères prérogatives et ravalés au-dessous de la condition de leur espèce. Je suis néanmoins encore à me demander pourquoi, parce qu’on a un général pour administrateur au lieu d’un préfet, et que le ressort dont on fait partie s’appelle un cercle et non un arrondissement, il serait impossible à des hommes de se réunir pour discuter en commun sur l’emplacement de leur marché, de leur fontaine ou de leur église, et en quoi le pouvoir militaire serait entravé dans ses rapports avec les Arabes par des délibérations de cette espèce. À l’égard des intérêts communaux, je ne vois entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire qu’une différence qui est peut-être à l’avantage du dernier : c’est qu’ayant moins de loisir à la fois et moins de connaissances, ou plutôt moins de prétentions, un officier sera toujours moins tenté qu’un administrateur de descendre dans tous les détails de la vie municipale, et de faire le bonheur de ses subordonnés en se mêlant à tout instant de ce qui ne le regarde pas.
Des garanties judiciaires et des franchises communales, — nous avons là, ce semble, deux élémens d’institutions civiles qui peuvent prendre racine dès à présent en Afrique, et qui ne me paraissent inconciliables ni l’un ni l’autre avec le maintien provisoire d’un pouvoir militaire, continuant, à côté et au-dessus d’eux, l’entreprise de contenir l’expansion irrégulière de la société arabe. Le pouvoir militaire, ainsi limité sans être détruit, se présenterait aux imaginations européennes sous un aspect moins formidable. Puis, quand viendrait, pour chaque portion du territoire, le jour où ce pouvoir doit disparaître avec la nécessité qui l’a créé et qui le justifie, s’il laissait derrière lui des agglomérations d’hommes déjà formés à la vie commune et obéissant aux interprètes de la loi, le temps qu’il aurait duré ne serait point perdu, même pour l’avenir civil de la colonie. Veut-on me faire dire toute ma pensée ? Des institutions communales, des garanties judiciaires destinées, les unes à stimuler, les autres à régler le développement de l’association, ce sont là les véritables institutions civiles d’une colonie, c’est le vêtement souple qui convient à un corps en croissance. Quand je lis au Moniteur qu’un district d’Afrique échappe au pouvoir militaire pour être érigé en territoire civil, je comprends la satisfaction que causent ce progrès de la civilisation et ce nouveau pas fait vers un état de gouvernement régulier ; mais une pensée tempère pourtant ce contentement : à la place du pouvoir militaire qui se retire, ce n’est pas la liberté civile, c’est, chose essentiellement différente, l’administration civile qui arrive. Le régime civil qu’on inaugure, ce n’est pas, comme en Australie ou en Amérique, un jury, des aldermen et un common-council, c’est-à-dire des citoyens maîtres d’eux-mêmes et soumis à la loi, mais M. le sous-préfet accompagné de M. le directeur des ponts et chaussées et de M. l’ingénieur des mines, tous pliant sous le faix de volumes de décrets et de règlemens, et chacun d’eux portant sur le collet de son habit brodé l’attache d’un pouvoir supérieur et la trace de sa dépendance. C’est la centralisation avec son appareil de bureaux et de cartons qui s’empare du territoire évacué par la conquête. Je doute parfois qu’en échangeant une autorité sommaire et provisoire par sa nature contre un pouvoir tenace et minutieux, qui, une fois introduit, ne les lâchera pas, en passant ainsi du joug de l’arbitraire à celui de la routine, nos nouveaux concitoyens gagnent au change autant qu’ils s’imaginent. Je fais autant de vœux que qui que ce soit pour que le jour arrive promptement où l’administration militaire pourra déposer ses pouvoirs ; mais sait-on l’autre souhait que j’ajoute tout bas ? C’est que ce jour-là elle soit remplacée par le moins d’administration possible, et c’est à préparer ce résultat, qui, bien que négatif, aurait sa valeur, que pourrait servir utilement l’apprentissage de la vie municipale fait dès aujourd’hui et du vivant même de l’autorité militaire.
L’essentiel à nos yeux, comme on le voit, est donc moins de se délivrer au plus tôt de l’autorité militaire, comme le pensent les journalistes réformateurs de la colonie, que d’en modifier l’esprit et l’exercice, et de lui inspirer, tant à l’égard des Arabes que des Européens, une conduite et des intentions nouvelles. Dans l’état présent des choses, l’administration militaire ménage trop les uns et contient trop les autres ; elle a trop de respect pour la vieille communauté arabe et apporte trop d’entraves à la naissance de la communauté européenne : ce qui revient au fond à dire qu’elle cède au penchant de toutes les autorités de ce monde, à savoir de considérer en toutes choses le statu quo comme meilleur parce qu’il est plus commode, le progrès comme dangereux parce qu’il est importun, de prendre son propre repos comme le thermomètre du bon ordre, et de voir un désordre dans ce qui le trouble, soit résistance, soit changement. Les militaires ne sont pas les seuls à être atteints de cette faiblesse, mais ils n’ont pas non plus le privilège d’en être exempts. Il faut, pour les y arracher, une impulsion qui vienne d’en haut : d’où peut-elle partir, et quelle main peut la donner ? Ce n’est pas une administration qui manque en Algérie, c’est un chef qui mette cette administration en œuvre. Le corps est excellent, souple et dispos ; mais là comme ailleurs c’est de la tête que le mouvement doit partir. Quelle doit être cette tête ? comment constituer en Algérie cette autorité supérieure qui peut utiliser le pouvoir militaire au lieu de le détruire, par une hostilité sourde ou de le conserver dans une immobilité stérile ? C’est la dernière et non la moins délicate question de cet examen.
À notre sens, ce chef qui manque à l’administration de l’Algérie ne peut sortir ni de l’ancien gouvernement-général ni du ministère nouvellement créé. L’une et l’autre organisation portent en elles-mêmes des causes de stérilité et d’impuissance destinées à triompher à la longue des meilleures intentions et à paralyser l’effet des plus sages mesures. Ni l’une ni l’autre ne peuvent être constituées de façon à dominer réellement et à manier efficacement les pouvoirs dont elles disposent. Pour imprimer un mouvement fécond à l’administration militaire, l’ancien gouverneur-général lui appartenait, la représentait trop exclusivement. On avait tout disposé pour qu’il n’eût d’autre intérêt et d’autre esprit que ceux de l’armée. Dans toutes ses relations soit avec ses subordonnés en Algérie, soit avec l’autorité centrale de la métropole, une suite de dispositions méfiantes avait enserré son pouvoir, de manière à faire de lui l’homme de l’armée plutôt que son chef et son directeur. En Afrique, son commandement, très limité dans tous les territoires déjà appelés à la vie civile, ne s’exerçait en pleine liberté que sur les territoires militaires. Tous les élémens d’administration étrangers au service de l’armée, les finances, l’instruction publique, les cultes, la justice, échappaient presque entièrement à son contrôle pour correspondre directement à Paris, à côté de lui et au-dessus de sa tète, avec les diverses administrations centrales dont ces services dépendent. Une pareille disposition devait lui faire considérer les élémens civils de la colonie comme naturellement hostiles à son pouvoir et ne pouvant grandir qu’à ses dépens. Il se trouvait en quelque sorte cantonné dans son domaine, dans ses attributions militaires, voyant décroître l’étendue de sa compétence à chaque progrès fait par la loi civile, comme l’ombre fuit devant la lumière. Pour applaudir à cette déchéance et y travailler de bonne foi, il lui fallait un véritable effort de désintéressement, et le désintéressement le plus sincère est un sentiment trop voisin de la résignation pour communiquer jamais à l’activité beaucoup d’ardeur. En tout cas, sa principale préoccupation se portait toujours, ne fût-ce que par conscience, là où pesait la plus lourde responsabilité. Déchargé de la plupart des intérêts civils de la colonie, il éprouvait une propension naturelle à s’en détacher, et en même temps qu’il était ainsi rivé en quelque sorte, en Afrique, à l’élément militaire, une dépendance étroite le rattachait, à Paris, au ministère de la guerre, son unique supérieur, dont il devenait en toutes choses, et pour les moindres actes de son administration, l’humble subordonné. Ainsi tout était militaire au-dessous et autour de lui ; son regard ne dépassait pas les horizons de l’armée : en lui, la qualité d’administrateur s’effaçait trop complètement devant celle de soldat ; les devoirs et les habitudes de l’obéissance limitaient ses vues et étouffaient les hautes inspirations qui conviennent au gouvernement.
En revanche, si le gouverneur-général tenait trop étroitement à l’armée pour s’élever au-dessus de son corps et pouvoir le guider dans des voies nouvelles, par un excès opposé, le ministère de l’Algérie lui est aujourd’hui trop étranger pour exercer sur elle une action efficace. Il lui est étranger non-seulement par la qualité civile de son chef, mais parce qu’on n’a pris soin d’établir entre ce chef et ses subordonnés aucune des relations de sympathie et de dépendance sur lesquelles la véritable autorité se fonde. L’administration d’Algérie, en recevant un chef civil, n’a point encore cessé d’être militaire aux neuf dixièmes. Au contraire, à part la direction supérieure qui lui a échappé, l’armée a été, provisoirement du moins, maintenue en Afrique presque dans toute l’étendue de ses devoirs comme de ses prérogatives. De ce provisoire, qui dure encore après dix-huit mois, et a toute l’apparence de devoir durer encore assez longtemps, résulte une singularité fort nuisible à la bonne expédition des affaires : c’est que l’administration de la colonie a aujourd’hui deux têtes ; elle dépend à la fois du ministère de l’Algérie et du ministère de la guerre ; disons mieux, elle appartient réellement à l’un et n’est que provisoirement prêtée à l’autre. Le ministère de la guerre est l’autorité véritable à laquelle chacun des membres de cette administration tient par son passé, et dont il attend son avenir ; deux liens étroits l’y rattachent, l’un de conscience, l’autre d’intérêt : le soin des troupes confiées à sa garde et celui de son avancement personnel. Le progrès de l’Algérie ne venant très légitimement qu’en troisième ligne, derrière des préoccupations de cet ordre, il en résulte que le ministère de l’Algérie n’a sous sa disposition que des agens qui le servent aujourd’hui par accident, tout prêts et même naturellement destinés à le quitter demain pour la moindre perspective d’ambition et le moindre sujet de mécontentement, recevant leurs inspirations d’une autre source que la sienne, et pouvant opposer à toute impulsion qui les gêne la force d’un corps indépendant. Le ministère de l’Algérie reçoit tous ses serviteurs de la bonne ou plutôt de la mauvaise grâce d’un collègue qui les retient en les donnant, qui plaint au fond tout ce qu’il cède et regrette tout ce qu’il a perdu. Si le gouverneur-général était en quelque sorte parqué dans son administration militaire sans pouvoir en sortir, le nouveau ministère est plaqué à sa surface sans aucune adhérence avec elle. Ce défaut de communication est encore accru par l’éloignement et la distance. Le ministre de l’Algérie réside nécessairement à Paris, et ne peut faire en Afrique que de courtes et rares apparitions. Or, dans une tâche comme celle qui est imposée à l’administration militaire, si elle prétend à transformer l’état intérieur des tribus, là où l’unité du but ne peut être atteinte que par l’infinie diversité de moyens, quand il faut agir ici par force et là par persuasion, connaître chaque personne et payer partout de la sienne, un chef qui réside au-delà des mers se condamne d’avance à une nullité presque absolue. Ce qu’il peut savoir en étudiant de longues heures, ce qu’il peut faire en écrivant des volumes n’est rien auprès de ce que lui apprendrait un coup d’œil jeté sur le pays même et de ce que terminerait un quart d’heure d’entretien avec les hommes qui l’habitent. Dans une œuvre à ce point ardue et complexe, toutes les instructions générales sont insuffisantes. Les circulaires, ces muets et inertes chiffons de papier, sont sans valeur : si elles sont hautaines, comme le furent les premiers documens émanés du nouveau ministère, elles irritent inutilement ceux sur la tête de qui elles viennent fondre ; si elles sont modestes et discrètes, elles courent risque d’être mises de côté avec ce dédaigneux sourire que les gens d’action opposent aux élucubrations du cabinet. En un mot, le pouvoir, pour être respecté, doit être une unité partout présente. Celui qu’a établi le nouveau ministère de l’Algérie répond mal à chacun des termes de cette définition : il est partagé et éloigné.
La véritable solution nous paraîtrait être au contraire de tout réunir sur une même tête et de tout rapprocher du centre. Constituer en Algérie une véritable délégation de l’autorité souveraine, — sous le nom qu’on voudra, vice-royauté, lieutenance-générale, il n’importe, — mais embrassant à titre égal tous les services publics, soit militaires, soit civils, seul principe de toute action et seule source de toute autorité, seule préposée à l’armée, à la justice, aux finances, à l’administration sous des formes diverses, et seule responsable de ces attributions différentes devant le gouvernement de la métropole : telle nous semble être l’unique manière de terminer, en les confondant dans une même personne et en les animant d’un même souffle, la lutte des élémens divers qui mine la prospérité naissante de la colonie. L’homme investi d’un tel pouvoir, quelles que fussent ses qualités personnelles et les habitudes de son passé, ne serait en réalité ni militaire ni civil, car, tenant dans sa main l’un et l’autre instrument, il n’aurait de raison pour employer l’un plutôt que l’autre que les intérêts véritables et le plus prompt achèvement de l’œuvre à accomplir. Il ne verrait ni dans la loi militaire un auxiliaire, ni dans la loi civile une ennemie : toutes deux relèveraient également de lui, et leur lot serait ainsi déterminé par une répartition impartiale. Sous ses ordres, les directeurs de chaque branche formeraient, comme dans les colonies anglaises, un véritable cabinet politique. Avec un tel auxiliaire, il serait parfaitement superflu de constituer à Paris en centralisation au second degré, et de retarder ainsi, par un voyage constant à travers les mers, l’expédition de tous les ordres et la solution de toutes les affaires. Les règles générales de l’administration, la fixation des bornes de la colonie et du chiffre de ses forces militaires, les grandes mesures législatives relatives à l’état des propriétés et des personnes, la nomination des fonctionnaires supérieurs dans chaque service, tels seraient les seuls points sur lesquels devraient porter l’examen et la sanction de l’autorité parisienne. Presque tous pourraient être réglés chaque année de concert avec le chef supérieur de la colonie, appelé, à des époques fixes, au sein du conseil des ministres à Paris pour y communiquer ses plans et y rendre compte de ses actes. Une fois qu’il aurait justifié de ses droits à la confiance et fait connaître la voie qu’il voudrait suivre, il y aurait tout avantage à la lui laisser parcourir à son gré, sans le gêner par un contrôle quotidien. Dans l’état présent des choses, la dépendance est partout en Algérie : chaque colon est assujetti, par mille règlemens entrelacés, à la volonté du fonctionnaire le plus voisin ; mais chaque fonctionnaire., même le plus élevé, ne peut agir qu’au gré de l’impulsion venue de Paris. Dans ces solitudes, où la liberté, ce semble, pourrait se jouer à son aise sans rien troubler, chacun obéit, même et surtout celui qui commande. C’est cette série, cette chaîne de servitude superposée que briserait avantageusement l’établissement d’une délégation du pouvoir souverain en Algérie. Un seul chef disposant avec liberté du pouvoir qui lui est remis, laissant au-dessous de lui une plus grande part de ce bien dont il jouirait lui-même, un tel chef, fût-il militaire, ferait faire plus de pas à l’Algérie que l’importation hâtive de ce moteur mécanique dont, sous le nom d’administration civile, trois siècles de servitude et vingt révolutions différentes ont établi parmi nous l’empiré absolu.
La difficulté, je le sais bien, serait de nommer parmi nous l’homme capable de remplir pleinement une telle tâche et de porter sans fléchir sur sa tête, dans la solitude et en face de l’inconnu, la responsabilité du pouvoir souverain. Pour y suffire en effet, ce ne serait point assez de posséder quelqu’une des qualités spéciales qui font l’administrateur, le soldat ou le magistrat ; il faudrait ce coup d’œil étendu et cette prévision de l’avenir, cette suite et cette largeur dans la pensée, cette supériorité d’esprit qui s’élève au-dessus du détail des affaires et cette souplesse qui sait pourtant y descendre au besoin, en un mot cet ensemble de dons heureux dont l’équilibre constitue l’homme d’état. À d’autres époques, pour trouver cette réunion de qualités toute préparée et à sa disposition, la France n’aurait eu qu’à regarder et même à choisir au-dessus d’elle et au pied du trône. Aujourd’hui encore d’autres nations ont le bonheur d’élever naturellement chez elles-mêmes une pépinière abondante de tels serviteurs ; elles les forment à l’école de ces fortes institutions de liberté qui font faire à tout homme, dès le début de sa vie et dans la sphère d’action la plus modeste et la plus humble, l’apprentissage de la responsabilité et des commandemens. C’est au Forum que Rome préparait ces proconsuls qui, après avoir commandé ses légions, se consacraient à organiser ses conquêtes, familiers avec le droit comme avec les armes, aptes à légiférer comme à combattre. C’est également du sein de ses assemblées politiques que l’Angleterre envoie chaque année à chacune de ses colonies des représentans de la couronne instruits dans toutes les branches de l’art de gouverner par le long usage des discussions publiques, et préparés à l’exercice de l’autorité suprême pour l’avoir de bonne heure dans leur patrie même partagée et contrôlée. Le système politique que la France a préféré pour elle-même est assurément moins propre à lui fournir de si précieux auxiliaires dans son œuvre de colonisation. Avec la division du travail, chaque jour plus prononcée, qui concentre le pouvoir dans une seule main et ne laisse au-dessous d’un chef unique que deux catégories de Français, des agens sans volonté propre et des sujets sans droits personnels ; : — quand la seule ambition permise est d’obéir passivement aux instructions qu’on reçoit ou d’exercer honnêtement le métier qu’on a appris, — on ne voit pas trop d’où pourraient sortir des esprits assez vastes ou des caractères assez robustes pour se charger de conduire à eux seuls les destinées d’un nouveau monde. Un tel régime est admirable pour faire des administrateurs réguliers et des administrés paisibles ; les hommes d’état, disons plus brièvement, les hommes y deviendront à coup sûr chaque jour plus rares : lacune pourtant fort regrettable, car des hommes véritablement dignes de ce nom, rareté utile déjà pour toute œuvre humaine, sont tout à fait indispensables au développement d’une société nouvelle. Soit pour diriger, soit pour peupler une colonie, c’est avant tout des hommes qu’il faut trouver : les lois et les systèmes administratifs ne viennent qu’en seconde ligne. À la rigueur, dans une société vieillie, qui s’avance sur un terrain depuis longtemps nivelé, de bons règlemens peuvent suppléer au défaut des individus, comme dans une industrie avancée les machines remplacent avec avantage, pour l’économie sinon pour l’intelligence, le travail de l’ouvrier ; mais à toute entreprise qui commence il faut le génie qui invente, le courage qui hasarde ; il faut les ressources d’une heureuse initiative pour faire face aux surprises et aux mécomptes de l’imprévu ; il faut l’homme dans toute la noblesse et l’étendue du mot, et non-seulement le fonctionnaire ou l’administrateur. Heureuses donc, sous cet aspect comme sous tant d’autres, les nations assez sages pour n’étouffer nulle part, ni chez ceux qui gouvernent ni chez ceux qui sont gouvernés, le germe de l’activité libre et personnelle ! À ce prix, qui assure leur indépendance intérieure, est attachée aussi la solidité de leurs établissemens au dehors. D’autres peut-être promèneront au loin, par un élan plus impétueux, des armées plus vaillantes : celles-là seules sauront s’étendre et s’enraciner sur le monde ; d’autres pourront conquérir : celles-là seules, pour parler comme l’Écriture, hériteront la terre.
ALBERT DE BROGLIE.
- ↑ Quelques personnes s’étonneront peut-être que nous insistions presque exclusivement sur la nécessité d’attirer le capital dans une colonie nouvelle, sans paraître nous préoccuper d’y faire venir aussi la main-d’œuvre nécessaire pour mettre le capital en exploitation. La rareté, la cherté de la main-d’œuvre sont en effet au nombre des grands fléaux de toute colonie naissante, et l’Algérie en particulier en souffre grandement. Les publicistes ne se font pas faute de systèmes de tout genre pour remédier à ce mal, et il en est même qui vont sérieusement jusqu’à proposer à la France d’établir un commerce de traite sur sa frontière, du désert pour se procurer des travailleurs noirs, le tout, bien entendu, dans l’intention charitable d’initier ensuite les ouvriers ainsi achetés aux bienfaits de la civilisation. Sans vouloir discuter en détail toutes ces idées bizarres, nous avons une raison majeure pour ne pas toucher ici à ce problème : c’est qu’au fond il n’est autre que celui du capital envisagé sous une autre face. Si l’Algérie manque d’ouvriers, c’est tout simplement, suivant nous, parce qu’elle manque d’argent pour les payer, j’entends pour les payer d’une façon constante, régulière, à des conditions qui permettent à ces ouvriers de vivre, et les engagent à venir s’établir. S’il y avait en Algérie un grand nombre de gens riches pouvant employer des ouvriers toute l’année, les ouvriers ne tarderaient pas à arriver, soit de France, soit d’Espagne, soit du reste de l’Europe, soit des tribus arabes ou kabyles ; mais avec des cultivateurs pauvres eux-mêmes et qui ne peuvent employer de bras auxiliaires que quand ils y sont forcés, pendant le temps très court des travaux de la moisson ou de la fenaison, quelque élevé que soit le salaire durant ces temps exceptionnels, c’est là une perspective qui n’est pas suffisante pour déterminer des familles laborieuses à transporter leurs foyers au-delà des mers. C’est en d’autres termes, et sur une plus grande échelle, la difficulté qu’éprouve même en France notre agriculture. Si nos cultivateurs étaient assez riches pour offrir aux ouvriers des conditions aussi élevées et aussi constantes que l’industrie des villes, les bras n’abandonneraient pas les campagnes pour se rendre dans les cités. C’est donc la rareté du capital qui produit en réalité la rareté de la main-d’œuvre, résultat qui paraît contraire à la loi de l’offre et de la demande, et qui au fond y est tout à fait conforme, car cela revient tout simplement à dire que les hommes vont naturellement où ils ont l’espérance de trouver de bonnes conditions de vie. Le problème réel est donc d’attirer le capital, lequel, s’il vient, fait venir la main-d’œuvre à sa suite. Il n’y aurait d’exception à cette règle que dans un pays où, en raison du climat, il faudrait une main-d’œuvre d’une nature particulière, ce qui est le bas de nos colonies tropicales ; mais l’Algérie, qui n’a pas les avantages du climat des tropiques, n’en a pas non plus les inconvéniens.