UNE
HISTOIRE DE CHASSE



I. — CONFIDENCES.

La catastrophe qui termine la première partie de ce récit[1] était déjà vieille de plus de deux ans, quand, par une soirée d’automne, vers dix heures, dans une chambre à coucher du château du Soupizot, une jeune femme, que l’on voudra bien reconnaître pour la petite-fille du baron de Laluzerte, achevait d’écrire une longue lettre. Le soin de sa correspondance n’avait pas seul le privilège d’occuper l’attention de la comtesse de Marmande, et de temps à autre elle quittait son fauteuil pour venir contempler avec une sollicitude maternelle un petit enfant endormi dans un berceau de mousseline. Nous profiterons d’un de ces momens pour mettre sous les yeux du lecteur les lignes que la jeune femme venait de tracer, et qui l’aideront à comprendre la suite de cette histoire.


« Bonne chère Kate,

« Les événemens se sont succédé si vite depuis notre séparation que je n’ai pu te tenir qu’imparfaitement au courant de tous les détails de ma vie, toi, vieille amie de mon enfance, pour qui mon cœur conserve une de ces affections que ni le temps ni la distance ne sauraient altérer. Je t’ai déjà dit les circonstances qui ont précédé mon mariage, la naissance de mon petit George... Hélas! que ne puis-je t’entretenir seulement de mon enfant! Ma lettre ne serait qu’un long chant d’allégresse et de remerciemens à la Providence, tandis que j’ai à te narrer de bien tristes histoires, et peut-être à demander conseil à ta haute raison. Je t’ai depuis longtemps déjà fait connaître mon bon vieux grand-père et mon mari, je t’ai parlé d’eux longuement, suivant mon cœur; mais je ne t’ai pas dit un mot de la femme de mon grand-père. Hélas! il est si triste de révéler qu’au milieu de sa propre famille on n’a rencontré que des sentimens de haine, des procédés injustes et immérités, que jusqu’ici je m’étais abstenue de te retracer ce douloureux chapitre de ma vie. Aujourd’hui je ne saurais garder plus longtemps les chagrins enfermés dans mon cœur; j’ai besoin de conseils... Et d’ailleurs, bonne sœur, n’est-ce pas manquer aux devoirs de l’amitié que de souffrir et de ne pas verser mes douleurs dans ton sein?

« Tu te rappelles, chère Kate, avec quelle tendresse ma pauvre mère nous parlait de son père. Que de fois ne nous a-t-elle pas entretenues de l’excellent vieillard vers lequel se reportaient ses meilleures pensées! Cependant, au milieu de ses plus tendres épanchemens, je ne me rappelle pas lui avoir entendu prononcer plus de deux ou trois fois le nom de sa belle-mère, et cela sans réflexions ni commentaires, un nom seul, comme s’il s’agissait d’une personne tout à fait étrangère à ses affections. J’avais su seulement, par l’indiscrétion d’une femme de chambre que ma mère avait emmenée aux Indes, que mon grand-père avait épousé en secondes noces une femme de condition inférieure. Quoique bien jeune alors, j’avais deviné que le silence de ma mère cachait sans doute de trop cruelles douleurs pour que je pusse me permettre de l’interroger. Hélas! je connais aujourd’hui les chagrins dont cette marâtre a abreuvé ma pauvre mère ! Je ne sais que trop que la haine qu’elle portait à la mère, elle l’a reportée tout entière sur la fille. Mais je n’anticiperai pas sur les événemens, et reprendrai mes confidences du premier jour.

« A mon arrivée en Europe, mon vieux grand-père, tu le sais, m’accueillit avec une affectueuse tendresse; chez la baronne au contraire, je ne trouvai que mauvais vouloir et dédains. J’essayai en vain de l’adoucir par la tendresse la plus respectueuse; mais, habituée à tout voir plier devant ses emportemens, cette nature orgueilleuse et basse ne comprit pas les efforts que ma soumission coûtait à la franchise de mon naturel. Tu me connais, à juste titre bien des fois tu m’as reproché d’être trop hardie, trop franche... Et cependant je me résignai et souffris en silence. C’est que, chère Kate, je voyais le pauvre vieillard si humble devant la mauvaise femme qui a abreuvé sa vie d’amertume, si résigné à acheter à tout prix la paix de son intérieur, que je redoutais de faire naître à mon sujet des luttes que mon grand-père n’osait soutenir quand il s’agissait de lui-même, de sa propre dignité. Oh! que j’ai souffert aux premiers jours, quand il m’a fallu comprendre par quelles humiliations, par quels remords cet être excellent expiait sa mésalliance! Non, tu ne peux rien rêver de plus brutal, de plus irrespectueux que les procédés de cette créature envers l’homme qui fut son maître. J’ai assisté à ce drame atroce, jour par jour, heure par heure; j’ai vu le vieillard affaibli par les années, par l’habitude du joug, sans force contre une indigne servitude... J’ai vu plus encore; mais ici je m’arrête, car je rougirais de te montrer une épouse infâme outrageant sans pudeur le foyer conjugal.

« Mon mariage vint m’enlever à une position intolérable; cependant j’avais contracté envers mon grand-père des devoirs que mon cœur ne pouvait oublier, et je continuai à l’entourer des soins les plus tendres. Ma nouvelle condition modifia singulièrement les manières altières dont la baronne avait usé à mon égard. Ses procédés devinrent plus civils, sinon plus affectueux, et je pouvais croire que nos relations allaient continuer désormais sur un pied de politesse froide, mais convenable, quand une circonstance insignifiante vint me révéler les véritables sentimens de son cœur.

« Il y a de cela plus d’un an, au passage de l’un des princes à Compiègne, la ville résolut de lui offrir un bal, et mon mari, quoique son état de santé ne lui permit pas de m’y accompagner, exigea que je m’y rendisse sous le patronage de mon grand-père et de sa femme. Le matin, le bon vieillard vint à moi, et me remit un superbe bracelet orné de diamans, en me disant qu’il ne m’en demandait d’autre prix que de le porter au bal le soir même.

« Nous avons bien souvent, chère Kate, dans notre joli Pondichéry, rêvé ensemble des mines de Golconde : ce bracelet était rehaussé de leurs plus brillans produits; aussi je ne me sentis pas de joie, et descendis au salon pour montrer à mon mari le brillant cadeau. La baronne s’y trouvait seule, et je ne pus me dispenser de lui faire part de la libéralité de mon grand-père. Jamais je n’oublierai le regard venimeux qu’elle me lança en voyant dans mes mains le précieux bijou. Toutes les passions haineuses de son cœur se peignirent sur son visage; un sentiment instinctif de terreur m’ôta la force de continuer ma phrase.

« — Vous avez là, madame, un riche bracelet, me dit-elle; faites-le-moi voir, je vous prie. — Et d’un brusque mouvement elle arracha le joyau de mes mains. — Seulement vous auriez tort de croire que vous le porterez ce soir.

« — Eh! pourquoi cela, madame? repris-je tout interdite de ce ton et de ces manières inconvenantes. « — Parce que je ne le permettrai pas, reprit-elle d’une voix impérieuse.

« L’insolence de cette réponse me rendit au sentiment de ma dignité : — Vous me permettrez de ne pas trouver la raison suffisante, madame, repris-je avec un calme apparent qui mit le comble à sa fureur.

« — Je vous dis que vous ne porterez pas ce bracelet, parce que je ne le permettrai pas, répéta-t-elle hors d’elle-même.

« — Je vous répondrai, madame, que je ne trouve pas la raison suffisante, et que je ne dois obéissance qu’aux volontés de mon père et à celles de mon mari.

« — Voyez cette jeune folle, interrompit-elle avec un geste superbe, qui ose lutter contre ma volonté; mais elle ignore donc ce que c’est que de provoquer la colère d’une femme comme moi!

« — Je sais, madame, ce que je dois aux bontés de mon grand-père, et puisqu’il désire me voir porter ce bracelet ce soir, son désir sera accompli.

« La fermeté de mes paroles et de mon attitude ne fit que redoubler l’emportement de la baronne. — Écoutez-moi, me dit-elle d’une voix altérée par un frémissement nerveux, je vous parle dans votre intérêt; n’essayez pas de lutter avec moi, vous vous briseriez. Puisqu’il faut des exemples à votre jeune cervelle, écoutez et retenez bien ce que je vais vous dire. Il s’agit aussi de ce bracelet; il a déjà été fatal à votre mère, il vous serait fatal à vous-même! Vous étiez bien jeune quand pour la possession de ce bijou votre mère ne craignit pas de se révolter contre ma volonté, d’entamer avec moi la lutte. Savez-vous quelle fut sa récompense?... L’exil, la malédiction de son père, voilà le châtiment dont j’ai frappé l’orgueil de la mère. Croyez-vous qu’aujourd’hui je serais sans défense contre l’orgueil de la fille?

« Je demeurai comme foudroyée. Hélas! cette terrible révélation, dont je ne pouvais mettre en doute l’odieuse véracité, ne m’expliquait que trop le silence, les secrets chagrins de ma pauvre mère.

« — Je vous devais cette confidence, poursuivit la baronne; elle vous rendra plus circonspecte, elle vous montrera que vos manœuvres seraient impuissantes à triompher de l’imbécillité d’un vieillard! Quant à ce bijou, je le reprends, il m’appartient : si le cœur vous en dit, allez le réclamer à votre bon et généreux grand-père. — Ce disant, la baronne quitta le salon, emportant avec elle le bracelet.

« Je restai comme anéantie, la baronne m’avait frappée au cœur. Une heure après, je revis mon grand-père : la consternation empreinte sur ses traits, son regard morne, presque égaré, annonçaient assez qu’il venait de subir une de ces scènes violentes qui ont fait le malheur de sa vie. Il m’embrassa sans mot dire; mais des larmes coulèrent de ses yeux sur mon visage. Quelle triste histoire me disaient ces larmes !

« Presqu’au lendemain de cette scène, les manières de la baronne avec moi changèrent complètement. De froide et de hautaine qu’elle était auparavant, elle devint obséquieuse, presque amicale; mais M. de Marmande surtout eut le privilège de ses prévenances et de ses petits soins. En un mot, je ne pus me dissimuler que cette méchante femme voulait à tout prix s’introduire dans mon intérieur, se placer entre mon mari et moi! Sur ces entrefaites, une maladie grave vint atteindre mon grand-père. Tu comprends que sans réfléchir aux mauvais procédés dont la baronne pourrait user envers moi, je pris ma place au chevet de l’excellent vieillard. Pouvais-je laisser le pauvre malade seul aux mains de serviteurs infidèles, d’une créature incapable de comprendre et de remplir ses devoirs d’épouse? La maladie de mon grand-père fut longue et douloureuse, mais des soins désintéressés et vigilans ne lui manquèrent pas, et M. de Marmande lui donna les preuves d’une affection filiale dont je lui serai toujours reconnaissante.

« Une après-midi, pendant que mon grand-père goûtait quelque repos, je m’étais retirée dans ma chambre, où, toute préoccupée de l’état du cher malade, je travaillais machinalement à une broderie quand la baronne fit irruption dans l’appartement. Comme au jour de la scène du bracelet, plus qu’au jour de la scène du bracelet, son visage respirait la haine et la colère.

« — Vous avez fait demander M. Jeanicot? me dit-elle en attachant sur moi des yeux si ardens qu’ils semblaient vouloir lire au plus profond de ma pensée; il vient d’arriver, et vous pouvez le recevoir.

« — Ce n’est pas moi, madame, repris-je tout émue de cette violence, c’est mon grand-père qui a demandé à voir le notaire : à plusieurs reprises, il a manifesté ce désir devant moi, et hier, ayant rencontré M. Jeanicot sur la route, je l’ai prié de se rendre au château.

« — Allons donc, madame, reprit la baronne, ne cherchez pas à jouer au fin avec moi! Je ne suis point un enfant pour que vous puissiez espérer me faire croire que ce désir est venu tout naturellement, sans insinuations de votre part, à mon mari.

« Je ne compris pas d’abord toute la portée de ces paroles; aussi répondis-je innocemment : — Vous avez vous-même, madame, en ma présence, si vous voulez bien vous le rappeler, entendu souvent mon grand-père manifester l’envie de voir son notaire.

« — Vous êtes une fille bien prévenante, répliqua la baronne avec un rire odieux, et mon mari doit rendre grâces au ciel, qui lui a envoyé une enfant si dévouée à ses caprices.

« — Je fais de mon mieux, madame. Mon grand-père a peut-être près de lui des soins plus empressés; mais assurément il n’en a pas de plus désintéressés, qui partent plus du cœur que les miens.

« J’eus peut-être tort de répondre par cette accusation indirecte, mais le ton provocateur de la baronne avait épuisé ma patience. La marâtre s’avança aussitôt vers moi haletante de fureur; je l’attendis immobile en la mesurant du regard : — Oh ! une femme comme vous peut parler de son désintéressement, en parler beaucoup, tout le monde y croira; qui pourrait en douter? Sa vie entière n’est-elle pas là pour répondre de la générosité de ses instincts, de son désintéressement? Du bout du monde, par un beau jour, elle tombe dans sa famille, sans un son vaillant. Là, à la charge des siens, elle rencontre une vie facile, bon feu, bon gîte, bonne table, et elle se résigne à vivre grassement, sans labeurs : comment cela peut-il s’appeler? Noblesse de cœur, désintéressement sans doute? Allons plus loin. Dans ses voyages d’aventure, elle rencontre un protecteur dévoué. Les liaisons se forment vite en voyage, et le cher ami n’hésite pas, au mépris de toutes les convenances, à venir la poursuivre jusqu’au sein de sa famille. C’est d’ailleurs un parti fort convenable pour une jeune fille sans fortune: aussi l’on encourage ses soins avec une facilité peu commune; mais une catastrophe arrive, le jeune favori part, et trois mois après on est mariée, mariée à un autre! Comment cela peut-il s’appeler, sinon noblesse de cœur et désintéressement?... Allons encore plus loin, parlons de ce mariage, n’est-ce pas le plus bel acte d’une vie toute de dévouement? Qui épouse-t-on? Un homme infirme, hideux, mais d’une des plus nobles familles de France, et trois fois millionnaire. Oh ! comment tout cela peut-il s’appeler, sinon noblesse de cœur, désintéressement?...

« J’eus la force d’entendre jusqu’au bout ce hideux langage et de répondre avec un froid mépris : — Une âme sordide comme la vôtre, madame, est seule capable de supposer de pareils calculs à un cœur comme le mien,

« L’accent de ma voix, l’expression de mes regards révélèrent sans doute à la baronne tout le dégoût qu’elle m’inspirait, car un courroux terrible empourpra ses traits : elle demeura un moment immobile, comme suffoquée par la colère. Elle reprit après une pause, avec une exaltation qui tenait du délire : — Ah ! ne croyez pas que je me laisse enlever sans combats le fruit de vingt ans de sacrifices, ne croyez pas que j’aie donné ma vie à un vieillard pour que dans un caprice de sa seconde enfance il me dépouille en votre faveur d’une fortune qui devant la loi m’est acquise. Non, non, détrompez-vous, madame, j’y vois clair; vos apparences de tendresse, vos manières insinuantes ne m’ont jamais fait illusion ! Du premier jour, j’avais soulevé le masque de votre figure; je connaissais vos machinations, vos projets, je savais le but de ces tendresses outrées pour un vieillard imbécile. Me dépouiller de ma fortune, tel était votre projet du premier jour, tel vous l’avez suivi, tel vous le poursuivez encore... Cela pouvait se comprendre au jour où, pauvre mendiante, vous viviez de la charité de vos parens; mais aujourd’hui qu’un mariage doré vous a rendue riche à millions, il faut que vous soyez aveugle et insatiable pour poursuivre de pareilles menées... C’est la guerre que vous voulez : eh bien! soit, la guerre, madame, mais elle sera terrible ! — En prononçant ces paroles, la baronne s’élança d’un bond hors de la chambre.

« Cette affreuse scène inaugurait dignement pour moi les émotions de cette journée néfaste entre toutes. Lorsqu’au soir je me rendis auprès de mon grand-père malade, je le trouvai en proie à des vomissemens violens qu’il attribuait à une potion que lui avait administrée la baronne, et dont il n’avait voulu prendre que quelques gorgées, tant son acre saveur l’avait dégoûté. J’envoyai immédiatement chercher le docteur, qui n’arriva qu’assez avant dans la soirée. Lorsqu’il voulut examiner le médicament qui avait provoqué cette crise, on ne le trouva plus. Apporté dans la journée par un certain drôle nommé Pascal, domestique favori de la baronne, il avait disparu, et malgré les recherches les plus minutieuses, on ne put le retrouver!... Ma main tremble en t’écrivant ces douloureuses confidences. Oh! il est affreux d’émettre de pareils soupçons, mais ils ne partirent pas de mon cœur seul. Mon grand-père en présence de la baronne, jetant sur elle un regard dont je n’oublierai jamais l’expression terrible, fit au docteur des recommandations qui annonçaient assez les terribles soupçons dont son âme était saisie.

« Je n’ai pas besoin d’ajouter que le notaire était reparti sans avoir pu arriver jusqu’au malade. Dieu, qui lit au fond de mon cœur, sait, toi-même, qui me connais, tu sais combien les choses d’argent me sont indifférentes : la fortune de mon mari n’est que trop considérable pour mes goûts simples... Ce qui me préoccupe, ce qui m’inquiète pour l’avenir, c’est la haine de cette femme, une haine terrible qui ne reculera devant aucune extrémité. Je ne puis me dissimuler qu’elle a su par ses artifices s’insinuer dans les bonnes grâces de mon mari, si réservé, si défiant dans ses affections. De jour en jour je peux lire les progrès qu’à l’aide d’une détestable hypocrisie elle sait faire dans sa confiance. Oui, je le sens, un de ces pressentimens du cœur qui ne trompent jamais me dit que la paix de mon intérieur est menacée; un serpent, un démon s’insinue en rampant au sein de mon foyer : là est le sujet de toutes mes angoisses, de toutes mes craintes! Jusqu’ici cet être pervers n’a pas, il est vrai, réussi à semer la division entre mon mari et moi; mais sa haine s’arrêtera-t-elle inassouvie, ses efforts seront-ils toujours impuissans ? « Un événement imprévu contribue à redoubler mes anxiétés. Je t’ai souvent parlé de M. de Kervey, tu l’as connu toi-même lors du séjour en rade de Pondichéry de la corvette la Coquette. Élevé avec mon mari, qui lui porte une fraternelle amitié, c’est M. de Kervey qui, par une imprudence involontaire, a infligé au comte la blessure dont il gardera toute sa vie la terrible cicatrice ! Après le cruel événement, lorsque les jours de son ami ne furent plus en danger, il partit pour une longue campagne de mer. Depuis lors nous n’avions plus entendu parler de lui, et mon mari s’indignait souvent de ce silence, hélas! trop explicable, quand, il y a un mois environ, les journaux annoncèrent qu’une goélette, commandée par M. de Kervey, et partie des Antilles pour la France, avait péri corps et biens dans le canal de Bahamas. L’agitation et le désespoir de M. de Marmande ne connurent pas de bornes, et la semaine dernière, la triste nouvelle ayant été démentie par l’arrivée à Brest de la goélette et de son commandant, M. de Marmande partit le soir même pour la Bretagne, d’où il revint quelques jours après avec son ami, qui ne l’a point quitté depuis »

La comtesse de Marmande en était là de ces tristes confidences, lorsqu’un léger cri, parti de l’extrémité de la chambre, vint l’enlever à sa correspondance, et elle s’approcha vivement du berceau où dormait un bel enfant aux lèvres vermeilles, aux joues roses. L’innocent chérubin, la bouche entrouverte, les bras étendus, rêvait comme doivent rêver les anges. Il y avait tant d’innocentes joies pour une mère dans ce gracieux enfant, que la comtesse ne put détourner de lui ses regards, et, s’asseyant près du berceau, l’agita de la main, couvant de l’œil son plus cher trésor; mais bientôt ses forces, épuisées par le travail de la soirée, lui firent défaut, sa tête s’inclina sur son bras, et elle tomba ensevelie dans un profond sommeil.

La comtesse avait à peine fermé les yeux depuis quelques minutes, quand la porte de l’appartement s’ouvrit sous la main du comte de Marmande. Il s’avança discrètement, puis, retenant son souffle, s’arrêta à contempler le groupe charmant qui s’offrait à sa vue. C’était en effet un ravissant tableau que cette mère près de son enfant : le sujet chéri des grands peintres réalisé avec toute la poésie de la nature. L’enfant rose et blanc dormait d’un sommeil tranquille, comme confiant dans la protection de la tendre mère qui se trouvait à ses côtés. Si Anna n’était plus la fière et charmante jeune fille que nous avons connue au début de cette histoire, l’âge et l’expérience de la vie n’avaient point altéré l’expression d’adorable bonté naturelle à ses traits. Sans doute les chagrins racontés dans sa lettre avaient laissé de tristes empreintes sur son visage; mais à cet instant la vue de son bel enfant avait chassé toute douloureuse pensée de sa mémoire, et calme, heureuse, souriante, elle reposait près du berceau. Marmande contempla le gracieux tableau avec ravissement ; de la mère, ses yeux se reportaient vers l’enfant avec une indicible expression de tendresse. Un éclair de bonheur passa sur le front du comte, et, se mettant à genoux avec une grâce touchante, il attacha sur la mère un long regard plein d’amour : « Si elle m’aimait ! » murmura-t-il, et de douces larmes roulèrent dans ses yeux. Puis, comme frappé d’une soudaine pensée, il se releva brusquement et vint se poser devant la glace suspendue au-dessus de la cheminée. Là, haletant, il se regarda avec une fiévreuse curiosité. Un large bandeau noir couvrant la hideuse cicatrice dont son visage était sillonné donnait à ses traits une expression sinistre et repoussante. Un rire plein d’amertume contourna les lèvres du comte : « Un monstre ! » dit-il, et, comme pour s’arracher à une horrible vision, il détourna la tête et s’enfuit de la chambre.


II. — PARTIE CHAMPÊTRE.

À une semaine environ de la soirée dans laquelle on a vu Mme de Marmande verser dans le cœur d’une amie exilée ses tristes confidences, vers sept heures du matin, deux domestiques étaient occupés, dans la cour du château de Laluzerte, à rendre à grands coups de brosse à une calèche jaune, de formes surannées, l’éclat de ses couleurs. L’un de ces domestiques était un beau garçon de vingt-cinq ans, au teint coloré, à la barbe épaisse, aux larges épaules, à la mine impudente d’un coq de village, tandis que son camarade trahissait dans toutes ses allures l’innocence et la simplicité des champs. Soudain le plus âgé des serviteurs arrêta le mouvement d’une roue qui tournait sur son axe, et dit avec un rire étouffé à son compagnon : — Voilà le sourd, nous allons avoir de l’agrément ; attention ! — Et, pour ajouter au sel de la plaisanterie, il envoya dans la poitrine de son voisin un coup de coude à lui briser les côtes.

En ce moment, le baron de Laluzerte venait d’entrer dans la cour des écuries, et, après avoir dirigé ses regards vers la voiture, fit entendre à deux reprises l’appel : Pascal, Pascal.

— Il croit peut-être que je vais me déranger de ma besogne pour aller lui parler, le sourd ! — Et pour toute réponse à l’appel de son maître, le drôle entonna d’une voix de stentor l’air des Bohémiens parisiens, alors dans toute sa nouveauté.

Le baron était sans doute familiarisé avec ces étranges procédés, car il ne tenta pas de renouveler un appel inutile, et dirigea sa marche vers une remise isolée située à l’extrémité de la cour. Son visage décharné, l’expression morne et presque égarée de ses yeux, disaient encore plus haut qu’aux premiers jours de ce récit une vie de souffrance et d’amertume. Au moment où le baron entra dans la remise, un spectacle étrange vint frapper ses regards. Le corps d’un chien braque était suspendu par le cou à une corde attachée au plafond. L’exécution avait eu lieu sans doute peu d’instans auparavant, car le cadavre, encore chaud, se balançait en oscillations régulières. — Oh! mon pauvre Castor! mon seul et dernier ami! dit le baron en se voilant la face de ses deux mains par un mouvement de frénétique désespoir. Un instant le vieillard demeura immobile, abîmé dans une douleur profonde ; mais à cette stupeur première succéda bientôt le plus violent courroux : — C’en est trop, — dit-il avec un râle de colère. Et sortant précipitamment de la remise, il s’avança l’œil enflammé vers les deux domestiques :

— Qui a eu le malheur de tuer Castor? dit le baron d’une voix brève.

— Quelqu’un probablement, à moins qu’il ne se soit mis la corde au cou lui-même, murmura Pascal, qui continua à lisser amoureusement à l’aide d’une peau la main de cuivre de la portière.

— Tu ne m’entends pas, misérable! Je te demande qui a eu le malheur de tuer Castor, répéta pour la seconde fois le baron, qui, hors de lui, appuya fortement sa main droite sur l’épaule de Pascal.

Ce dernier, se retournant brusquement, regarda son maître avec le plus impudent cynisme, puis dit froidement : — Eh bien? après!

— C’est toi, interrompit le baron, écumant de fureur.

— Oui, c’est moi, par l’ordre de Mme la baronne, répliqua le domestique, qui reprit sa tâche immédiatement avec un zèle outré. Une scène violente allait éclater, quand Mme de Laluzerte parut dans la cour des écuries.

— Qu’y a-t-il? que signifie tout ce tapage, mon bon Pascal? dit la baronne avec un ton d’aménité peu familier à ses lèvres.

— Il y a, reprit Pascal d’un ton bourru, que monsieur m’appelle misérable, parce que j’ai suivi les ordres de madame, et fait passer ce matin le goût du pain à cette vieille carcasse de Castor.

— Et il a bien fait, très bien fait, dit la dame, qui, s’adressant cette fois à son mari, reprit le ton aigre et tranchant qui lui était habituel. Je vous l’ai dit, monsieur, poursuivit-elle, je ne veux pas de chiens malades dans la maison, je n’en veux à aucun prix. Sait-on ce qui peut arriver? Hier encore je lisais le récit des affreux malheurs occasionnés à Compiègne par un chien enragé. Il ne me convient pas que, pour satisfaire à vos puériles affections, nous ayons peut-être à déplorer ici une pareille catastrophe, et Pascal n’a fait que m’obéir en tuant ce vilain Castor.

— Et encore il a été pendu, ce qui est, dit-on, une mort pleine d’agrément, ajouta facétieusement Pascal. A l’arrivée de la baronne, la tempête qui avait bouleversé les traits du vieillard s’était calmée comme par enchantement. Tout dans l’humble attitude du baron révélait l’esclave devant son maître, la victime devant le bourreau.

Mme de Laluzerte poursuivit : — Je vous l’ai déjà dit bien souvent, je ne veux pas que vous sortiez le matin aussi légèrement vêtu, sans rien sur la tête ! Rentrez vite, et allez chercher votre casquette. Surtout n’oubliez pas d’être prêt à dix heures. Vous savez que le comte vient nous prendre pour aller goûter au moulin des Étangs, et il est exact !

Cette admonition était à peine terminée, que M. de Laluzerte quittait la cour des écuries; mais il devait y avoir quelque chose de bien profondément désolé dans les regards que le baron à plusieurs reprises porta vers le bâtiment où gisait la dépouille mortelle de son chien fidèle, car le petit domestique qui suivait d’un œil anxieux les faits et gestes de son vieux maître dut essuyer à deux reprises les larmes qui sillonnèrent ses joues.

— Je voulais vous recommander, mon bon Pascal, reprit la baronne d’une voix doucereuse, d’avoir bien soin du panier où sont les fraises et le raisin, ainsi que du seau à glace : le comte de Marmande aime à boire froid; mais je vous tiendrai compte de toutes ces peines, mon bon Pascal; vous savez que d’ordinaire je ne vous oublie pas !

— C’est bien, c’est bien, on soignera les comestibles, reprit le domestique avec une étrange familiarité.

A dix heures précises, le lendemain, comme Mme de Laluzerte l’avait prévu, Marmande et sa femme arrivaient au château, où ils avaient été précédés de quelques instans par le notaire Jeanicot et M. Desbois. Les premiers complimens de bienvenue échangés, la baronne, qui la première avait eu l’idée de cette partie champêtre, et à ce titre s’arrogeait le droit d’en régler les détails, fit remarquer que le jour était si beau qu’il serait fâcheux d’en perdre un seul instant. — Nous avons tous lutté d’exactitude, ajouta-t-elle; mon mari lui-même est prêt.

— Alors nous n’avons plus qu’à partir, prenez votre place à côté de ma femme, dit Marmande, qui, se levant du fond de la voiture, s’assit sur les coussins de devant. La baronne enjamba lestement le marchepied en effleurant à peine du bout des doigts le bras que M. Desbois lui offrait galamment.

— Nous avons une place pour vous, monsieur Desbois, dit Marmande au magistrat, qui d’un œil de convoitise contemplait, la main sur la portière, l’intérieur de la calèche.

— Et mon mari? interrompit vivement la baronne.

— Il vient avec M. Jeanicot, reprit Marmande, qui de sa nouvelle place embrassait tous les détails de cette scène; le voilà qui monte dans le cabriolet de notre jeune notaire : ils ont peut-être à causer affaires.

Cet arrangement parut contrarier profondément Mme de Laluzerte, et un nuage de mauvaise humeur obscurcissait ses traits, lorsque M. Desbois, intérieurement fort satisfait d’avoir échangé la banquette assez mal rembourrée d’un cabriolet de notaire de province pour les moelleux coussins d’une calèche de Thomas-Baptiste, s’assit à côté du comte, qui donna au cocher le signal du départ.

— M. de Kervey nous ferait-il défaut? dit la baronne, dont le visage assombri s’éclaircit comme par enchantement.

— Robert est trop ami de ses plaisirs pour cela, reprit le comte; mais comme Mme de Marmande désire revenir à cheval, il a eu la complaisance d’accompagner au moulin son cheval de selle.

Le costume de la jeune femme annonçait en effet l’intention de se livrer dans la journée à l’exercice de l’équitation. Une amazone de drap bleu foncé, dont les larges revers s’ouvraient sur les plis d’une chemisette de batiste fermée par deux boutons de perle, révélait toute l’élégance de sa taille. Le petit chapeau noir gracieusement posé sur deux nattes de magnifiques cheveux châtains, qui complétait le costume de la comtesse, donnait à sa physionomie un cachet si piquant, qu’à sa vue on saisissait des mystères de poésie dans le tuyau de poêle dont les caprices de la mode ont coiffé les hommes du XIXe siècle.

— Monsieur Desbois, dit Mme de Laluzerte, interpellant le magistrat, j’osais à peine compter sur vous; je vous savais si occupé par l’instruction de cette horrible affaire Péterel, que je craignais que vous ne pussiez nous donner le plaisir de votre compagnie.

— Dieu merci, l’instruction de ce grand crime touche à sa fin, reprit le magistrat. Hier les chimistes ont tenu une dernière séance; leur analyse ne saurait laisser aucun doute : l’appareil de Marsh a parlé! Le malheureux Péterel a été empoisonné par une dose d’arsenic telle que M. Voitout me disait avoir trouvé dans son analyse plus de poison qu’il n’en faudrait pour tuer vingt hommes. C’est à la justice maintenant de rechercher le coupable et d’obtenir vengeance de la rigueur des lois, au nom de la société outragée. Hélas! tout porte à croire, continua le magistrat non sans emphase, que nous aurons à remplir la triste mission de poursuivre un de ces drames terribles auxquels est réservée une triste célébrité dans les annales de la perversité humaine. C’est le cœur serré d’une poignante émotion qu’il nous faut comprendre, en sondant les mystères du crime, que la main qui a versé le poison était une main amie ! On ne saurait le nier, les plus fortes charges pèsent en ce moment sur la femme de l’infortuné Péterel.

— Eh quoi ! monsieur Desbois, ce que l’on me disait hier est donc vrai ? interrompit la comtesse avec un sentiment de pénible surprise ; la malheureuse femme Péterel est soupçonnée d’avoir empoisonné son mari ?

— Le fait n’est que trop vrai : depuis plus d’une quinzaine déjà, elle est dans les prisons de Compiègne. Il ne m’appartient pas d’aggraver la position de cette malheureuse en révélant les mystères de l’instruction ; mais ce que je puis dire, ce qui est au su de tout le monde, c’est que ses antécédens la recommandent peu à l’intérêt public. Comment s’intéresser en effet à une fille jeune et belle qui, à vingt ans, poussée par la cupidité, se résigne à épouser un être infirme, repoussant ? L’infortuné Péterel était aveugle. Quant aux jeunes années la soif de l’or arrive à étouffer chez une femme les instincts de délicatesse naturels à son sexe, n’est-on pas logiquement conduit à croire qu’un jour elle ne reculera pas devant le crime qui doit lui assurer les fruits de son honteux marché ? ajouta l’homme grave, intimement fort satisfait de cette profonde pensée.

M. Desbois, entraîné par son penchant pour les époux assortis, ne s’aperçut pas que, devant le comte et la comtesse de Marmande, ces paroles n’étaient pas d’un heureux à-propos, et sans doute son voisin fit pour lui cette réflexion, car il l’interrompit brusquement en disant : — Personne ne nous donne des nouvelles de M. Cassius ; depuis son retour d’Angleterre, on ne l’a pas vu au Soupizot. Pourquoi ? Je l’ignore, et m’en plains très vivement.

— Je lui ai écrit hier pour l’engager à notre partie champêtre, interrompit Mme de Laluzerte.

— Et son intention bien formelle, au moins il me l’a dit hier soir, était de se rendre à votre invitation, répliqua M. Desbois. Si vous n’avez pas vu notre ami depuis son retour d’Angleterre, je dois vous mettre en garde contre la surprise du premier moment. Le fait est qu’il est étonnant, plus qu’étonnant !

— En vérité ? dit Marmande.

M. Desbois poursuivit : — C’est de la monomanie triple ; on a traité par les douches et la camisole de force des folies cent fois moins caractérisées que la sienne. À dîner, il s’est supprimé le pain, qu’il remplace par des pommes de terre sous le nom de patate ; il ne saurait parler de rien autre chose que de courses de chevaux, chasses au renard, combats de boxeurs, et tout cela dans un langage à vous faire dresser les cheveux sur la tête ! — Le chapitre des excentricités de son ami offrait un texte si abondant à la verve du magistrat, qu’il ne l’avait point encore épuisé lorsque la voiture s’arrêta au moulin des Etangs,

Robert de Kervey et M. Cassius avaient précédé de quelques instans au lieu du rendez-vous les nouveaux arrivans. Comme on pouvait s’y attendre, l’anglomane avait profité de l’occasion pour revêtir un costume tout plein de sporting character, si l’on nous permet d’emprunter cette expression à son vocabulaire. Cependant, malgré cette tenue, qui eût rendu tout de circonstance un récit de quelque fabuleux fox hunting du Leicestershire ou de Melton Mowbray, M. Cassius avait cru devoir, tant les voyages forment la jeunesse, se mettre à la portée de son compagnon, qu’il entretenait de l’escadre des yachts et des races de l’ile de Wight. Quoique le sujet fût certainement fort attrayant pour un marin, nous devons avouer que les yeux distraits de Robert annonçaient assez combien peu d’intérêt avait pour lui la description du yacht le Dolphin, vainqueur du Great union Jack swepstakes, appartenant à lord Sam Sailor, fils aîné du Earl of Navy et ami particulier du narrateur.

En retrouvant Robert de Kervey après deux ans d’absence, il ne sera peut-être pas inutile de le présenter de nouveau au lecteur. La figure si martiale du marin, brunie par le hâle du soleil et de la mer, se trouvait encore rehaussée par une noble cicatrice qui, commençant à la racine des cheveux, sillonnait le front perpendiculairement au sourcil gauche. Cette blessure, il l’avait reçue dans une affaire contre des pirates de la côte d’Afrique, et elle lui avait valu le ruban rouge qu’il portait modestement à la boutonnière. Pour le moment, le lieu où il se trouvait, lieu si singulièrement choisi par Mme de Laluzerte pour une partie de plaisir, avait évoqué dans son esprit les plus tristes souvenirs. Insensible aux charmes de la conversation de M. Cassius, ses pensées se reportaient vers la terrible catastrophe dont il avait été l’auteur involontaire : il se retrouvait aux jours d’angoisses mortelles qui l’avaient suivie, et ses pensées ne s’arrêtèrent pas là!... Peut-être accorda-t-il un souvenir plein d’amertume aux rêves de bonheur qui la veille de la catastrophe embellissaient sa vie; mais ces regrets ne furent que d’un instant... Robert était doué d’une de ces natures énergiques et patientes qui, après avoir porté aux lèvres la coupe amère du devoir, savent la vider sans plaintes jusqu’à la lie. Du jour où il avait appris le mariage de son ami, le sentiment qui l’attachait à la petite-fille du baron avait subi une complète transformation. Son amour pour Anna était devenu une sorte de religion, un culte pieux, semblable à celui de la mère pour la madone dont la sainte intervention a rendu la vie à son enfant mourant. Lorsqu’un événement imprévu avait rouvert pour lui les portes du Soupizot, il n’avait pas hésité à y revenir. Sûr de sa loyauté, sur de ses forces, il ne s’était pas demandé s’il n’y aurait pas de bien cruelles souffrances pour son cœur à se retrouver en présence du charmant objet de son premier, de son seul amour. Revoir Anna, la revoir heureuse près d’un bon mari, sentir son cœur s’épanouir à la vue du bonheur conjugal des deux êtres qu’il chérissait le plus au monde, tel était le rêve que le marin avait caressé pendant les longues heures de la route du retour. Faut-il dire que ce qu’il avait vu jusqu’à ce jour des relations des deux jeunes époux était venu en quelque sorte renverser ses espérances? Lui qui connaissait dans ses plus profonds replis l’âme de Marmande, du premier coup d’œil il avait compris que l’obéissance aux lois de l’étiquette ne suffisait point à expliquer la froideur qui régnait entre le comte et sa jeune femme. Anna ne serait-elle pas heureuse? George n’aurait-il pas compris ce cœur capable des plus sublimes dévouemens? Tel était le problème dont la solution oppressait l’esprit du marin, quand l’arrivée de la calèche vint l’arracher à ses méditations.

Pour continuer notre rôle de fidèle historien, nous n’aurons à signaler dans le récit de cette journée ni âne broutant les chapeaux de paille, ni crapaud gastronome s’asseyant à la table du festin, catastrophes qui semblent aux détracteurs des plaisirs champêtres inséparables de tout repas sur l’herbe. La table dressée par les soins de Laverdure et de Verdurette, couverte du plus beau linge damasé, chargée de cristaux et d’argenterie, présentait une série d’œuvres culinaires aussi appétissantes au regard qu’au goût; un bataillon de bouteilles qui allongeaient leurs cous noirs sous une croûte de glace annonçait que les liquides seraient servis à la saine température prescrite par les classiques de la table. Si l’ordonnance matérielle du repas devait satisfaire les convives à tous égards, leurs jouissances moins substantielles n’avaient pas été négligées. Un chêne centenaire protégeait la table du vert feuillage de ses vastes rameaux, et de la petite éminence sur laquelle elle était placée, on planait à perte de vue sur la surface des étangs, miroir tranquille dont le sillage d’un oiseau aquatique ou le saut d’un poisson venait seul rider la surface. Dirons-nous que l’appétit des convives, surexcité par la route, confondait dans un égal oubli les merveilles du paysage et l’excentricité du costume de M. Cassius, et qu’il fallut que ce dernier exprimât le regret de ne pas avoir complété le repas en faisant venir de Londres un plat de grouses, pour que M. Desbois, se rappelant ses promesses de la route, pensât à réjouir la compagnie en excitant M. Cassius à donner carrière à ses ridicules?

— Des craquoses? répéta l’homme grave, qui, après un instant de profonde méditation, ajouta : — Je ne connais pas.

— Des grouses, mon cher; vous ne connaissez pas cela. Français né malin que vous êtes, reprit Cassius d’un ton de complaisante supériorité. Je suis persuadé que mon ami sir Josias Moidart, baronnet, se fut fait un plaisir de m’expédier à ma première requête une bourriche de ces délicieux oiseaux; mais le temps m’a manqué.

— Et c’est vraiment dommage, car je puis vous assurer, mesdames, reprit le comte, que ce gibier est de la plus exquise délicatesse.

En entendant Marmande confirmer ses appréciations, le visage de Cassius rayonna d’une intime satisfaction, qui ne fut en rien diminuée lorsque, de l’air du monde le plus naturel, le comte lui demanda s’il avait eu la bonne chance de jouir non-seulement des plaisirs que le grouse donne au gourmet, mais encore de ceux qu’il offre au chasseur.

Le piège était tendu à ciel ouvert, et cependant l’anglomane s’y précipita sans hésiter, car il reprit au milieu du plus profond silence : — Assurément, et je peux vous donner la chasse aux grouses comme le best sport des trois royaumes. C’était il y a deux mois, aux premiers jours d’août, nous nous trouvions à Moidart-Castle, comté de Glasgow, Scotland, une réunion de sporting characters: lord Sam Partridge, le fils aîné du marquess of Pheasant, le major général sir Harry Hare, honorable captain Rabbit des Blues, George Snipe, Bengal civil service, poursuivit le narrateur avec cette rigidité d’étiquette britannique qui rend à César ce qui appartient à César, all select people, et nous eûmes, je vous assure, five capital shooting days au milieu de la contrée la plus pittoresque du monde. Et rien ne manquait à la scène : c’était du Walter Scott en action, car nous avions tous adopté le regular dress du highlander.

— Et vous aussi, Cassius! dit le comte avec un sentiment de surprise moins pénible sans doute, mais non moins profond que celui de César reconnaissant Brutus parmi ses meurtriers.

— C’est le costume de rigueur, et il serait shocking, mais shocking, de ne point l’adopter, poursuivit Cassius. Je puis vous assurer même que je m’en suis tiré à mon honneur. J’ai porté le plaid et le kilt comme un Écossais, si bien que sir Josias Moidart a voulu me recevoir membre du clan dont il est chef, ce qui a été fait en grande pompe devant cinq cents montagnards, tambour battant, enseignes déployées !

Ce récit, qui, s’il n’attestait la puissance d’imagination de l’anglomane, prouvait du moins que sir Josias possédait son Molière, et avait su approprier à la circonstance la scène de réception du Malade imaginaire, eut un grand succès dans l’auditoire, auquel il communiqua comme par un fil électrique le désir de voir M. Cassius métamorphosé en highlander.

— Avez-vous conservé votre costume? dit la baronne.

— Que vous seriez aimable de me montrer dans tous ses détails un véritable costume écossais! reprit Mme de Marmande, qui avait souvent rêvé des courageux amis de la poétique Diana Vernon.

— Je ne manquerai pas de saisir la première occasion de satisfaire vos désirs, dit Cassius en s’inclinant galamment. L’idée de voir un jour M. Cassius sous le pittoresque habit de Rob-Roy, aidée des fumées d’un Champagne de Moët, avait répandu la gaieté sur tous les visages, et l’on se levait de table sans qu’aucun des convives reportât ses souvenirs sur le triste événement dont ces lieux avaient été le théâtre, lorsque Marmande aperçut la fermière du moulin des Étangs qui se dirigeait vers son habitation un petit garçon à la main. Le comte la salua d’un geste bienveillant auquel elle répondit en s’approchant immédiatement. C’était une grande et belle paysanne au maintien décent ; l’enfant, petit garçon joufflu et rosé, pouvait avoir cinq ans au plus.

— Votre petit Charlot est en vérité un bel enfant, madame Morin, dit le maître.

— Monsieur le comte est bien bon, reprit la fermière.

— Viens ici, mon petit ami, ajouta Marmande en offrant à l’enfant, en guise d’appât, sa main pleine de sucreries.

L’enfant considéra un instant la face mutilée de son interlocuteur avec une curiosité mêlée de terreur ; puis, comme cédant à un invincible sentiment de crainte, il se retourna brusquement et vint cacher son visage contre les jupons de sa mère.

— Mais va donc, Charles, M. Le comte t’appelle, dit la fermière.

— Non, non, je ne veux pas, reprit l’enfant, qui commença à pleurer.

— Charles ! dit sévèrement la fermière.

— Non, non, je ne veux pas,… j’ai peur, j’ai peur, cria l’enfant en accompagnant ces paroles de bruyans sanglots.

Le visage mutilé du comte tressaillit sous son bandeau noir ; toutes les cruelles souffrances de l’homme qui se voit un objet d’horreur pour ses semblables se peignirent dans l’atroce amertume de son regard. — Ne grondez pas ce pauvre petit, madame Morin, dit-il avec un accent de triste résignation ; il est encore trop jeune pour savoir mentir. Voici qui lui prouvera que je ne suis pas aussi méchant que je suis laid.

Et ce disant, le comte versa dans le tablier de la fermière, toute confuse, la poignée de bonbons qu’il tenait à la main.

Le baron, seul des invités, n’assista pas à cette scène, car il avait rejoint Laverdure et Verdurette, qui se tenaient respectueusement à l’écart. Les deux années qui se sont écoulées depuis les premières pages de ce récit avaient opéré sur la jeune fille une véritable métamorphose. La petite paysanne était devenue une pimpante soubrette au costume élégant, mais ses traits n’avaient rien perdu de leur riante affabilité. Accueillant le nouveau-venu d’un gracieux sourire : — Comment va ce pauvre Castor, monsieur le baron ? dit-elle. Vous ne sauriez croire combien je pense à lui ;… c’est un de mes enfans, dame !… — Il est mort ce matin, reprit le baron d’une voix brève.

— Mort ce matin! répéta Verdurette... Pauvre bête!... Il ne faut pas vous désoler pour cela, monsieur le baron, et mon oncle a en ce moment une portée de Léda où vous pourrez faire votre choix.

— Ah! bien à votre service, monsieur le baron, dit le vieux garde, et je peux vous répondre de la pureté de la race. Il y a surtout parmi eux un petit mâle caressant et malin, le portrait de son aïeul Soliman, un chien qui avait toutes les perfections...

— Il faut venir voir la petite famille et faire votre choix, interrompit Verdurette, peu soucieuse d’entendre l’oraison funèbre familière à ses oreilles.

— J’irai un de ces jours... J’ai d’ailleurs à te parler, Verdurette; il y a longtemps que nous n’avons causé ensemble.

— Monsieur le baron, on n’attend plus que vous! cria en cet instant Mme de Laluzerte de sa voix la plus aiguë.

Ces paroles terminèrent subitement l’entretien, et le. vieux gentilhomme, sans même prendre congé de Verdurette, se rendit à l’appel de la baronne.

Les larmes du petit Charles, les paroles de Marmande, avaient ravivé de trop douloureux souvenirs parmi la majeure partie des convives pour qu’ils ne s’empressassent pas d’échapper à l’influence des lieux témoins de la catastrophe. La comtesse et Kervey allèrent chercher les chevaux de selle, et Marmande donna l’ordre de faire avancer la voiture. Quant au baron, il essaya vainement de reprendre sa place auprès de M. Jeanicot; il lui fallut obéir aux injonctions pressantes de sa femme et revenir avec elle dans la calèche.

Les chevaux marchaient depuis quelques instans; déjà l’attitude du baron, la tête appuyée contre les parois de la voiture, les yeux fermés, disait assez que, suivant son habitude, il prendrait peu de part à la conversation, quand Anna et Kervey passèrent au galop, comme une apparition, devant la portière de la calèche, et l’eurent bientôt laissée derrière eux.

— Le charmant cavalier que M. Robert! dit la baronne avec emphase. Il est impossible de rencontrer des traits d’une expression à la fois plus aimable et plus fière que les siens. Je crois, en vérité, que depuis deux ans il est encore embelli. Cette belle cicatrice, qu’il porte si noblement sur son front, ajoute aux agrémens de sa personne. C’est Là une cicatrice dont un homme doit être fier, car elle dit à tous son courage, les nobles actions d’une vie utile à son pays.

En entendant ces paroles, inspirées par une infernale habileté peut-être, Marmande, encore sous l’influence du triste épisode qui avait terminé le repas, ne put se défendre d’établir une pénible comparaison entre ce qu’il était aujourd’hui et ce qu’était Robert, Il se vit hideux, devenu l’épouvantail des enfans, mutilé par un futile accident de chasse, tandis que l’expression de dignité naturelle aux traits de Robert était encore relevée par une noble blessure reçue devant l’ennemi en combattant pour le drapeau de son pays. Pour la première fois, un sentiment d’envie contre son frère vint crisper le cœur du comte.

Mme de Laluzerte poursuivit en fixant des yeux ardens sur son vis-à-vis comme si elle eût voulu lire au plus profond de sa pensée : — Oh ! j’ai toujours eu un faible pour M. Robert, et je ne m’en cache pas. Le dire, n’est-ce pas avouer un faible que tout le monde partage, notre chère Anna la première? Je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble que depuis le retour de notre ami elle a repris ses belles humeurs de jeune fille. Elle n’est ni meilleure ni plus aimable, mais elle est plus gaie; il y a plus de rose à ses joues, que je trouvais bien pâlottes, et qui m’inquiétaient, ajouta la dame en donnant à sa voix toute l’expression de bonhomie dont l’ingrat instrument était susceptible.

— Oh ! vous prêtez trop d’influence, chère baronne, au retour de mon brave Robert, interrompit Marmande.

— Mais non,... non vraiment! répliqua la dame. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que la joie de revoir un de ses plus anciens amis, surtout après les doutes si cruels que nous avions eus sur son sort, eût exercé une véritable et heureuse influence sur la santé de la chère petite? Des sentimens d’amitié, même de reconnaissance, l’attachent à notre jeune ami; n’était-il pas son compagnon de voyage lors de son retour en France? n’a-t-elle pas trouvé en lui pendant les longs mois de la traversée des soins, un dévouement qu’une affection de toute la vie peut seule payer?

Ces paroles résonnèrent une à une dans le cœur de Marmande, comme le marteau sur un timbre éclatant. — Je ne savais pas ma femme en pareils termes d’intimité avec Robert, dit le comte de la voix émue d’un homme qui sort d’un rêve pénible.

— Oh ! ne trahissez pas mon indiscrétion, ne grondez pas la bonne petite, dit la dame avec une légèreté charmante. Nous autres femmes, nous avons toutes nos petits mystères, nous ne serions pas femmes sans cela! Et tenez, puisque je suis en veine de confidences, que je vous fasse aussi les miennes. Il y a deux ans, moi qui ne faisais pour l’établissement d’Anna que des rêves possibles, j’avais pensé qu’un jour peut-être... Mais je n’avais pas fait dans mes rêves la part de la bonne étoile de la chère enfant, qui lui réservait en partage l’un des plus nobles et des plus riches partis de France.

Sans doute cette confidence ne contribua pas à ramener le calme dans le cerveau du comte, car, sans répondre à son interlocutrice, il demeura la tête inclinée sur sa poitrine, dans l’attitude d’un homme en proie aux plus sombres méditations. Un autre personnage, le baron, n’avait pas perdu un mot de cette conversation, et peut-être Mme de Laluzerte eut-elle frémi, si, posant la main sur la poitrine de son mari, elle eût compté les tumultueuses palpitations de son cœur.

La calèche quittait à peine la cour du château de Laluzerte, lorsque la baronne, qui venait d’atteindre le dernier degré de l’escalier, se sentit saisir rudement par le bras, et s’arrêta tout interdite.

Près d’elle, le baron se tenait immobile. Une émotion violente agitait son visage, ses yeux lançaient des éclairs.

— Écoute, écoute, dit-il d’une voix étranglée par la colère, si par ton adresse infernale tu réussis à semer le trouble dans le ménage de ma fille, songes-y,... songes-y bien...

L’amour paternel même ne put donner au vieillard la force de compléter sa pensée. Un moment étonnée de cette violente apostrophe, le sentiment de sa domination revint bientôt à la baronne, et coupant brusquement la parole à son interlocuteur : — Quand vous aurez de pareils accès de folie, vous aurez soin d’aller les passer dans votre chambre. Songez-y, songez-y bien, je n’en souffrirais pas un second.

Ce disant, la tête haute, l’allure superbe, elle entra dans le pavillon, tandis que son mari, comme honteux de sa faiblesse, se frappait la tête d’un geste plein de désespoir.

Le lendemain, le comte de Marmande reçut une lettre anonyme, cette arme dernière des calomniateurs et des lâches, dans laquelle un ami inconnu disait lui reconnaître de si heureuses dispositions à jouer le rôle de mari complaisant, qu’il se ferait un cas de conscience de le tenir au courant des intrigues de son ménage.


III. — LE CHASSEUR PRIS AU PIÈGE.

A trois semaines environ de la partie champêtre, Mme de Laluzerte était assise, par une belle matinée, dans l’embrasure d’une des fenêtres de son salon, un canevas à tapisserie à la main, lorsqu’un homme ruisselant de sueur, la poitrine haletante, entra vivement dans l’appartement.

— Qu’y a-t-il donc, Pascal? dit la baronne assez étonnée.

— Il y a que le sourd en fait de belles, reprit le domestique favori d’un ton plein d’importance.

— Ah! vous ne faites jamais ce que l’on vous dit, reprit la dame en jetant avec emportement sur la table à ouvrage la tapisserie qu’elle tenait à la main. Je vous avais pourtant recommandé, pas plus tard qu’hier, de ne jamais perdre de vue M. de Laluzerte dans ses excursions. Il est si vieux, qu’un accident peut lui arriver à chaque instant... Mais enfin qu’y a-t-il? — Voici la chose, reprit le confident... Ce matin, madame m’avait dit qu’elle se servirait de la voiture toute la journée pour faire des visites, et j’avais l’œil ouvert, pensant que le vieux pourrait profiter de l’occasion pour prendre l’air. Vers le petit jour, je le vois descendre d’un air gaillard, son fusil en bandoulière, la casquette sur la tête, mais son habit bleu sur le dos, remarquez bien qu’il avait son habit bleu! Je le regarde du coin de l’œil, et, quand je le vois sortir de la basse-cour, je me mets à sa poursuite par les allées détournées. A la haie du parc, il fourre son fusil dans un trou, en tire son chapeau, et file d’un train, mais d’un train tel que moi, qui ne suis pas boiteux, c’est à peine si j’ai pu le suivre. Nous arrivons ainsi à Verberie, et il va frapper à la porte du bureau de poste. Quelques instans après, il sortait du bureau, la figure fort vexée, et prenait la route du Soupizot; mais j’avais l’œil ouvert. La directrice est la fille à Jean-Paul, ma cousine par conséquent; aussi ne s’est-elle pas fait prier pour me dire que le baron se faisait adresser ses lettres au bureau, poste restante, et me promettre de me donner tout ce qui pourrait arriver à son adresse.

Mme de Laluzerte avait accordé à cette longue et inconvenante tirade une profonde attention. Le récit du domestique terminé, elle parut réfléchir profondément, et enfin formula ses résolutions en disant d’une voix douloureuse : — Mon bon Pascal, je ne saurais en vérité dominer mes inquiétudes au sujet de votre maître: veuillez préparer la voiture, je vais aller chercher moi-même M. Le baron au Soupizot. — Ce disant, la baronne prit le chemin de ses appartemens, où elle acheva sa toilette avec une célérité inaccoutumée.

Il faut, pour l’intelligence de ce récit, suivre le baron dans sa course matinale, au moment où à la porte de Laverdure il se trouvait en face de Verdurette, qui venait de porter au comte de Marmande dans les jardins ses lettres et ses journaux.

— Vous voilà enfin, monsieur le baron! dit la jeune fille; nous vous avons attendu avec une grande impatience, car tous les voisins désirent un petit de la portée de Léda, et nous n’avons pas voulu en donner un avant que vous eussiez fait votre choix... Léda, Léda, cria Verdurette, qui à l’instant fut entourée d’une portée de petits chiens dont la mère reconnut en M. de Laluzerte un vieil ami, car en signe de bienvenue elle appliqua immédiatement ses pattes de devant sur la poitrine du baron.

— Une belle famille, fit le chasseur, au milieu de laquelle je serais fort embarrassé de faire un choix; aussi m’en rapporterai-je à ton goût.

— Voici mon petit favori, répliqua Verdurette en caressant les flancs d’un petit chien blanc marqué de feu, et je suis sûre que, les leçons de mon oncle aidant, vous n’aurez plus à regretter ce pauvre Castor,... dont je connais aujourd’hui la fin malheureuse. Oh! il y a des êtres bien méchans! poursuivit la jeune fille les yeux brillans d’indignation.

— Oui, il y a des êtres bien méchans! répéta le baron... Il poursuivit après une pause d’une voix solennelle : — Verdurette, m’aimes-tu? aimes-tu ta maîtresse?

— Si je vous aime tous deux! reprit la jeune fille, assez étonnée de cette apostrophe... Oh! vous n’en doutez pas! poursuivit-elle avec l’accent du cœur.

— Il y a des gens bien méchans dans ce monde, répéta le baron, et tu sais de qui je veux parler, car depuis bien longtemps tu as été ma seule confidente. Aujourd’hui il ne s’agit plus de moi, de mon repos, mais du bonheur de l’enfant qui est la consolation de ma vie. Je sais, à n’en pas douter, qu’un être infâme cherche à semer la désunion dans son ménage. Aussi je te demande les larmes aux yeux de n’avoir pas de secrets pour moi, de me dire tout, oui, tout!...

— Ne vous exagérez pas les choses, mon parrain, interrompit vivement Verdurette. M. Le comte est toujours bon au fond, quoique ce ne soit plus, il est vrai, l’excellent jeune maître d’autrefois : pour un rien, il gronde, il s’emporte contre tout le monde, même contre madame, cela sans mauvaises intentions, j’en mettrais ma main au feu. Avant-hier, par exemple, madame avait reçu deux chapeaux de Paris ; eh bien ! monsieur ne les a pas trouvés de son goût : la paille en était trop commune, les rubans mal assortis. Il ne lui a pas fallu d’autre motif pour reprocher à madame, et cela très sévèrement, de ne pas dépenser assez d’argent pour sa toilette, de s’habiller toujours si simplement que l’on pouvait croire qu’il lui refusait le nécessaire, tandis qu’elle devait savoir qu’il lui laissait toute liberté dans ses dépenses... Ma pauvre maîtresse! est-ce sa faute s’il lui suffit d’une robe de mousseline et d’une fleur dans les cheveux pour être jolie entre les plus jolies? Monsieur ne devrait pas s’en plaindre, à sa place peu de maris s’en plaindraient.

Le baron n’attacha pas un grand intérêt à ce commentaire conjugal digne d’une soubrette de Marivaux, et, fixant sur la jeune fille des yeux qui semblaient vouloir lire au plus profond de sa pensée : — J’ai ta promesse sacrée? dit-il.

Verdurette porta la main sur sa poitrine d’un geste silencieux, qui, mieux que tous les sermens, disait le dévouement absolu de son cœur au baron et à sa jeune maîtresse.

Lorsque quelques instans avant cette entrevue la nièce de Laverdure avait été porter au comte de Marmande dans les jardins ses lettres et journaux, ce dernier avait immédiatement entassé les journaux dans la poche de sa veste de chasse en homme indifférent aux débats de la politique; puis, parcourant une à une les adresses des diverses lettres qui lui avaient été remises, avait accordé la préférence à une missive sur papier grossier, dont l’écriture penchée sur la gauche était évidemment contrefaite.

Depuis trois semaines en effet le maître du Soupizot recevait chaque matin une lettre anonyme digne en tous points de celle que nous avons résumée en quelques mots. L’attraction de l’inconnu sur l’homme est si puissante, que le cœur le plus loyal et le plus droit offre le plus souvent une proie facile aux manœuvres d’un délateur assez habile pour s’entourer d’un mystère impénétrable. Marmande, nature honnête et élevée, n’avait pu se défendre de l’indigne faiblesse d’accorder l’honneur de la lecture aux premières pages de son correspondant anonyme, et, disons plus, une fois lancé sur la pente rapide du soupçon et des mauvaises pensées, il n’avait pas eu la force de s’y arrêter. Ce n’était plus la rougeur au front, honteux de lui-même, mais bien avec une fiévreuse curiosité qu’il s’abreuvait d’indignes délations. La correspondance était d’ailleurs conduite avec une infernale habileté : elle s’adressait tout entière à des sentimens que le jeune homme n’osait pas s’avouer à lui-même, mais qui n’en vibraient pas moins, tenaces et puissans, au fond de son cœur. Exciter la jalousie de Marmande contre Kervey en traçant avec une détestable adresse le tableau de la laideur de l’un et des agrémens personnels de l’autre, prouver surtout qu’Anna n’avait pu épouser un être monstrueux, infirme, que dans une pensée de cupide spéculation, telle avait été la thèse soutenue par le calomniateur, et, nous le répétons à regret, ces odieuses insinuations avaient porté une sanglante blessure au cœur du mari. Une incurable défiance de soi-même formait, on le sait, la partie saillante du caractère du jeune homme, alors qu’il était comblé de tous les dons de la fortune et de la beauté. Maintenant qu’il se savait mutilé, repoussant, un objet de dégoût pour ses semblables, il se demandait avec plus de force que jamais comment l’on pouvait s’intéresser à lui sans arrière-pensée, lui témoigner quelque affection, sinon en vue d’un héritage que sa faible santé ne semblait pas devoir faire longtemps attendre. Au sortir de sa convalescence, entraîné par un premier mouvement de reconnaissance pour les soins que la petite-fille du baron lui avait prodigués, n’appréciant peut-être pas encore toute l’étendue du malheur qui l’avait frappé, Marmande avait demandé et obtenu la main d’Anna; mais aux premières heures d’ivresse avaient succédé celles de la réflexion, et alors s’était fait sentir la déplorable influence d’une jeunesse passée au milieu des amours faciles, de ces Danaé de théâtre aux yeux desquelles tout malotru au portefeuille bien garni prend sans préambule les proportions d’un Jupiter. Lancé au milieu des viveurs élégans avec une nature loyale et élevée, mais timide et défiante à l’excès, quelques catastrophes amoureuses, dignes à peine d’un quart d’heure de regret, avaient suffi pour donner à Marmande la plus mauvaise opinion des femmes. Aussi bien des fois déjà, sous l’influence des souvenirs de sa jeunesse, il avait prêté à celle qui portait son nom des sentimens à leur place sans doute dans le cœur d’une héroïne du Ranelagh, mais qui n’avaient jamais flétri de leur souffle la belle âme de la petite-fille du baron. La jeune femme, avec la finesse naturelle à son sexe, n’avait pas tardé à deviner les secrètes pensées de son mari, et alors, profondément blessée de voir son œuvre de généreux dévouement récompensée par une indigne défiance, elle avait apporté dans ses relations avec le comte une réserve, une froideur qui n’avaient pas tardé à fortifier les soupçons de ce cœur ulcéré.

La lettre que le comte tenait à la main continuait à flétrir le caractère de Mme de Marmande en lui prêtant les desseins les plus vils. Elle appelait l’attention du mari sur les témoignages d’affection donnés par la jeune femme à son grand-père, et demandait si tout cela était bien sincère, si sous ce luxe de dévouement filial ne se cachaient pas des pensées d’héritage faciles à deviner. Cette lecture avait plongé le comte dans les plus sombres pensées, et il se promenait solitaire quand il fut rejoint par Kervey.

— Que fais-tu donc là si pensif, si seul? dit le marin.

Marmande mit quelque temps à répondre, comme un homme qui a besoin d’un violent effort pour chasser de sa pensée de pénibles réflexions, puis il reprit avec un triste sourire : — Tu le vois, je fais ma visite du matin à ces fleurs, qui sont aujourd’hui mon plus vif, mon seul plaisir. Autrefois je croyais employer ma vie d’une manière fort utile en cherchant à réaliser pour la plus grande joie des badauds de Paris un attelage irréprochable; aujourd’hui je m’efforce de trouver le dahlia bleu ou la rose verte.

— Ambition modeste, il faut l’avouer, reprit Robert, et qui ne répond point à nos rêves d’enfance, où je me voyais général d’armée, amiral, et toi orateur célèbre, premier ministre, car tu as toujours été très parlementaire; tu lisais Cicéron...

— Parbleu ! mon cher, reprit le comte avec un étrange sourire, avoue que je serais le bienvenu sur une tribune quelconque. Mes débuts seraient brillans; à n’en pas douter, j’aurais un beau succès, un succès de curiosité... Heureusement, comme je me connais moi-même, suivant la maxime du sage, j’ai eu la sagesse de laisser de côté des rêves qui ne sont plus faits pour moi, et de me convertir aux goûts qui me conviennent. Le champ était large : j’avais à choisir entre la manie des potiches chinoises ou celle des médailles; la passion des tableaux ou des vieilles amies ne m’était pas non plus interdite. J’ai préféré la nature, et suis, comme tu le vois, passé aux fleurs.

— Et ta femme et ton enfant? dit le marin, désireux de changer un sujet de conversation si pénible pour tous deux.

— Ma femme, mon enfant! répéta Marmande, dissimulant sous un air d’ironie les souffrances de son cœur; avoue, mon cher ami, que, triste à voir comme je le suis, ce serait me créer d’étranges illusions, être trop naïf pour mon âge, que de croire que ma femme puisse faire autre chose que me supporter, ce qui n’est point encore sans mérite! Chaque jour je m’étonne qu’elle me permette de manger à table en face d’elle. Quant à mon enfant, je lui fais peur, et il se garderait de moi comme du diable, si j’arrivais à lui sans bonbons dans les mains ou sans joujous dans les poches.

— Pauvre, pauvre George! répéta Kervey les larmes aux yeux.

L’émotion de son ami n’échappa point à Marmande, car il reprit avec un élan de sensibilité qui attestait toute la générosité naturelle de ce cœur malade : — Oh ! je ne t’accuse pas, pauvre cher vieil ami! Qui j’accuse, c’est la fortune, qui m’avait trop donné et qui m’a trop repris. Qui je maudis, c’est le sort, qui n’aurait pas dû me manquer, — depuis longtemps tout serait dit pour moi, — tandis que j’ai grand nom, belle fortune, tous ces biens du monde que les hommes envient, et cependant je suis à charge aux autres autant qu’à moi-même; ma vie est un fardeau pour tous. Ah! vois-tu bien, c’est à devenir fou ! ajouta le mutilé en se frappant le front avec désespoir.

Les deux amis, quelque temps encore, continuèrent à se promener en silence, lorsqu’ils furent rejoints par un domestique qui annonça à Robert que son déjeuner était servi, et ce dernier, après avoir serré avec une morne tristesse la main de son ami, reprit le chemin du château. Une fois seul, le comte ouvrit les diverses lettres qui lui avaient été remises par Verdurette, et l’une d’elles sembla exciter à un vif degré son intérêt, car, interrompant immédiatement sa promenade, il demanda à un garçon jardinier s’il avait vu la comtesse. Ce dernier s’empressa d’indiquer une allée d’orangers, au bout de laquelle Mme de Marmande avait pris place sur un banc protégé par un épais massif d’arbres.

— Je m’excuse, madame, dit le comte avec une froide politesse, de troubler votre solitude, mais j’ai à vous demander un service dont je vous serai mille fois reconnaissant. Depuis bientôt un mois, j’ai entendu parler du projet de votre grand-père d’hypothéquer sa terre et de faire en votre nom un placement considérable. La lettre que je viens de recevoir de M. Jeanicot ne saurait me laisser aucun doute à ce sujet. Aussi je viens vous supplier, madame, de rester aussi étrangère que possible à ces transactions. Ce serait un vrai chagrin pour moi que l’on pût croire que, riches comme nous le sommes, en entourant M. de Laluzerte de l’affection dont il est digne, nous n’obéissons qu’à de honteux calculs d’héritage.

— Ah! monsieur, qui pourrait avoir de pareilles pensées? interrompit la jeune femme avec une indignation qu’elle ne put contenir.

— Ni vous ni moi, madame, je le sais fort bien; mais on nous les prêtera avec l’autorité du fait, et c’est déjà trop.

En ce moment, le roulement de la voiture qui amenait Mme de Laluzerte se fit entendre dans le lointain, et Marmande, après quelques excuses banales, s’éloigna pour reconnaître le nouvel arrivant. Quant à la jeune femme, elle demeura assise sur le banc, la tête inclinée sur la poitrine, les deux mains jointes sur ses genoux. A plusieurs reprises, des larmes amères coulèrent le long de ses joues, car la pauvre Anna, en descendant au fond de son cœur, ne pouvait que regretter le passé, déplorer le présent et désespérer de l’avenir.

Cette douleur muette ne resta pas sans témoins : conduit par le hasard de la promenade, Kervey, quelques instans après le départ du comte, arriva inaperçu derrière le massif, d’où il put contempler le silencieux désespoir peint sur les traits d’Anna. Aussi, lorsqu’elle eut repris d’un pas mélancolique le chemin de l’habitation, Kervey, apercevant à terre quelques brins de réséda qui s’étaient échappés de la ceinture de la jeune femme, les releva pieusement, et les déposa sur son cœur avec une émotion respectueuse, comme s’il eût recueilli les reliques d’un martyr.

En retrouvant son mari au Soupizot, l’émotion conjugale de Mme de Laluzerte s’était calmée comme par enchantement, et elle avait accepté sans se faire prier l’invitation d’y passer la nuit. Vers dix heures du soir, la baronne venait de rentrer dans ses appartemens, quand Verdurette lui annonça que Pascal demandait à lui parler immédiatement. — Qu’il entre, qu’il entre! dit la dame avec une vivacité qui annonçait que cette visite inattendue avait réveillé de puissantes anxiétés dans son cœur.

Un air de jubilation rayonnait sur la figure du serviteur de confiance, et lorsque sa maîtresse lui eut lancé l’interrogation : Eh bien ! quelles nouvelles? il répondit laconiquement : Voilà, en tirant de sa poche une lettre.

D’un geste impétueux, Mme de Laluzerte saisit la missive, et, quoiqu’elle portât l’adresse de son mari, n’hésita pas à en rompre le cachet. Cette lettre, adressée par M. Jeanicot au baron, lui annonçait que la négociation qu’il lui avait confiée était arrivée à bonne fin, qu’une somme de trois cent mille francs, déposée chez le receveur général du département, lui serait remise immédiatement après la signature du contrat hypothécaire. Le notaire terminait en recommandant, dans l’intérêt de Mme de Marmande, au nom de laquelle cette somme devait être placée, que l’on ne perdît pas de temps, car le taux des actions du chemin de fer d’Orléans était en ce moment des plus avantageux.

Un instant la baronne demeura plongée dans une profonde et sombre rêverie, mais bientôt, dominant son émotion : — Oh! rien,... absolument rien, mon bon Pascal; un ancien ami de mon mari qui fait appel à sa générosité. Je suis au reste charmée de votre venue, car j’ai une commission à vous donner. — La baronne poursuivit en tirant d’un anneau une petite clé : Cette clé est celle de mon secrétaire; dans le tiroir de gauche, sous mes gants, vous trouverez un sachet de satin blanc que vous m’apporterez demain matin; c’est un cadeau que je destine à Mme de Marmande.

Le serviteur parti, Mme de Laluzerte se promena longtemps dans sa chambre, et l’éclat de son regard, la vivacité de sa démarche attestaient assez la tumultueuse agitation de son cœur. La nuit était déjà avancée quand elle se décida à se mettre au lit; mais, chose étrange, au moment d’éteindre la bougie, elle s’arrêta à plusieurs reprises, comme si elle eût craint de voir dans les ténèbres d’effrayantes apparitions se dresser à son chevet.


IV. — LES CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES.

Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, une scène assez étrange se passait dans la chambre occupée au Soupizot par Mme de Laluzerte. Dans ce sanctuaire intime, la dame avait admis notre ancienne connaissance Léda, et semblait vouloir lui faire oublier, en lui prodiguant mille caresses, le peu de sympathie qu’elle avait accordé à ses assiduités. Le soin de gagner les bonnes grâces de la chienne favorite de Laverdure ne préoccupait pas seul la baronne, il faut bien l’avouer, et ses yeux, tournés incessamment vers la pendule, suivaient avec anxiété la marche de l’aiguille sur le marbre. Enfin l’instant désiré arriva : Mme de Laluzerte prit dans le double fond d’une boîte de laque un sachet de satin blanc, défit brusquement la doublure, et tira du milieu de la ouate un petit paquet de papier gris qui s’y trouvait soigneusement caché, puis, retenant Léda par l’oreille, sortit de la chambre à pas comptés. Il y avait sans doute dans cet accouplement quelque chose d’étrange, car Verdurette, qui parut à cet instant à l’extrémité du corridor, ne put résister à un accès d’invincible curiosité, et, retenant son souffle, marchant sur la pointe du pied, se mit à suivre la baronne. L’on entendit presqu’en même temps l’horloge du château sonner quatre heures. C’était l’heure à laquelle Marmande, pour obéir aux exigences du régime sévère auquel le condamnait l’état débile de sa santé, avait l’habitude de prendre un consommé. Le liquide, fumant dans une coupe d’argent, se trouvait sur la table, quand la baronne et sa compagne improvisée entrèrent dans la salle à manger. Mme de Laluzerte ferma soigneusement la porte, embrassa la chambre d’un coup d’œil circulaire, et enfin, sûre d’agir sans témoins, vida dans le bol une partie de la poudre blanche contenue dans le paquet qu’elle avait tiré de la ouate de son sachet. Alors, comme si elle eût voulu s’attacher à jamais le cœur de Léda, le plus gracieusement du monde elle mit le potage à sa portée. Un instant la chienne de Laverdure crut sans doute à un jeu de son imagination, car elle s’arrêta indécise, passant avec gourmandise sa langue sur ses lèvres, et portant de la baronne au potage, puis du potage à la baronne, ses regards les plus tendres. Cette méfiance finit par offenser la dame, dont la figure trahissait les plus vives anxiétés, et de sa propre main elle enfonça le museau de Léda dans le liquide. La tentation était trop forte, et en quelques coups de langue la chienne eut bientôt mis le bol à sec. Immédiatement Mme de Laluzerte replaça le vase d’argent sur la table et quitta la chambre ; mais sa préoccupation était si grande, que Verdurette, qui avait suivi par le trou de la serrure tous les détails de cette scène, put, en se dissimulant sous la portière de tapisserie, échapper aux regards de la dame. Le danger passé, Verdurette s’empressa de quitter son lieu de refuge; mais la scène à laquelle elle venait d’assister l’avait frappée d’un tel étonnement qu’elle descendit aux cuisines en croyant regagner l’appartement de sa maîtresse.

Demeurée seule dans la salle à manger, Léda, alléchée à l’œuvre, s’était dressée sur ses pattes de derrière et regardait soigneusement sur la table s’il ne restait rien qu’elle pût s’offrir à elle-même, lorsque ses recherches gastronomiques furent troublées par l’arrivée du comte de Marmande. A sa vue, l’animal, soit crainte du châtiment, soit puissance du remords, s’élança par la croisée et courut chercher dans sa niche une digestion paisible. Marmande n’accepta point avec philosophie cette légère mésaventure, car, se précipitant sur la sonnette, il en agita le cordon à plusieurs reprises avec véhémence.

— Eh bien ! dit-il impérieusement au domestique qui répondit à cet appel, vous ne pouvez fermer les portes, tenir la maison en ordre. J’arrive ici juste à temps pour trouver Léda le nez dans mon potage. Allez; qu’on m’en serve un autre, et qu’on appelle Laverdure.

La première partie de cet ordre ne put être exécutée à la satisfaction du comte, car le domestique vint bientôt lui annoncer qu’il ne restait plus de consommé.

— Allons,... bien,... très bien,... de mieux en mieux, dit Marmande, donnant cette fois carrière à toute sa mauvaise humeur, l’office et l’appartement sont au même niveau de bonne tenue! Désordre, gaspillage partout!... Ah çà! monsieur Louis, ajouta le comte en fixant un regard sévère sur le domestique, qui avait oublié, dans sa précipitation, d’endosser sa livrée, est-ce que vous n’auriez pas d’habit par hasard, que je vous vois en manches de chemise? Il ne faut pas vous gêner, faites comme chez vous ! Entendez-le bien une fois pour toutes; que je ne vous voie plus dans l’appartement avec cette tenue d’écurie!

Ce fut avec une bien vive satisfaction que le domestique, tout ému de cette brusque apostrophe, vit à cet instant le long corps de Laverdure franchir la porte de la salle à manger et venir s’interposer entre lui et le courroux de son maître.

— Laverdure, dit brusquement le comte, il faut que cela finisse. Tu es le maître ici, je le sais, je le sais fort bien; mais n’abuse pas trop de ma patience. Tu as des chiens pour ton plaisir, car personne ne s’en sert ici que toi, et tu ne peux trouver mauvais que je m’oppose à ce qu’ils fassent leur niche au salon. Je te le dis, et je serai inflexible : la première fois que je trouve un chien dans la maison, je le fais tuer sans pitié.

Cette menace ne résonna pas sans doute d’une manière bien effrayante aux oreilles du vieux serviteur, car il garda le silence.

— Allons, tu es muet? poursuivit Marmande. Tu ne peux pas me répondre par un mot d’excuse, me dire que tu es fâché des dégâts commis par tes chiens dans la maison, que tu veilleras désormais à ce que cela ne se reproduise plus?... Tu vois ton maître, ton pauvre maître, souffrant, nerveux, et tu prends en quelque sorte plaisir à l’irriter. Rien n’y fait, ni prières ni reproches. Tu n’étais pas comme cela autrefois, Laverdure; mes bontés t’ont gâté.

— Si monsieur le comte savait combien je regrette les méfaits de Léda, reprit le vieux garde d’un ton pénétré, il ne me les reprocherait pas si sévèrement.

— C’est bien,... c’est bien... Point de paroles, des actions. Je jugerai de ton repentir à ta vigilance. As-tu des hommes pour demain? Tu sais que ces messieurs comptent faire une battue?

— J’allais juste descendre à Verberie pour m’en procurer, répliqua le garde.

— Encore ton habitude de n’en faire qu’à ta tête! dit vivement le comte, qui se serait bien gardé de laisser passer inaperçu le plus petit sujet de reproche ; il y a plus de huit jours que je t’ai prévenu, et hier encore je t’ai rappelé la partie projetée, en te recommandant de prendre tes mesures.

— Monsieur le comte sait, reprit le garde avec l’aplomb d’un homme sur de la validité de son excuse, qu’hier j’ai été porter du gibier à M. Jeanicot.

— Je sais,... je sais fort bien, interrompit Marmande en coupant impitoyablement la parole à son interlocuteur, que tu as toujours une bonne raison à donner pour ne pas exécuter mes ordres. Maintenant ces messieurs auront des batteurs, ou ils n’en auront point; c’est ton affaire, je m’en lave les mains. Ah ! tu peux te vanter que tu me rends la vie dure, ajouta le comte en se frappant les mains avec un désespoir que ne justifiait que médiocrement l’oubli de son vieux serviteur.

Tout cuirassé qu’il était contre les boutades de son maître, l’amertume de ces paroles fit une profonde impression sur Laverdure, et, le visage consterné, il demeurait sans réponse. Ce trouble du repentir n’échappa point à son interlocuteur, qui reprit d’un ton plus doux : — Que restes-tu là sur tes jambes, comme un héron dans un marais? Crois-tu trouver des batteurs dans ta casquette? Tâche de réparer le temps perdu et de faire faire à mes hôtes une battue comme nous en faisions autrefois. File,... file donc... Qu’attends-tu?

Le vieillard ne se fit pas répéter deux fois l’ordre du départ, et, dans sa précipitation, manqua de renverser Mme de Laluzerte, qui rentrait en ce moment dans la salle à manger.

— Mille pardons pour ce vieux butor, madame, dit Marmande à la baronne. Tout en ne m’obéissant jamais, à mes moindres reproches il perd la tête. Je viens de le tancer d’importance, aussi en est-il tout ahuri. C’est que vraiment la patience d’un saint ne résisterait pas à une maison en désarroi comme la mienne : les chiens viennent prendre leur repas dans la salle à manger, et dans ce moment vous auriez besoin d’un bouillon, qu’avec un chef et deux marmitons dans ma cuisine je ne pourrais vous l’offrir. En vérité, vous devez bien prendre en pitié une pareille pétaudière, vous dont la maison est tenue avec tant d’ordre et de soin! J’ai beau dire vingt fois par jour à Mme de Marmande de prendre modèle sur vous; mais il est convenu, au salon comme à l’office, que je rabâche, et l’on ne m’écoute pas.

— Voyons, mon cher comte, reprit la baronne d’une voix doucereuse, ne calomniez pas cette bonne Anna, qui n’a qu’une pensée, un désir, celui de vous plaire. Elle est encore trop jeune et trop jolie pour se sacrifier comme je le fais aux soins du ménage. Laissez faire le temps. Les soins de l’intérieur sont les plaisirs de l’âge mûr, et, Dieu merci, bien des années s’écouleront encore avant que l’heure de ces plaisirs-là ait sonné pour notre chère enfant... Mais vous attendez donc beaucoup de monde ce soir? Savez-vous bien que c’est une vraie trahison? ajouta la dame avec une moue charmante.

— Presque personne, répliqua le comte : M. Cassius, qui doit enfin nous montrer son célèbre costume de highlander, M. Jeanicot, et notre ami Desbois. Je compte au reste à peine sur ce dernier; je crains que ce procès d’empoisonnement qui doit se terminer aujourd’hui ne nous prive de sa compagnie, sinon pour la chasse de demain, du moins pour le dîner de ce soir... Vous nous restez, n’est-ce pas?

— Il n’y a pas moyen de vous refuser; quoique j’aie quitté Laluzerte depuis hier matin, je n’ai pas la force de résister à ma curiosité, et de partir sans avoir vu le costume écossais de M. Cassius.

— Vous nous quitteriez ce soir? interrompit Marmande d’un ton de reproche fort galant.

— Oh ! impossible autrement, je n’ai pas vu mon mari depuis bientôt trente-six heures; mais, comme M. de Laluzerte se garderait bien de manquer à la battue de demain, il me ramènera avec lui.

— Vous arrangez si bien les choses qu’il est impossible de ne pas acquiescer à toutes vos dispositions, reprit Marmande, qui déployait toujours envers la baronne un véritable luxe de courtoisie. Maintenant, comme il s’agit de tuer le temps jusqu’au diner, que puis-je vous offrir? Une partie de trictrac, — vous me devez une revanche d’hier, — ou un tour dans le parc?

— J’en reviens en ce moment; la crainte de la pluie m’a chassée, et c’est malgré mon conseil qu’Anna est sortie il y a quelques minutes. Pour tout avouer, je dois même dire que nous sommes toutes deux un peu coupables du méfait de Léda, et il ne me surprendrait pas qu’elle ou moi, peut-être elle et moi, eussions laissé la porte du vestibule ouverte. Elle était si pâlotte, si pâlotte, la chère petite, que je lui ai dit qu’il n’y avait pas de bon sens à aller s’exposer ainsi au froid et à l’humidité; mais elle n’a rien voulu entendre, elle est sortie. C’est ainsi que les jeunes femmes détruisent leur santé. Aussi je vous demande expressément de lui faire des reproches, d’user même de votre autorité de mari pour la retenir à la maison quand le temps menace, comme en ce moment.

— Il faudrait avoir autre chose à lui offrir qu’une société maussade comme la mienne, reprit Marmande du ton d’un mari émérite qui ne nourrit pas de fausses illusions.

— Ah! je vous y prends encore à vous calomnier, vous et votre femme, reprit la baronne en levant l’index de sa droite d’un geste fort gracieux; prenez garde, je me fâcherai, et mon courroux n’est pas à dédaigner. — La dame ajouta de sa voix la plus douce : — Voulez-vous être aimable, mais très aimable? Eh bien! nous allons rentrer au salon, et pendant que je finirai les pantoufles destinées à notre bon curé, vous me lirez le compte-rendu du procès de cette horrible femme Péterel. Vous avouerai-je ma faiblesse, je n’ose lire, quand je suis seule, toutes ces atrocités! Riez, riez tant qu’il vous plaira; mais la semaine dernière je me suis évanouie en lisant le récit du dernier assassinat commis à Paris, poursuivit Mme de Laluzerte avec une mignardise un peu enfantine pour son âge.

Marmande s’empressa d’agréer cette proposition, et bientôt, comfortablement assis, le journal du département à la main, il commençait à haute voix l’acte d’accusation dû à la plume de M. Desbois, tandis que sa compagne partageait toute son attention entre la prose du magistrat et la confection d’une rose verte de la plus belle venue. Il s’agissait d’un de ces crimes qui ont le triste privilège d’exciter l’attention d’un peuple qui s’ennuie, pour emprunter une expression à un grand poète politique. L’accusée traduite devant les assises de l’Oise sous la prévention d’avoir empoisonné son mari appartenait à une famille honorable; elle était jeune et jolie, tandis que la victime, vieillard infirme et aveugle, ne se recommandait guère que par son trépas à l’intérêt public. De plus, quoique les chimistes eussent trouvé dans l’estomac du défunt une respectable quantité d’arsenic, il n’existait point contre l’accusée de preuves d’une matérielle évidence. Ces diverses circonstances avaient donné un véritable retentissement au procès et divisé le département en deux camps, dont les querelles, aux combats à la dague et au poignard près, rappelaient les dissensions célèbres des guelfes et des gibelins, des Capulets et des Montaigus. L’acte d’accusation pouvait d’ailleurs passer pour un remarquable modèle du genre : remontant à la plus tendre jeunesse de l’accusée, ce document mettait en lumière avec une prodigieuse habileté ses penchans pervers et précoces. M. Desbois n’avait pas manqué non plus d’accommoder à son usage la métaphore du vaisseau de l’état, si chère au journalisme de l’époque; aussi comparait-il la société à un navire ayant pour pilote la famille, et il les montrait luttant toutes deux contre les flots déchaînés de la mer du crime...

Marmande achevait de lire cette image d’un luxe un peu oriental, lorsque la baronne l’interrompit en disant : — Encore une aiguille brisée, et mon étui est vide. Il faut que vous ayez la bonté d’interrompre cette lecture si attachante, car je n’ai plus d’aiguilles, et vais aller en chercher chez moi.

— Ne prenez pas cette peine, reprit le comte; l’étui de ma femme est toujours bien fourni. — Et, se levant, il vint fouiller le panier à ouvrage de la comtesse, qui se trouvait sur le piano.

Un observateur n’eût pas manqué d’être surpris du palpitant intérêt avec lequel la baronne suivit les mouvemens de son compa gnon, et de l’émotion profonde qui vibrait dans sa voix lorsqu’elle le remercia par ces mots : — Vous êtes bien bon !

Mais ces détails échappèrent à Marmande, et il attendait que la dame eût fait son choix, quand ses doigts s’ouvrirent, et un petit paquet qui sembla sortir de l’étui vint rouler à terre.

— Ah ! je vous dévoile les secrets d’Anna, je vous livre ses billets doux, dit la baronne, s’efforçant de dissimuler son trouble profond sous un air de Célimène.

— Des billets doux, je ne crois pas, reprit Marmande en ramassant le papier, qu’il ouvrit.

Il ne contenait rien autre chose qu’une substance blanchâtre et cristalline d’un aspect inoffensif, et cependant, sous l’impression du crime si bien raconté par M. Desbois, le comte ne put se défendre d’une folle pensée ; mais ce rêve de démence passa comme l’éclair dans son cerveau, et il reprit presque aussitôt : — Voici la maison, madame ! rien à sa place ! C’est dans son étui à aiguilles que ma femme met l’alun dont elle se sert pour ses aquarelles ! — Et, haussant les épaules, le comte, après avoir remis le paquet dans l’étui, replaça ce dernier dans la corbeille à ouvrage, et revint s’asseoir dans le fauteuil.

Mais cette interruption avait été fatale à la lecture : la baronne ne lui accorda plus qu’une oreille indifférente, et lorsque Marmande en arriva aux premiers interrogatoires de l’accusée, elle le remercia de sa complaisance, et rentra dans son appartement pour réparer avant l’heure du dîner le désordre de sa toilette.

Une fois seul, le comte demeura quelques instans affaissé dans son fauteuil, comme un homme dominé par les plus bizarres réflexions, et ce fut par un mouvement machinal que, se dressant sur ses jambes, il entama autour de la table du salon une promenade circulaire ; mais presque aussitôt l’idée qui le préoccupait se trahit visiblement. Le cercle de ses pas s’agrandit du côté du piano, et il ne quitta plus du regard la corbeille de travail déposée sur l’instrument. Enfin la curiosité l’emporta. La rougeur au front, il mit la main dans le panier de soie, ouvrit l’étui, en retira le petit papier et reprit sa course autour de la chambre ; seulement, en passant près de la cheminée, il s’arrêta en balançant le papier dans sa main, comme s’il eût voulu le livrer aux flammes. Ce fut là le dernier effort de la probité conjugale. Marmande, ayant ouvert le papier, contempla la poudre qu’il contenait avec une scrupuleuse attention. Le témoignage de ses yeux ne pouvait lui dénoncer que ce qu’il avait déjà vu : une substance blanchâtre et cristalline, d’apparence inoffensive ; aussi, imbibant légèrement l’index dans la poudre, il le porta à ses lèvres. La sagacité de son palais demeura aussi en défaut, et il ne reconnut qu’une saveur saline et métallique, particulièrement désagréable. La curiosité du comte échouait dans ses investigations, quand d’un geste rapide comme la pensée il saisit les pincettes, retira du foyer un charbon ardent, sur lequel il jeta une pincée de poudre qui, pétillant sur le feu, répandit dans l’appartement une odeur alliacée et nauséabonde. L’émotion qui serra en ce moment le cœur du jeune homme dut être sans doute bien puissante, car il eut besoin de s’appuyer contre la cheminée pour ne point glisser sur le parquet.

Ces soupçons, que le délire d’une fièvre ardente eût seul pu excuser, ne maitrisèrent pas longtemps la raison du comte : comme indigné de ses pensées, il précipita dans le foyer, d’un mouvement plein d’horreur, pincettes et papier, et sortit en s’écriant : Ah ! je suis vraiment un infâme!...

Huit heures venaient de sonner à la pendule du salon. A l’exception de Marmande, qui, assis dans un grand fauteuil, se livrait aux plaisirs solitaires du tisonnage, les hôtes du château se pressaient autour de la table ronde sur laquelle M. Cassius avait exposé à l’admiration publique son célèbre costume de highlander. Les fumées des vins généreux du comte, peut-être aussi le sentiment de son importance, avaient développé au plus haut degré la faconde de l’anglomane, et, avec la complaisance d’un cicérone romain devant des ruines antiques, Cassius expliquait les différentes parties de son costume. Claymore, toque et kilt avaient déjà subi l’inspection de la compagnie, et pour le moment le montagnard de l’Oise tenait entre ses mains un de ces instrumens primitifs qui, sous le nom de musette, biniou ou pibroch, ne semblent avoir d’autre spécialité que de glorifier les excellences de la clarinette.

— Ah çà! mon cher ami, dit Jeanicot, qui, en l’absence de M. Desbois, s’était attribué la tâche de faire briller Cassius, est-ce que vous auriez rapporté d’Angleterre le talent du biniou? Vos voisins doivent s’en réjouir.

— Très cher, ne parlez donc pas de ce qui vous est tout à fait inconnu, reprit vivement Cassius, choqué de la méprise du notaire. Ceci n’est point un biniou, mais bien un pibroch, le pibroch écossais, et pour rien au monde je ne céderais le droit de porter ce noble instrument.

— Serait-ce par hasard quelque sortilège, un anneau de Gygès, ou une lampe d’Aladin? ajouta le notaire.

— Vous avez autant d’esprit que d’instruction, je le sais depuis longtemps, reprit Cassius d’un ton cassant; cependant vous n’êtes pas universel : ainsi vous ignorez que le plus haut grade que les lois du clan des Moidart autorisent à accorder à un étranger est celui de pibroch-major, et que cette faveur insigne n’avait jamais été accordée avant moi qu’à deux Français qui accompagnèrent le prétendant en Écosse.

— Tambour-major, pibroch-major, dit en sotto voce Jeanicot, comme s’il eût voulu rectifier ses idées par des analogies.

Cassius continua sans répondre même du regard à cette interruption peu bienveillante : — Lorsque je chassais les grouses, il y a trois mois, à Moidart-Castle, sir Josias, poussé par son amitié pour moi, car je n’avais aucun titre à cette distinction, voulut absolument m’armer pibroch-major. Cette dignité devient héréditaire dans ma famille, et me confère à perpétuité, à moi et à mes descendans, le titre d’esquire, le droit de me servir du crest du clan : un pélican en champ d’azur... et bien d’autres privilèges encore.

— On n’invente pas ces choses-là, reprit Jeanicot en ouvrant de grands yeux, comme un homme forcé par l’évidence des faits dans ses derniers retranchemens d’incrédulité.

— Musicien comme vous l’êtes, monsieur Cassius, dit la comtesse, je suis persuadée que vous justifiez en tous points votre nouveau titre, et que vous jouez à merveille déjà de cet instrument.

— Monsieur Cassius, ajouta Mme de Laluzerte, ne vous faites pas prier, et donnez-nous un échantillon de votre talent avant mon départ.

Cette demande de mettre en évidence un nouveau talent était trop agréable au pibroch-major pour qu’il se la fît répéter; aussi, prenant immédiatement position, il commença, sous prétexte de marche guerrière, à tirer de l’instrument les sons les plus étranges. Si cette musique écossaise faisait subir aux oreilles de l’auditoire une rude épreuve, la vue du joueur, les yeux écarquillés à sortir de la tête, les joues gonflées comme un triton classique, offrait sans doute une ample compensation à leurs souffrances acoustiques, car tous les visages rayonnaient d’une jubilante satisfaction. Un incident imprévu vint augmenter les bonnes dispositions de l’auditoire. Au moment où M. Cassius achevait une gamme chromatique de l’effet le plus martial, un chien qui se trouvait dans la cour, se croyant sans doute appelé à briller dans cette symphonie, joignit ses hurlemens aux accens du pibroch, et, acharné à la lutte, ne se tut qu’au moment où le joueur, excédé de fatigue, dut mettre un terme à ses mélodies. Le pibroch-major avait à peine déposé son instrument, que Mme de Laluzerte, distribuant ses adieux avec le plus aimable sourire, quitta le salon, et se croisa à la porte d’entrée avec M. Desbois, qu’un domestique venait d’annoncer.

L’entrée du magistrat réveilla immédiatement chez les hôtes du Soupizot le désir de connaître le résultat de la grande affaire du jour, et il se trouva salué par ces diverses interpellations, qui partirent comme un feu de file :

— Quelles nouvelles apportez-vous, monsieur Desbois? dit le comte.

— Cette malheureuse créature serait-elle condamnée? s’écria la comtesse, incapable de maîtriser son émotion.

— Cher d’Aguesseau, avons-nous emporté notre petite condamnation capitale? demanda Jeanicot avec un sourire plein d’aménité.

L’attitude de l’homme grave, sans accuser l’abattement de la défaite, n’avait point cette intime assurance qui caractérise les victorieux. L’œil mélancolique sous sa lunette d’or, la bouche ouverte par un sourire modeste, tout en lui trahissait l’auteur incompris qui n’a recueilli pour prix de ses efforts qu’un improductif et bâtard succès d’estime. — Le jury a admis des circonstances atténuantes, dit le magistrat en homme qui arrive au fait, sans circonlocutions.

— C’est en vérité incompréhensible après votre superbe réquisitoire, car, sans flatterie aucune, vous vous êtes élevé ce matin à la plus haute éloquence, dit Cassius.

— Et cette infortunée n’est pas morte de honte et de remords? interrompit la comtesse.

— Des circonstances atténuantes! répéta machinalement Marmande.

— Voulez-vous dîner, monsieur Desbois? dit Kervey, qui n’accordait qu’un médiocre intérêt au sort de la condamnée.

— Mille remerciemens, c’est fait, répondit l’homme grave en s’approchant de la cheminée.

— Et comment vous expliquez-vous ce prodigieux verdict? repartit Jeanicot, qui ne pouvait s’empêcher de ressentir vivement l’échec éprouvé par son ami.

— Ah! pour cela je ne m’en charge point, je laisse ce soin à MM. Les jurés. Dans mon humble jugement, je me déclare incapable de trouver au verdict une explication, une excuse même, dirais-je, si je parlais suivant ma conscience. — M. Desbois continua vivement, en orateur qui ne veut pas perdre l’occasion de placer un discours tout fait : « Si jamais crime fut prouvé jusqu’à l’évidence, si jamais crime fut entouré de circonstances atroces, ce fut assurément celui de la femme Péterel. C’est au sein du foyer conjugal que l’empoisonneuse a été choisir sa victime. Sous l’apparence d’une potion salutaire, elle a servi le breuvage homicide au mari qui la chérissait comme un père, au vieillard aveugle qui eût trouvé appui et protection chez tout cœur bien né. Ah ! pour frapper ainsi sans pitié, sans remords, elle a dû dépouiller non pas les instincts de l’épouse, mais les instincts de la femme!... Et cela même sans l’excuse d’une passion adultère, par amour de l’or, pour hériter plus tôt de sa victime. Pour ceux qui comme moi ont sondé le crime dans tous ses replis, la culpabilité de la femme Péterel est plus évidente que la lumière du jour, et, j’ose le dire, mes faibles efforts ont fait passer cette conviction dans l’âme des jurés; aussi, reculant devant le scandale d’un acquittement, ils ont rendu un verdict mille fois plus scandaleux encore. En vérité, en voyant de pareils actes de faiblesse, on s’inquiète, on s’effraie pour l’avenir... Où nous conduit cette indigne pusillanimité des citoyens appelés à remplir le plus saint des devoirs? Ne dirait-on pas que la peine de mort est rayée de nos codes, et que les théories humanitaires ont eu raison de la rigide sagesse du législateur? »

A cet instant recommencèrent dans la cour les hurlemens qui avaient accompagné les derniers exercices du pibroch. Ces cris, que l’on entendait distinctement, avaient quelque chose de si étrangement triste et douloureux, qu’il se fit dans le salon un profond silence.

— Encore les chiens de Laverdure! c’est à n’y pas tenir! interrompit Marmande.

— Ce chien étouffe évidemment, dit Jeanicot.

— Dieu le veuille! reprit Marmande en haussant les épaules. Il poursuivit après une pause avec un singulier accent d’ironie : — Mon cher magistrat, vous êtes dans le délai légal pour maudire vos juges, et loin de moi la pensée de vous refuser cette satisfaction. Cependant, permettez-moi de vous le dire, vous êtes injuste envers les jurés, et les circonstances atténuantes qu’ils ont admises n’ont rien que de très rationnel.

— Oh! vous plaisantez, cher comte, reprit le magistrat, assez désappointé.

— Pas le moins du monde, et tenez, discutons froidement, si l’on peut s’entendre toutefois, car le chien de Laverdure a juré de ne pas nous laisser un instant de repos, ajouta Marmande du ton d’irritation nerveuse qui lui était familier. Il reprit avec un sang-froid plein d’affectation : — Le défunt n’était-il pas le mari de la dame Péterel, c’est-à-dire que, pauvre femme, elle se trouvait liée à tout jamais à un être laid, infirme, repoussant sans doute?... Et vous ne trouvez pas cela atténuant, très atténuant ! ... Allons plus loin : vous l’avez dit, le patrimoine conjugal lui était assuré après son mari, c’est-à-dire que, le bonhomme mort, sa vie pleine de tristesse et d’ennuis devenait brillante et heureuse. Plaisirs de l’opulence, plaisirs du cœur, un mari beau, aimable, elle pouvait tout rêver, prétendre à tout... Et vous ne trouvez pas cela très atténuant, prodigieusement atténuant! Quant à moi, si j’avais eu à défendre la dame Péterel, loin de chercher à nier le crime de ma cliente, j’aurais clairement établi son cas en ces termes, bien sûr d’avoir raison de la sagacité des jurés.

— Ah monsieur! interrompit la comtesse d’une voix suppliante, de grâce cessez ces horribles paradoxes; même en manière de plaisanterie, ils font mal à entendre.

Les hurlemens du chien, qui n’avaient pas discontinué, devinrent en ce moment plus saccadés, plus nerveux. On ne pouvait se le dissimuler, c’était le râle d’une pauvre bête à l’agonie. Chacun prêta l’oreille à ces plaintes lugubres. Marmande comprit alors pour la première fois ces hurlemens, avant-coureurs de la mort, et les idées les plus incohérentes traversèrent son cerveau.

— Mais, pour Dieu! qu’a donc ce chien? dit-il en se cramponnant à la sonnette, qu’il agita violemment.

La réponse à cet appel ne se fit pas longtemps attendre. La porte du salon s’ouvrit avec fracas, et en deux enjambées Laverdure fut à la cheminée, debout près de son maître. Le vieux garde était prodigieusement pâle; il avait gardé sa casquette sur la tête; tout en lui décelait la plus vive anxiété.

— Monsieur le comte, dit-il, un grand malheur vient d’arriver; Léda se meurt, elle a été empoisonnée.

— Empoisonnée! répéta le comte d’une voix si lugubre et si sourde que l’on eût dit que toutes les fibres de son cœur se détendaient à la fois.

Le visage de Marmande devint livide, et ses membres tressaillirent comme sous le coup d’un choc électrique. Qui eût posé la main sur son cœur eût senti des battemens à briser la poitrine. Il trouva cependant la force de dompter cette émotion suprême, et reprit d’une voix presque calme : — Qu’on lui tire un coup de fusil au front pour abréger son agonie.

Cet épisode étrange fit une profonde impression sur la compagnie, et la conversation demeura froide et languissante jusqu’au moment où la jeune comtesse donna à ses hôtes le signal de la retraite.

Lorsque Mme de Laluzerte avait quitté le salon, elle avait dû traverser les rangs d’une domesticité nombreuse, attirée dans la salle à manger par les sons inouïs du pibroch, et au milieu de laquelle Verdurette se faisait remarquer par son curieux empressement. Ce ne fut qu’après réflexion et avec regret que la jolie chambrière, pensant que la baronne pourrait avoir besoin de ses services dans ses apprêts de départ, se décida à la suivre. Elle avait atteint le haut du premier étage, lorsqu’à son grand étonnement elle s’aperçut que la dame, loin de gagner son appartement, venait de disparaître dans la chambre à coucher de sa maîtresse, dont la porte battait au vent. Saisie alors d’un invincible accès de curiosité, d’un pas rapide, retenant son souffle, elle entra dans un cabinet de toilette voisin d’où, à travers une porte vitrée, elle ne perdit pas un détail des choses étranges qui se passaient auprès du lit de sa maîtresse. La baronne, marchant droit à l’alcôve, avait versé une poudre blanche dans la carafe qui se trouvait sur la table de nuit, puis, sans retourner la tête comme Caïn fuyant après le meurtre d’Abel, avait quitté la chambre. Cette scène singulière frappa Verdurette d’un étonnement mêlé de terreur; le cœur saisi d’une véritable défaillance, elle se laissa retomber sur une chaise où, sans avoir conscience du temps, elle demeura ensevelie dans la plus profonde méditation.

Lorsque Verdurette redescendit l’escalier, un groupe nombreux de domestiques se trouvait réuni sous le vestibule autour du corps expirant de Léda. À cette vue, les deux scènes auxquelles elle avait assisté par un hasard providentiel s’imagèrent en traits de feu dans le cerveau de la jeune fille; elle se rappela la promesse solennelle qu’elle avait faite à son parrain, et, sous l’empire d’une exaltation vertigineuse, se prit à courir dans la direction du château de Laluzerte.


V. — LE RÉVEIL DU SOURD.

La mort tragique de Léda avait fait événement dans la domesticité du Soupizot, et plus d’une heure s’était écoulée depuis que les hôtes du château s’étaient retirés dans leurs appartemens respectifs, lorsqu’un domestique, entrant dans le salon pour éteindre le feu et les bougies, fut fort étonné de s’y trouver en présence de son maître. Enfoncé dans un grand fauteuil, la tête entre ses deux mains, la respiration brève et haletante, le comte était livré à des angoisses mortelles que trahissait trop clairement son attitude. En proie à une torpeur fiévreuse, moitié sommeil, moitié délire, les diverses scènes de la journée se pressaient tumultueusement dans son cerveau. Il voulait, mais en vain, douter encore : le témoignage de ses yeux était là, solennel, inflexible, pour attester qu’un crime odieux avait été tenté contre ses jours, que l’auteur de ce crime était... Et cependant il s’efforçait de conserver des doutes. Sa raison, son cœur, lui disaient qu’il était le jouet de quelque atroce machination, que ses soupçons seuls étaient un acte d’infâme démence; mais les preuves matérielles étaient là, évidentes, inexorables. Pouvait-il, sans lutter contre l’évidence et le bon sens, nier que le poison qui avait donné la mort à la pauvre Léda avait été versé dans un breuvage à lui destiné? La baronne l’avait dit, Mme de Marmande avait traversé la salle à manger lorsque la coupe se trouvait sur la table, et elle était à cet instant pâle, si pâle, que Mme de Laluzerte avait été frappée de l’altération de ses traits. Et quand bien même il eût voulu lutter contre l’évidence de ces témoignages, n’avait-il pas eu entre les mains une preuve plus irrécusable encore? pouvait-il se méprendre sur la nature de la poudre si soigneusement cachée dans le double fond de l’étui, et qu’un hasard providentiel lui avait révélée?... Et aux preuves matérielles venaient se joindre dans cet esprit défiant, comme autant de preuves morales, les paradoxes insensés qu’il avait débités le soir même, et dont il se faisait sans pitié l’application. N’était-elle pas liée, pauvre femme ! à un être laid, infirme, dégoûtant, quinteux? Il ne se faisait pas d’illusions sur les charmes de sa personne et de son caractère. Une dot considérable ne lui était-elle pas assurée? Après lui, un avenir brillant s’ouvrait devant elle : plaisirs du monde, plaisirs du cœur, un mari de son choix, beau, aimable, elle pouvait tout rêver, prétendre à tout... Ces réflexions avaient parcouru pendant plus d’une heure, comme une lave brûlante, la tête de Marmande, et lorsque l’entrée du domestique vint l’arracher à sa solitude, son parti était pris : un juge égaré allait punir. Le comte, quittant le salon, se trouva sous le vestibule en face de Kervey, qui revenait de sa promenade nocturne.

— Bonsoir, George! dit le marin apostrophant son ami. Puis, reconnaissant à la clarté de la lampe l’effrayante altération qui décomposait les traits du jeune homme. — Comme tu es pâle! qu’as-tu donc? ajouta-t-il.

— Que puis-je avoir? J’ai sommeil, reprit Marmande d’une voix brève.

— George, tu me caches quelque chose, répliqua le marin avec une tendre sollicitude.

— Quoi? un crime peut-être ! Bonsoir. — Et ce disant, le comte se dirigea brusquement vers l’escalier.

La catastrophe de la soirée avait jeté une sourde inquiétude dans l’âme de Kervey. Sans s’expliquer pourquoi, il se trouvait dominé par les plus noirs pressentimens. La pâleur mortelle du comte, l’amertume étrange de ses réponses vinrent redoubler les tristes dispositions de l’esprit du marin, et, allumant un nouveau cigare, il sortit de la maison pour calmer par la promenade l’agitation de son cœur.

A l’entrée de Marmande dans la chambre de sa femme, Anna, assise près de son lit, un livre de prières à la main, lisait avec ferveur. Une bougie éclairait seule la chambre, et sa lumière se jouait en reflets capricieux dans le liquide verdâtre dont était remplie la carafe qui s’élevait sur la table de nuit près du flambeau. La jeune femme déposa immédiatement son livre, puis, frappée de la pâleur livide répandue sur le front du comte : — Etes-vous malade, monsieur? dit-elle d’une voix pleine d’intérêt. — Pardonnez-moi, madame, de vous déranger à une heure si indue; mais j’aurais à vous entretenir d’affaires importantes qui ne souffrent aucun retard.

— Je suis à vos ordres, monsieur, reprit Anna, tout émue de la solennité de ce préambule.

Le comte ajouta, après une pause, du ton d’un juge qui prononce un arrêt sans appel : — Vous m’avez apporté en mariage deux mille quatre cents livres de rente, je vous compléterai six mille francs : demain vous quitterez cette maison et irez vivre dans votre famille, où il vous plaira.

À ces paroles si inattendues, la comtesse porta la main à son front, comme si cet arrêt de séparation si brusquement rendu confondait sa raison. — Oh! monsieur, dit-elle après une pause, vos paroles sont-elles sérieuses?... Dois-je en croire le témoignage de mes oreilles?... Ne suis-je pas le jouet d’un rêve?

L’étonnement plein de douleur répandu sur les traits d’Anna n’échappa point à son mari; mais, loin d’exciter quelque pitié en son cœur, il ne fit que l’affermir dans son implacable résolution. Fixant sur la jeune femme des yeux étincelans de mépris : — Croyez, madame, que je n’ai pas pris la liberté de vous déranger à une heure aussi indue pour vous entretenir de projets en l’air. Les paroles que vous venez d’entendre expriment une volonté immuable à laquelle vous obéirez, j’espère, avec résignation.

— J’ai toujours, monsieur, religieusement respecté vos volontés, reprit Anna, s’efforçant de dominer l’émotion suprême de son cœur. Quel que soit le sort qu’elles puissent me réserver, je saurai m’y résigner en épouse fidèle et courageuse. Cependant, avant d’accepter une condamnation sans appel, laissez-moi vous demander quels sont mes torts. Comment vous ai-je offensé? Que vous ai-je fait?

Et la comtesse, joignant les mains, attacha sur son mari des regards pleins de larmes.

— Permettez-moi, madame, pour moi, et peut-être pour vous, de décliner cette explication. En épouse fidèle et courageuse, vous acceptez le sort que ma volonté vous fait : que faut-il de plus? Que pourrait amener une explication? Une scène d’emportemens et de larmes! Dans notre intérêt à tous deux, nous devons l’éviter. Si une explication de ma conduite vous est nécessaire, donnez-vous-la vous-même; vous en trouverez cent : mon caractère aigri, insociable, mon désir de fuir le monde, de vivre seul, de ne plus être à charge aux autres, comme je le suis à moi-même.

En prononçant ces paroles, la voix émue du comte révélait d’une façon si poignante les souffrances de cette âme frappée d’une maladie incurable, qu’Anna oublia le sanglant outrage dont son mari venait de la flétrir. La femme au cœur d’ange ne vit plus que le pauvre mutilé auquel elle avait consacré sa vie. — George, dit-elle avec une tendresse infinie, si vous souffrez, si votre vie est pleine de douleurs, ma place n’est-elle pas près de vous?... Ne suis-je pas votre épouse?... Et vous me chassez!

— Appelons cela, madame, une séparation à l’amiable, reprit le comte, dont le cœur resta de glace à cet appel tout plein d’exquise sensibilité.

— George, reprit la jeune femme, il y a dans tout ceci quelque mystère que ma raison cherche vainement à pénétrer... Oh ! je vous le jure, en ce moment où j’interroge mon cœur comme Dieu l’interrogera un jour, je n’y vois que pitié pour vos souffrances, dévouement à vos volontés. Je vous le jure, je n’y vois pas une action, une pensée dont une honnête femme puisse rougir.

Le comte reprit avec une impatience brutale qu’il ne chercha plus à dissimuler : — Eh ! bien loin de moi, madame, la pensée d’accuser votre conduite, votre pitié pour mes souffrances, votre dévouement à mes volontés : qui en doute? Il n’y a pas eu dans votre vie de deux années une action, une pensée dont une honnête femme puisse rougir : qui en doute? Assurément ce n’est pas moi!... Je vous l’ai dit, s’il vous faut absolument une explication de mes volontés, choisissez-la vous-même dans les nombreuses bizarreries de mon malheureux caractère. Et maintenant, adieu, madame; cet entretien a duré trop longtemps. Laverdure vous remettra au matin le premier quartier de votre pension. Demain soyez partie.

En entendant ces paroles de mépris, l’émotion de la comtesse se calma comme par enchantement; une vive rougeur colora ses joues pâles; son regard, de suppliant qu’il était, devint calme et assuré. — Monsieur le comte, dit-elle, je connais et je respecte mes devoirs d’épouse, mais je connais et je respecte aussi ma dignité de femme et de mère. En ce moment suprême, je vous adjure par votre honneur de gentilhomme, dites, dites-moi les causes qui ont provoqué votre implacable résolution. Cette explication, vous me la devez... Je l’implore, je l’exige.

Il y avait tant de fermeté dans la voix de la comtesse, son regard brillait si tranquille et si pur, qu’un instant Marmande se demanda si le crime pouvait emprunter à ce point les allures de l’innocence; mais la lueur de la vérité ne fit que traverser son esprit égaré, car il reprit froidement : — Qu’il soit fait à votre volonté, madame.

Il poursuivit après une pause : — Un breuvage qui m’était destiné a été empoisonné ce matin. J’ai vu, de mes yeux vu, le poison que vous cachez dans votre boîte à ouvrage.

— Oh! mais c’est du délire, une épouvantable folie! interrompit la comtesse, éperdue à cette révélation inouïe. — Telles ont été mes premières pensées, madame, reprit le comte. Il m’a fallu rencontrer de ces preuves évidentes, qui confondent la raison, pour comprendre que la femme qui portait mon nom descendait, sans un hasard providentiel, dans l’abîme sanglant des cours d’assises. Dieu m’est témoin cependant que je voulais vous épargner l’opprobre d’une explication; mais vous n’avez pas compris la générosité de mon silence : je laissais au remords le soin du châtiment, et vous osez me forcer à punir! Partez, partez vite, croyez-moi, car qui sait si demain je n’aurais pas la force de faire mon devoir d’honnête homme?...

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Anna en se tordant les mains avec un affreux désespoir, mais je ne trouve pas un mot pour me justifier, me défendre... Ma tête brûle,... je sens que ma raison s’égare... Oh! je deviendrai folle!... Pitié, pitié, monsieur!... J’accepte votre arrêt,... je partirai demain, sur l’heure... J’irai où vous voudrez, dans ma famille, en prison;... mais de grâce cessez cet horrible langage qui me tue!

Le comte reprit d’une voix moins implacable : — Il n’a pas dépendu de moi, madame, que je ne vous épargnasse le cruel châtiment de cette explication. Je ne voulais pas me venger, et, tenez, si en ce moment je regrette quelque chose, c’est que le crime n’ait pas réussi : la vie telle que le sort me l’a faite est pour moi si odieuse, que, loin de la haïr, je bénirais la main qui m’en délivrerait.

Toutes les souffrances morales d’un cœur abreuvé du dégoût de l’existence se révélaient si clairement dans ces tristes paroles, que la victime eut pitié du bourreau.

— George, dit la comtesse en saisissant la main de son mari par un geste éloquent, George, dans l’émotion suprême où je suis, ma langue se refuse à servir mon innocence; mais mettez la main sur mon cœur, comptez ses battemens, et dites, dites si ce cœur a jamais pu nourrir la pensée d’un crime.

En entendant ce simple appel de l’innocence, Marmande, à demi vaincu, abandonna sa main à la comtesse, qui allait la porter à son sein, quand la porte s’ouvrit, et Kervey, pâle, ému au plus profond de son cœur, entra dans la chambre. Au retour de sa promenade nocturne, le marin avait entendu un colloque animé dans la chambre de la comtesse. Alors, mû par un sentiment de curiosité que la sincérité de l’affection qu’il portait aux maîtres du Soupizot excusait peut-être, il avait prêté l’oreille et assisté dans tous ses détails à l’horrible scène; mais, en entendant les dernières et touchantes paroles d’Anna, il n’avait pu maîtriser son émotion, et était entré dans la chambre.

— George, dit le marin en appuyant doucement sa main sur l’épaule de son ami, George, reviens à toi. A cet attouchement, Marmande bondit en arrière ; au calme momentané qui avait suivi le tendre appel de la jeune femme succéda dans son cœur une affreuse tempête. Il se frappa le front avec désespoir, ses yeux se fermèrent convulsivement, comme s’ils eussent été éblouis par quelque effrayante apparition. C’est qu’à cet instant les insinuations de la baronne et des lettres anonymes contre Kervey se peignirent en traits de feu dans son cerveau. En proie à une horrible hallucination, il s’expliqua l’attentat dirigé contre ses jours par une passion adultère : Kervey, son ami, son frère, le seul être au monde qu’il aimât réellement, Kervey avait conspiré sa mort!

— Oh ! s’écria le comte avec un geste plein d’horreur, vous êtes le complice de cette femme! — Il poursuivit, après une pause, d’une voix brisée par une douleur furieuse : — Le crime n’a plus pour moi de mystères; j’assiste à ses conseils, je tiens ses trames, et dans ce monstrueux dédale je ne sais lequel des deux complices est le plus infâme ! L’un doit à mes bontés le pain qu’il mange, les épaulettes qu’il déshonore... Enfant abandonné, ma mère l’a élevé comme un fils, je l’ai toujours traité comme un frère... Sa main, sa main fatale, a fait de ma vie, belle, heureuse, une vie de douleurs et d’agonie. Le lâche, est-ce possible? il a voulu m’achever!

— George, interrompit le marin d’une voix ferme, George, bientôt, à l’heure du sang-froid, vous voudrez, ou je vous connais mal, racheter au prix de tout votre sang les soupçons insensés qui troublent votre esprit.

Pleines d’une mâle dignité, ces paroles, loin de calmer l’emportement de Marmande, arrivèrent à ses oreilles comme l’acier aux flancs du coursier fougueux, et il s’écria dans un paroxysme de désespoir qui touchait au délire : — Et elle, l’infâme! qui m’a donné sa foi devant l’autel de Dieu, qui a porté dans ses entrailles l’enfant de mon amour, elle a comploté ma mort!... Il a peut-être rêvé le crime, mais elle seule s’était chargée de l’accomplir... Honte à vous deux! Quittez cette maison, allez vivre heureux au sein de l’adultère : des cœurs comme les vôtres ne connaissent pas le remords !...

— Comte de Marmande, reprit Kervey avec une tristesse solennelle, insulté, brisé par vous, j’aurais souffert en silence, je me serais souvenu que je devais aux bontés de votre mère le pain que je mange, les épaulettes que je porte avec honneur; mais dans votre affreuse folie vous versez d’ignominieux soupçons sur l’être le plus pur. Oh ! je ne puis me taire, je dois vous faire connaître les cœurs que vous venez de briser : ce sera votre seul châtiment, ma seule vengeance... Ange de bonté et de vertu, continua Robert les mains jointes, les yeux pleins de larmes en se tournant vers la comtesse, pouvez-vous me pardonner la vie de douleur que je vous ai faite?... Oui, monsieur, poursuivit l’officier interpellant Marmande, au jour où, par un funeste hasard, je vous frappai d’un coup fatal, je vous sacrifiai plus que ma vie, je vous sacrifiai un brûlant amour. En des jours plus heureux, vous aviez rêvé d’unir votre sort à celui de cette noble femme, vous me l’aviez dit, et je ne reculai pas devant l’immensité de cette expiation. Nous nous aimions alors tous deux d’un de ces amours qui durent plus que la vie, et cependant je la suppliai, au nom de cet amour même, de se dévouer à vos souffrances, de devenir votre ange consolateur. Je vous aurais donné mon sang, tout mon sang, monsieur, que je ne vous aurais pas donné davantage... Et cette sublime enfant, que ne vous donnait-elle pas!... Mais elle, elle du moins ne vous devait aucun sacrifice. Voici qu’aujourd’hui, frappé de je ne sais quels vertiges, vous venez nous accuser tous deux d’avoir comploté votre mort... Pourquoi?... Pour hériter de vos dépouilles sans doute ! ... Ah ! monsieur, le digne fils de votre noble mère m’eût vu, moi, Kervey, moi, son frère, un poignard levé contre son sein, qu’il eût refusé d’en croire le témoignage de ses yeux! Les regards peuvent tromper; mais ce qui ne trompe point, c’est une vie d’honneur et de dévouement, la foi au cœur d’un honnête homme!

Le marin venait de prononcer ces paroles avec un noble emportement, quand la comtesse, épuisée par cette scène cruelle, sentit ses forces l’abandonner. Ses lèvres blanchirent, ses yeux se fermèrent, elle étendit ses mains défaillantes comme pour demander du secours, et retomba sans connaissance dans le fauteuil.

Foudroyé par les chaleureuses paroles de Kervey, le cœur déchiré par le doute, le comte fut le premier à remarquer l’évanouissement de la comtesse, et se précipita vers la table de nuit. Là, remplissant un verre de limonade, il vint l’approcher de la bouche d’Anna; mais les lèvres contractées de la jeune femme refusèrent le breuvage, et, le front couvert d’une pâleur mortelle, elle demeura dans le fauteuil sans mouvement.

— Ah! monsieur, dit Robert avec un poignant désespoir, vous l’avez tuée : cet ange est remonté au ciel.

En cet instant, un bruit de voix résonna dans la cour; l’on entendit la porte du vestibule s’ouvrir avec fracas; des pas agités retentirent dans le corridor; la porte, enlevée sur ses gonds, livra passage à un long corps qui semblait tomber du ciel. Avant que Marmande et Kervey eussent pu se rendre compte de cette brusque apparition, le baron, car c’était lui, avait fait sauter le verre de limonade que son gendre tenait à la main en s’écriant : — Malheur, malheur sur moi! il est trop tard! Ma fille est empoisonnée ! ...

Le spectacle qu’offrait la chambre en ce moment avait quelque chose d’étrange. George et Robert se tenaient debout près du fauteuil où la comtesse reposait inanimée. Au regard égaré du mari, l’on comprenait que son esprit ne parvenait point à saisir tous les mystères de cette terrible journée. Kervey, les yeux suspendus aux lèvres de la comtesse, attendait, avec plus d’anxiété qu’il n’en eût montré devant un danger mortel, qu’elle eût donné signe de vie. Devant la table de nuit, les yeux attachés sur le vert liquide, M. de Laluzerte frappait le sol du pied avec rage. Enfin, comme fond de tableau, Verdurette, les yeux mouillés de larmes, le front baigné de sueur, la respiration haletante, demeurait debout à la porte.

L’explication qui succéda aux premiers momens de stupéfaction dissipa comme un soleil radieux les soupçons qui obscurcissaient encore l’esprit de Marmande. Verdurette, d’une voix émue, raconta les deux scènes auxquelles elle avait assisté dans la journée, soit dans la salle à manger, soit dans la chambre de sa maîtresse, et de ces paroles il était aisé de conclure les criminels projets de la baronne. Pour s’assurer l’héritage du vieux gentilhomme, la malheureuse avait voulu empoisonner Anna, et, par une conception digne de l’enfer, avait tenté d’expliquer un suicide supposé en établissant les preuves d’un attentat dirigé par la jeune femme contre les jours de son époux.

Devant le tout-puissant témoignage de la vérité, Marmande, éprouvé dans cette journée par tant d’affreuses angoisses, sentit son cœur se tordre sous l’étreinte d’une douleur mortelle. Les mains croisées sur sa poitrine, les yeux fixés sur le parquet, il demeurait debout, immobile. La terre se fût ouverte devant lui au plus profond de ses entrailles, qu’il se fût précipité avec joie dans l’abîme pour échapper à sa honte, à ses remords.

Cette douleur muette n’échappa point à Kervey, car, éclatant en sanglots, il se précipita au cou de son ami en disant avec une admirable effusion de tendresse : — Ah! l’affreux rêve que j’ai fait ce soir!

Le généreux pardon de Robert vint sans doute ranimer le courage de Marmande, car, tombant à genoux devant Anna, dont il saisit respectueusement la main : — Pourrez-vous me pardonner, madame? dit-il.

— Pardonnez-vous, monsieur, comme je vous pardonne, reprit la comtesse d’une voix défaillante.

Marmande, se relevant, quitta la chambre sans mot dire; mais son pas était chancelant comme celui d’un homme ivre, et, lorsqu’il eut dépassé la porte, il fut obligé de prendre le bras de Kervey, qui l’avait suivi, pour gagner son appartement.

Le comte passa le reste de la nuit dans sa bibliothèque, assis devant sa table de travail. A six heures et demie, il sonna son valet de chambre et lui dit d’avertir Laverdure de tenir ses fusils prêts, car il avait l’intention d’accompagner la battue

Trois heures de la nuit viennent de sonner à l’horloge du château de Laluzerte. La nuit est sombre et froide. Tout est calme et silencieux aux environs de la maison. En dépit de l’heure avancée, une lumière brille encore à la fenêtre de la chambre de la baronne, et à plusieurs reprises on a pu voir son ombre se découper en noir sur les rideaux de la croisée. La dame est en proie à une horrible agitation : ses yeux sont injectés de sang, sa respiration est oppressée, elle ne peut tenir en place. Que le vent siffle à travers les branches dépouillées des arbres, qu’un chien de garde fasse retentir l’écho de ses aboiemens, alors elle se précipite à la fenêtre, prête l’oreille avec une anxiété visible, et ne quitte son poste d’observation pour recommencer sa promenade solitaire que quand un silence profond règne autour de la demeure. Des livres ouverts, des canevas à tapisserie, sont jetés pêle-mêle sur une table à ouvrage; mais ces passe-temps ont échoué devant les préoccupations de la baronne. Ni l’intérêt du roman nouveau, ni les charmes d’une tapisserie aux éclatantes couleurs n’ont le privilège de fixer plus de cinq minutes l’attention de cet esprit troublé.

Soudain des bruits de pas retentissent dans le corridor, et Mme de Laluzerte, agitée par un frisson nerveux, se précipite à la porte, qu’elle entr’ouvre. Le baron est devant elle; d’un brusque mouvement, il la repousse à l’intérieur en lui disant : — Vous m’attendiez, madame.

Ainsi surprise, la baronne ne peut se défendre d’un vague mouvement de terreur; mais bientôt le sentiment de son empire sur le vieillard revient à son esprit. L’œil étincelant, la bouche méprisante, elle s’avance vers son mari en disant : — Mais faudra-t-il donc vous faire enfermer dans une maison de fous pour échapper à vos extravagances ?

Pour toute réponse à ces injures, le baron pousse le verrou de la porte, puis dit d’une voix solennelle : — Je te donne un quart d’heure pour recommander ton âme à Dieu.

Le baron est transfiguré : son visage trahit les plus violentes émotions, un éclat terrible brille dans ses yeux; ses longs cheveux blancs s’agitent sur son front comme la crinière d’un lion furieux : sa taille est redressée; il tient à la main un fusil à deux coups. Le vieux sourd presque idiot est devenu quelque chose de majestueux et de terrible : un peintre n’eût pu rêver un plus parfait modèle de l’ange exterminateur.

Pour la première fois le baron apparut aux yeux de la misérable créature, non pas comme un esclave résigné à tous les tourmens, mais comme un juge irrité, résolu à punir, et elle s’écria d’une voix pleine d’angoisse : — Que me voulez-vous?... Laissez-moi!... Sortez! ou j’appelle du secours.

— Au premier cri tu es morte ! dit le baron, qui arma son fusil. En entendant le claquement du ressort d’acier, l’empoisonneuse eut conscience du châtiment qui lui était réservé. Son visage devint livide, son sang se figea dans ses veines. — Oh! mais tout ceci n’est qu’un jeu;... vous ne me tuerez pas... Je ne suis pas coupable.

— Prie Dieu ! reprit le vieillard. Tu n’as plus à espérer que dans sa clémence.

La baronne reprit en tordant ses mains avec désespoir, mais chaque parole sortait difficilement de son gosier étranglé par la peur : — C’est vous que je prie, que j’implore à genoux... Épargnez-moi,... ne me tuez pas!... Je suis innocente, je vous le jure!... Je vous ai toujours aimé, respecté... L’on m’aura calomniée près de vous...

Le baron interrompit ces paroles hypocrites par un éclat de rire nerveux, saccadé, effrayant: — Te calomnier près de moi; mais est-ce donc possible? Tu ne sais donc pas que je remercie Dieu chaque jour de m’avoir repris mon fils... Une misérable comme toi ne pouvait porter dans ses flancs un honnête homme.

En entendant ces paroles d’anathème, horribles dans la bouche d’un père, l’empoisonneuse sentit tout espoir se briser dans son cœur. Une torpeur hébétée succéda à son effroi désespéré : son menton inerte retomba sur sa poitrine, de grosses larmes coulèrent le long de ses joues; un souffle eût suffi pour la renverser sur le parquet. Le vieux gentilhomme poursuivit avec une exaltation croissante : — J’ai expié, mon Dieu, par quinze ans de malheur et de honte, le déshonneur dont j’ai flétri le nom vénéré de mes pères en prenant une prostituée pour épouse!... Tant qu’il ne s’est agi que de moi, de moi seul, j’ai porté ma croix avec résignation, implorant de la miséricorde de Dieu la fin d’une triste vie, et peut-être lui aurais-je pardonné en mourant;... mais c’est mon enfant que tu menaces aujourd’hui par tes machinations diaboliques!... Point de pitié donc!... Demain mon nom serait livré à l’infamie, ce soir justice sera faite ! ...

En prononçant ces paroles avec une effrayante exaltation, le vieillard appuya sa main sur l’épaule de la baronne. Sous ce choc irrésistible, les jambes de la malheureuse plièrent, et elle tomba à genoux. Ses yeux étaient ternes et sans regard, une convulsion tétanique serrait sa mâchoire. — Ne me tuez pas encore!... Laissez-moi vivre un jour,... une heure! murmura-t-elle d’une voix sifflante. — Pas une minute.

— Grâce ! ... pitié ! ...

— Que Dieu te reçoive à merci ! dit le vieillard, qui, appuyant le canon de son fusil sur le front de l’empoisonneuse, serra du doigt la gâchette.

Un coup sec et inutile retentit seul : la capsule manquait sous le chien; mais le corps de l’infernale créature ne s’en affaissa pas moins sur le parquet, comme une masse inerte. Au moment où l’anneau de fer avait touché son front, ses esprits l’avaient abandonnée.

Longtemps le baron resta debout, près du corps étendu devant lui, le remuant du pied, comme il aurait pu faire des restes de quelque animal venimeux. Le vieillard hésitait à frapper un cadavre. Enfin la baronne reprit ses sens : comme par un mouvement mécanique, elle se releva sur son séant. Un rire hébété contractait ses lèvres, ses yeux roulaient égarés dans leurs orbites. La main de Dieu avait frappé,... L’empoisonneuse était folle!

Le baron épouvanté se précipita d’un bond hors de la chambre.


VI. — UNE BATTUE.

Le lendemain, vers huit heures de la matinée, une agitation inaccoutumée se faisait remarquer dans la cour du Soupizot. Les gardes, sérieux, affairés, paraissaient et disparaissaient au pas accéléré, tandis que Laverdure s’efforçait de réduire au silence une vingtaine de petits drôles, passablement déguenillés, réunis dans la cour. L’air était vif; un pâle soleil d’automne, perçant avec difficulté les vapeurs du matin, n’envoyait qu’une faible dose de chaleur aux nez du groupe juvénile rougis par le froid, et cependant la gaieté tumultueuse de tous ces petits gaillards résistait au « silence, la marmaille! » que le vieux garde lançait de temps à autre d’une voix magistrale. Soudain les voix se turent, les regards se portèrent avec anxiété vers un même objet, et la bande se mit à courir à toutes jambes vers l’extrémité de la cour, où elle se réunit en groupe autour de la jardinière du château, qui venait de paraître un panier au bras. Il fallut que Laverdure eût recours à une série de coups de pied paternels pour délivrer la bonne femme de ce chaleureux accueil, et grâce à son intervention elle put continuer sa marche et arriver saine et sauve, ainsi que son fardeau, au bas de l’escalier du château. Là elle s’arrêta, déposa le panier à terre, et l’on put s’expliquer la cause du tumulte qu’avait provoqué l’apparition de la jardinière. Le panier contenait deux vastes miches de pain, un beau quartier de lard et un fromage de l’apparence la plus provocante, alimens solides que la libéralité des comtes de Marmande octroyait de temps immémorial à l’appétit des batteurs. Laverdure dut bien encore accentuer de quelques gestes les avertissemens de sa parole pour protéger le panier contre d’indiscrètes tentatives; mais enfin, sous son œil vigilant, la distribution des vivres s’opéra avec une stricte impartialité, et les jeunes villageois fêtèrent sans perdre de temps les présens du comte. Les tranches de pain les plus homériques commençaient à se réduire à des proportions humaines, quand un nouvel incident vint attirer l’attention de la bande juvénile.

— Tiens, ce monsieur qui a perdu ses culottes! dit un petit garçon.

— M. Cassius en sauvage? dit un autre.

— Silence dans les rangs! cria Laverdure d’une voix tonnante, quoique dans son for intérieur il prît une vive part à la stupéfaction générale.

Ces exclamations, comme on peut s’en douter, étaient motivées et justifiées par l’apparition, sur le perron du château, de M. Cassius en costume complet de highlander. L’aspect du pibroch-major du clan des Moidart était en effet quelque chose d’infiniment réjouissant : le toquet de velours relevé d’une plume d’aigle ne parvenait point à donner un caractère martial à cette bonne figure bourgeoise faite pour coiffer la casquette de loutre. Le plaid, drapé autour de l’épaule gauche et retenu par une agrafe d’aigues-marines, retombait en plis gauches et indécis. La purse de peau de chèvre, rehaussée d’une tête de loup, tranchant sur le kilt vert, ressemblait assez à un tablier de soubrette de comédie ; mais aux limites du kilt commençaient les véritables défectuosités du montagnard de l’Oise. En dépit de bas à carreaux rouges et blancs, de souliers à boucles d’argent, ses jambes courtes à formes rondes, ses genoux rentrans, offraient à l’œil un dessin si incorrect, que l’ami le moins artiste n’eût pu manquer de lui conseiller de renoncer à cultiver le nu, et de reprendre le pantalon cosaque. Nous ne parlerons que pour mémoire du pibroch déjà connu et d’une formidable claymore taillée sur le modèle des Joyeuse et des Durandal, qui battait intrépidement sur les mollets de l’anglomane.

Les deux mains croisées sur son fusil Joë Manton, indifférent à l’étonnement profond que son costume excitait parmi la gent villageoise, Cassius fredonnait le chant de guerre des Moidart, lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de Jeanicot. La jambe droite et la tête sur le perron, le notaire avait encore la jambe gauche et la meilleure partie de son arrière-train dans la maison, et se tenait immobile dans cette position, comme si le prodige de la femme de Loth changée en statue de sel se fût renouvelé en sa personne. Heureusement la pétrification de l’officier public n’était pas irrévocable; car, se retournant brusquement vers M. Desbois, qui se trouvait derrière lui : — Mascarade complète, costume de chasse aux grouses, pibroch-major de la plante des pieds à la racine des cheveux ! dit Jeanicot.

— Pas possible ! interrompit Desbois.

— Venez, voyez et admirez, reprit le notaire. Et les deux amis, emboîtant le pas, se dirigèrent vers le pibroch-major, non sans contenir, sous une dent impérieuse, des lèvres prêtes à s’ouvrir à un fol éclat de rire.

Jeanicot serra cordialement la main de Cassius, et, sans mot dire, se prit à tourner autour de lui, l’examinant avec la même curiosité qu’il eût pu accorder à un veau à deux têtes ou à un serpent mélomane; puis il dit avec une apparente sincérité : — Ah! vous êtes bien, Cassius, vous êtes très bien... C’est merveilleux combien vous avez le physique écossais! Faites-vous peindre comme cela, je vous en supplie.

— Jeanicot a raison, ce costume vous sied à ravir; seulement il doit être un peu léger par le temps de gelée blanche dont nous jouissons... Brrrr,... fit le magistrat, qui, à la vue des jambes découvertes de son ami, appréciait doublement les charmes de la redingote de castorine sous laquelle s’épanouissait son torse.

— Je puis vous assurer, répliqua Cassius, que je ne me suis jamais senti si alerte, si dispos, so comfortable... Il faisait autrement froid dans les montagnes de l’Invernesshire, lorsque je chassais les grouses avec sir Josias.

A ce préambule d’un récit déjà familier à leurs oreilles, les deux nouveau-venus s’entre-regardèrent d’un air d’effroi ; mais leur patience ne devait pas être mise pour l’instant à l’épreuve des souvenirs de voyage de Cassius, car le comte vint rejoindre ses hôtes et leur annoncer que le premier déjeuner était servi. Les trois amis se dirigèrent immédiatement vers la salle à manger, et Marmande, ayant lui-même, suivant son habitude, achevé son repas dans sa chambre, alla rejoindre Laverdure au milieu des batteurs.

Le comte marchait d’un pas léger : un rire permanent, stéréotypé sur ses lèvres, donnait à sa figure un aspect inaccoutumé; mais ce visage factice ne pouvait tromper une minutieuse observation, et qui eût interrogé les plis creusés au front de Marmande, l’éclat fiévreux de son regard, eût reconnu un homme luttant contre une mortelle douleur et sur le point de mettre à exécution un fatal projet.

— Bonjour, la mère Antoine, dit Marmande à la jardinière, qui, au milieu du groupe des enfans, ressemblait assez à une poule entourée de ses poussins; vous avez pris soin de toute cette belle jeunesse, et c’est fort bien. Il s’agit maintenant de ne pas oublier les chasseurs. Comme il n’y a que vous au monde pour composer une omelette au lard, faites-moi le plaisir avant midi de vous trouver au chalet suisse avec armes et bagages, et là de nous élucubrer une omelette comme vous seule en savez faire. Je vous promets de rapporter un appétit de chasseur qui fera honneur à votre cuisine.

Intimement flattée des éloges accordés par son maître à ses talens culinaires, la bonne paysanne salua en disant : — Monsieur le comte peut être sûr que je ferai de mon mieux.

— Une fine couvée de vauriens que tu as dénichée, Mathusalem ! dit Marmande, qui, interpellant le garde, désigna du doigt la bande de petits drôles réunis dans la cour.

A l’arrivée de son maître, Laverdure, grognon et boudeur autant qu’il appartient à un vieux serviteur, Laverdure, disons-nous, qui n’avait pas oublié les reproches immérités de la veille, se découvrit respectueusement; mais sa figure demeura grave et sévère, et la familière apostrophe de son maître ne parvint pas à dérider son front.

Marmande continua : — Ce ne sont pas les plus gros moineaux qui font le plus de bruit, et nous jugerons les tiens à l’œuvre.

Ces avances demeurèrent encore sans effet, et Laverdure garda le silence. La ténacité inaccoutumée de la rancune du patriarche ne découragea pas le comte, bien au contraire. Comme s’il eût tenu à honneur de faire tous les frais de la réconciliation, Marmande ajouta de sa voix la plus insinuante : — Quel est ton plan pour la chasse d’aujourd’hui, que je veux bonne? Battrons-nous les terres du moulin des Étangs, ou celles de la ferme du Chêne? Parle, décide, toi qui connais personnellement et intimement tous les lièvres et perdreaux à trois lieues à la ronde.

— J’attends les ordres de monsieur le comte, reprit le vieillard, aussi insensible aux avances de son maître qu’Achille retiré sous sa tente aux messages de paix du roi des rois.

— Ah! très bien, interrompit le comte avec une explosion de bonne humeur, tu me boudes. Tu me boudes pour t’avoir dit hier tes vérités. J’aurais dû prendre des circonlocutions, ou plutôt ne rien dire du tout! Sais-tu, Laverdure, que tu ne me passes rien, absolument rien, pas même de te faire poliment observer que tu n’en fais jamais qu’à ta tête... Cela ne m’arrivera plus... Faisons la paix. Est-ce qu’il ne faut pas me passer quelque chose quand je suis dans mes humeurs comme j’étais hier?... M’en veux-tu toujours, vieille buse? ajouta le comte, qui prit avec une touchante familiarité la main du vieux serviteur.

Une émotion profonde coupa la parole à Laverdure, et respectueusement il porta à ses lèvres la main du comte; mais en rendant ce témoignage de respect et d’affection au fils de ses maîtres, sa figure n’exprimait que de nobles sentimens. Cet hommage naïf formulait dans sa plus simple expression un dévouement transmis depuis des siècles de génération en génération; c’était en un mot comme une page de la vie féodale oubliée dans le livre de la vie démocratique.

— Monsieur le comte est si bon pour moi aujourd’hui, qu’il ne me refusera pas sans doute une faveur que je le prie instamment de m’accorder, reprit Laverdure,

— Laquelle, mon bonhomme?

— Celle de l’accompagner pendant la chasse.

— Et pourquoi faire? répliqua Marmande, visiblement contrarié de cette demande; je compte à peine chasser, je ne prendrai même pas de second fusil.

— Il y a si longtemps que monsieur le comte n’a manié des armes, qu’il doit avoir perdu toute habitude, répondit Laverdure d’une voix qui trahissait de paternelles sollicitudes.

— Mais qui conduira la battue?

— Chalons, qui connaît la terre aussi bien que moi, mieux que moi, car il a meilleur pied et meilleur œil.

— Tu sais que tu es le maître ici, mon ancien, et que je n’ai pas l’habitude de rien faire contre ta volonté; accompagne-moi donc, si le cœur t’en dit, poursuivit le comte en homme qui se résigne philosophiquement à ce qu’il ne peut empêcher. Seulement, comme prix de mon obéissance, tu me feras l’amitié de me dire pourquoi tu es entré hier dans le salon comme une avalanche en m’annonçant que Léda avait été empoisonnée, comme si cela était probable, comme si cela était possible !

— Aussi vrai qu’il y a un Dieu, Léda est morte empoisonnée, répéta le garde, dont la figure se rembrunit soudain au souvenir de l’agonie du fidèle animal.

— Tu es fou,... archi-fou, il y a longtemps que je le sais. Qui diable prendrait plaisir à tuer tes chiens?... Quoi qu’il en soit, le fait est que Léda est morte, et que je m’en afflige d’autant plus que par goût comme par le conseil des médecins je suis disposé à redevenir un intrépide chasseur. L’on m’a parlé d’une fine portée de Léda par Démon, le plus pur sang de ce fameux chien de Henri IV, dont tu ne me parles plus, et je m’en afflige. Il faut que tu me choisisses parmi les petits un couple que tu me façonneras pour septembre prochain, car il n’y a décidément pour chasser en France rien de tel que les chiens français, ajouta le comte, qui semblait prendre à tâche de caresser toutes les faiblesses de son vieux serviteur. Mais il est dix heures passées, le baron nous arrive en ce moment, dis à Chalons de partir avec les batteurs, nous allons le rejoindre sans perdre de temps.

Le baron franchissait en cet instant les grilles de la cour d’honneur. Sa figure était calme et sereine; le fusil en bandoulière, les deux mains plongées dans les vastes poches de son pantalon, il s’avançait d’un pas allongé, ne trahissant en un mot que par un retard de quelques minutes au rendez-vous le drame de la nuit précédente.

Les batteurs, sous la conduite de l’un des gardes, étaient partis depuis plus d’un quart d’heure, et les chasseurs tout équipés se trouvaient réunis au pied de l’escalier; Marmande ne crut pas devoir faire attendre plus longtemps le signal du départ, et l’on se mit en marche.

Au moment d’arriver à la bifurcation de la route où l’on perdait de vue le Soupizot, le comte se retourna comme par un mouvement machinal. Le spectacle qui s’offrait à sa vue était plein de poésie. L’élégante habitation s’élevait radieuse sous les rayons d’un beau soleil. Sur le perron, le petit garçon du comte, entre les bras de sa bonne, agitait les mains en signe d’adieu. Marmande demeura un instant immobile; sous le bandage noir, on eût pu voir pâlir son visage contracté par une émotion mortelle.

— Passe-moi la gourde, Laverdure; j’ai froid, dit le comte d’une voix enrouée.

Le garde s’empressa d’obéir en tendant la gourde à son maître; mais lorsque ce dernier la lui rendit, la gourde était vide. Cet épisode passa inaperçu des chasseurs, que Marmande rejoignit en quelques enjambées, et il prit place au premier rang au milieu du groupe formé par le baron, Jeanicot et M. Desbois, tandis que Cassius et Laverdure suivaient à une certaine distance. En choisissant ce poste à l’arrière-garde, le pibroch-major avait d’abord eu pour but d’échapper aux fâcheux augures de M. Desbois, qui, plus menaçant à ses oreilles que ne le fut jamais Cassandre aux oreilles des Troyens, ne cessait de lui prédire pleurésies et rhumatismes. L’anglomane toutefois ne laissait pas d’utiliser ses momens en racontant au patriarche, dans son langage bigarré, les plaisirs de la chasse aux grouses. Au bout d’une demi-heure de marche, le comte et ses hôtes venaient de s’arrêter à l’extrémité d’un petit bois, derrière lequel les batteurs disposés en ligne étaient prêts à marcher au premier signal.

— Laverdure, va placer ces messieurs aux bons endroits; moi, je reste ici... Surtout de la prudence, ne tirons pas les uns sur les autres, ajouta le comte avec l’autorité d’une triste expérience. Les chasseurs s’éloignèrent immédiatement, mais Laverdure avait à peine indiqué les passes à Jeanicot et à M. Desbois, que la voix du comte lança un «marche ! » retentissant aux batteurs. Pressé de rejoindre son maître, le garde indiqua du geste à son compagnon l’extrémité du bois, et d’un pas rapide se dirigea vers l’angle opposé. Les cris des batteurs n’arrivaient pas encore distinctement à la ligne des chasseurs, que Laverdure était de retour près du comte.

Marmande se tenait à genoux sur la lisière du bois. A l’arrivée de Laverdure, l’expression grave, réfléchie, presque solennelle de son visage changea subitement. — Tu n’as pas perdu de temps, dit-il; tu as toujours tes jambes de quinze ans, et tu vas me permettre de m’en servir. Je n’aurai pas assez de bourres, et il faut que tu coures en chercher à la maison.

— J’ai pris la liberté de demander ce matin un sac de bourres au valet de chambre, reprit le garde.

— Ah ! très bien; tu penses à tout, interrompit le maître, qui ne put retenir un geste d’impatience.

Cette première battue et les suivantes s’achevèrent non sans succès; le fusil du baron surtout fit des merveilles. Le soleil commençait à monter à l’horizon, la première partie de la journée de chasse tirait à sa fin, et la battue qui allait être faite devait être suivie immédiatement du déjeuner. Postés derrière des tas de fagots disposés à dessein de distance en distance sur la lisière d’un chaume, les chasseurs occupaient encore l’ordre de la matinée, le comte à l’extrême droite, Cassius à l’extrême gauche. A un demi-mille environ, la ligne des batteurs s’avançait en faisant retentir l’air de cris joyeux. Effarés, éperdus, les lièvres traversaient la plaine en zigzag, comme s’ils eussent eu conscience de la réception qui les attendait derrière les fagots, tandis que les perdreaux, plus braves ou moins clairvoyans, traversaient d’un vol rapide et bruyant la ligne ennemie.

En cet instant, un épisode assez joyeux vint réjouir toute la compagnie. Un lièvre de la plus belle venue, attiré sans doute par une funeste curiosité, s’approcha à la plus belle portée du pibroch-major, et, salué par lui de deux coups de fusil, s’éloigna à une allure raccourcie. Cette bravade chevaleresque, si peu dans les mœurs du timide quadrupède, exaspéra l’anglomane à un tel degré qu’il se précipita sur les traces de son ennemi; mais ce dernier, faisant un crochet avec une infernale malice, comme s’il eût eu à cœur que les chasseurs ne perdissent rien des exploits de leur collègue, suivit au petit galop, à une centaine de pas de distance, une course parallèle à la ligne des fagots. La chevelure éparse, le plaid au vent, le kilt relevé, Cassius, le fusil déchargé à la main, poursuivait son adversaire de toute la vitesse de ses jambes. Enfin, dédaignant une arme inutile, il dégaina héroïquement sa claymore, et, glaive en main, se précipita avec un redoublement de furie sur les traces du fugitif.

— Laverdure, va donner un coup de main à M. Cassius, qui n’atteindra jamais son lièvre, tout blessé qu’il est, dit impérativement le comte.

Immédiatement le garde, partant en ligne droite pour couper la retraite au fugitif, réussit à le joindre à belle portée et à l’arrêter d’un coup de fusil. Sans vouloir toutefois tirer ni amour-propre ni profit de son adresse, Laverdure attendait que M. Cassius vînt prendre possession du gibier, lorsqu’une flamme brilla derrière le tas de fagots où était caché Marmande; l’on entendit la détonation d’un coup de fusil, et immédiatement l’infatigable bonhomme hâta le pas pour reprendre sa place près de son maître. Au moment où il tournait le tas de fagots, son arme lui échappa des mains, ses jambes se dérobèrent sous lui, et ce fut d’une voix éteinte qu’il poussa le cri d’alarme : — Au secours! au secours!

Le comte de Marmande était étendu sans vie sur la terre, son fusil encore fumant gisait à ses pieds. Un large trou béant à son habit indiquait que le coup avait porté dans la région du cœur. La mort avait dû être instantanée, sans douleur et sans agonie, car la figure du comte était calme, presque souriante. Il était à supposer que, dans un brusque mouvement, une branche de fagot avait pesé sur la gâchette et fait partir le coup mortel.

Le testament de Marmande, quoique d’une écriture toute fraîche, était daté du lendemain de son mariage. Par ses dernières volontés, il laissait à sa femme une partie fort considérable de ses biens, et terminait en exprimant le désir qu’elle se remariât suivant son cœur.

Sur la table devant laquelle le dernier maître du Soupizot avait passé la nuit précédente se trouvait, auprès d’un livre de prières, un volume illustré d’un roman alors à l’apogée de son succès. Le volume était ouvert à la gravure représentant le suicide du marquis d’Harville. Au bas de la page, imbibée çà et là de tacites jaunâtres comme en laissent les larmes, une main tremblante avait tracé au crayon les mots : « Qu’ils soient heureux! »


MAJOR FRIDOLIN.

  1. Voyez la première partie dans la livraison du 1er lévrier.