Une Histoire de Chasse
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 13 (p. 537-581).
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UNE
HISTOIRE DE CHASSE



I. — FÊTE PATRONALE.

Le troisième dimanche du mois d’août de l’an 184..., par un chaud soleil d’été, la route qui conduit de Compiègne au village de Verberie avait vu passer un nombre inusité de carrioles et de pataches gorgées de monde jusqu’au faîte, sans parler de piétons en habits de fête qui bravaient gaiement une chaleur tropicale. Il était facile de trouver la cause de toutes ces pérégrinations, car on pouvait lire sur les murs de Compiègne en caractères noirs sur fond jaune : « Avec autorisation de M. Le maire, aujourd’hui dimanche 17 juillet, fête patronale du Soupizot. » Venait ensuite une liste des plaisirs réservés aux visiteurs, tels que bal illuminé en verres de couleur, jeux de bague, feu d’artifice, qui, sans atteindre les sublimités de la réclame parisienne, ne laissait pas de faire grand honneur au rédacteur municipal. Quelques retardataires s’avançaient encore au pas accéléré sur la route poudreuse, quand le lecteur nous permettra de l’introduire dans un véhicule qui parcourait à une allure modérée un paysage éclairé par les rayons d’or du soleil couchant, et que, vu la pauvreté de la langue, nous désignerons sous le nom plus pittoresque qu’élégant de dog car, dont nos voisins d’outre-mer l’ont baptisé. Ce char à chien, pour traduire fidèlement, avait sans contredit vu de beaux jours, et sa coupe décelait une main habile; mais l’injure du temps n’avait respecté ni ses brillantes couleurs, ni ses ressorts d’acier, et au moindre cahot de sa caisse ternie s’exhalaient des sons tellement plaintifs, qu’ils semblaient annoncer pour la prochaine épreuve la dissolution complète de la machine. Le cheval attelé dans les brancards avait aussi brillé sur une scène plus élevée; mais, pour retrouver des formes élégantes et de brillantes allures sous ce squelette à la démarche chancelante, il fallait sans contredit l’œil d’un connaisseur, et le vulgaire ne devait guère y voir qu’un pauvre vieillard luttant avec l’énergie d’un grand cœur contre les outrages de la mauvaise fortune.

Le personnage qui tenait majestueusement les rênes de l’équipage arrivait à la trentaine : il était petit et fort obèse; son abdomen, outrageusement comprimé, remontait vers l’estomac, où il soutenait une lutte acharnée contre un gilet d’un jaune malheureux. La figure de ce jeune homme, ronde, à petits traits, encadrée d’un collier de ces beaux favoris bruns si chers aux don Juan de province, ne décelait au premier abord qu’un gros garçon, sinon bien nourri, du moins bien portant; mais une observation un peu minutieuse ne tardait pas à faire découvrir dans le regard du jeune homme, dans le sourire perpétuel épanoui sur ses lèvres, dans ses coudes arrondis en anses de vase étrusque, quelque chose de majestueux et de triomphal qui réveillait immédiatement le souvenir d’un dindon se livrant à l’exercice de la roue. Le voisin de l’automédon, qui avait à peine dépassé les limites de la majorité légale, ainsi que l’annonçait une figure candide, sans barbe et sans moustaches encore, modestement vêtu de noir, semblait recevoir avec une onction parfaite les sentences dont le gratifiait de temps à autre le lion picard.

— Eh bien! Jeanicot, vous pouvez vous vanter d’avoir été mené un train de prince, car nous sommes arrivés dans une petite demi-heure, dit l’automédon.

— Oh! oui, monsieur Cassius, reprit le jeune homme d’une voix modeste, et votre cheval est bien digne de sa réputation.

Un sourire de complaisant amour-propre passa sur les lèvres du premier interlocuteur, qui reprit : — Oui, je le sais, mon stepper jouit de quelque réputation à Compiègne; mais qu’est-ce que cela, grands dieux; ! Il y eut un temps, et ce temps n’est pas bien loin de nous, où c’était à Paris, à Paris, dans le grand tout, que l’on célébrait l’élégance de mes équipages. Oui, Jeanicot, j’ai eu mes beaux jours, mes grands jours d’or et de soie; j’ai brillé à Paris, et maintenant je brille dans l’Oise, ajouta le jeune homme avec un soupir si plein de regret, que notre premier père, après sa faute, n’eût pu en pousser un plus amer au souvenir de l’Éden dont il avait été exclu.

— Eh quoi! vous n’êtes pas heureux, vous... vous, monsieur Cassius? repartit Jeanicot avec un étonnement manifeste. Que vous manque-t-il donc pour avoir la plus fortunée des existences? Un physique dont je ne parle pas pour ne point effaroucher votre modestie; percepteur, six mille francs de traitement, et pas grand’chose à faire ; puis, vous êtes l’oracle, l’oracle écouté de toute la contrée; pas de plaisirs, de fêtes dans le département dont vous ne soyez le lion, le roi! Le fils de M. Le sous-préfet s’habille sur votre modèle, et M. Le maire, désespérant d’avoir un tilbury aussi ficelé que le vôtre, s’est déterminé à acheter une calèche; enfin, faut-il le dire? nos dames n’ont d’yeux que pour vous; pour vous seul sont leurs plus aimables sourires, leurs plus gracieuses paroles, et, vous le savez bien, on ne vous appelle que le beau Cassius!

Ces paroles arrivèrent plus douces que la plus douce mélodie aux oreilles de l’auditeur, et cependant il crut devoir répondre du ton mélancolique de Joad à Abner : — Que les temps sont changés, ô Jeanicot, et que parles-tu de régner dans des bals de sous-préfet et sur les cœurs de Célimènes de province à un homme qui a trôné dans des bals d’ambassadeur et triomphé des lionnes de Paris! Oui, je règne ici, le fait est vrai. Je suis l’oracle du bon goût, le prince de la fashion; mais mon domaine est un département, et j’ai eu un royaume! Prends Charles-Quint dans son cloître, Apollon chez Admète, et tu auras l’équivalent de ma position dans l’Oise! Juge si je puis être heureux! Oui, très cher, j’ai fait des parties de billard à l’estaminet de Strasbourg, dans lesquelles j’ai gagné ou perdu des poignées d’or. Hein! j’ai de l’émotion et du plaisir à pincer un écarté à cinquante centimes! J’ai eu des intrigues avec des duchesses, des femmes qui avaient trois soubrettes et six valets de pied pour les servir! J’ai fait mourir de chagrin une marquise, pauvre chère petite marquise, parce que j’avais des bontés infinies pour un rat de l’Opéra! Enfin il fallait me voir dans mon coupé à la d’Aumont, quand mes deux anglais m’entraînaient au galop du Café de Paris, au bois de Boulogne ou à l’Opéra!

Ici l’orateur, croyant s’être attribué des recherches d’élégance que ne dépassent point les Lucullus du XIXe siècle, s’arrêta un moment, comme pour donner le temps à son interlocuteur d’apprécier à leur juste valeur toutes ces merveilles. Il reprit d’une voix dolente, après une pause : — Maintenant je ne suis plus que le reflet, l’ombre d’une grandeur déchue; j’ai été, fui, comme l’a dit avant moi Cicéron. Mais laissons là des souvenirs aussi classiques que pleins d’amertume, et soyons tout au plaisir, comme dit la romance. Quelles sont les nouvelles? qu’annonce-t-on dans la ville?

— Des merveilles, une fête comme on n’en a jamais vu, quelque chose de féerique et de vénitien. Le comte de Marmande a fait venir de Paris douze cents verres de couleur pour illuminer la pelouse : il y a deux montres au mât de cocagne; enfin on assure que Musard, le grand Musard, dirigera l’orchestre lui-même et en personne. Oh! c’est une fête dont on parlera longtemps, et que je ne sacrifierais pour rien au monde.

— Heureux jeune homme, reprit Cassius, non sans ironie. Eh bien! pour moi, sais-tu ce que je crois? C’est que cela sera mêlé, oh! mêlé, très mêlé.

— Que dites-vous donc là? interrompit Jeanicot avec un accent de surprise indignée, que, malgré tout le respect qu’il portait au lion déchu, son voisin, il ne put parvenir à dissimuler; tout le beau monde des environs s’est donné ce soir rendez-vous au Soupizot, on assure même qu’il est venu exprès des élégans de Paris, et je ne parle pas du baron et de la baronne de Laluzerte, dont vous connaissez les projets mieux que moi-même, continua Jeanicot en scandant ses mots avec affectation.

— Eh!... eh! monsieur Jeanicot, interrompit Cassius en relevant l’index de sa droite vers le nez avec un sourire de sphinx, vous grandissez en malice; pour un rien, vous vous feriez l’écho de commérages scandaleux. C’est là un faible provincial dont il faut vous garder; je vous le dis dans votre propre intérêt, et non pas pour faire le discret, car, pour un homme comme moi, qu’importent les on dit du monde?

Cette admonition sévère profita au voisin du lion picard, qui essaya à peine, pendant le reste du voyage, de rompre le silence.

Le doux crépuscule d’une belle nuit commençait à voiler l’horizon, quand stepper, dog car et voyageurs arrivèrent à l’entrée de la fête qu’annonçaient également deux pots à feu et un gendarme en tricorne et en buffleteries jaunes. A travers une allée tortueuse illuminée en verres de couleur, l’on arrivait à une pelouse où la fête brillait dans tout son éclat.

Cette pelouse se déroulait en plan incliné devant une maison fort simple, bâtie sur le modèle des cottages anglais, et qui ce jour-là portait à ses fenêtres une riche illumination. Le coup d’œil des jardins était plein d’animation et de variété. De la ceinture de haute futaie dont la pelouse était entourée s’élançaient à chaque instant des feux du Bengale qui se jouaient dans le feuillage en mille couleurs fantastiques. Une double rangée de boutiques s’élevait auprès de la maison. Les unes étalaient des trésors de porcelaines, croquignoles et pains d’épice; les autres, musées forains, exhibaient aux promeneurs, dans des cadres de bois noir, les plus belles pages de notre histoire militaire, dessins naïfs dont les burlesques contours commandent cependant l’attention et le respect du villageois, qui se rappelle avec orgueil que son père, lui aussi, faisait partie de la grande armée. Venaient ensuite des jeux d’adresse, des tirs d’arbalète où le tireur, à chaque coup de noir, se trouve, honneur insigne, salué d’un coup de pistolet, des jeux de quilles et de petits palets où, de mémoire d’homme, l’on n’a jamais gagné la fabuleuse montre d’argent offerte en prime à l’adresse des amateurs; enfin, sous l’œil de l’autorité, manœuvraient de véritables roulettes où la passion du ponte ne trouvait, il est vrai, d’autre aliment qu’une mise de cinq centimes et un lot d’une douzaine de macarons. Nous terminerons ce croquis en parlant pour mémoire d’un mât de cocagne de hauteur respectable et complètement dépouillé des couronnes, rubans tricolores, montres d’argent et autres agrémens qu’il portait orgueilleusement dans la matinée à son faîte.

La foule était nombreuse et gaie, mais d’une gaieté décente qui ne sortait pas des limites de la grosse plaisanterie et du franc éclat de rire. Aussi se sentait-on dans ses rangs comme le cœur à l’aise, et tout disposé à prendre part à cette joie populaire, car elle n’était pas accompagnée de cris avinés ou de rixes tumultueuses; tout en un mot, dans l’assemblée, révélait une de ces nobles populations de campagne que l’étranger envie à la France, car elle lui donne ses meilleurs soldats, et se contente honnêtement d’un pain honnêtement acquis. C’était surtout autour du bal champêtre que la foule se pressait en frétillant aux accens d’un orchestre qui jetait aux échos les mélodies populaires du Pré aux Clercs et du Domino noir. Le quadrille était nombreux; des habits élégans, des toilettes d’une perfection parisienne coudoyaient des vestes rondes et des robes de grosse toile. Là l’observateur pouvait passer une heure de contemplation bien employée, car la terpsychore française s’y reproduisait dans toutes ses variétés. Ici un Parisien glissait à petits pas, ni plus ni moins que s’il se fût trouvé dans les salons du noble faubourg. Là un brigadier de la garnison esquissait des entrechats d’une hardiesse toute militaire; plus loin un bon gros villageois, religieux disciple d’un Vestris à cinq sous le cachet, s’essayait à vaincre les difficultés d’un pas de zéphir, tandis que son vis-à-vis, groom du château, donnait à entendre par quelques gestes discrets que, s’il n’était pas retenu par la présence de son maître, il pourrait bien s’élever à une chorégraphie plus avancée.

Une fois pied à terre, les deux jeunes gens dirigèrent leurs pas vers le centre des plaisirs, et se trouvèrent bientôt en présence d’un vieillard qui n’était pas le personnage le moins singulier de cette foule, et que Cassius salua de ces mots : — Baron, mes très humbles respects.

Le personnage ainsi interpellé avait passé la soixantaine; il était grand, osseux, complètement voûté; sa figure longue et décharnée, sur laquelle était collé en guise de peau un parchemin jaune, offrait de profil une singulière apparence avec le profil d’un cheval normand. Sa lèvre inférieure, légèrement pendante, laissait voir de longues dents blanches et aiguës. Il y avait quelque chose qui au premier abord frappait tristement dans l’aspect de ce vieillard : sa contenance morne, l’immobilité de sa face, semblaient annoncer une intelligence à son déclin, et cependant quand par intervalles, levant ses paupières, il montrait les globes de deux grands yeux bleus mélancoliques, l’on comprenait que ni l’intelligence ni le cœur n’étaient morts sous cette triste enveloppe. La mise de ce personnage participait à la fois pour la négligence du gentilhomme campagnard et du savant. De sa cravate blanche, dont le nœud convergeait sensiblement vers la nuque, s’élançaient menaçantes et effilées les pointes d’un col disposées devant la face, à l’imitation des faux devant les chars armés des anciens. Son habit bleu, à boutons de métal, devenu trop étroit et trop court par un de ces phénomènes que la science laisse inexpliqués, mettait à découvert deux larges mains brunes et rugueuses auxquelles l’usage du gant était depuis longues années inconnu. Le baron de Laluzerte passait pour un des cas de surdité les plus remarquables du département de l’Oise. Aussi n’accorda-t-il pas la moindre attention aux paroles de son interlocuteur, qui répéta : — Baron, mes très humbles respects; mais cette fois le lion picard, joignant le geste à la parole, tapota familièrement de sa droite sur l’épaule du vieillard.

A cet attouchement, M. de Laluzerte releva la tête, fixa sur les nouveaux arrivés un regard dont Jeanicot se sentit tout ému, quoique sa singulière expression ne réussît point à troubler la sérénité du beau Cassius; puis, saluant Jeanicot avec une exquise politesse, il retomba dans son immobilité.

— Vos dames sont ici, j’espère? continua Cassius imperturbable, en élevant sa voix à un diapason suffisant pour commander le feu à une batterie de siège.

Pour toute réponse, M. de Laluzerte désigna du doigt le quadrille.

— Le gentilhomme le plus jovial, le plus bavard et le plus sourd de l’Oise! poursuivit Cassius en a parte, un être qui ne vit que par tolérance, et que dans un état de civilisation plus avancée l’on aurait supprimé depuis longtemps; mais paix à ses mânes, occupons-nous des vivans. Justement voici ces dames, la baronne qui danse avec le comte de Marmande et Mle Anna avec M. de Kervey. — Puis Cassius salua à plusieurs reprises de son geste le plus séduisant deux couples qui se trouvaient au milieu des danseurs.

Le maître du château, le comte de Marmande, qui avait eu le bon goût de venir prendre sa part de la fête qu’il offrait à ses voisins riches et pauvres, était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, grand, blond, frêle, d’une distinction de manières et de tournure tout aristocratique, et qui formait un contraste parfait avec la compagne que le sort ou son choix lui avait temporairement associée. Mme de Laluzerte était une petite femme courte, boulotte, aux lèvres minces, aux yeux verts, qui frisait de bien près la quarantaine. Un chapeau de velours nacarat, hérissé d’un marabout orange, une robe de soie à couleurs changeantes, une écharpe de cachemire rouge chargée de broderies, composaient à la danseuse quadragénaire une toilette plus fastueuse qu’élégante. Sans doute aux jours de la jeunesse il y avait eu chez cette dame ce que l’on nomme avec plus de pittoresque que de galanterie la beauté du diable; mais ces beaux jours avaient fui depuis longtemps, ne laissant derrière eux qu’une femme fort commune et fort peu gracieuse, s’il fallait en juger par ses manières pincées et ses grands airs de déesse descendue d’un char olympien. Aussi ne pouvait-on que comparer aux dévouemens les plus célèbres de l’antiquité celui du jeune homme qui avait arraché à l’oisiveté des banquettes cette rose de tapisserie.

— Madame..., madame ! vous oubliez votre vis-à-vis, dit à sa danseuse le comte de Marmande, plein de sympathie pour les anxiétés du danseur, qui, la main droite à hauteur du coude, suivant les règles prescrites par la poule, attendait au milieu du quadrille que Mme de Laluzerte eût bien voulu répondre à son appel.

La bouche dédaigneuse, l’œil à demi fermé, se repliant sur elle-même, comme si elle eût craint l’attouchement des paysans, ses voisins, à l’égal de la morsure d’un serpent à sonnettes, la baronne partit au petit pas, et, sa tâche une fois accomplie, salua son danseur de ces mots : — Dites que je suis bonne de vous avoir accordé une contredanse au milieu de tout ce peuple et au son de cette musique sauvage.

— Je le dis en toute sincérité comme je le pense, reprit Marmande de l’air du monde le plus pénétré.

— Oh! vous n’avez pas idée du sacrifice que je vous fais, car je ne sais ce que je hais le plus, les cohues ou la mauvaise musique. Lorsqu’une femme a été élevée comme moi dans le grand monde, lorsqu’elle a reçu les leçons des meilleurs professeurs, savez-vous bien qu’on doit lui tenir compte d’abdiquer les traditions de sa jeunesse en matière de société et d’art? Mais notre vie, à nous autres pauvres femmes, ne se résume-t-elle pas à ces mots : abnégation et souffrance? Un hôtel du faubourg Saint-Germain, voilà où j’ai été élevée, voilà où je devrais vivre, et par dévouement conjugal à un vieux mari je passe mes belles années au fond d’une province, au milieu d’une société bourgeoise qui ne me comprend pas, qui ne peut pas me comprendre.

En cet instant, le chef d’orchestre, suivant la naïve coutume villageoise, ayant commandé la pastourelle, le comte de Marmande, qui d’ailleurs n’accordait qu’un médiocre intérêt à cette tirade de femme incomprise, entraîna sa compagne à l’extrémité du quadrille.

— Je ne vous ai pas dit ce que j’exigeais en récompense de mes bontés, reprit la baronne avec mignardise lorsque la figure eut été achevée suivant les règles.

— Que puis-je vous refuser après tant de complaisance?

— C’est une promesse, mais une promesse solennelle de me donner votre soirée de jeudi prochain. Je réunis tous les gens que l’on peut voir sans se compromettre, du moins sans trop se compromettre, pour assister au tirage de ma loterie au profit des petits Chinois orphelins; mais à ce sujet je ne vous ai pas dit le succès de cette œuvre vraiment chrétienne, dont je ne suis que l’instrument indigne, car, il faut bien l’avouer, l’honneur de l’idée première revient tout entière à monseigneur, ajouta la dame en baissant les yeux avec une édifiante humilité : le succès, dis-je, a dépassé toutes mes espérances. De cinq cents billets il m’en reste à peine une cinquantaine, et je les aurai bientôt placés. Outre l’exposition des lots, qui, je vous assure, ne sera pas indigne d’être vue, je vous promets quelque musique, de petits jeux, le tout sans façon, comme il convient entre barbares. J’ai votre parole, n’est-ce pas?

— Assurément, car ce que vous appelez un sacrifice est, pour lui donner son nom, une véritable partie de plaisir.

— Et vous prenez l’engagement au nom de votre ami M. de Kervey?

— Où je vais, il va; nous avons si peu de temps à rester ensemble! reprit Marmande avec émotion. Puis, par cet instinct particulier aux natures d’élite qui se refusent à mettre à nu les tendres sentimens de leur cœur devant des indifférens, le jeune homme changea brusquement la conversation en disant : Votre tâche est achevée, et vous l’avez accomplie avec toute la bonne grâce qui vous caractérise. Permettez-moi de vous remercier en mon nom et au nom des braves gens dont vous avez honoré les plaisirs de votre présence.

En effet, la contredanse venait de finir; les couples se dispersaient en attendant que les accens de l’orchestre vinssent de nouveau les convier à la danse. Ce fut cet instant que saisit Cassius pour saluer le comte de Marmande et sa compagne.

L’attitude du beau de province avait changé du tout au tout lorsqu’il aborda le châtelain. A son magnifique aplomb avait succédé un air de respectueuse déférence, d’obséquieuse politesse, qui décelait l’écolier en présence du maître.

— Ah ! monsieur Cassius, dit Marmande d’un ton d’amical reproche, comme vous nous venez tard! Vous avez fort à faire pour rompre avec vos habitudes de dandy, de fleur des pois, et arriver au lever du rideau de la fête comme nous autres bons compagnards.

— Vous plaisantez, cher comte, reprit Cassius : moi qui suis un rustique de la plus rustique espèce, si bien que je m’épouvante d’être devenu tellement homme des bois, Wisigoth de l’Oise. Madame la baronne, continua-t-il en donnant à sa voix tout le velouté dont elle était susceptible, me permettra-t-elle de m’informer des nouvelles de sa santé.

— Elle est fort bonne, et la vôtre aussi sans doute, dit la dame d’un ton très sec.

— Si vous saviez à quel point je suis honteux, désolé, confus de mon retard, balbutia Cassius tout étourdi par ce froid accueil; combien je me fais de reproches, car je sais que je vous étais nécessaire pour les quadrilles, et suis sûr de vous avoir manqué.

— Vous vous abusez singulièrement, repartit la baronne avec un accent d’ironie qui acheva de réduire aux abois le lion picard. Une rougeur pourprée colora sa face jusqu’aux oreilles, et par manière de contenance il roula entre ses doigts les bords de son chapeau.

— Allons, monsieur Cassius, vite une excuse, une bonne excuse qui rétablisse votre réputation de galanterie et d’exactitude, dit Marmande avec bonhomie.

— Hélas! je n’en ai qu’une seule : mes sympathies pour la race chevaline, la santé de mon stepper Conquérant, qui est out of condition, comme il est aisé de le voir, et auquel on a administré two balls avant-hier.

— Le motif, madame, est vraiment sans réplique, reprit Marmande avec un accent si plein d’intime conviction qu’il frisait de bien près l’ironie. Conquérant est un de ces chevaux rares que l’on ne remplace pas, et que l’on ne peut trop soigner. Savez-vous bien, monsieur Cassius, que votre turn out est des plus complets? Je le disais encore au club il n’y a pas huit jours, dog car de la meilleure coupe, stepper hors ligne, tout, jusqu’au boy, est du plus genuine english style, et serait remarqué, non pas aux Champs-Élysées, la chose coule de source, mais dans Hyde-Park ou dans Pall-Mall.

— Vos leçons, cher comte, vos leçons, reprit Cassius en s’inclinant avec une humble déférence.

— Je vous remercie du compliment, que je n’accepte pas sans restrictions; mais il s’agit maintenant, madame, ajouta Marmande en se tournant vers la baronne, de vous montrer ma fête villageoise. Vous me connaissez déjà pour un propriétaire fort exigeant, et ne serez pas surprise que je ne vous fasse pas grâce du plus petit détail. Justement voici le baron, Kervey et Mlle Anna; nous sommes presque au complet pour commencer notre expédition. — Et d’un geste affectueux, Marmande invita à le suivre les diverses personnes qu’il venait de désigner, et que nous prendrons la liberté de présenter encore au lecteur.

Robert de Kervey pouvait avoir vingt-sept ans. Il était de petite taille, mais bien pris et vigoureusement constitué : des traits fortement accusés, des joues hâlées, une barbe épaisse, donnaient au premier aspect à sa figure un certain air rébarbatif; mais il y avait quelque chose de si naïf et de si franc dans le sourire qui de temps à autre venait l’illuminer, qu’il suffisait d’un second coup d’œil pour discerner les mots loyauté, bonhomie, gravés par la nature sur le front de Kervey. Le costume de ce personnage était d’une élégance simple, et l’on pouvait reconnaître aux boutons à ancre couronnée de son habit un officier de la marine royale.

N’en déplaise aux séductions dont les romanciers embellissent la vie maritime, nous nous obstinerons à penser que le jeune officier avait dans sa carrière aventureuse rencontré peu d’instans aussi doux que l’heure qui venait de s’écouler. C’était en effet une ravissante créature que la jeune fille qui s’appuyait sur son bras, une chaste fleur à peine éclose dans tout l’éclat de ses couleurs et de ses parfums. Pour le moment, les deux jeunes gens causaient en douce et intime familiarité comme de vieux amis.

— Que l’on pense ce que l’on voudra, disait le jeune homme, moi je suis fataliste, je crois aux proverbes : bien décidément un bonheur n’arrive jamais seul. Exemple : j’étais en rade de Brest sur cette pauvre Coquette, fort désœuvré, enviant le sort des camarades que j’avais vus partir, quand il me tombe du ciel, je suppose, un congé que je n’avais pas sollicité et auquel je n’avais pas droit, un congé de trois mois, trois mois à vivre le cœur à l’aise près de mes amis... C’était à en perdre la tête. Le soir, j’étais installé septième sur l’impériale de la diligence, et deux jours après j’embrassais Marmande, Marmande à qui je devais ce bonheur inespéré. .

— Je comprends que le proverbe ait raison, car ce sont là deux vrais bonheurs, dit la jeune fille.

— Pardonnez-moi, je n’ai pas encore parlé du second, interrompit le marin.

— Un congé, embrasser cet ami dont le souvenir a défrayé tant de fois nos longues soirées de la dunette, cet ami que vous m’avez fait aimer sans le connaître, tant votre cœur en parlait avec enthousiasme, ce ne sont pas à votre avis deux bonheurs bien distincts, bien réels! Nous compterons donc trois bonheurs, et le troisième, s’il vous plaît?

— C’est de vous retrouver ici, mademoiselle Anna, répliqua l’officier d’une voix émue et le front rougissant... Oh! vous n’avez pas idée à quel point vous nous manquez à bord. Tout le monde avait si bien pris la douce habitude de vous voir, de vous aimer, qu’il nous semble maintenant que nous ne sommes plus au complet, que nous avons perdu, je n’oserai pas dire un camarade, je n’oserai pas dire non plus un ami...

— Eh! pourquoi donc ne m’avez-vous pas traitée comme tel quand j’étais à votre bord? et croyez-vous que maintenant, alors que le service est rendu, je puisse oublier la dette de ma reconnaissance? Vous me jugez mal, si vous me jugez ainsi. Eh! tenez, lorsque mon bon vieux grand-père est venu m’annoncer ce matin qu’un officier de marine était arrivé au Soupizot, je ne sais quel pressentiment m’a fait deviner que c’était un de mes camarades de la Coquette, et, s’il faut dire toute la vérité, que c’était vous.

Ce furent à leur tour les traits de la jeune fille, à laquelle un entraînement involontaire avait arraché cet aveu un peu naïf, qui se couvrirent d’un charmant incarnat; mais le marin, avec un tact instinctif, reprit vivement : — Eh bien ! laissez-moi donc vous donner des nouvelles de tout et de tous ; vous nous avez porté bonheur, les récompenses pleuvent sur le bord. Le commandant passe capitaine de vaisseau; le second, ce vieux bourru qui de sa vie n’a jamais été poli qu’avec vous, a la croix; deux midships ont l’épaulette.

— Et vous, et vous? interrompit Anna avec une vivacité pleine d’intérêt.

— Oh! moi, je ne demande rien, reprit le jeune homme; j’ai mon congé, mon bienheureux congé, trois mois à passer à terre au milieu de mes amis, et ces trois mois-là, je ne les donnerais pas pour un brevet de capitaine de corvette et le commandement de la Coquette!

L’accent passionné avec lequel Kervey prononça ces paroles prouvait assez que le mot ami ne définissait que très indistinctement les sentimens de son cœur : aussi la jeune fille se sentit-elle singulièrement émue, elle fit remarquer à son compagnon que depuis longtemps ils avaient perdu leur hôte, et qu’il était temps de songer à le retrouver; mais la douce familiarité que décelait cette longue conversation n’était pas restée ignorée au milieu de la foule. Le baron de Laluzerte avait suivi à la piste les marches et les contre-marches du jeune couple, et à plusieurs reprises un éclair tout plein de bonheur et de fierté paternels avait illuminé ses traits flétris. Le baron redoublait le pas pour suivre les deux jeunes gens, quand une petite paysanne de treize à quatorze ans, au nez retroussé, aux joues roses, à l’œil mutin, lui barra le passage avec une gracieuse révérence, en disant d’une voix argentine : — Bonsoir, mon parrain.

— Et d’où sors-tu, Verdurette? de la danse sans doute, mauvais sujet? dit le baron, qui caressa le menton de l’enfant d’un geste tout plein de douce familiarité.

— Oui, mon parrain, j’ai déjà dansé dix-sept quadrilles, et ne veux m’arrêter qu’après avoir complété le quarteron, reprit Verdurette.

— Alors je te saisis au vol pour te donner le petit cadeau que j’ai été chercher hier à Compiègne à l’occasion de ta fête. — Et le baron glissa dans la main de sa filleule une boîte de carton rose que cette dernière ouvrit d’un brusque mouvement, où le sang d’Eve se trahissait au premier degré. La boîte contenait une croix d’or et des boucles d’oreilles mollement étendues sur une couche de ouate. Verdurette contemplait ces objets d’un œil rayonnant de plaisir, lorsque les préludes de la contredanse retentirent au loin. Il y eut lutte alors dans le cœur de l’enfant entre les devoirs de la reconnaissance et les joies du quadrille; mais, devons-nous le dire, cette lutte ne dura qu’un instant. En signe de remerciement et d’adieu, la jeune fille appuya ses doigts sur ses lèvres, qui murmurèrent un gros baiser, et s’enfuit à toutes jambes vers la salle du bal. Le baron ne s’offensa point de cette apparente ingratitude, et sa figure ne trahissait que de douces émotions lorsqu’il rejoignit la compagnie.

La bande des invités du château, après avoir parcouru la fête en tous ses détails, se trouvait réunie à la porte d’un Nostradamus forain, qui se chargeait de révéler à chacun sa destinée en échange d’une modique redevance de vingt-cinq centimes. L’offre était trop tentante pour que Marmande et les siens pussent y résister.

Le sorcier était un petit homme à figure moitié sage, moitié folle, revêtu d’un costume de magicien, dont le chapeau classique s’élevait en pain de sucre sur sa tête. La pauvreté du temple annonçait, il faut bien l’avouer, la tiédeur et la parcimonie des fidèles. En guise de trépied d’or, l’oracle trônait sur un fauteuil assez mal rembourré, assisté d’un côté par un crocodile empaillé, et de l’autre par un caniche d’un aspect malheureux. Des bancs boiteux et une table non moins boiteuse composaient l’ameublement du sanctuaire, éclairé par deux torches de térébenthine, dont le parfum nauséabond se répandait à distance.

A l’entrée du maître du château et de ses hôtes, le devin revêtit son air le plus digne, et, se renfermant dans un majestueux silence, invita du geste les nouveau-venus à prendre place sur les bancs; mais ce n’était point là l’affaire de Marmande, qui, d’un pas intrépide, vint le premier s’offrir aux révélations du sorcier.

La réponse de l’augure était faite pour allécher son monde; à l’aide de ses cartes, il obtint pour Marmande un avenir tellement fleuri, si tissu d’or et de soie, que personne dans la compagnie n’hésita plus à tenter l’épreuve. Le sorcier eut une bienveillance égale pour tous ses cliens : au baron de Laluzerte, il prédit qu’avant dix ans il tuerait un oiseau singulier, qui, bien et dûment empaillé, aurait les honneurs du musée de Compiègne; à Cassius, qu’il séduirait une princesse étrangère; enfin le tour de Kervey arriva. A son aspect, le sorcier parut réfléchir profondément, et, rejetant les cartes dont il s’était servi jusque-là, demanda sa main droite au jeune marin.

— Il paraît que mon avenir doit encore dépasser tout ce que nous venons d’entendre, et cela ne m’étonne pas, dit gaiement l’officier, car il y avait à bord de mon premier navire un calfat si habile en fait de magie noire, qu’il avait annoncé une mort violente à un quartier-maître qui se cassa les reins trois jours après la prédiction en tombant sur le pont de la grande hune, et qui cependant n’a jamais voulu me dire ma destinée. Eh bien! sorcier, que vois-tu dans ma main?

Le sorcier garda le silence.

— Es-tu devenu muet, où y vois-tu le diable? ajouta le marin.

— J’y vois du sang, repartit le magicien d’une voix tellement creuse et lugubre, qu’un frisson nerveux parcourut instantanément tous les cœurs féminins de la société, sans que cette terreur instinctive pénétrât toutefois jusqu’à la fibre de Kervey, car il interrompit vivement son interlocuteur par ces mots : — Eh ! parbleu ! est-ce que cela t’étonne? c’est le sang de l’ennemi. Regarde sur mes épaules, tu y verras de la graine d’épinards, peut-être les étoiles de contre-amiral.

— Non, ce sang n’est pas celui de l’ennemi, dit le sorcier, se refusant à expliquer toute sa pensée.

— Allons, pas de détour, tu piques ma curiosité : un louis pour toi si tu achèves mon horoscope.

Le marché était bien tentant pour le sorcier, et cependant il ne l’accepta pas immédiatement et murmura entre ses dents : — La ligne de vie est longue et forte, et pourtant ce sang...

— Voici pour toi, dit Kervey, qui de sa main droite fit scintiller une pièce d’or aux yeux du magicien.

L’épreuve était trop forte pour le pauvre hère. — Ce sang, c’est le tien! dit-il avec une émotion aussi profonde que s’il eût été partie prenante dans le lugubre horoscope. Il y eut un moment de silence dans l’auditoire, et Kervey tout le premier ne put se défendre d’une certaine agitation intérieure; mais cette impression ne dura qu’un instant. — Sorcier, mon ami, dit-il d’un ton plein de moquerie, tu fais là de la divination rétrospective; tu parles pour le temps où, à bord de l’Hercule, j’étais contraint, sous peine d’arrêts, à me faire la barbe chaque matin. Ces beaux jours sont passés, et si je te paie ton horoscope, c’est que j’espère bien qu’ils ne reviendront plus.

La prédiction funèbre faite au marin refroidit la curiosité de l’auditoire ; après lui, aucun des hôtes du comte ne put se résoudre à interroger l’avenir, et toute la compagnie, quittant bientôt l’antre divinatoire, rendit le sorcier à ses loisirs.

L’épisode du sorcier termina la soirée. Après avoir mis en voiture le baron et sa famille, Marmande et Kervey regagnèrent leurs appartemens respectifs, et, disons-le à l’honneur du jeune officier, si, au milieu du silence de la nuit, quelques souvenirs de la journée vinrent bercer son cerveau, la prédiction du magicien ne figura pas dans ses rêves.


II. — AU PROFIT DES PETITS CHINOIS.

A quelques jours de la fête champêtre à laquelle le lecteur a bien voulu assister, le jeudi même où Mme de Laluzerte devait faire les honneurs de son salon à l’élite de la société du département, vers cinq heures de l’après-midi, le baron, accompagné de sa petite-fille, se promenait sur les bords d’une petite rivière qui sillonnait d’un rayon d’argent des prairies de la plus belle verdure.

De tous les contrastes que la nature peut offrir aux regards, il en est un surtout que nous avons toujours trouvé plein d’une douce et vraie poésie : c’est celui d’une jeune fille auprès d’un vieillard. Jamais le contraste d’Œdipe au bras d’Antigone n’avait été réalisé d’une manière plus heureuse que dans la personne du baron et de sa petite-fille. Anna avait dix-huit ans, et si elle possédait déjà les grâces d’une femme accomplie, elle n’avait pas encore perdu ce parfum d’innocence que l’usage du monde dissimule le plus souvent sous un vernis de dédaigneuse timidité. Elle était de petite taille, mais les plis de sa simple robe de percale accusaient les plus suaves proportions. La carnation de son teint orangé accusait une origine étrangère; mais pouvait-on se plaindre qu’un autre soleil eût bruni ses joues d’un reflet doré, quand il avait accordé à ses deux grands yeux noirs cet éclat que les poètes, et peut-être aussi la nature, refusent aux femmes de notre hémisphère? A voir cette charmante jeune fille dans toute la fraîcheur de son innocente parure, l’on ne s’étonnait pas que les chagrins, hélas! trop profondément gravés sur le front de son vieux compagnon, n’eussent pu résister à sa douce influence, et qu’un sourire tout plein de fierté paternelle vînt par intervalles illuminer ses traits flétris.

Le couple marchait au petit pas, s’arrêtant à chaque instant, trop heureux de trouver le prétexte d’allonger un innocent tête-à-tête, la jeune fille pour contempler une fleur, un point de vue, le vieillard pour couver de l’œil son plus cher trésor.

— Laissez-moi vous fleurir, bon grand-père, dit Anna en s’élançant avec l’instinct d’un papillon vers un petit coin de gazon que la nature avait semé de fleurs. En un instant, elle eut composé un petit bouquet de pâquerettes et de marguerites moins fraîches et moins innocentes qu’elle, et vint l’attacher à la boutonnière de son aïeul, qui, avec une grâce respectueuse digne d’un seigneur de la cour de Louis XV, déposa un baiser sur la jolie main dont il tenait ce naïf tribut d’hommages.

— Oh ! non pas la main, les deux joues, reprit Anna, qui, se dressant sur la pointe des pieds, éleva son frais visage jusqu’à la hauteur du menton de son vieux compagnon.

Le baron contempla un instant ces traits charmans, un bonheur divin rayonnait dans ses yeux; puis il déposa sur le front de sa petite-fille le baiser chaste et religieux qu’il eût déposé sur le front d’un ange gardien descendu sur terre pour adoucir les amertumes de sa vie mondaine.

— mon cher grand-père, que vous êtes bon de me témoigner tant d’affection ! — Et ce fut au tour de la jeune fille de porter à ses lèvres la main du vieillard.

— Je t’aimais tant sans te connaître, ma douce Anna! et maintenant que je te connais, je crains de ne pas t’aimer autant que tu le mérites.

— Oh! combien cela me rend heureuse et fière, trop fière peut-être, de vous entendre parler ainsi ! reprit la jeune fille. Oh! moi aussi, il y a longtemps que je vous aime : ma mère, ma pauvre mère m’a appris tout enfant à révérer votre nom, et ses dernières paroles ont été pour me rappeler mes devoirs envers vous. Avoir été si longtemps sans affection, seule au monde, et retrouver la tendresse d’un père, c’est là une de ces joies qui marquent dans la vie, sans que rien puisse en effacer le souvenir.

— Anna, ma chère fille, dit le baron, tu te feras belle pour ce soir; je veux que mes voisins m’envient mon enfant, que tu plaises à tous.

— Que je plaise à vous, à vous seul, n’est-ce point assez? repartit Anna avec une apparente sincérité. — Non vraiment, et si tu es franche, ce qui est fort difficile à une jeune fille, tu l’avoueras tout comme moi.

— Oh! que vous me connaissez déjà bien, que vous lisez dans mon cœur mes secrètes pensées! dit Anna en rougissant... Eh bien! oui, cher grand-père, et ne soyez pas jaloux, vous n’êtes pas le seul à qui je désire plaire ce soir. Je dois même m’accuser d’ingratitude lorsque j’ai dit que loin de vous j’avais vécu sans affection: dans mes cruelles épreuves, j’ai rencontré un vaillant cœur, un sincère ami.

— Un secret, une confidence! Courage, chère petite; le rôle de confident est celui qui convient à mon âge, poursuivit le baron de sa voix la plus insinuante.

— Je n’ai pas besoin de courage pour cela : ce que je vais vous dire, je le lui dirais, je le lui ai même dit, je crois, car je ne sais pas céler les sentimens de mon cœur. — La jeune fille poursuivit avec une animation singulière : — Comment pourrais-je ne pas aimer ce bon jeune homme, dont l’ingénieuse amitié s’est exercée pendant cinq mois, cinq longs mois, à me distraire, à me protéger? Oh! ce serait de l’ingratitude, et vous me le reprocheriez comme le fait d’un mauvais cœur.

— Assurément, reprit le baron du ton d’un homme convaincu par un argument sans réplique.

— Vous ne m’accusez donc pas de coquetterie, vous n’êtes donc point jaloux que je puisse aussi vouloir lui plaire? poursuivit Anna en attachant fixement sur son vieux compagnon ses grands yeux de gazelle, comme si elle eût voulu lire au plus profond de sa pensée.

— Mais qui, lui? dit le baron, qui parut en cet instant plus embarrassé qu’Œdipe ne dut l’être devant le sphinx.

— Oh ! vous êtes un méchant qui ne voulez rien comprendre à demi-mot, reprit Anna avec une apparente bouderie. Eh! bon Dieu, qui cet ami peut-il être, sinon M. de Kervey, ce jeune officier de marine arrivé la semaine dernière au Soupizot? Oui, cher grand-père, c’est là le bon jeune homme qui pendant ce long voyage a eu pour moi les soins, l’affection de l’ami, du frère le plus dévoué. Aussi jugez de mon ravissement en le voyant ici, près de vous, car je puis vous l’amener et vous dire : « Voici l’ami qui vous a remplacé près de moi. » C’était là un rêve, un rêve plein de joies, que j’avais caressé bien des fois et qui me plaisait, tant je le trouvais impossible. Jugez de mon ivresse aujourd’hui qu’il est réalisé! Oh! je m’en veux presque de ne pas vous avoir déjà fait partager mon bonheur, car je vous en devais la moitié. Et maintenant êtes-vous jaloux? comprenez-vous que, même sans être coquette, je puisse vouloir, cher grand-père, plaire à un autre que vous? L’émotion dont la voix d’Anna était agitée annonçait que peut-être sa franchise n’allait pas jusqu’à révéler tout entiers à son vieil ami les rêves de bonheur d’une tête de vingt ans; mais, quels que fussent à ce sujet les sentimens intimes du baron, sa curiosité parut satisfaite des premiers épanchemens de ce jeune cœur : il ne poussa pas plus loin son interrogatoire.

Le jour tirait à son déclin quand les deux promeneurs, revenant de leur course errante, franchirent les grilles d’une cour d’honneur située à quelque distance de la petite rivière dont ils avaient parcouru les bords. Le château de Laluzerte, qui depuis plus de deux siècles avait passé de père en fils dans la famille du baron, était un vaste édifice en briques flanqué de deux pavillons, qui dans tous ses détails révélait un contemporain de Chenonceaux et de Chambord, et dont l’aspect était à la fois imposant et triste, car l’histoire de la grandeur et de la décadence d’une noble race s’y trouvait écrite en traits distincts. Bâti pour les besoins d’une existence féodale, ses proportions étaient devenues beaucoup trop vastes pour la fortune restreinte du baron; aussi, abandonnant les vastes salles où avaient vécu ses aïeux, il s’était réfugié dans le pavillon de droite, mieux en rapport avec ses besoins et ses revenus. Une allée laborieusement ratissée, des massifs de fleurs aux éclatantes couleurs, les marches de l’escalier semées d’un grès fin et jaune, le bouton de cuivre de la porte d’entrée par son éclat californien, attestaient également que cette partie du château était confiée aux soins d’une habile ménagère.

L’on devinait a priori qu’il se passait dans l’habitation quelque chose d’inusité. Serviteurs et servantes, l’air affairé, le regard important, sillonnaient la maison au pas accéléré. Le cliquetis des verres et des porcelaines, les interpellations bruyantes des domestiques, sur lesquels dominait, comme le sifflet du contre-maître au milieu du mugissement des flots, une voix de femme aigre et impérieuse, tout annonçait le moment d’activité et d’angoisses qui précède celui du combat. La baronne était à tout et partout. A l’office, elle avait mesuré avec une précision mathématique le nombre de verres qu’il était rigoureusement possible de remplir avec les crèmes et les gelées, et une corbeille de fruits, édifiée de ses mains avec un goût digne de Pomone, était à peine terminée, qu’elle avait volé au salon pour présider à l’enlèvement des housses, sous l’enveloppe grise desquelles bergères et canapés cachaient leurs éclatantes tapisseries.

Au moment où les deux promeneurs attardés rentrèrent au logis, Mme de Laluzerte, debout près de la porte du salon, accompagnait d’un battement saccadé le beau Cassius, qui, assis devant le piano, murmurait en sotto voce un grand air d’opéra. Il était facile de reconnaître, au teint coloré outre mesure de la baronne, à son regard vif et impatient, que l’exercice du commandement était loin d’avoir ajouté à l’aménité naturelle de son caractère, et que, moins puissant que David jouant de la harpe devant le roi Saül, Cassius ne parvenait point par ses mélodies à déloger l’esprit malin de l’enveloppe terrestre sous laquelle il avait élu domicile.

Le baron et sa petite-fille gravissaient encore les dernières marches de l’escalier, que Mme de Laluzerte les saluait de cette fougueuse interpellation: — Bien,... bien, parfaitement, ne vous gênez pas! Vous êtes encore bien bons de revenir cinq minutes avant l’arrivée du monde! Vous auriez pu ne pas revenir du tout et me laisser la charge des honneurs comme des préparatifs de la soirée. En vérité, cela a-t-il un nom? Pendant que je sue sang et eau pour que notre petite fête ne laisse rien à désirer, vous allez vous promener aux champs avec cette petite folle, me laissant à moi, pauvre femme, le soin de surveiller tout, de pourvoir à tout! Mais ne dirait-on pas que je suis ici, non pas la maîtresse, mais une femme à gages?

La présence de Mme de Laluzerte avait cette singulière influence sur son mari, qu’elle suffisait pour ramener sur ses traits l’expression de lugubre tristesse dont ils étaient revêtus aux premières pages de ce récit. Pour Anna, l’heureuse franchise de son caractère ne s’effrayait encore que médiocrement des emportemens de la baronne; aussi elle reprit d’une voix caressante : — Ma chère grand’mère, si vous saviez combien le jour était pur, la campagne charmante, combien mon grand-père semblait heureux, vous ne nous reprocheriez pas de nous être attardés dans notre promenade.

— D’abord, mademoiselle, permettez-moi de vous donner un conseil, reprit la marâtre d’un ton fort aigre : défaites-vous de ces manières de parler, qui ne sont ni vraies ni usitées dans la bonne société. Je ne suis point votre grand’mère, mon âge ne le permet pas; mais eussé-je même ce bonheur, cette appellation familière n’en deviendrait pas plus convenable. Vous avez peut-être ces us et coutumes, dans vos pays d’outre-mer, de s’appeler grand-père et grand-mère; ici, un enfant bien élevé et respectueux me dirait : Madame; plus convenablement encore : Madame la baronne.

— Excusez-moi, madame, d’une indiscrétion que je ne renouvellerai plus, reprit Anna avec dignité. J’osais vous appeler ma mère, car mon cœur vous portait les sentimens d’une fille.

— Oh! vous avez réponse à tout, mademoiselle, je le sais fort bien; cependant, en fait de savoir-vivre et de belles manières, je vous engage, dans votre intérêt, à suivre mes avis. Un autre conseil : occupez-vous un peu plus du ménage et moins de vos plaisirs. Rappelez-vous que vous êtes sans fortune, et que sans déroger vous pourriez bien vous rendre utile à quelque chose dans la maison. La vive rougeur qui colora en cet instant les traits de la jeune fille vint trahir la profonde émotion dont son cœur était agité. Quant au baron, depuis le commencement de cette scène, sa face s’était couverte, comme nous l’avons dit, du masque d’indifférence qui lui était habituel, et il sembla n’avoir pas compris la honteuse pensée cachée sous les paroles de son irascible moitié.

— Maintenant, que restez-vous là sur vos jambes comme un terne? poursuivit la dame, qui, malgré ses prétentions aux belles manières, jouissait d’un français plus pittoresque qu’académique; montez dans votre chambre et habillez-vous. On sait ce qu’il vous faut de temps pour votre toilette à vous autres jeunes filles, qui passez deux heures à vous regarder devant un miroir. Il est aussi grand temps, monsieur, de vous mettre en tenue, continua la dame, interpellant son mari avec une puissance d’organe digne de Lablache. Vous trouverez sur votre lit l’habit bleu, un pantalon noir et un gilet blanc; j’irai dans un instant arranger le nœud de votre cravate.

— Madame la baronne, faut-il verser la crème sur les choux? cria, des profondeurs de la cuisine, une voix féminine pleine d’anxiété.

— Me voici, Victorine. — Et Mme de Laluzerte, quittant le salon sans plus tarder, descendit précipitamment les marches de l’escalier.

Lorsque la marâtre eut quitté l’appartement où elle venait de se livrer à cette étrange sortie, Anna, dont la fierté avait combattu l’émotion, ne put se contenir davantage, et des larmes silencieuses perlèrent le long de ses joues. Cette douleur n’échappa point au vieux gentilhomme, et, prenant la main de sa petite-fille, il leva les yeux au ciel avec une étrange expression de douleur. Ce n’était plus le vieillard si paternel, si heureux auprès de son enfant, mais bien un coupable déchiré par le remords et implorant le pardon d’un crime. Cette scène touchante demeura inaperçue de M. Cassius, qui en fut seul témoin, car ce dernier avait profité immédiatement du départ de la baronne pour poursuivre à pleins poumons les études musicales qu’il avait jusque-là soupirées modestement à la sourdine.

Le même soir, vers neuf heures, l’élite de la société du département, pour nous servir d’une expression consacrée, se trouvait assemblée dans les salons du baron. L’administration, l’armée, la magistrature, toutes les sommités sociales à dix lieues à la ronde, composaient une de ces réunions qui doivent laisser de profonds souvenirs. Mme de Laluzerte, dans une de ces toilettes excentriques dont les vieilles Anglaises conservent le secret et pour ainsi dire le monopole, se tenait debout près de la porte d’entrée, le geste affable, la bouche en cœur, l’œil caressant. Hélas ! devons-nous ajouter que tout ce luxe d’amabilité et d’atours n’était pas complètement désintéressé? Un volumineux paquet de cartes, étreint sous le gant de soie de la maîtresse de maison, et sur chacune desquelles était écrit en caractères gothiques : Loterie au profit des petits Chinois orphelins, donnait la clef de toutes ces prévenances, et peut-être aussi le droit de comparer la châtelaine à une sirène chantant au bord du lac, ou au serpent abrité sous le palmier de l’Éden. Peu d’élus en effet parvenaient à franchir les portes du sanctuaire sans ajouter à leur aumône, et la baronne, toute rayonnante, voyait incessamment s’arrondir la somme destinée à soulager l’enfance orpheline du Céleste-Empire. La musique avait déjà figuré dans les plaisirs de la soirée. A la satisfaction générale, deux jeunes filles d’un talent précoce avaient achevé des variations à quatre mains, et M. Cassius le grand air à la répétition duquel nous avons assisté. A cet instant, la compagnie, qui avait supporté ces rudes assauts avec un courage digne d’un meilleur sort, attendait, au milieu d’une conversation bruyante, que le hasard vînt proclamer les heureux appelés à posséder les lots de la loterie, principal événement de la soirée, et qui se trouvaient exposés sur la table du salon.

Quoique ce fût assurément une remarquable collection de travaux féminins, essuie-plumes élégans, allumettes enrubannées, fleurs de papier et bretelles multicolores, trois hommes adossés près de la porte d’entrée semblaient n’accorder qu’une médiocre attention aux opérations du tirage, lorsque Mme de Laluzerte vint s’approcher du groupe. Deux des personnages de ce triumvirat étaient le comte de Marmande et M. Cassius; quant au troisième, vêtu de noir, le front chauve, la lunette d’or au nez, le geste parlementaire, il réalisait un type d’homme grave si complet, qu’au premier abord un observateur même vulgaire devait le reconnaître pour le chef du parquet de l’arrondissement, ce qu’il était en effet.

— Assurément, messieurs, dit la baronne avec un sourire de Célimène, l’on a raison de dire que la fortune est comme les coquettes et ne favorise que ceux qui semblent la dédaigner. Ainsi voici M. Desbois, et c’est fort mal, qui se préoccupe bien peu de gagner les lots, ouvrages de tant de jolies mains, et cependant le sort l’accable, on peut le dire, de sa bienveillance.

— Eh quoi! vraiment, répondit M. Desbois en s’inclinant, j’aurais été assez heureux pour obtenir ma part de ce charmant musée?

— Voyez et admirez votre bonne chance ! reprit Mme de Laluzerte, qui montra aux yeux éblouis du magistrat un paquet d’allumettes à queues roses et un essuie-plumes de velours d’un rare travail. Elle poursuivit : Vous n’aviez que deux billets, deux seuls billets. Eh bien, tous deux ont gagné! Ah! il est bien heureux pour la société que vous ayez résisté tout à l’heure à mes sollicitations, car vous eussiez sans contredit gagné les plus beaux lots. — Je suis le premier puni de ma résistance, reprit l’homme de la loi.

— Avoir deux billets, deux seuls billets, et obtenir deux lots, voici, mon savant ami, ce que l’on peut appeler un bonheur étourdissant, interrompit Cassius, qui accepta d’instinct le rôle de compère au profit de l’œuvre charitable. Non, non, à votre place je ne trahirais pas les bonnes intentions de la fortune. Vous pouvez encore peut-être obtenir quelques billets, et le gros lot n’est pas tiré!

— Oh ! maintenant je dois désespérer; le gros lot ne sera pas pour moi, dit le magistrat, qui accompagna ces paroles d’un regard foudroyant à l’adresse de son interlocuteur.

— Qui sait, qui sait? répéta la baronne avec un aimable sourire; pour vous, monsieur Desbois, ma partialité est grande, si grande. que si vous m’en priez bien, je pourrai peut-être vous offrir ces dix derniers billets, dans lesquels se trouve le gros lot, j’en réponds.

— Et vous hésitez? fit Cassius.

— Assurément non, reprit M. Desbois, qui, s’exécutant à cet instant suprême, tira d’une bourse de soie verte deux pièces de cent sous et les tendit à la baronne le sourire sur les lèvres, tandis qu’in petto il formulait un violent réquisitoire où il confondait les loteries et jeux prohibés, les allumettes enrubannées et les petits Chinois. Mais la baronne eût-elle connu ces secrètes pensées qu’elles n’eussent point troublé la joie de son cœur, car en cet instant elle venait de poser la dernière pierre au sommet de l’édifice qui depuis deux mois lui avait coûté tant de soins et d’efforts; en un mot, elle avait placé cinq cents billets de loterie! Aussi en signe d’adieu la dame adressa aux trois causeurs la plus aimable révérence.

— Vous le savez, messieurs, dit Marmande, reprenant le sujet de conversation interrompu par l’arrivée de Mme de Laluzerte, c’est demain que nous faisons l’ouverture, et j’espère bien, cher monsieur Desbois, que vous vous garderez bien d’y manquer. C’est à votre tutélaire protection que les chasseurs du département doivent d’avoir encore quelque chose à tirer; aussi ne devez-vous nous faire défaut sous aucun prétexte. La fête serait incomplète si vous n’en preniez votre part.

Ces éloges, l’invitation gracieuse qui les accompagnait, ramenèrent la sérénité sur le front du magistrat, et il inclina la tête en signe d’assentiment.

— Je compte aussi sur vous, monsieur Cassius, continua Marmande, beaucoup, parce que j’ai toujours grand plaisir à vous voir, un peu, parce que je suis infiniment curieux de vous voir tirer. Savez-vous que vous avez une réputation de dead hand des mieux établies? Crackshot me parlait encore dernièrement de vos exploits au tir aux pigeons. — Crackshot! répéta Cassius, qui leva instantanément les yeux au plafond comme pour y chercher des souvenirs absens de sa mémoire.

Old Cracky, captain Crackshot, du tenth hussars, Prince Albert’s own, ajouta Marmande.

— J’y suis, j’y suis, reprit Cassius, aux souvenirs duquel ces explications précises parurent rendre toute leur lucidité.

— Eh bien ! il n’y a pas quinze jours que Cracky me parlait de certains shooting matches fifty birds each, forty yards distance two hundred pounds stakes where y ou cleaned him ont of a good lot of money.

À cette allocution franco-britannique, M. Desbois, qui se piquait de ne comprendre et de ne pratiquer d’autre langage que le langage de Racine, jeta fixement sur le comte, à travers le cristal de ses lunettes, des regards ébahis, ébahissement partagé à tous égards par Cassius, peu familiarisé, malgré ses prétentions, avec la langue de Shakspeare. Le comte continua : — J’ai aussi le plus vif désir de voir ce fameux setter, dont mon garde Laverdure me rabâche incessamment, et qu’il cite comme le best broken dog de toute la contrée.

La mesure d’étonnement dont M. Desbois était susceptible se trouvait débordée. Incapable de supporter un mot de plus de ce jargon anglo-français, il quitta brusquement son interlocuteur, et, s’approchant d’un habit noir non moins grave que lui : — J’avais toujours entendu citer le comte de Marmande comme un jeune homme de beaucoup de sens, dit M. Desbois à voix basse; eh bien!... eh bien ! je le crois un peu fou.

— Pas possible! dit l’habit noir.

— Comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire.

Marmande, lui, ne partageait pas les graves préoccupations de M. Desbois sur l’état de sa raison, et lorsque Cassius vint à rompre l’entretien, le regard joyeux dont le jeune comte le suivit dans la foule rappelait celui du pêcheur qui voit le poisson tomber dans ses filets.

Une vive émotion agita en ce moment l’assemblée. L’enfant interprète du hasard venait de proclamer le numéro auquel était attribué le gros lot, et sur la liste des billets ce numéro figurait accolé au nom de Kervey. Cent yeux jaloux cherchèrent aussitôt le marin dans la foule sans pouvoir l’y rencontrer, car il n’avait fait au salon qu’une courte apparition, et avait été chercher bientôt dans les jardins un air plus pur. Nous n’aurons pas à attribuer à une sauvagerie maritime la retraite du jeune homme loin des plaisirs de la soirée, et il nous suffira sans doute, pour l’expliquer à la satisfaction du lecteur, de dire que la petite-fille du baron partageait sa solitude.

Longtemps le couple juvénile avait marché silencieux, entrecoupant à peine sa promenade de remarques sur la musique, la chaleur du salon, la beauté de la nuit. La lune avait aussi défrayé sa part de conversation; mais, à entendre ces phrases banales, on devinait qu’un mutuel embarras pesait sur les deux jeunes gens. Hélas! qui aurait pu lire au fond de leurs cœurs eût reconnu que rien n’était changé dans leur mutuelle affection; mais, comprenant mieux le véritable nom de ce qu’ils avaient appelé jusque-là une fraternelle amitié, tous deux, mais le marin surtout, n’osaient plus user de cette douce franchise qui avait jusque-là présidé à leurs entretiens. Et cependant le lieu où ils se trouvaient devait plaire à des jeunes gens amoureux. Il eut inspiré un poète. La nuit était calme et sereine, des myriades d’étoiles reluisaient sur un ciel bleu foncé. Les douces émanations des fleurs embaumaient l’atmosphère, et comme pour faire contraste à cette nature au repos, le pavillon de droite, magnifiquement éclairé, apparaissait dans le sombre de la nuit comme un palais féerique.

— Mademoiselle Anna, dit le marin, mademoiselle Anna, répéta-t-il avec un soupir... Puis, comme si les mots qu’il allait prononcer se fussent enfuis de ses lèvres, il ajouta machinalement : Ne trouvez-vous pas qu’il fait dans le salon une horrible chaleur?

— C’est la sixième fois que nous faisons à nous deux cette remarque intéressante, reprit naïvement la jeune fille. Oh ! vous n’avez pas à en rougir, je l’ai faite pour ma part trois fois, et l’avoue en toute humilité. Elle poursuivit : Dites-moi, mon cher camarade, vous expliquez-vous cet embarras involontaire que vous éprouvez près de moi, comme je l’éprouve près de vous? Ne sommes-nous donc point ici sur notre élément, et ne pouvons-nous être francs, gais et spirituels que sur mer? A bord, il y a déjà longtemps que vous m’auriez fait rire aux éclats, ou intéressée aux larmes. Ici, sur terre, vous me dites qu’il fait chaud dans le salon, et je vous réponds que la lune est belle!... Manquons-nous pourtant de sujets de conversation? N’avons-nous pas beaucoup à nous dire? Ne sommes-nous pas heureux, oh! bien heureux? Une fée bienfaisante semble avoir mis à nos ordres sa baguette enchantée. Tout ce que nous rêvions, tout ce qui nous semblait impossible s’est réalisé! J’ai vu le comte de Marmande, cet ami dont vous me parliez avec tant d’enthousiasme et de cœur, il a même fait fort peu d’attention à moi, pauvre fille; mais je ne lui en veux pas pour cela, et s’il ne s’est pas occupé de moi, je me suis beaucoup occupée de lui. J’ai su qu’il était bon et généreux, qu’il vous aimait comme vous l’aimez, et ma coquetterie ne lui garde pas rancune de son inattention. N’ai-je pas encore à vous entretenir de ce bon grand-père dont la tendresse a dépassé toutes mes espérances, qui au premier abord m’a donné la première place dans ses affections? Oh! nous avons bien à causer ensemble, et je crois qu’il me faudra retourner à bord de la Coquette pour vous dire ce que je pense de vos amis, pour savoir ce que vous pensez des miens...

— Mademoiselle Anna,... Interrompit l’officier.

— Je vous écoute, reprit la jeune fille avec un air de sang-froid qui n’était pas dénué d’intention moqueuse.

— Eh bien ! oui, reprit le marin, excité par cette innocente raillerie comme le cheval impétueux par le froid de l’éperon, il vaut mieux en finir aujourd’hui, plus tôt que plus tard. Mademoiselle Anna,... répéta-t-il pour la cinquième fois.

— Voyons, qu’avez-vous donc de si terrible à me dire? Ne suis-je plus votre amie, votre confidente? dit Anna, qui accompagna ces paroles d’un sourire plein de bonté, car l’angoisse mortelle du marin n’échappait pas à sa sagacité.

— Mademoiselle Anna, reprit l’officier, j’ai vingt-sept ans, je suis enseigne de vaisseau, j’ai cent mille francs à moi; tout cela est peu brillant, mais je vous aime et suis sûr de faire un bon mari. Voulez-vous remettre entre mes mains le soin de votre avenir, de votre bonheur?

À ces paroles, dont la franchise toute maritime eût suffi pour révolter la douairière la moins susceptible en fait d’étiquette matrimoniale, la jeune fille se sentit tout émue, une vive rougeur colora son front, son cœur battit avec violence, et sa voix tremblante murmura quelques mots qui vinrent expirer sur ses lèvres; mais dans la surexcitation du moment ce trouble échappa à l’attention de Kervey, et il poursuivit : — Anna, depuis que je vous connais, vous aimer, être aimé de vous, a été le rêve et le but de ma vie. Aujourd’hui, à ce jour solennel qui verra se briser peut-être mes plus chères espérances, je me sens la force de vous ouvrir mon cœur, de vous faire lire au plus profond de mon âme. Voulez-vous être ma femme, une femme adorée, dites, le voulez-vous? C’est un bonheur discret et modeste que je vous offre, un cœur loyal que je mets à vos pieds. — Il continua après une pause : — Oh! je le sais, je ne suis pas un brillant parti! A vous, digne d’un trône, je demande de devenir la compagne d’un pauvre officier subalterne. Et cependant, je puis le dire avec la confiance d’un honnête homme, sûr de moi, vous connaissant comme je vous connais, c’est le bonheur que je vous offre. Aimé de vous, votre mari, ma vie entière vous appartient, vous pouvez ordonner, disposer de mon sort; pour vous plaire, tout me sera possible. Trouvez-vous le bonheur dans une existence modeste, eh bien! nous vivrons contens de notre peu, mettant au-dessus des plaisirs de l’opulence notre bonheur intime, nos joies du ménage de chaque jour, de chaque instant! Ambitieuse au contraire, désirez-vous les grandeurs, soutenu par votre amour, je me sens la force d’arriver au premier rang. Amie, répondez-moi, voulez-vous m’accepter pour époux? — Et Kervey, pliant le genou devant sa compagne, attacha sur son visage des regards aussi pleins d’anxiété que si l’arrêt qui devait régir immuablement sa destinée allait sortir de ses lèvres.

Certes, si ces paroles eussent été adressées à une jeune fille fraîche éclose du couvent, ne connaissant du monde que ses rigoureuses convenances, elles eussent suffi pour motiver une chaleureuse indignation et une prompte retraite; mais Anna avait appris à la triste école du malheur à faire justice de ces sentimens de fausse pruderie qui mettent les jeunes filles en dehors de la vie réelle. Aussi écouta-t-elle la déclaration de l’officier en toute sérénité de conscience. Cependant ce dernier crut voir dans le silence avec lequel la petite-fille du baron avait accueilli ses paroles un blâme sévère de sa témérité, et il poursuivit : — Vous ne me répondez pas, Anna... L’audace de mes paroles vous a offensée... Oh! pardonnez-moi.

— Et qu’ai-je à vous pardonner? interrompit vivement la jeune fille, le visage rayonnant de bonheur. Puis-je m’offenser qu’un galant homme, un homme comme vous, me juge digne de devenir sa compagne? Une telle proposition au contraire est faite pour m’enorgueillir, et, de même que vous m’avez parlé en honnête homme, je vous répondrai en honnête femme. Non, je ne veux rien vous dissimuler. Vous m’aimez, je vous aime; vous croyez que je puis faire une bonne femme, je suis sûre que vous ferez un bon mari. Ma main, je vous la donne; mon cœur, vous l’avez déjà depuis longtemps.

— Oh! ne parlez pas ainsi, si vous ne voulez pas me rendre fou, dit l’officier avec explosion, car son cœur battait à briser sa poitrine.

— C’est ce que je ne veux sous aucun prétexte, surtout en ce moment où vous avez besoin de toute votre sagesse, car je vais vous proposer les conditions du contrat.

— Parlez, parlez; dictez-moi vos volontés, je les accepte toutes, dit Kervey.

— Ne craignez rien, je ne suis pas un despote déraisonnable, et nous discuterons article par article.

Anna poursuivit après une pause: — Sans être pauvres, nous sommes loin tous deux d’être riches. Sans doute, jeunes, amoureux, nous pourrions trouver le bonheur dans notre modeste fortune; mais serons-nous toujours jeunes? Je ne doute pas de votre constance, je ne doute pas de la mienne; mais comme je veux être heureuse dans mon ménage, il faut, et cela en première ligne, que mon mari aussi soit heureux. Il faut qu’il n’ait rien à regretter, qu’il ait vu se réaliser toutes ses espérances. Qui pourrait m’assurer qu’un jour, au sein d’une vie modeste et obscure, vous ne regretteriez pas, oh! je ne dis pas pour vous, mais pour votre femme, pour vos enfans, la carrière que vous auriez abandonnée? A notre âge, l’on peut attendre, pas trop longtemps toutefois! Dans deux ans au plus, au tour d’ancienneté, vous devez recevoir le grade de lieutenant de vaisseau; or, si c’est folie à un enseigne d’entrer en ménage, vous me l’avez dit vous-même, un officier qui porte deux épaulettes ne saurait rien faire de mieux. Attendons donc jusque-là pour réaliser un projet qui maintenant est le but de ma vie. Oh ! je ne crains rien, vous n’avez rien à craindre de l’absence; si elle détruit les sentimens passagers, elle consacre au contraire les véritables affections.

— Anna, dit le marin, dont la figure rayonnait d’un ineffable bonheur, vous êtes un ange! Et maintenant je suis réellement ambitieux : je veux les étoiles, le bâton d’amiral. Je paierais de mon sang un nom glorieux à vous offrir.

— C’est un marché que je ne vous permets pas reprit la jeune fille, et d’aujourd’hui, vous le savez, vous ne vous appartenez plus. Elle poursuivit avec une émotion profonde, en tirant de son doigt un simple anneau d’or : Cette bague est ce que j’ai de plus précieux au monde, c’est l’alliance de ma mère, je vous la confie; elle appellera sur votre tête les bénédictions de la sainte femme qui va veiller sur vous comme sur un fils.

Pour toute réponse, Kervey, prenant la bague que sa compagne lui tendait, la pressa tendrement sur ses lèvres; mais ses yeux humides annonçaient assez la profonde émotion de son cœur.

Les plaisirs de la soirée touchaient à leur fin; peu à peu le salon se dégarnissait de ses hôtes, lorsque MM. Cassius, Desbois, Marmande et Kervey se trouvèrent en présence sur le péristyle. — Je compte toujours sur vous demain à huit heures, heure militaire, dit Marmande, avec un aimable sourire, aux deux amis.

Pour toute réponse, Cassius inclina la tête en signe d’assentiment; puis, franchissant le marchepied, vint s’installer sur le siège de droite, ajusta les rênes avec précision, lança un all right d’une perfection britannique au groom, tandis que M. Desbois, fort intrigué de cette interpellation, prenait place sur le siège de gauche, et le dog car lancé au gros trot disparut bientôt dans l’obscurité.

Kervey et Marmande de leur côté avaient pris place dans un élégant phaéton qui sortait à peine des grilles du château lorsque le jeune comte salua brusquement son ami de ces paroles : — Eh bien! que dis-tu de mon élève?

La soirée du marin avait été trop bien employée ailleurs pour qu’il eût pu prêter grande attention aux détails auxquels son voisin faisait allusion; mais ce dernier, sans se faire prier, s’empressa de compléter ses paroles en disant : — J’ai vu le moment où cet excellent M. Desbois allait tomber en suffocation sous le puissant effet de mon jargon anglo-français. Assurément, si le digne magistrat ne me croit pas fou, il ne s’en faut guère. C’est qu’en vérité c’est plus fort que moi, et, bon gré mal gré, il faut que je saisisse toutes les occasions de finir l’éducation de cet excellent M. Cassius. C’est une si belle, si riche, si plantureuse nature, en fait de ridicules du moins ! Il les a tous en germe, et rien qu’un souffle suffit à les développer, c’est-à-dire qu’en plein XIXe siècle je me passe toutes les jouissances de Pygmalion ni plus ni moins! Tu ne te doutes pas, à voir M. Cassius si flambant, qu’il y a six mois c’était un bon jeune homme vêtu de noir et plaçant à la caisse d’épargne. Aujourd’hui, grâce à mes leçons, à mon heureuse influence, il s’habille comme on ne s’habille pas, et parle comme on le fait encore moins. Un de ces jours, nous passerons aux ridicules nobiliaires, je veux le créer marquis. En un mot, je n’épargnerai rien pour en faire un petit tout complet, digne de l’admiration des honnêtes gens. Eh! mon Dieu! il est déjà en belle voie : je ne fais allusion ni à sa mise, ni à son langage; mais n’as-tu pas remarqué que la vie parisienne n’a plus pour lui de mystères? Intime de nos dandies les plus célèbres, des plus élégantes impures, il a brillé, il le croit du moins, dans les exercices du sport et pris sa large part des whists nerveux, des orgies échevelées. Pauvre garçon, qui, dans huit années passées dans la grande ville, n’a vu de Paris que ce que l’on voit dans une promenade de collège : les boutiques des Champs-Elysées et les bas-reliefs de l’Arc-de-Triomphe.

— Sais-tu bien, George, reprit Kervey, que tu viens de me montrer une face de ton caractère que je ne connaissais pas encore, et qui m’afflige profondément. Eh quoi! à vingt-cinq ans, non-seulement tu es sans pitié pour les ridicules du prochain, mais encore tu cherches à les développer pour t’en repaître tout à ton aise. En vérité, tu me fais peur avec cette raillerie froide qui sent l’homme blasé.

— Tu ne me connais pas, Robert, ou plutôt tu ne me connais plus, reprit Marmande avec un triste sourire. Il y a six ans que nous n’avons vécu ensemble. J’étais alors jeune, dévoué, plein d’illusions en un mot. Aujourd’hui la vie parisienne m’a fait vieux, sinon d’âge, du moins de cœur. Hélas ! mon cher ami, tu as peut-être souvent, je ne dirai pas envié, mais désiré mon sort, cette vie de jeune homme riche jetée aux plaisirs, aux distractions mondaines dont ta bonne étoile t’a gardé ! Mets en balance ce que nous sommes tous deux aujourd’hui, et tu n’auras qu’à remercier le sort qui t’a fait une vie active et laborieuse, utile à ton pays, honorable à toi-même, au lieu de te donner une existence sans but et sans résultat. Tu es de deux ans plus vieux que moi, et cependant ton cœur est resté ce qu’il était aux premiers jours de la vie, loyal et confiant. La chose est facile à comprendre; tu as toujours été aimé pour toi, fêté pour toi; moi, au contraire, dans ma vie mondaine, je n’ai pas rencontré une seule affection vraie, désintéressée, sauf la tienne. Le compagnon de plaisir qui me serrait la main, la jeune fille qui m’accueillait de son plus gracieux sourire, tous s’adressaient au jeune homme riche. L’un rêvait l’hospitalité élégante d’un bon château, l’autre un mari millionnaire... Oh! il n’est beau que d’apparence, ce sort facile et envié du jeune homme riche, car le cœur s’use trop vite aux déceptions quotidiennes qui lui sont réservées... Eh! quand après de longues années de cette vie stérile, face à face avec soi-même, on se demande ce que l’on a fait d’utile et d’honorable, quelles amitiés sincères on a fondées pour l’avenir, et que le silence est votre seule réponse, oh! alors on maudit le sort qui vous a si bien partagé, et l’on regrette que les agitations d’une vie laborieuse n’aient pas conservé à vos illusions leur virginité... Vois-tu bien, quand je descends au fond de mon cœur, je n’y trouve qu’un seul sentiment vrai, inaltérable, celui démon amitié pour toi.

Celui qui faisait entendre ces paroles pleines de souffrance morale n’était point un de ces blasés vulgaires qui, par mode ou par caprice, s’arrogent le droit de proclamer la vie triste et sans saveur: pauvres gens qui parodient le renard de la fable, et se disent désillusionnés précisément parce qu’ils sont pleins d’illusions. C’était un beau et noble jeune homme de vingt-cinq ans, à la tournure élégante, aux traits distingués. A le voir dans tout l’éclat de la jeunesse, entouré de la double auréole d’une grande fortune et d’un beau nom, le vulgaire devait le prendre pour un de ces favoris du sort qui ont reçu en partage tout ce qui ici-bas constitue le bonheur. Et cependant les tristes paroles qu’il venait de faire entendre n’avaient rien d’exagéré, et dépeignaient l’état exact de son cœur. Entré dans la vie parisienne avec une nature loyale, un sens droit, un caractère timide, six années de succès avaient suffi pour l’amener à douter de toutes les affections, à douter surtout de lui-même. C’est que son cœur bon et naïf avait été profondément blessé par quelques-unes de ces déceptions mondaines dont un esprit plus fort n’eût pris nul souci; c’est que par-dessus tout son caractère timide s’était effrayé de ses succès mêmes, qu’il attribuait avec une impitoyable logique, non pas à ses loyales qualités, aux charmes de sa personne, mais à sa fortune.

Il y eut un moment de silence entre les deux amis, puis Marmande reprit avec une apparente légèreté : — Nous philosophons vraiment tous deux ce soir à ravir; nous sommes gais comme des cigares éteints! Aurais-je réussi à t’endormir avec mon bavardage élégiaque?

— Tu m’as rendu tout triste, dit le marin; moi qui te croyais si heureux, et qui trouvais tant de joie dans ton bonheur!

— Eh bien! vois la chance de ma mauvaise étoile, je viens t’affliger juste au moment où je suis parfaitement heureux! Il y a bien longtemps que je ne me suis senti le cœur aussi à l’aise : j’ai près de moi mon meilleur, mon seul ami,... et... et je suis amoureux.

— Amoureux! répéta Kervey, et de qui, sans indiscrétion?

— Oh ! entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’une passion échevelée et illégale, mais d’un amour sérieux et honnête... Eh! par Dieu! puisque j’ai eu la maladresse de te plonger en humeurs noires, je n’ai rien de mieux à faire qu’à continuer en te parlant mariage. Le sujet n’est pas gai! J’ai complètement assez de la vie de jeune homme; c’est toujours le même air sans variations, et je suis résolu à faire une fin, en d’autres termes à me marier... Et se bien marier n’est pas aussi aisé qu’on le pourrait croire! Je ne dis pas tout à fait, à la façon d’un grand sportsman de mes amis, que se marier comme l’on se marie ordinairement est aussi fou que d’acheter un cheval en caparaçon et en couverture. Le propos est d’une rudesse trop britannique pour que je puisse me le permettre. Cependant est-il donc si extravagant de désirer connaître le cœur, les instincts de celle que l’on doit associer à son sort? Et avec nos usages, cela est difficile pour tous, plus difficile encore pour celui qui, comme moi, a le bonheur d’être riche! Pauvres jeunes filles, ne m’en voulez pas si je prends pour ce qu’elles valent vos charmantes coquetteries. Vous voyez en moi un bel équipage, cachemires et diamans. Quelque gracieux que soient vos sourires, je ne me fais pas d’illusion. Et vous, mères prudentes, je pardonne les embûches que vous tendez à mon cœur. Un gendre avec trois millions en terres, prés, bois, rentes sur l’état, et pas un son d’hypothèque, est un rare oiseau par le temps qui court... Ah ça! sais-tu bien, poursuivit Marmande après une pause, que s’il y avait en ta personne un seul atome de raillerie, je te donnerais beau jeu. Tu ne pourrais manquer, en vérité, de me conseiller de prendre un déguisement, et de courir le monde à la recherche de l’objet qui m’aimerait pour moi-même. Nous avons nombre d’exemples de la chose, témoin Brahmah dans le Dieu et la Bayadère, et il y a foule de chansons analogues à la circonstance :

Je suis Lindor : ma naissance est commune.
Mes vœux sont ceux d’un simple bachelier.

— Oh ! tu plaisantes de tout, même de ton avenir, de ton bonheur, dit Kervey avec un geste d’impatience.

— Un instant, je redeviens sérieux comme le sujet le comporte. Donc j’ai fixé mon choix, destiné le mouchoir à une jeune fille jolie, je la trouve telle et n’en demande pas davantage, mais d’une nature si franche, si naïve, que je la sais par cœur et ne lui ai pas parlé trois fois… Oh ! je ne puis pas dire qu’elle ait témoigné grande admiration pour mes mérites, et c’est justement ce qui fait son plus grand charme à mes yeux ; je suis sûr au moins de ne lui être point apparu sous la forme d’une loge à salon de l’Opéra, et que jamais mère vigilante ne lui a dit : Mademoiselle, vous aurez soin de mettre votre robe bleue qui vous va si bien et d’être aimable ce soir ; nous aurons M. de Marmande !

— Mais enfin c’est… ? dit l’officier avec une impatience fébrile.

— Oh ! patience, mon ami, tu la connais aussi bien que moi, mieux que moi-même.

Le visage de Kervey se couvrit d’une pâleur livide, et un tremblement nerveux parcourut tout son corps.

— C’est tout simplement, poursuivit Marmande, qui ne remarqua pas l’émotion profonde de son voisin, cette petite sauvage qui est tombée ici du bout du monde il y a un mois. Mlle Anna Bauvet, la petite-fille de cet excellent baron en un mot.

Mlle Anna ? répéta Kervey d’une voix étranglée par l’étonnement et le désespoir.

— Ah ! vous voilà bien, vous autres pauvres diables, reprit Marmande du ton chaleureux d’un homme peu disposé à laisser discuter sa volonté, vous ne voulez pas permettre qu’un malheureux homme riche se marie à sa guise ; millionnaire, il faut qu’il s’embâte d’une millionnaire plus millionnaire que lui ; comte, il doit épouser une duchesse : sinon vous criez à la mésalliance, comme si le plus grand, le seul vrai bonheur de la fortune n’était pas de pouvoir épouser sans calculer celle qui vous offre des garanties de bonheur conjugal. Il y a des côtés faibles, je ne les ignore pas, car je ne suis pas tout à fait sans cervelle. Le père, un brave officier de marine mort gouverneur d’une de nos colonies de l’Inde : pas d’objection de ce côté, pas plus que de celui du grand-père, digne gentilhomme chasseur et sourd, mais peu gênant. Quant à la belle grand’mère, there is the rub, comme dit Hamlet. Je ne te parle pas des ridicules de la baronne, je vais au plus sérieux. Les amis de son mari, les bonnes langues du département, prétendent que le baron a épousé sa cuisinière ; quant aux cancaniers et aux indifférens, ils affirment que… Mais je m’embarrasse peu de ce qu’était ma belle grand’mère il y a quinze ans ; en épousant la fille, je n’épouse certes pas toute la famille, et me réserve le droit de n’en voir que ce qui me conviendra.

— Mais du moins es-tu sûr des sentimens de la jeune fille? dit Kervey d’une voix tremblante.

Le jeune homme jeta sur son compagnon le regard de pitié que Galilée dut jeter aux inquisiteurs qui niaient le mouvement terrestre. — Trois millions en terres, prés, bois, rentes sur l’état... Et nous ne sommes pas un monstre.

En cet instant, au milieu du silence des champs, un cri aigu, semblable à celui d’un oiseau de nuit, se fit entendre dans le lointain, et fut suivi d’un cri semblable parti du côté opposé, qui avait l’air en quelque sorte d’une réponse. Marmande donna aussitôt l’ordre d’arrêter, et, portant l’index et le doigt du milieu à sa bouche, tira de ses lèvres le même son perçant, qui s’en vint mourir d’échos en échos. Tout à coup un point noir parut à l’horizon et se dessina en traits sombres sur le ciel bleu. Il y eût eu beaucoup à parier que cette masse indistincte n’était autre qu’une créature humaine, si par un singulier effet d’optique le sommet ne se fût trouvé en entière disproportion avec la base, et vu l’état de l’atmosphère on ne pouvait supposer que le nouvel arrivant eût abrité son chef sous la soie d’un parasol ou d’un parapluie. Enfin tous les doutes cessèrent à cet endroit, et un homme de haute taille, coiffé d’un tricorne monumental, franchissant au pas accéléré les trèfles qui bordaient la route, se dirigea vers la voiture, où les deux amis attendaient sa venue.

— Eh bien ! Laverdure, dit Marmande, tout marche en bon ordre; pas de braconniers à l’horizon?

— Dieu aidant, tout est bien, reprit le garde d’une voix tant soit peu chevrotante, les hommes sont à leur poste, et nous n’avons pas aperçu la queue d’un individu suspect. Je crois, sans me flatter, pouvoir promettre à M. Le comte une ouverture qui ne le cédera en rien à celle que nous fîmes en 87 avec défunt M. Le comte son grand-père, en compagnie de...

— Ah diable ! fit Marmande, qui interrompit son interlocuteur avec la vivacité d’un homme peu disposé à subir un récit connu de longue date. Il ajouta après une pause d’un ton moitié sérieux, moitié comique : Bien, très bien, Laverdure. Je te pince encore avec ton habit et ton chapeau de 87 ! tu veux donc me combler d’affliction, vieillard obstiné ?

— Je puis assurer à monsieur le comte que j’ai pris ce vêtement et cette coiffure seulement pour la nuit.

— Oui, je comprends, l’habit est plus chaud, et la corne doit préserver ton teint contre les coups de lune. Écoute, Laverdure, tu sais que j’aimerais mieux me séparer d’une jambe que de me séparer de toi; mais franchement tu abuses de ma partialité pour me donner des ridicules qui m’ont déjà coûté cher. Sais-tu bien que l’année dernière déjà un crayon satirique a tracé sur le livre de chasse une série de formes burlesques avec le titre : Plan, coupe et élévation du chapeau de Laverdure III! ! Aussi, je te le déclare, tu seras vêtu demain comme tes collègues, et non pas comme tu l’es aujourd’hui, ou je te fais chasser avec un fusil à rouet, à mèche; non, je te donnerai un arc et un carquois, tu t’en tireras, ou plutôt tu en tireras comme tu pourras.

La perspective de se trouver réduit aux armes d’Endymion et de Nemrod n’avait rien de flatteur sans doute pour l’imagination du vieillard, car la voiture était déjà loin que, debout au milieu de la route, il lissait amoureusement de la main la crosse d’un fusil à deux coups, monté en argent, à pierre et de petit calibre, qu’il n’eût pas échangé de son plein gré pour l’arc de Cupidon avec son carquois enchanté.

Pendant le reste de la route, les deux amis n’échangèrent que des paroles insignifiantes, et, arrivés au Soupizot, regagnèrent leurs appartemens respectifs, après s’être serré cordialement la main.

Une fois retiré dans sa chambre, le marin ouvrit brusquement la fenêtre. Sa tête était en feu, les pensées les plus incohérentes se pressaient avec une ardeur fiévreuse dans son cerveau. Longtemps il erra dans sa chambre à grands pas, comme pour combattre par un violent exercice le tumultueux délire de sa pensée. Enfin, par un mouvement convulsif, il tira de sa poitrine un large médaillon qu’il portait suspendu au cou par une chaîne de cheveux blonds. La boîte d’or renfermait le portrait d’une femme encore jeune, vêtue de noir, aux traits doux et mélancoliques, et deux lettres. Il était facile de reconnaître aux gerçures du papier, aux taches jaunâtres dont il était semé, que cette prose avait été relue bien des fois, que cette lecture avait coûté bien des larmes. Pendant plus d’une heure, Kervey attacha des yeux avides sur les deux lettres, puis son cœur déborda sous l’étreinte d’une douleur qu’il ne put maîtriser, et, portant le portrait à ses lèvres, il se mit à pleurer comme un enfant.


III. — UNE OUVERTURE.

Le lendemain, vers sept heures du matin, trois gardes, hommes de choix, à l’allure militaire, uniformément vêtus, groupés l’arme au pied dans la cour du Soupizot, s’entretenaient des lièvres et des perdrix qu’à force de vigilance ils étaient parvenus à soustraire au filet des braconniers. A quelques pas du groupe, mélancolique et solitaire, Laverdure se tenait adossé contre une caisse d’oranger. Grâce aux menaces de son maître, une métamorphose complète s’était opérée dans le costume du vieux serviteur; mais, quoiqu’il n’eût rien perdu au point de vue de l’élégance ou du comfortable en échangeant son costume de la veille pour des vêtemens plus modernes, sa figure et sa pose révélaient un homme contrarié dans ses habitudes, et il restait insensible aux caresses d’un chien braque qui, avec la familiarité d’un vieil ami, venait de temps à autre frotter son museau contre les genoux de son maître, tandis que deux jeunes chiens, appartenant évidemment à la même famille, prenaient leurs ébats sur la pelouse de la cour. Tout à coup l’attitude somnolente et renfrognée du vieux serviteur subit une entière métamorphose, et son regard inquiet et presque méprisant demeura fixement attaché sur deux chiens blanc orangé à longs poils qui, sous la conduite d’un quatrième garde, venaient de rejoindre le groupe des chasseurs. Il fallut pour le distraire de cette contemplation qu’une main vigoureuse s’appuyât sur son épaule, et qu’une voix sonore dît à son oreille : — Eh bien ! que fais-tu donc là. Laverdure ?

La personne qui apostrophait le vieux garde n’était autre que M. de Laluzerte; le baron venait de parcourir d’un pied léger les quatre kilomètres qui séparaient son habitation du Soupizot. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer que la plus puissante des fées gracieuses eut usé toutes ses baguettes avant d’accomplir la métamorphose que la perspective d’une journée de bonne chasse avait opérée dans la personne du baron. L’exercice, l’air vif du matin avaient coloré ses joues d’une teinte gaillarde en harmonie parfaite avec l’inclinaison d’une casquette conique posée sur la tête du vieillard à vingt degrés de crânerie. La courbe de ses épaules avait pris un développement presque rectiligne. Le jarret aisé, le fusil en bandoulière, les deux mains plongées dans de vastes poches béantes aux côtés de son pantalon, le baron semblait aussi libre de soucis que dispos de membres.

— Sauf votre respect, monsieur le baron, reprit le garde d’une voix pleine d’amertume, je pense que la jeunesse aime le nouveau, ce qui vient de loin, et que ce n’est pas défunt M. Le comte qui aurait fait venir des chiens d’Angleterre lorsqu’il avait sous la main les deux fils de Soliman que voici, et qui, j’ose le dire, sont dignes de leur race.

— Eh ! eh ! Laverdure, interrompit le baron en souriant, comme toujours tu fais la guerre aux chiens anglais. C’est ton dada. Je ne te le reproche pas; qui n’a pas le sien? Et cependant ils ont du bon.

— Oui,... ils ont l’arrêt ferme, c’est vrai; mais ne doit-on demander que cette seule qualité au chien, le plus bel ornement du chasseur!. .. Non, non, répéta le vieux garde avec une énergique conviction, ce n’est pas ce que j’appelle des chiens bien mis, des chiens dignes d’occuper la place de la race de Soliman, et je ne les regarde ni plus ni moins que comme des usurpateurs. Ah ! oui, les temps sont bien changés depuis cinquante-cinq ans! poursuivit le vieillard, et qui m’eût dit alors que je verrais un jour ce que je vois m’eût bien étonné. C’était en 87, il y avait grande compagnie au château, défunt M. Le prince de Guémenée, défunt M. Le comte de Lauragais et bien d’autres seigneurs. Défunt M. Le comte Justin vint à moi au matin, et me dit : — Laverdure, tu es jeune, tu as tes preuves à faire; eh bien ! je veux te donner l’occasion de te distinguer. Tu m’accompagneras aujourd’hui, et je me servirai de ton chien Soliman. C’était une distinction flatteuse, car je n’avais pas dix-neuf ans. Eh bien ! monsieur le baron, l’épreuve réussit au-delà de mes espérances, et le lendemain, défunt M. Le comte Justin, qui était la bonté même, vint m’apporter vingt louis en me disant que c’était le prix de Soliman, que défunt M. Le prince de Guémenée emmenait à Versailles pour l’offrir à défunt le roi Louis XVI. Depuis lors, pendant cinquante-huit ans, jamais les comtes de Marmande ne s’étaient servis que des descendans de Soliman. Et il faut que je vive assez pour voir des étrangers usurper la place d’Ajax et de ses enfans Castor et Léda! Pauvres innocens!... deux bijoux, — les plus aimables chiens que j’aie jamais rencontrés... Ah! une pareille injustice suffit pour briser le cœur d’un vieillard!... Tout cela, monsieur le baron, je le sais bien, n’est pas la faute de M. Le comte, un digne jeune seigneur qui n’a pas plus de malice qu’un enfant. La faute en est à ce môssieur qui ne parle qu’anglais, ce môssieur Cassius, comme on l’appelle. Hein ! un nom de chrétien! C’est lui qui perd mon jeune maître par ses conseils et ses exemples. Aussi vrai que je m’appelle Laverdure, vrai comme nous sommes des honnêtes gens de père en fils dans la famille, il y a des instans où je voudrais voir ce môssieur partout ailleurs qu’ici.

M. de Laluzerte, occupé comme il l’était à remplir d’amorces un porte-capsules, n’aurait pas songé à interrompre le mélancolique récit des injustices du sort à l’égard de la race des Solimans, et le vieux garde n’en serait pas sans doute demeuré là dans ses doléances, s’il n’eût été interrompu par l’arrivée de Marmande, qui, descendant les marches de l’escalier, vint échanger une cordiale poignée de main avec le baron. La perspective des plaisirs de la journée n’était pas restée sans effet sur le jeune homme : sa figure respirait un air de bonne humeur expansive et narquoise, et déjà, en homme qui connaît le prix du temps, il avait endossé le costume de circonstance, une tenue de chasse aussi éloignée des recherches extravagantes des gravures de modes que de ce laisser-aller négligent qui pour le vulgaire est le vrai cachet du chasseur.

— Eh bien! Mathusalem, dit le comte, tu t’es donc enfin décidé à t’habiller comme tes confrères. Je t’assure que tu gagnes au change, et que tu as un air si vert galant en ce moment qu’on ne te donnerait pas, non certainement pas, cent soixante-quinze ans.

— Monsieur le comte est bien bon, dit Laverdure en s’inclinant, quoiqu’il fût parfaitement étranger au faible de se rajeunir.

— Ah ça! la nuit s’est passée tranquillement, tout a bien marché depuis hier?

— Grâce à Dieu, le gibier est aussi nombreux ce matin qu’il était hier soir, et je crois pouvoir promettre à monsieur le comte une chasse qui ne le cédera en rien,... poursuivit le vieux garde, qui ne laissait jamais passer une occasion de rentrer dans son thème favori.

— A la chasse que vous fîtes en 87, interrompit brusquement Marmande, avec ce fameux chien Soliman que tu offres en présent au défunt roi Henri IV. Tu m’as dit tout cela hier, et si tu ne te le rappelles pas, je me le rappelle, moi! — Le comte poursuivit en désignant les deux jeunes chiens qui parcouraient au triple galop la pelouse : Mais voici deux roquets que je ne connaissais pas, et d’assez bonne mine en vérité. Des descendans de Soliman, sans doute?

— Castor et Léda par Ajax et Vénus, dit le garde avec un sentiment de fierté paternelle, dont, j’ose le dire, l’éducation ne laisse rien à désirer.

— J’en jugerai un de ces jours... Ah cela! mon cher monsieur de Laluzerte, continua le comte, interpellant le vieux gentilhomme, M. Cassius ne déjeune pas avec nous, comme vous savez; la table est servie, ne perdons pas de temps.

Le baron se rendit à cette invitation avec un empressement qui attestait à la fois les bonnes dispositions de son estomac et son vif désir d’entrer en chasse le plus tôt possible. Les deux chasseurs, assis à une table fort bien servie, venaient d’attaquer le déjeuner avec un appétit prévoyant, lorsque Kervey entra dans la salle à manger. Les événemens de la veille avaient laissé une triste impression sur le front du jeune officier; son teint fatigué, ses yeux rougis, attestaient assez une nuit sans sommeil.

— Eh bien ! paresseux, dit Marmande, il faut t’envoyer réveiller à huit heures un jour d’ouverture : c’est en vérité aussi héroïque que le sommeil de Rocroy ou celui d’Austerlitz! Moi, je suis debout depuis le petit jour, et toute la nuit encore n’ai fait que rêver lièvres et perdrix... Mais à quoi penses-tu donc? Te voilà encore en pantalon à pieds et en robe de chambre !

— Je me sens tout mal à mon aise, et crois que je ne vous accompagnerai pas.

La voix altérée avec laquelle le marin prononça ces paroles révélait assez que les agitations de son cœur avaient réagi sur ses forces physiques; mais Marmande, dominé par l’ardeur du plaisir, n’attribua qu’à un caprice de tiède chasseur le refus de son ami. — Tu crois donc bonnement que je vais te permettre d’être malade au Soupizot, et cela un jour d’ouverture! Non, non, mon bel ami Robert, pas d’excuses : bon gré, mal gré, il faut que tu trouves des forces pour venir avec nous.

— Je t’assure que je suis souffrant : non pas malade, mais mal à l’aise; j’ai besoin d’être seul pour broyer du noir.

— Monsieur le loup de mer a la migraine, des vapeurs, interrompit Marmande avec l’impitoyable égoïsme de l’homme heureux et bien portant. Mais est-ce que vous vous passez ce luxe-là dans la marine royale? Comme je suis tout-puissant à mon bord, je te préviens que je ne les tolère pas au Soupizot. — Il poursuivit d’une voix caressante : Voyons, mon petit Robert, ne détruis pas par ton absence les trois quarts de mon meilleur plaisir! Il y a six ans que nous n’avons tiré un coup de fusil ensemble, et qui sait si de toute notre vie nous nous retrouverons au Soupizot un jour d’ouverture? Quant à la chasse, je te la promets bonne, et Laverdure va t’affirmer sous serment qu’elle ne le cédera en rien à celle qu’il fit en 87 avec le roi Henri IV...

— C’est bien tentant, il est vrai, reprit Robert avec un triste sourire, et puisque tu le veux...

— Je ne le veux pas,... je t’en prie... Et d’ailleurs, experto crede Roberto, il n’est pas de migraine, de papillons noirs, qui résistent à une compagnie de perdreaux éparpillée dans un beau champ de trèfle.

Marmande eût sans doute joint quelques explications à l’appui de cette nouvelle recette pour la guérison des vapeurs, si le roulement d’une voiture ne se fut fait entendre. Ce fut là le signal de la fin du déjeuner. Marmande et le baron, quittant la table, s’avancèrent à la rencontre des nouveaux arrivans, et Kervey, après avoir achevé un hâtif repas, se dirigea vers son appartement pour changer de tenue.

M. Cassius et M. Desbois, qui venaient de mettre pied à terre, présentaient dans leur costume un contraste parfait. Le lion picard n’avait rien négligé pour réaliser un attirail de chasse complet, champêtre et martial. Son chapeau de paille à larges bords, sa cravate rouge nouée à la Colin, auraient pu figurer avec avantage dans une pastorale, tandis que ses magnifiques sacs à plomb, sa veste à carreaux rouges et noirs ornée de boutons symboliques, ses longues guêtres de cuir, sentaient d’une lieue l’impitoyable Nemrod. M. Desbois au contraire ne s’était pas livré à des fantaisies de costume incompatibles avec son caractère d’homme grave, et comme tel voué au noir. Un fusil à deux coups, qu’il portait non sans embarras, révélait seul l’emploi futur de la journée. Faisons de plus remarquer, pour être juste, que les cornes d’un petit bouquin à tranches multicolores, exhalant, à ne s’y point méprendre, une odeur de code civil, qui sortaient menaçantes de la poche de l’homme grave, annonçaient assez que ses heures ne seraient pas entièrement sacrifiées à un passe-temps futile.

— Soyez les bienvenus, messieurs, dit Marmande ; nous n’attendions plus que vous pour commencer la journée, que Laverdure nous promet des meilleures. Votre Joe Manton et le célèbre Jove auront fort à faire, s’il faut l’en croire. Mais où donc est the beauty, ce regular english setter and no mistake?

— Dans le car, répliqua Cassius, qui poursuivit : Here,… here, Jove !

A cet appel, un affreux mâtin, mélange croisé de toutes les races, se précipita du fond du car où il se tenait tapi, et, avec une docilité imitée du fameux chien de Jean de Nivelles, s’élança vers la grille. Il eût sans doute regagné au galop ses pénates, si un garde d’un vigoureux coup de fouet ne lui eût barré le passage, correction salutaire qui le ramena l’oreille basse, la queue entre les jambes, dans la direction de son maître.

Good shape dog indeed, dit Marmande en regardant l’animal d’un œil connaisseur, il n’est pas besoin de le regarder à deux fois pour reconnaître l’animal through breed, et si son éducation répond à son pedigree whatewer may be his figure, vous pouvez vous vanter d’avoir bien placé votre argent.

Si l’on veut bien faire la part de l’inexpérience naturelle à un chasseur novice, et de l’étonnement dont M. Desbois ne pouvait se défendre en entendant le jargon familier à ses deux compagnons, on comprendra facilement qu’après avoir versé la moitié de son sac à plomb dans le canon de droite de son arme et battu frénétiquement la bourre de sa baguette, le chasseur novice dirigea ses rayons visuels vers l’intérieur de son fusil pour s’assurer du bon état de la charge par ses yeux mêmes.

Cet épisode, qui provoqua quelque hilarité parmi les autres chasseurs, n’eut pas de suites fâcheuses. Grâce au tire-bourre de Laverdure, la charge de l’arme de M. Desbois fut bientôt rectifiée, et la compagnie ayant été complétée par l’arrivée de Kervey, l’on se mit en marche vers le terrain de chasse.

Étendus sur une seule ligne, les chasseurs arrivèrent pour leurs débuts à un champ de trèfle où, au dire des gardes, ils devaient trouver des trésors de gibier ; mais on n’avait pas fait la part de Jove et de son caractère indompté. A peine l’animal aperçut-il les fleurs rougeâtres des trèfles, qu’il s’élança comme une flèche, malgré les cris de son maître, et parcourut le terrain en tous sens, faisant lever sous ses pas lièvres et perdrix. Les chasseurs s’étaient arrêtés pour contempler dans toute son étendue cet affreux désastre. Les émotions les plus diverses se peignaient sur leurs traits. Cassius, le visage empourpré, poursuivait Jove de toutes les injures que son vocabulaire anglais pouvait lui fournir. Marmande, l’air narquois, faisait observer à son hôte que son setter n’était pas très steady, tandis que Laverdure et le baron, les mains levées au ciel, semblaient appeler ses foudres sur la tête du coupable. Quant à Kervey, tout entier à d’autres pensées, il regardait d’un œil indifférent les méfaits de Jove.

— Mais cet animal est enragé, dit le baron.

— Quand on a un chien pareil, on le met à la broche, dit Laverdure.

— De ce train-là, nous ne tuerons pas une pièce, murmura le comte, qui, s’il n’était pas fâché de mettre en lumière les ridicules de M. Cassius, préférait cependant à ce plaisir le plaisir de la chasse. Aussi, s’approchant de son compagnon, Marmande lui dit : — Je vois la chose, votre setter est habitué à chasser seul ; la présence des autres chiens le rend mad.

Mad, mad, répéta Cassius sans bien comprendre comment la société de ses semblables pouvait exercer sur Jove l’influence que la romance populaire attribue au vent de la montagne sur l’homme à la carabine.

— Eh bien ! poursuivit le comte, ne le contrarions pas: chassez de votre côté… Vous savez où est notre rendez-vous. Le char-à-bancs nous attendra à cinq heures au moulin des Étangs.

Par un hasard providentiel, Jove s’était mis à la poursuite d’un lièvre dans une direction opposée à celle des chasseurs. Cassius accepta donc sans commentaires la proposition de son hôte, et suivit au pas gymnastique les traces de son quadrupède.

Nous n’accompagnerons pas les chasseurs dans leur course errante ; il nous suffira de dire que vers la fin de la journée la compagnie, à l’exception de Cassius, se trouvait réunie au moulin des Étangs. L’aspect du rendez-vous de chasse était des plus pittoresques. Les bâtimens du moulin, constructions de briques entretenues avec un soin que l’on rencontre rarement dans les exploitations rurales, s’élevaient aux bords de la nappe d’eau. Un gazon planté d’arbres, dont le voisinage de l’étang rafraîchissait la verdure, avait offert aux chasseurs une couche moelleuse que le comte et M. de Laluzerte n’avaient pas dédaignée. Tous deux étendus sur l’herbe fraîche, ils contemplaient le bleu du ciel avec la sécurité de gens qui n’ont pas perdu leur journée. Classiquement assis au pied d’un hêtre, M. Desbois, le nez enfoui dans son code civil, semblait faire amende honorable pour une journée passée au milieu de plaisirs indignes d’un homme grave. À quelques pas du magistrat, Kervey, un cigare à la bouche, suivait d’un œil distrait les nuages de fumée qu’exhalaient ses lèvres. Des pyramides de lièvres et de perdreaux, trophées sanguinaires et succulens de la journée, reposaient à terre sous la garde de Laverdure, qui, réconcilié avec les deux anglais, partageait fraternellement avec eux un morceau de pain bis tout frais tiré de sa carnassière. Enfin, pour parfaire le tableau, nous devons parler d’un phaéton de chasse vert attelé de deux forts chevaux, et d’un double poney sellé et bridé tout prêts à reconduire les chasseurs au château.

— Eh bien? dit Marmande à l’un des gardes qui s’avançait au pas accéléré.

— Pas la moindre trace de M. Cassius ou de son chien, reprit le serviteur en essuyant du revers de sa main l’eau dont son front était inondé.

— Diable, repartit le comte, voici qui commence à devenir inquiétant. Que dites-vous de tout ceci, mon cher monsieur de Laluzerte? ne sentez-vous pas, comme moi, votre estomac crier famine?

— Je ne saurais le dissimuler, reprit le vieux chasseur, et bien certainement, si j’étais le maître ici, l’on n’attendrait pas cinq minutes de plus M. Cassius.

— Vous êtes sévère, car le malheureux pourrait bien alors coucher dans les champs, et pour lui épargner cette extrémité, je propose une dernière fois d’envoyer à sa recherche. Robert, continua le comte apostrophant son ami, tu peux encore tenir sur tes jambes, et j’envie ton bonheur, car les miennes refusent le service; si tu étais bien aimable, tu monterais le poney et tâcherais de découvrir M. Cassius.

— Volontiers, reprit Kervey, trop heureux de trouver une occasion de s’arracher à de pénibles méditations, et, enfourchant le poney, il s’élança à la recherche du chasseur égaré.

L’infortuné Cassius n’avait échappé à aucune des mésaventures qu’un chien indompté peut procurer à son maître. Acharné à la poursuite de Jove, qui continuait sa course avec un jarret d’acier, le chasseur, nouveau Tantale, avait vu lièvres et perdreaux s’enfuir devant lui hors de portée. De plus, le malicieux setter s’était dirigé dans un sens opposé au rendez-vous de chasse, et avait entraîné son maître vers les extrémités les plus éloignées des propriétés du comte. Le soleil marchait rapidement à son déclin, lorsque, hasard, remords ou tout autre motif, Jove, changeant subitement de voie, prit, à la plus grande satisfaction de son maître, la route du rendez-vous de chasse. Le jarret flageolant, la voix éteinte, s’aidant de son fusil en guise de canne, M. Cassius maudissait ses penchans aux plaisirs du sport, lorsque soudain son front s’éclaircit et un rayon d’espérance traversa son cœur. Jove dessinait un magnifique arrêt à quelques pas d’un tas de blé. À ce spectacle, les forces du chasseur se ranimèrent, et en deux enjambées il eut rejoint Jove, Et ce n’était pas une illusion ! Joies et délices! un magnifique lièvre dormait entre deux gerbes, et Jove ne bougeait pas plus qu’un roc. A cet instant, Cassius se sentit dédommagé de toutes ses fatigues : portant son fusil à l’épaule avec une vivacité électrique, il serra la gâchette en fermant héroïquement les yeux... Lorsqu’il rouvrit les paupières, une scène des plus mélancoliques se passait à ses pieds. Tandis que le lièvre réveillé en sursaut fuyait à toutes jambes à travers la plaine, Jove, étendu à terre, baigné dans son sang, poussait des râlemens à fendre l’âme. Un hasard providentiel amena en cet instant Kervey sur le théâtre du douloureux événement.

— Que faites-vous donc là, monsieur Cassius? Nous vous attendons au rendez-vous de chasse depuis une heure, dit le marin, qui, au premier abord, ne saisit pas tous les détails de ce spectacle plein d’horreur.

— Mais je ne puis laisser mourir cette pauvre bête sans secours.

— Rien de plus facile, interrompit Kervey; nous ne sommes guère qu’à une petite lieue du rendez-vous de chasse; empoignez-moi le moribond par les quatre pattes, vous trouverez au moulin des Étangs Laverdure, qui, en fait de médecine canine, est un praticien fort distingué. Je ne vous propose pas de prendre la pauvre bête sur ma selle, car le poney est, comme vous le savez, très ombrageux; mais je peux me charger de votre fusil. Il n’est pas chargé?

Tout préoccupé des râles d’agonie de Jove, M. Cassius, oubliant qu’il n’avait déchargé que son coup droit, répondit par un signe de tête négatif, et tendit l’arme au marin, qui partit au galop pour aller instruire les chasseurs réunis de cette catastrophe.

Marmande et ses hôtes, qui, avec l’impatience naturelle à des chasseurs fatigués et affamés, avaient pris place dans le phaéton, saluèrent par de bruyantes acclamations l’arrivée de Kervey.

—-Messieurs, j’ai la douleur de vous annoncer un événement des plus tragiques, dit Robert; le célèbre setter Jove est mourant, et M. Cassius l’apporte au rendez-vous sur son dos pour le confier à la science de Laverdure.

— Et il sera ici? interrompit Marmande.

— Dans une petite heure.

Le visage de M. de Laluzerte revêtit une si piteuse expression à ces paroles, que Marmande reprit : — D’ici là, le baron et moi nous aurons tiré au sort à qui de nous deux mangera l’autre. J’en suis bien fâché pour M. Cassius; mais il est temps de faire retraite.

— Grand temps, murmura le baron.

— La carriole du moulin ramènera M. Cassius et son défunt. Toi, tu reviens à cheval, continua le comte.

— Volontiers, reprit le marin, vous m’obligerez seulement en prenant soin de ce fusil, — Donne, nous avons de la place, fit Marmande; il n’est pas chargé?

— Non... C’est le fusil de M. Cassius. — Et Robert, se dressant sur ses étriers, présenta l’arme à son ami au niveau de l’œil de sa monture. Effrayé à cette vue, le poney fit un écart à l’instant même où Marmande saisissait l’arme par le canon. Dans ce brusque mouvement, le chien du canon de gauche, accroché par la bride, se releva à moitié, et, retombant immédiatement sur la capsule, une forte détonation se fit entendre... Marmande, frappé au visage, retombait mourant entre les bras du baron et de M. Desbois.

La prédiction du sorcier venait de s’accomplir dans ses plus horribles conséquences.


IV. — LE SACRIFICE.

La catastrophe que nous venons de raconter était déjà vieille de quelques semaines, quand nous prendrons la liberté d’introduire le lecteur dans la chambre occupée au Soupizot par Robert de Kervey. Le désordre des meubles, une malle où se trouvaient entassés pêle-mêle des habits bourgeois et des uniformes, deux sacs de nuit, révélaient des préparatifs de départ. La nuit était déjà avancée, et le jeune officier ne semblait pas penser à se livrer au repos. La douleur, la fatigue de bien des nuits passées sans sommeil auprès du blessé avaient laissé de tristes empreintes sur le front de Robert. Cependant, à voir les allures inquiètes et fiévreuses du jeune homme, on comprenait que le remords d’un malheur involontaire n’agitait pas seul en cet instant son cœur, et qu’il se trouvait en présence d’une résolution suprême d’où allait dépendre le sort de sa vie. En effet, à plusieurs reprises, il s’était assis à la table et avait saisi une plume; mais à plusieurs reprises aussi il l’avait rejetée sur le tapis, et, s’étant levé brusquement, avait parcouru la chambre d’un pas nerveux et saccadé. Enfin après de longues angoisses il tira de sa poitrine le médaillon d’or qui y était caché, et l’ouvrit. Longtemps il contempla avec un saint respect le portrait de femme qui s’offrait à ses regards, semblant lui demander conseil au milieu des sentimens tumultueux dont son cœur était agité. Sans doute la vue de traits chéris triompha de ses irrésolutions, car il revint s’asseoir à la table, et, posant près de lui le médaillon ouvert comme pour soutenir son courage, traça avec une ardeur fiévreuse une lettre ainsi conçue :


« Anna,

« Aujourd’hui, non pas mes chagrins, mais les horribles anxiétés 

où j’ai vécu depuis trois semaines ont trouvé leur terme... Il vivra, il vivra, le médecin répond de ses jours; mais à quel prix, grand Dieu ! Cette nuit, je viens de le voir pour la dernière fois... Il dormait. Sa figure, pâle et mutilée, était entourée de sanglans bandages. Oh! mon amie, si la douleur pouvait briser le cœur de l’homme, le mien eût éclaté en ce moment. Je voyais devant moi l’ami de mon enfance, le frère de mes jeunes années condamné, par ma criminelle imprudence, à une vie d’éternelles souffrances! Dieu lui avait tout donné en partage, beauté, richesse, noble cœur, santé, et ma main, ma main fatale a détruit tous ces dons de la Providence! Du riche, de l’heureux, elle a fait un objet de pitié pour ses semblables! Quels crimes dois-je donc expier, mon Dieu, pour que vous m’ayez infligé de semblables remords! Je me suis approché à genoux du pauvre blessé,... j’aurais voulu presser sa main sur mes lèvres, mais je n’ai point osé : il doit tant me haïr!.. Muet, brisé, je demeurais abîmé dans ce triste spectacle, quand un nom sorti de la bouche de George, un nom exhalé peut-être dans un rêve de bonheur, est venu frapper mon oreille, me rendre à moi-même, me rappeler mes devoirs... Ces devoirs, je vais les remplir.

« Je pars,... je ne saurais demeurer ici plus longtemps; cette vie est au-dessus de mon courage. Tant que ses jours ont été en danger, je suis demeuré près de lui; Dieu n’eût pas permis que je lui survécusse. Aujourd’hui qu’il n’y a plus à craindre pour sa vie, je ne me sens pas le triste courage de vivre à ses côtés : je ne dois pas lui imposer l’odieuse présence de son bourreau. Je l’ai bien vu au jour où, soutenu par une mortelle anxiété, je demeurais à son chevet, son regard se détournait du mien, sa main fuyait ma main! Le temps, mon repentir apporteront peut-être le pardon dans son cœur; mais il me faut partir... pour lui, pour moi-même, pour ne pas devenir fou. Je dois aller tenter d’engourdir, au milieu des agitations d’une vie aventureuse, les remords qui déchirent mon cœur... Adieu, rêves chéris qui me faisaient l’avenir si beau : désormais le bonheur a fui à jamais loin de moi, et ma vie ne doit plus avoir qu’une pensée, qu’un but, l’expiation d’un malheur involontaire. Aurais-je l’affreux égoïsme d’enchaîner un être chéri à la vie d’un malheureux que le ciel a frappé de sa plus terrible malédiction? Oh! non,... non,... mille fois non! Je pars... En vous écrivant ma résolution, ma tête s’égare;... mais j’aurai du courage jusqu’au bout... Pour vous, pour votre bonheur, cher ange de ma vie, j’aurai la force de vous dire un éternel adieu. Je pars,... Dans huit jours j’aurai à jamais quitté la France.

« J’hésite encore,... et ma tâche n’est pas commencée... mon cœur, ne te brise pas !

« Il y a de cela bientôt un mois, je revenais avec George de chez votre grand-père, heureux, oh! bien heureux! Vous aviez accueilli mes vœux, un avenir de félicité s’ouvrait devant moi ! Hélas ! de ce jour devaient dater tous mes malheurs! Pendant la route du retour, George me confia qu’un profond amour faisait battre son cœur, qu’il avait en un mot choisi la femme à laquelle il voulait confier le soin de son bonheur. Vous dirai-je le froid mortel qui vint glacer mon cœur, quand j’appris qu’une rivalité d’amour allait diviser deux amis d’enfance, deux frères par le cœur? Depuis lors, l’horrible catastrophe, les terreurs de mon âme dans ces jours d’angoisses où la vie de mon pauvre George était en danger, avaient effacé de ma mémoire cette triste confidence; mais cette nuit, quand navré de douleur je m’étais agenouillé au chevet du blessé, un nom sorti de ses lèvres est venu me rappeler mes devoirs; ce nom, c’est le vôtre, oui, le vôtre, Anna!... Au milieu de ses souffrances, un sentiment puissant, irrésistible, a survécu au fond de son cœur : ce sentiment, c’est celui de son amour pour vous!

« Merci, mon Dieu ! car ces lèvres fiévreuses m’ont enseigné la voie de l’expiation, révélé la main qui peut guérir les blessures que ma main a faites. Anna, je m’adresse à vous, à ce cœur généreux, capable de tous les dévouemens. Rendre au bonheur un pauvre mutilé, verser sur une vie de souffrance le baume d’une pure et sainte affection, n’est-ce pas là une tâche noble entre les plus nobles, une tâche qu’un cœur de femme, vous seule, Anna, pouvez entreprendre et accomplir? Il vous aime. Au jour où beau, jeune et riche, il pouvait choisir au premier rang sa fiancée, son cœur avait parlé pour vous. Maintenant que le malheur l’a frappé, ayez pitié de lui, ayez pitié de moi, je vous le demande à deux genoux... Voyez mes angoisses, mes larmes; pensez que la vie me serait moins amère si, en quittant le mutilé, je laissais près de lui un être bon et dévoué, un ange gardien ! Son malheur, ses hautes qualités sont dignes d’inspirer un pareil dévouement. Ses traits sont défigurés, mais le cœur est resté le même, bon et généreux. Oh ! par quels trésors de tendresse ne récompenserait-il pas la créature dévouée qui consacrerait ses jours au soulagement de son infortune!

« Anna, chère et noble fille, cette tâche de miséricorde et d’abnégation est-elle au-dessus de vos forces? Oh ! non, je sais votre réponse... Soyez béni, mon Dieu!... Le bonheur est encore possible pour George, pour vous.

« Adieu, Anna,... adieu, ma sœur. Priez quelquefois pour l’exilé qui vous aimera toujours comme le plus tendre des frères! »

Lorsque le marin relut ces lignes, une émotion violente empourpra son visage, et il froissa le papier entre ses mains comme s’il eût voulu le déchirer; mais il réprima bientôt ce premier mouvement, et, portant la main vers la boîte d’or ouverte sous ses yeux, tira du double fond les deux lettres qui y étaient enfermées. Ces lettres, toutes deux encadrées de noir et d’écriture différente, portaient pour adresse : « Madame de Kervey, Brest. » Sur toutes deux, une même main avait tracé ces mots qui croisaient l’écriture : « Robert, souviens-toi ! » Les deux lettres que le marin relut religieusement étaient ainsi conçues :

« Le Soupizot, 23 juin 1822.

« Madame,

« Le pieux désir de remplir les vœux solennels d’un mourant me donne la force de vous écrire auprès du lit de mort de M. de Marmande. Frappé sans espoir la semaine dernière dans une chute de cheval, comme vous l’avez appris, il est mort il y a une heure dans mes bras. Les dernières pensées de M. de Marmande ont été pour nous, madame, pour nos enfans! En me révélant un passé que j’ignorais, M. de Marmande m’a imposé des devoirs que je saurai remplir. « Je désire, m’a-t-il dit, que mes deux fils, élevés ensemble, contractent une de ces amitiés qui ne vous font jamais défaut dans les luttes de la vie. Je veux qu’ils soient par le cœur ce qu’ils sont par le sang, deux frères. » Inconnue de vous, madame, je n’oserais vous parler avec tant de franchise, s’il ne s’agissait de remplir les vœux d’un mourant, de donner un frère à mon fils, un second enfant à mon amour. Dans la douleur où je suis, je n’ai pas la force de vous écrire plus longuement, et attendrai l’honneur de votre réponse pour prendre les mesures qui vous sembleront le plus convenables pour réunir nos deux enfans, mes deux fils!

« Croyez, madame, au sincère attachement de votre obéissante servante,

« JEANNE DE MARMANDE, née DE LA BLANCHERAYE. »

«Le Soupizot, 11 juillet 1839.

« Chère madame,

« Un mot de moi, il y a huit jours, vous a annoncé la mort de ma pauvre mère. J’étais si abattu, si brisé, quoique je prévisse depuis longtemps ce cruel événement, que je n’ai pas eu depuis la force de vous écrire. Aujourd’hui cependant je ne saurais différer plus longtemps à vous donner connaissance du souvenir que ma chère mère a donné, dans ses dernières volontés, à vous-même et à votre fils. Voici les lignes où sa main a constaté l’affection immuable qu’elle vous portait à tous deux :

« A Madame de Kervey, en témoignage de mon bien sincère attachement, le portrait-miniature entouré de brillans de feu M. de Marmande.

«A Robert de Kervey, avec ma bénédiction maternelle, cent mille francs pour sa dot. »

« Comme, en l’absence de votre fils, l’administration de sa fortune vous appartient de droit, mon homme d’affaires tient cette somme à votre disposition, et il la versera entre vos mains à votre première demande.

« Adieu, chère madame, j’ai le cœur brisé, car je suis seul, bien seul! Pourquoi Robert n’est-il pas près de moi? Nous pleurerions ensemble celle qu’il appelai! aussi sa mère.

« Votre dévoué et respectueux

« GEORGE DE MARMANDE. »


La lecture de ces deux lettres triompha sans doute des irrésolutions du marin, car, tirant de son doigt l’anneau d’or, gage d’amour de la petite-fille du baron, il le pressa douloureusement sur ses lèvres, puis l’insérant soigneusement, avec la feuille où il avait déposé les plus secrètes pensées de son cœur, dans une enveloppe, traça d’une main ferme sur le papier les mots : « Mlle Anna Bauvet, pour elle seule ! »

En cet instant, la porte de la chambre s’ouvrit et livra passage au long corps de Laverdure.

— Vous m’avez ordonné de vous prévenir à trois heures, monsieur Robert, dit le garde; elles viennent de sonner. Dans une demi-heure, la diligence de Paris sera à la grille du château.

Le marin regarda fixement Laverdure. La tristesse empreinte sur le front du vieux serviteur annonçait assez qu’il n’était pas resté indifférent au malheur qui avait frappé son jeune maître.

— Écoute, mon vieil ami, dit Kervey d’une voix étranglée par une émotion suprême, veux-tu me rendre un grand service?

— Dix, cent, monsieur Robert, répliqua vivement le bonhomme.

— Promets-moi de remettre cette lettre à son adresse.

— Je vous le promets, répéta solennellement le vieillard.

— Merci... Et maintenant aide-moi à fermer ces malles, car je n’ai pas la tête à moi.

— Vous partez donc, monsieur Robert, peut-être pour bien longtemps! Je suis si vieux, qu’il me semble que je ne vous reverrai plus.

La pensée de quitter à jamais le vieil ami de son enfance fit déborder la douleur dans le cœur du marin, qui, éclatant en sanglots, se précipita dans les bras de Laverdure. Un instant ils se tinrent embrassés, mêlant des larmes amères; mais Robert réprima bientôt cet éclair de désespoir, et, suivi du vieux garde, descendit d’un pas morne l’escalier du château où il avait passé son heureuse enfance, et qu’il quittait le cœur navré, sans espoir de retour.


MAJOR FRIDOLIN.