Une Correspondance inédite du P. Didon/02

Anonyme
Une Correspondance inédite du P. Didon
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 851-888).
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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DU
P. DIDON

DEUXIÈME PARTIE[1]


Jérusalem, 14 mars 1883.

Mon cher ami,

Je veux vous envoyer un mot de souvenir affectueux de Jérusalem.

Je vais bien. Tous mes compagnons se portent à la perfection.

Moi, je me nourris des impressions divines qui me remplissent au souvenir de tout ce que le Christ a fait dans cette terre.

Je n’oublierai jamais ce que j’ai éprouvé en baisant la roche du Calvaire, en visitant le Jardin de Gethsémani, et en regardant du haut du Mont des Oliviers cette ville que le Christ a choisie pour y combattre la dernière lutte, pour y souffrir la suprême agonie, pour y mourir.

Toute cette terre sent la désolation et la mort. Ces montagnes en forme de mamelons, sans arbres, sans verdure, rocailleuses, calcinées, sont d’un aspect profondément lugubre. Vous trouverez ci-inclus quelques fleurs de Judée, cueillies au Jardin des Oliviers et sur la montagne. Offrez-en à votre femme et à vos petites filles. Je n’oublie point l’anneau de Jeanne ; il me suit partout et il lui reviendra sanctifié et chargé de mille souvenirs divins.

Nous partons vendredi pour Jéricho, le Jourdain, la Mer-Morte. Nous serons dans douze jours à Nazareth et à Tibériade. Envoyez-moi un mot de nouvelles à Beyrouth, chez M. le Comte de Pertuis, un mot comme celui-ci, qui me rassure sur vous et les vôtres.

Adieu, cher ami, j’entasse les impressions qui m’envahissent ici et qui me troublent trop pour que je puisse les traduire encore. Une chose domine tout : c’est de voir comment la Personne qui, par son esprit et son influence, mène aujourd’hui le monde, a pu sortir de ce petit milieu, de ce petit peuple, de cette terre si inférieure quand on la compare à la terre d’Egypte, à la Perse, à l’Assyrie, à la Grèce et à Rome. Tous les autres ont engendré les oppresseurs de l’humanité ; de la Judée est sorti le Libérateur. — Cet Etre vient de plus haut.

Adieu, cher ami, je vous embrasse d’un cœur profondément affectueux


Jérusalem, 3 mai 1883.

Mon cher ami,

Je quitte Jérusalem et la Palestine demain. J’ai passé soixante jours à parcourir, explorer, observer, vénérer ces lieux où le Christ a voulu vivre, agir, souffrir, mourir.

Je suis très impressionné. Je ne puis pas vous dire en détail ce que je sens ; il faut raconter cela : il est impossible de l’écrire : un volume n’y suffirait pas. Ce monde oriental et palestinien est si différent de notre monde européen que tout est à décrire, depuis le rocher nu, que l’admirable lumière de l’Orient éclaire, jusqu’au dernier Arabe, superbement déguenillé, qui y dort accroupi.

Il me semble que je vois vivre maintenant, dans ses traits réels. Celui que j’adorais déjà en Esprit, mais auquel je prêtais une humanité fantaisiste.

Je le trouve plus grand, plus divin que jamais, et je reste de plus en plus confondu, en cherchant comment de cette terre desséchée et de cette civilisation si inférieure à la nôtre, a pu sortir un être sans culture, dont la parole a bouleversé le monde, et dont l’Esprit le domine encore aujourd’hui dans ce qu’il a de meilleur.

Nous causerons sans fin de tout cela quand nous nous reversons. Je m’embarque à Jaffa dimanche prochain, 6 mai, je serai à Smyrne le 11. Je partirai pour la Grèce ; je veux aller admirer l’Acropole, le Parthénon, et baiser à l’Agora les traces de saint Paul, mon grand aïeul.

Je serai à Constantinople vers le 18 ou le 20 mai, et je prendrai de là mon billet pour Paris, en remontant le Danube.

Ma santé est excellente. Je souhaite que vous et tous les vôtres soyez heureux et j’ai souvent prié pour mon cher païen d’ami, dans ce voyage où l’Esprit de Dieu me soulevait plus haut sur les pas du Christ.

A bientôt, cher ami, dès mon retour, j’irai vous voir et il me sera bien doux de retrouver votre cordiale tendresse. Vous verrez bientôt le capitaine T… ; il vous dira comment, ayant encore soif de voir la Terre Sainte, j’ai abandonné mes compagnons de route et suis reparti seul pour contempler à mon aise tout ce qui m’intéressait tant.

Adieu encore, je vous embrasse et me rappelle au souvenir de votre femme en bénissant vos filles.


Beyrouth. 7 mai 1883.

Mon cher ami, Je n’ai appris qu’aujourd’hui, 7 mai, à Beyrouth, par votre lettre du 15 avril, le malheur foudroyant dont vous avez été frappé. Je vous envoie sans retard une dépêche pour que vous sachiez avec quel cœur je m’associe à votre deuil. Votre pauvre femme a dû être terriblement éprouvée, elle qui avait pour son père une affection si tendre. Comme j’eusse voulu être auprès de vous à cette heure de l’épreuve ! C’est l’heure des amis. On se sent moins accablé quand ils sont là, et on ne les connaît bien qu’en ces circonstances tristes.

Croiriez-vous, cher ami, qu’au moment de mon départ, quand je vis M. Y… chez vous, j’ai eu le pressentiment que je ne le reverrais pas ? Son état me semblait très inquiétant, et je ne pus me défendre d’une certaine angoisse.

Exprimez toute ma condoléance la plus affectueuse à votre femme et dites-lui que je prierai avec toute ma foi pour celui que vous venez de perdre.

Je suis convaincu que votre femme sera courageuse et résignée dans sa douleur et qu’elle acceptera avec une volonté douce le grand coup de Dieu. Hélas ! mon pauvre ami, j’ai vu mourir tous les miens, les uns après les autres, et j’ai le cœur tout meurtri des blessures que la mort m’a faites sans merci. J’ai trouvé dans ma foi l’espérance de revoir en Dieu ceux qui m’ont quitté et, en songeant à toutes les douleurs qui sommeillent en moi, sans jamais disparaître, je puis dire à mes amis ce qui console et ce qui sauve.

Je suis touché de ce que vous me dites de vos chères petites filles ; je ne m’étonne point qu’elles aient su trouver dans leur tendresse de quoi adoucir l’amertume du chagrin de leur mère.

Adieu, mon ami, je viens de quitter la Palestine, je suis à bord du bateau qui m’emmène à Smyrne et qui m’a déposé un instant à Beyrouth, où il s’arrête une demi-journée.

Nous nous verrons dans les premiers jours de juin, mais croyez bien que, de loin, je vous reste très uni et que je partage en ami vrai toutes vos douleurs, toutes vos épreuves, comme vos joies. Je vous embrasse et je prie pour vous tous, en vous souhaitant d’être courageux et de trouver dans la foi de Dieu la force, la paix, que rien autre ne peut donner.


Le P. Didon est de retour en août 1883.

Paris. 28 août 1883.

Quel dommage, cher ami ! Vous êtes parti à l’heure même où j’arrivais. Un jour plus tôt, nous eussions pu nous revoir. Vous avez quitté Paris samedi soir, je suis rentré samedi à minuit.

J’ai été très satisfait de mon traitement de Vichy. Ces eaux sont merveilleuses et je crois bien que j’ai trouvé en elles mon élixir de longue vie. Reposez-vous bien, vous, après les mois laborieux que vous venez de passer. Il me serait très doux de respirer avec vous l’air des côtes bretonnes, et de revoir notre cher Saint-Enogat. Hélas ! mes vacances sont finies quand les vôtres commencent, et j’ai repris, sans perdre un jour, mes études.

Je mets la dernière main à mon travail sur les Allemands. Quand vous rentrerez au mois d’octobre, nous le lirons ensemble, si vous le voulez, et j’écouterai docilement vos critiques d’ami ; quand mon petit volume aura passé par vos mains, ce sera peut-être un petit chef-d’œuvre.

Paris est désert. J’y travaille en paix comme dans une solitude profonde : quel dommage que le silence ne remplisse pas cette ville dépeuplée ! Je prie pour vous, mon ami, de toute mon âme, et il me semble que Dieu m’a mis sur votre chemin pour vous conduire à Lui. Vous serez ma plus douce, ma plus noble conquête. Dans mes épreuves prolongées, j’ai toujours eu, sans vous le dire, un regard, une pensée ardente pour vous.

Adieu, je suis heureux des nouvelles que vous me donnez de votre femme et de vos filles. Dites-leur mon affection profonde. En aimant le père, j’aime la mère et les enfans. Je vous embrasse avec toute ma tendresse.

Un bon souvenir au vaillant colonel et à M. D…


29 avril 1884.

Mon cher ami,

Je vous envoie ces quelques lignes du tombeau de ma mère où je viens de prier. Vous qui avez eu, comme moi, une mère héroïque et qui avez reçu d’elle, comme moi, le meilleur de votre âme, vous partagerez toutes mes émotions et vous aimerez ce simple souvenir que je vous adresse de mes montagnes.

Je me sens toujours meilleur ici, en vivant plus ardemment de mes souvenirs. Je repasse par les mêmes chemins que suivait ma mère, je vois la place où elle s’agenouillait à l’église. Je regarde ces rochers qu’elle aimait, et je retrouve sa grande âme partout.

Je compte rentrer à Paris dans une dizaine de jours et vous revoir de mardi en huit. Le changement d’air me renouvelle à fond, et je respire avec enivrement l’air de mes bois et de mes Alpes.

Adieu, mon cher ami, je vous serre les mains avec tendresse et je caresse l’espérance de vous amener un jour ici dans ce petit cimetière où donnent les miens et… non pas pour y dormir avec eux, mais pour y mêler, comme à Corbara, nos sentimens profonds.

Tout vôtre.


Vichy, 8 août 1885.

Mon cher ami,

J’ai rencontré l’autre jour, par le plus grand hasard, notre ami P… Nous avons naturellement causé des amis communs, et votre nom est venu le premier. Il m’a raconté l’incident qui vous a peiné, et j’en ai éprouvé de la tristesse. J’aurais voulu être près de vous afin de vous serrer la main plus cordialement cl vous aider à oublier cette misère.

Mais je sais que vous avez le cœur aussi grand que sensible, et je suis sûr que vous savez vous placer au-dessus de l’inconstance et de la fragilité humaines.

Cependant, cher ami, si au lieu d’être un stoïcien, vous aviez l’âme d’un croyant, il vous eût été plus facile de dédaigner et d’oublier. J’en sais quelque chose, moi qui, depuis des années, ai à subir mille défiances et mille intrigues.

Enfin, les amis sont une force presque divine dans les heures tristes, et j’aime à penser que mon petit mot vous sera doux.

Je suis à Vichy depuis huit jours. J’éprouve le plus grand bien des deux semaines de solitude que j’ai passées à Flavigny et de mon traitement thermal.

Quel dommage que nous ne puissions nous revoir avant si longtemps ! Je ne rentrerai à Paris qu’à la fin d’août, vers le 25 ou le 26.

Dès mon arrivée, j’irai frapper à votre porte ou je vous enverrai un télégramme.

Rappelez-moi au souvenir affectueux de tous les vôtres, et croyez-moi toujours votre ami le plus cordial, le plus tendrement dévoué.


Paris, 22 septembre 1884.

Mon cher ami,

Je suis rentré à Paris depuis une quinzaine de jours. En quittant Vichy, j’ai fait une halte en Bourgogne chez un vieil ami, puis, j’ai poussé une pointe en Normandie, dans l’Eure, où j’ai évangélisé de petits enfans qui faisaient leur première communion. Cela m’a donné l’idée qu’un jour, — un jour prochain peut-être, — je me ferais l’apôtre des paysans. Je m’en irais sans bruit de village en village, et j’annoncerais aux braves gens l’Evangile, la parole qui console, qui relève, qui sauve.

Vous voyez que je suis en veine d’ambition : je vous dis cela très sérieusement.

Dans l’attente de ces jours-là, je travaille sans relâche à ma Vie de Jésus. Il me faudra plus de dix-huit mois pour l’achever. Quand le manuscrit sera complet, je me mettrai en route pour Rome, afin d’obtenir du grand maître l’estampille et le sceau. Si je réussis, je publierai mon volume ; sinon, je ferai ce que je vous ai dit. Je me sauverai vers les ruraux. C’est bien meilleur que les académiciens.

Ma santé est parfaite, je le juge à mon entrain pour le travail. Les eaux de Vichy, cette année, m’ont été très salutaires. Je ne désire qu’une chose, c’est que les forces dont j’ai fait provision ne s’épuisent pas trop vite.

Et vous, mon cher grand paresseux, vous vous reposez pleinement : ce n’est pas moi qui vous blâmerai. Votre année est assez remplie pour que vous ayez le droit de vous laisser vivre, en regardant la mer, l’horizon infini, le ciel surtout.

Là, dans ce regard de l’esprit, dans cette aspiration de l’âme, est le vrai repos. J’ai le sentiment profond du Père qui mène tout et que la nature nous révèle, et que la conscience nous fait aimer.

Adieu, je vous charge de tous mes complimens pour votre chère femme et je suis heureux de savoir vos enfans en belle santé. Je suis à vous d’un cœur ami.


Le Touvet, 4 juin 1885.

Mon cher ami,

Je suis au Touvet, depuis deux jours, dans ce coin de terre qui garde, avec la tombe de ma mère, mes meilleurs souvenirs. Vous devinez, vous qui, comme moi, avez eu une sainte mère, toutes mes émotions auprès de ce tombeau où j’aime à prier. Il me semble que j’entends encore la voix de ma morte bien-aimée : son âme remplit la mienne, et, chaque fois que je reviens m’agenouiller sur celle pierre, j’y trouve quelque inspiration divine. Il y a là, pour moi, une source d’eau vive toujours jaillissante. Je m’y désaltère. Je me repose de mes fatigues quotidiennes, je prends un nouveau courage pour marcher plus ferme dans ma destinée, et la figure de ma mère, à qui la mort a fait une auréole, éclaire mon chemin.

Je me dis : Comme elle a été courageuse, je serai fidèle et courageux. Comme elle a su se sacrifier sans réserve à son devoir maternel, je nie sacrifierai pleinement à mon devoir d’apôtre.

Voilà, mon ami, ce que j’éprouve ici, et ce qu’il m’est doux de vous écrire, ne pouvant vous avoir près de moi, comme à Corbara.

Je n’ai point regretté mon absence de Paris au moment des funérailles de Victor Hugo. Ce que j’en ai lu m’a attristé.

Le grand poète méritait mieux que cette apothéose païenne. Le sanglot d’un peuple eût mieux valu que tous ces discours enflés et creux. Là où le divin ne se montre pas, ne rayonne pas, tout est mesquin et grandement petit.

Il y avait du divin dans Hugo : pourquoi ses funérailles en ont-elles manqué ?

J’espère être de retour le 15 juin. J’irai vous voir. Comment vont les vôtres, votre femme et vos filles ? La petite Marie est-elle guérie de sa fièvre ?

Je souhaite que vous soyez tous heureux et en belle santé.

Moi, je respire avec ivresse l’air de mes montagnes et il nie donne le calme, la fraîcheur, le vrai bien-être. Il a mieux éteint ma fièvre que toute la mauvaise quinine de Paris.

Adieu, mon cher ami, je vous charge de tous mes souvenirs affectueux pour votre femme et je vous embrasse de tout cœur.


Hugueville, près Les Andelys (Eure), 3 août 1885.

Mon cher ami,

Quelle vie charmante et douce que celle de curé de campagne ! Comme il fait bon, loin du tumulte des ambitions humaines, à l’ombre d’un petit clocher, sous le toit d’une église, dont rien ne trouble la paix divine !

Si Dieu m’avait destiné à cette existence de berger, je serais bien heureux, ce me semble, car la houlette est moins pesante que l’épée de l’apôtre.

Je rêve de finir ma vie appuyé suivie bâton du Pasteur, dans quelque coin perdu de mes montagnes. Vous viendriez me voir là-haut avec tous les vôtres ; nous passerions ensemble des jours divins comme à Corbara, nous plaindrions la pauvre humanité qui s’agite et qui se tue, et nous regarderions le ciel plein d’étoiles où nous préparerions dévotement notre place éternelle ! Qu’en dites-vous ?

Les Normands, au milieu desquels je vis, sont de rudes et finaudes natures, avec leur teint rouge, leur forte mâchoire et leur nez allongé. Ils ont du renard et de l’ours. Je les évangélise comme si j’étais leur curé définitif, et, bien que je sois un X pour eux, ils trouvent que j’ai de l’esprit. Ce mot, pour eux, dit tout. Avoir de l’esprit, c’est être aussi fin qu’eux.

Quand nous reverrons-nous, mon cher ami ? Je ne rentrerai à Paris que le 17 : y serez-vous encore ? Faites-le-moi savoir d’une manière précise, afin que nous puissions dîner ensemble.

Je vous charge de tous mes complimens affectueux pour votre femme, d’un bon souvenir tendre pour vos filles, et je vous embrasse, vous, avec ma meilleure amitié.


29 août 1885.

Mon cher ami,

Votre lettre est venue me joindre à Sermaise, près de Bois-le-Roi. Je continue là, au milieu des braves paysans, mes fonctions modestes d’évangéliste des campagnes. J’ai prêché mardi, je prêcherai encore dimanche, et, d’un sermon à l’autre, je travaille au grand air, de longues heures. M. R… me donne l’hospitalité, et il me laisse une liberté absolue.

Je rentrerai à Paris lundi 7, dans la journée ; Combien je serais heureux si je pouvais vous retrouver tous, le soir même, à diner : J’espère que votre femme sera retenue encore jusqu’à cette époque et que je la reverrai avec ses filles avant son départ pour la Bourgogne.

La forêt de Fontainebleau est à cinq minutes de Sermaise : je vais m’y perdre souvent. La solitude est bonne ; les chênes sont hospitaliers. Je respire le même air tranquille que celui dont ils vivent, et j’apprends d’eux à me revêtir d’une rude écorce pour mieux lutter dans le grand combat de ma vie.

Et puis, les pensées arrivent en foule dans ce silence des bois : l’âme se sent mieux vivre et elle est plus près de Dieu dans cette nature que rien ne trouble.

A bientôt, mon cher ami, je vous retrouve toujours après nos absences comme un ami de la veille, et cependant les années de notre amitié finissent par dater de loin.

Je vous charge de mes complimens affectueux pour votre chère femme, du meilleur souvenir pour Jeanne et Marie, et je suis à vous d’un cœur fidèle et profond.


Hugueville, 7 août 1886.

Mon cher ami,

Je suis arrivé avant-hier dans ma petite paroisse normande. J’y ai trouvé, comme l’an dernier, un grand calme, une douce sérénité, et je me sens heureux de faire quelque bien à ces bons paysans.

La vie civilisée est pleine de mille choses artificielles ; la vie des champs est plus vraie : c’est la nature telle que Dieu l’a faite et non telle que les hommes l’ont gâtée, en prétendant l’améliorer et l’embellir.

Vous allez partir pour Ludion. J’en suis heureux pour vous et pour tous les vôtres, qui doivent être impatiens de vous revoir. J’aurais aimé à vous y suivre, mais je ne fais jamais ce que je voudrais. Je vis enchaîné, et il faut que j’aille où mon destin me pousse.

Donnez-moi de vos nouvelles, quand vous serez installé dans les Pyrénées ; dites-moi comment vont voire femme et vos filles.

Dès que j’aurai un exemplaire de mon discours de mariage, je vous l’enverrai. Mais je crains qu’on nie le fasse attendre beaucoup ; je n’ai même pas encore reçu les premières épreuves.

Ne voyez pas trop en noir notre monde moderne et notre grand pays. Malgré nos misères, il y a encore, dans le fond, des étincelles divines que notre devoir est de dégager.

Adieu, mon très cher ami, je vous aime profondément et je suis à vous de tout cœur.


Le P. Didon n’avait pas assez vu la Palestine. Il en avait la nostalgie. C’était à la fois un charme qui le dominait et un souvenir qu’il se sentait le besoin de raviver. Il ne voulait pas publier son livre sans avoir de nouveau visité la Terre sacrée. Il fait un second voyage à Jérusalem.

Voici ce qu’il m’écrivait le 12 septembre 1886 :


12 septembre 1886.

Mon cher ami,

Je suis bien en retard pour vous répondre. Mais j’ai l’excuse d’avoir été depuis quinze jours très occupé et toujours en mouvement.

La Mère S… m’a demandé de lui prêcher la retraite de ses jeunes filles. Il m’a fallu rentrer à Paris et, pendant six jours entiers, me consacrer, sans une minute à moi, à l’évangélisation de ces consciences de vingt ans. J’achève aujourd’hui ce travail inattendu, et je pars dans deux heures pour Flavigny. De là, j’irai à Dijon pour faire au nouvel évêque une visite d’ami ; puis, je viendrai passer quelques jours à Sermaise, en Seine-et-Marne, chez les R…, afin dy rencontrer les deux jeunes compagnons que j’emmène en Palestine.

Je serai de retour à Paris vers le 2S septembre, je compléterai alors mes derniers préparatifs de départ, et je vous dirai le grand adieu, le 5, ou, au plus tard, le 6 octobre.

J’espère que vous serez de retour ainsi que voir » ; femme et vos enfans.

Il me serait pénible de partir sans les revoir et sans vous revoir tous en famille, sans m’asseoir encore à votre table, dans l’intimité de notre vieille affection.

Je pense que l’air des Pyrénées et les bonnes courses dans la montagne vous auront donné à tous de belles couleurs et une bonne santé. Comme j’eusse aimé à vous suivre dans vos excursions à travers les rochers ! Mais, depuis la douce rencontre de Saint-Énogat, notre bonne étoile ne nous ramène plus dans les mêmes sentiers.

Adieu, mon cher ami, croyez à toute ma vive affection pour vous et pour les vôtres, et soyez sûr que, de près comme de loin, mon amitié est toujours pleine de tendresse et de dévouement,

P.-S. — Ai-je réussi à écrire assez gros pour vos yeux ? C’est ainsi que j’écrivais à ma chère mère.


Flavigny-sur-Ozerain, 15 septembre 1886.

Mon cher ami,

Votre dernière lettre est venue me rejoindre en Bourgogne, dans ce vieux couvent où j’aime à revenir, tant je le retrouve rempli des souvenirs de ma jeunesse, je pourrais dire de mon adolescence, religieuse, J’avais seize ans lorsque je le vis pour la première fois…, il y a trente ans de cela, plus d’un quart de siècle. Je cueille à tous les coins ces souvenirs, comme des fleurs ton les fraîches et parfumées. Malgré les épreuves par lesquelles j’ai dû passer, je ne regrette rien et je recommencerais encore cette rude vie, dussé-je affronter les mêmes combats.

Ma dernière lettre, datée de Paris, 12 septembre, s’est croisée avec la vôtre. Je souhaite qu’elle vous soit parvenue avant votre départ et qu’elle ait rassuré votre amitié inquiète.

Les jours se passent rapidement, et l’heure de mon départ approche. Je vais demain à Dijon faire ma visite au nouvel évêque, qui m’attend. Je repartirai pour Paris le 26 septembre et j’ai grand’peur que vous ne soyez pas encore de retour quand je le quitterai. Il faut que je parte le 6, au plus tard, car je dois, avant de m’embarquer vers le 20, faire un petit séjour en Dauphiné et un pèlerinage au tombeau de ma mère. J’aime à venir prier sur cette pierre qui la recouvre et où il me semble l’entendre encore. Je veux espérer que nous nous reverrons, avant la longue absence qui nous séparera.

Jouissez de votre beau voyage d’Espagne. Je m’unis de cœur à vous et aux vôtres, et je partage vos admirations en face des monumens d’art de la vieille foi espagnole.

Adieu, très cher ami, que mon souvenir vous arrive comme un rayon de la patrie, avec ces lignes.

Je vous serre tendrement la main et je serre dans les vôtres celles de votre femme et de vos filles.


Paris, 30 septembre 1886.

Mon cher ami,

Notre départ de Marseille est fixé au 20 : huit jours plus tôt que je ne pensais. Il faut que nous soyons là dès le 17.

Me voilà obligé moi-même de quitter Paris le 5 à 7 h. 15 du soir, car j’ai à m’arrêter en Dauphiné pour y faire mes adieux à ce qui me reste de famille et pour y prier sur la tombe de ma mère.

Je n’ose plus caresser l’espérance de vous revoir avant ce grand voyage et cette longue séparation. Voilà la vie. Elle est faite de choses tristes qu’on ne peut éviter : et la grande vertu qu’elle demande, c’est toujours la résignation.

Je suis heureux, cependant, de penser que vous prenez pour vos filles de belles et instructives vacances, et je ne voudrais pour rien au monde que vous les abrégiez.

Nous nous retrouverons au retour et nous causerons alors d’Espagne et de Palestine. Je demande à Dieu qu’il vous donne, à votre femme surtout qui en a le plus besoin, une santé meilleure, qu’il veille sur l’avenir de Jeanne et de Marie, qu’il vous bénisse comme votre grand cœur le souhaite.

Il me sera très doux de vous revoir alors, si tous mes vœux d’ami sont exaucés. Je porterai votre souvenir tout le long de mon voyage, au tombeau du Christ et au Calvaire.

J’aurais tant voulu faire ce voyage avec vous. Il me semble que votre âme eût éprouvé tout ce que la mienne va ressentir ; et vous savez quelle est l’ardeur de ma loi et de mon culte pour le Christ ! Adieu. Je vous embrasse, le cœur plein de regrets, en attendant que nous nous retrouvions ni février ou en mars prochain.

Dites à votre femme tous mes sentimens affectueux et à vos filles combien je les aime.

A vous encore et de tout cœur.


Marseille, 11 octobre 1886.

Mon cher ami,

Il m’a été impossible de retarder mon départ au-delà du 5 octobre. J’ai donc dû quitter Paris sans vous revoir, vous et les vôtres. C’est un grand regret que j’emporte dans ce long voyage.

Je m’embarque le 20, à midi, avec mes compagnons. Notre traversée jusqu’à Port-Saïd durera six jours. Nous ne ferons relâche nulle part ni à Naples, ni à Alexandrie. J’ai l’intention de faire une pointe dans la Haute-Égypte jusqu’à Assouan et la première cataracte. Si ce projet se réalise, nous serons en Égypte quatre ou cinq semaines, et nous ne mettrons pas le pied en Palestine avant le 20 novembre.

Mon séjour en Palestine durera de soixante à quatre-vingts jours, c’est-à-dire de la mi-novembre à la fin de janvier. Je ferai de Jérusalem mon quartier général jusqu’à la fin de décembre, et je passerai en Galilée, soit à Nazareth, soit à Tibériade, tout le mois de janvier, de façon à pouvoir m’embarquer à Beyrouth pour Smyrne vers la mi-février.

Je ne serai pas à Paris avant le mois de mars, et encore ne ferai-je que le traverser. Je suis résolu à me retirer dans la solitude de la Sainte-Baume, en Provence, pour y achever ma Vie de Jésus-Christ.

Nous voilà donc, cher ami, séparés pendant de longs, très longs jours.

Que Dieu vous garde tous dans la paix et dans la santé, qu’il vous protège contre tout mal et qu’il réalise mes vœux ardens pour le honneur de vos filles et pour le vôtre !

Je vous embrasse de tout mon cœur. Le vendredi, quand vous dînerez tout à fait en famille, pensez quelquefois à l’ami absent qui sera, en esprit, au milieu de vous.


Jérusalem, 21 décembre 1886.

Mon cher ami,

Je ne suis arrivé à Jérusalem que le 17 de ce mois. J’y ai trouvé vos trois lettres et j’ai été très affligé de la peine que vous a causée mon silence. Il faut me pardonner cela. Je suis un voyageur muet. Je me nourris de ce que je vois, j’en suis violemment impressionné, absorbé, et j’ai dû vous dire, en vous quittant, de ne pas trop compter sur mes lettres. Le cœur n’est point refroidi, au contraire. Et vous le trouverez toujours tel que vous l’avez connu aux heures où il doit se montrer.

Je suis resté en Égypte plus de six semaines, retenu par l’indisposition d’un de mes compagnons de voyage. J’ai profité de ce temps pour remonter le Nil jusqu’à la première cataracte, et visiter à mon aise les ruines prodigieuses de la vieille Égypte, ses temples et les tombeaux creusés dans le roc de ses Pharaons. J’ai fait ainsi quatre cents lieues sur le fleuve divin. Le spectacle de cette nature m’a ravi : ce ciel sans nuages où il ne pleut jamais ; ces deux chaînes de montagnes, l’Arabique au levant, la Libyque, à l’occident entre lesquelles le Nil coule ; ces roches nues, sans arbre, sans un brin d’herbe, sans une mousse, mais revêtues d’une lumière dorée ; cette atmosphère d’une transparence absolue ; ces rives toujours les mêmes, couvertes de douras et parsemées de palmiers ; ces fellahs moitié nus, puisant avec leur schadouf l’eau du fleuve et arrosant, en chantant, leur terre ; ces oiseaux étranges alignés sur le sable comme une armée, ces pélicans, ces ibis, ces grues, vous regardant, sans s’effaroucher, d’un œil étonné et mystérieux. Tout ce tableau, se continuant pendant des journées, sans autre changement que celui de la lumière dont les teintes varient avec le soleil, finit par vous opprimer et vous éblouir. A mon retour au Caire, après trois semaines, j’en ai rêvé plusieurs nuits. Je n’ai jamais reçu du spectacle de la nature une commotion plus violente. Quant aux temples de la vieille Égypte, on ne peut rien voir de plus grandiose, de plus puissant.

Leurs ruines semblent un monde détruit, J’ai passé de longues heures à Karnak, admirant ces pylônes restés debout comme d’inexpugnables remparts, malgré les tremblemens de terre, les guerres féroces et les siècles, ces colonnes à demi brisées, ces statues colossales, pesant un million de kilogrammes, cassées en morceaux dont un seul suffirait à faire dix statues moyennes, ces obélisques renversés, ces sanctuaires mystérieux d’où le dieu est parti, ces sphinx qui, par milliers, composaient l’avenue des temples et que le sable recouvre aujourd’hui à moitié.

La constitution, l’architecture du temple égyptien m’a beaucoup intéressé. J’y ai retrouvé le type du temple hébraïque tel que Salomon l’avait édifié à Jérusalem, et, à ce point de vue, l’Égypte m’a aidé à mieux comprendre la Palestine. Le symbolisme judaïque lui-même, avec son tabernacle, son arche d’alliance, ses chérubins ailés, son arbre de vie, et tant d’autres choses, est un emprunt fait par Moïse au temple des Pharaons. Il l’a transfiguré par son inspiration divine, mais il l’a conservé presque en entier. Je n’ai pas vu, dans les temples d’Égypte, de traces de sacrifices sanglans. Les Egyptiens se contentaient d’offrandes, d’encens vaporisé et de libations. Les Juifs, au contraire, ont immolé en holocauste des milliers de victimes, et c’est en ce point que se distinguent profondément les deux cultes.

Les tombeaux des Pharaons sont une merveille d’art, avec leurs galeries percées dans le roc vif, avec leurs chambres sépulcrales, avec leurs sarcophages d’un seul bloc de granit et leurs momies royales, avec leurs hiéroglyphes gravés dans le granit plus poli que le marbre, avec leurs peintures murales aux couleurs aussi fraîches, après quatre mille ans, que si elles étaient d’hier.

J’ai vu la momie de Sésostris, le Louis XIV de l’Égypte, je l’ai touchée de mes mains, et j’en eusse emporté des reliques, si je n’avais en horreur tous les tyrans.

Malgré tout l’intérêt poignant qui m’attachait à la terre des Pharaons, j’avais haie de revoir la Palestine. La terre des Pharaons est une nécropole, une terre morte. Celle du Christ, malgré sa désolation et sa tristesse, est une terre vivante. Elle garde les traces et le souvenir tout frais de Celui qui a conquis le monde, qui a créé notre civilisation morale et religieuse et qui fait vivre les Ames.

Mon émotion, en la revoyant, a été aussi forte qu’à mon premier voyage. J’ai baisé avec larmes le rocher où le Christ a été crucifié, la pierre où on l’embauma pour l’ensevelir, et celle dans le creux de laquelle son corps fut déposé. Je parcours tous les lieux où il a passé, j’entends sa voix, je sens sur moi sa main étendue et je revis avec Lui. L’Evangile entre dans ma conscience, et, tout en peignant en historien austère les scènes évangéliques, je laisse aller mon cœur et ma conscience à tous les sentimens divins qui m’inondent.

Je prie pour vous, cher ami, pour vous et les chers vôtres, dans ce voyage, et je demande à Celui qui seul nous sauve du mal qu’il vous fasse partager ma foi sans réserve. En dehors de Lui, il n’y a rien qui console, rien qui éclaire, rien qui fortifie. L’esprit, sans Lui, se trouble ; le cœur, sans Lui, s’égare et s’attriste ; la conscience, sans Lui, se lasse ; et le scepticisme nous dévore.

Je suis heureux des bonnes nouvelles que vous me donnez de votre femme et de vos filles.

Je serai à Jérusalem jusqu’à la fin de janvier J’irai passer huit jours à Bethléhem, afin de voir la nuit qui a vu naître le Christ. Puis, vers le 2 janvier, je ferai, au-delà du Jourdain et de la Mer-Morte, en plein pays bédouin, une longue excursion de quinze jours au moins. J’irai à Machœrons où fut décapité Jean-Baptiste, et à Djerasch, où le Christ, dit-on, a passé. Je reviendrai à Jérusalem vers le 22, j’y ferai une nouvelle halte de cinq ou six jours, et je partirai pour la Samarie et la Galilée.

Nous serons à Damas à la fin de février.

Adieu, cher ami, faites toutes mes amitiés à votre femme, dites à vos filles que je les bénis de loin, et, vous, croyez à mes plus tendres sentimens. Un bon souvenir à ce pauvre et cher M. de V…, qui monte le Calvaire, sans avoir besoin de venir jusqu’à Jérusalem.


Jérusalem, 30 janvier 1887.

Mon cher ami,

Vous avez reçu, je pense, ma première lettre de Jérusalem, et vous m’aurez pardonné ce long silence dont vous avez souffert. Il faut être bon pour le voyageur. Si vous saviez ce que c’est que la vie mouvementée que je mène, et à quel travail je me condamne pour mener à bien mon œuvre ! J’ai passé ici un mois et treize jours, mais j’en ai consacré dix-huit à une longue et pénible excursion au-delà du Jourdain, à l’orient de la Mer-Morte, dans les montagnes de Moab, d’Ouscha et d’Adjalon. J’ai voulu voir les ruines de Machœrons, la vieille forteresse d’Hérode Antipas, où Jean-Baptiste a été emprisonné et décapité. C’est un lieu sauvage habité par des Bédouins indépendans, qui ont failli nous faire un mauvais parti. J’arrivais là sous la garde du curé catholique de Medeba, un petit village perdu dans le haut plateau de Moab, escorté par cinq de ses Bédouins d’une tribu différente de ceux de Machœrons ; le vieux chef, une tête d’épervier, est arrivé sur lui, deux pierres dans chaque main, prêt à les lui jeter. L’adresse du drogman a tout calmé. J’ai assisté à une scène étonnante et d’un pittoresque sauvage. Le vieux cheikh s’est apaisé peu à peu, il a laissé tomber ses pierres ; il s’est assis, accroupi, près de notre drogman ; il a fini par accepter de boire le café, signe d’amitié : et nous avons pu déjeuner en paix sur les ruines de Machœrons…, immenses débris de pierres taillées où j’ai pu à peine reconnaître les linéamens de la vieille forteresse et du palais du Tétrarque. On a vue sur la Mer-Morte, par l’échancrure des montagnes, et aussi sur toute la chaîne des Monts de Judée depuis Engaddi jusqu’au Thabor. L’horizon, du côté de l’Ouest, est’immense ; les teintes du ciel et des montagnes sont d’une délicatesse vaporeuse ; et cependant les lignes restent pures, et tout se détache avec une netteté parfaite. Tout à l’entour, des montagnes nues, sans arbres, revêtues d’un gazon naissant. Des Bédouins à l’air farouche nous regardaient manger, leur vieux fusil à pierre entre les jambes, fumant leur chibouk. Leurs yeux se sont adoucis lorsque leur chef s’est, calmé.

Notre campement était à six heures de marche à cheval de Machœrons. Pour assurer notre retraite en toute sécurité, nous avons déterminé le cheikh à nous suivre, ce qu’il a fait à grand’peine et seulement lorsque notre drogman lui eut baisé la barbe, — signe suprême d’amitié, — et juré sur Mahomet qu’il ne lui serait fait aucun mal. Trente Bédouins, amis du curé de Medeba, gardaient nos tentes. Vous ne pouvez rien imaginer de plus beau que ces robustes enfans du désert, montés sur leur jument, portant une lance de cinq métrés de long sur l’épaule et nous faisant cortège. Le soir, ils allumaient des feux, s’asseyaient en cercle autour, préparaient leur riz et leur café, et passaient la nuit entière à causer et à chanter leurs chants de guerre et d’amour.

J’ai vu aussi les ruines des grandes villes bibliques : Bel-Meon, où le prophète Balaam a prophétisé les destinées du peuple juif et entrevu l’étoile mystérieuse de Jacob ; j’ai déjeuné sur les tours à demi renversées de l’antique Hesbon ; j’ai campé entre le théâtre et l’odéon de la Philadelphie du Ptoléméen, Ammon-Rabath ; et enfin j’ai passé deux jours à Djérasch, une autre ville ruinée, aussi belle que Palmyre, et florissante sous les Antonins. Il reste une belle porte triomphale, un stade, deux théâtres, deux temples, et plus de cent colonnes qui ont l’air de sentinelles figées là pour garder ces splendides débris. Partout autour, la solitude, la montagne nue. Une colonie de Circassiens est venue s’établir là et construire ses misérables huttes avec les pierres arrachées aux vieux édifices écroulés.

Avec quelle joie j’ai respiré, au milieu de ces ruines, le parfum de la vie antique, et, au milieu des Bédouins, celui de la vie patriarcale !

Ce voyage m’a permis de parcourir l’ancienne Pirée de l’Évangile, où le Christ a souvent séjourné et voyagé. Maintenant. ma tâche est finie dans la Judée, et je quitte Jérusalem demain. J’ai vu, revu, dépeint sur mon cahier de notes toutes les localités évangéliques, et je pars pour la Samarie et la Galilée. Ce voyage me demandera plus de quinze jours. J’ai hâte de quitter la Judée sombre, austère, rocailleuse, presque funèbre, pour la Samarie et surtout pour le lac de Tibériade et la haute Galilée. Je serai à Beyrouth le 26 et je m’embarquerai le 28, s’il plaît à Dieu.

Comme j’avais besoin de revoir et d’étudier ce pays ! On ne connaît bien que ce qu’on peut revoir. Je rentrerai avec une gerbe bien fournie et bien dorée.

J’ai retrouvé ici le Christ, vivant de sa vraie vie humaine. Cette terre, qui me donne le cadre du drame évangélique, m’aide à le mieux comprendre ; et puis, il s’en dégage un esprit divin qui m’enveloppe et me pénètre tout entier.

Avec quelle joie je vous reverrai ! Ce sera une entrevue seulement, car j’ai formé le dessein, vous ne l’avez pas oublié, d’aller m’ensevelir dans la solitude, pour y achever ma Vie de Jésus.

Je n’ai pas eu, dans tout ce voyage, la moindre fatigue. Une force intérieure m’a tenu debout et vaillant, de sorte que j’ai travaillé sans relâche.

Je souhaite, cher ami, que vous et les vôtres, soyez en bonne santé, et je prie Dieu qu’il vous donne à tous la paix qui vient de Lui. Je Le prie pour vous, que je voudrais voir, comme je le suis, ou comme j’essaie de l’être, un vrai disciple du Christ, de Celui qui a seul enseigné efficacement à la pauvre humanité à souffrir, à se dévouer, à s’aimer.

Adieu, je vous embrasse tendrement, et je vous charge pour votre femme et pour vos filles de mes sentimens les plus affectueux.


Le Père Didon était de retour en 1887. Son grand ouvrage est composé dans sa tête. Il cherche la solitude pour l’écrire. Cet isolement, il le trouvera à Flavigny, où vécut si longtemps Lacordaire.


Flavigny-sur-Ozerain, 19 avril 1887.
Mon cher ami,

Me voilà installé dans ma nouvelle vie de solitude, de travail et de prière. Flavigny est pour moi aujourd’hui une espèce de Corbara. Je suis en dehors et au-dessus de tout le tourbillon humain, et je vis absorbé dans la composition de mon ouvrage.

J’occupe une grande cellule, un peu moins austère que celle de Corbara. Elle a deux fenêtres, elle est pleine de silence et de lumière. Je suis entouré de mes papiers et de mes livres, comme un simple ouvrier de ses outils. Vous la connaîtrez un jour. Vous viendrez vous asseoir à ma grande table de travail, et vous verrez comme il est doux de vivre solitaire avec une pensée divine et une conscience tranquille.

Je me lève chaque jour à cinq heures et demie ; je prie jusqu’à sept heures un quart. Je déjeune rapidement, je fais mon lit et ma chambre, et, à huit heures moins un quart, je me mets au travail jusqu’à midi. A une heure, je pars en promenade à travers les bois et les champs, dans le fond des vallées qui entourent Flavigny ou sur les plateaux voisins ; je rentre à quatre heures et je reprends ma besogne jusqu’à sept heures et demie. Je soupe, comme nous disons dans notre langue de moine ou je collationne ; puis, à huit heures, je prie jusqu’à neuf et je reprends mon travail jusqu’à dix. Alors, ma journée est finie ; je puis dormir sur ma gerbe comme un moissonneur qui bénit Dieu de lui avoir donné quelques beaux épis.

Toutes mes journées se ressemblent. Vous en jugerez vous-même, l’été prochain, quand vous viendrez partager ma tranquille existence monacale. Mon travail marche bien ; je me sens en bel entrain, et j’espère que l’an prochain, à pareille époque, il sera fort avancé.

J’aime cette nature bourguignonne ; le paysage est gracieux. Les horizons ont de beaux lointains, les vallées sont fraîches, et, sur les plateaux, on respire un air vif qui excite la pensée.

Si mes amis pouvaient être avec moi, je trouverais ma vie idéalement belle. Mais rien en ce monde n’est parfait. Toutes les médailles ont leur revers. Le revers de la mienne, c’est l’éloignement de ceux que j’aime, comme vous.

Comme il ferait bon nous retrouver tous à la table de famille ! Encore un revers de ma médaille. Adieu, cher, très cher ami, que Dieu vous garde tous deux dans votre douce tranquillité et joie de famille ! Qu’il bénisse vos grandes filles et leur mère ! Je vous embrasse d’un cœur tendre et profond.


Flavigny-sur-Ozerain, 8 mai 1887.
Mon cher ami,

J’ignorais l’article que vous me signalez, et vous savez quelle horreur j’ai du bruit fait autour de mon nom.

J’ai emporté une douce impression des quelques heures passées auprès de vous et des chers vôtres. L’amitié est bien, après Dieu, la meilleure chose de la vie. Son parfum me suit dans ma chère solitude. Adieu, vous savez mon affection pour votre femme, vos chères filles, et pour vous. Je vous embrasse cordialement.


Flavigny-sur-Ozerain, 20 mai 1887.
Mon cher ami,

J’ai reçu l’Encyclopédie et la Revue des Deux Mondes. Vous êtes un ami et un commissionnaire parfait. Je vous eusse remercié plus tôt, si je n’avais fait une petite absence de Flavigny. Je suis allé passer quarante-huit heures à Dijon chez le nouvel évêque, qui m’avait invité à lui faire visite. Je l’ai trouvé dans son palais d’évêque tel que je l’avais connu dans sa cure de Compiègne. Les honneurs ne l’ont pas changé ; il est resté aussi simple, aussi affectueux, aussi dévoué. J’en étais sûr d’avance, parce que c’est un noble cœur, mais il m’a été doux de le constater par expérience. J’ai vu que je pouvais compter sur lui et qu’il saurait au besoin se servir de sa crosse pour me défendre.

Je continue, cher ami, ma vie laborieuse et solitaire ; et j’en goûte chaque jour la douceur et les bienfaits. Mon travail marche bien, et j’ai la joie, en finissant ma journée, de voir ma tâche plus avancée. Connaissez-vous une satisfaction plus douce et plus noble que celle-là ? Adieu, mon cher ami, je vous serre les mains avec tendresse.


Klavigny-sur-Ozerain, 13 juillet 1887.

Mon ami,

J’ai été heureux de votre petit mot de souvenir, et je vous en remercie de tout cœur. Comme ce sera bon, quand vous viendrez vous-même partager ma solitude, et vivre un instant de ma vie ! Je me réjouis de cette espérance, et dans mes courses à travers les bois, je songe aux chemins que je vous ferai suivre, aux sites que je veux vous montrer, aux sources renommées où je vous désaltérerai.

Les environs de Flavigny sont charmans, quand on les connaît par le menu. Il faudra vous munir d’une bonne paire de chaussures de marche, afin que vous ne vous fatiguiez pas inutilement dans les chemins de la forêt.

Voilà trois mois que je suis ici. J’y ai fait une grande somme de travail ; je n’ai pas été arrêté un seul jour, et cependant j’achève à peine mon troisième chapitre sur les Origines de Jésus. Mais, plus l’œuvre coûte, plus elle nous devient chère. Je mets à la mienne tout ce que j’ai de foi, de science, de patience et d’énergie.

Quand je lui aurai donné tout ce qui est en moi, je la livrerai au public qui la déchirera à belles dents, mais peu m’importe si elle réussit à communiquer à quelques âmes comme la vôtre mes convictions et ma foi !

Il est naturel, mon ami, que votre femme et vos filles songent à l’Italie après l’Espagne. Seulement l’Italie est bien chaude en septembre, et ce serait sage de vous reposer tous dans quelque coin des Alpes avant d’aller voir les chefs-d’œuvre de Florence, de Rome et de Naples.

Comme j’aimerais à vous revoir tous ! Et comme une soirée de famille, tout intime, me reposerait délicieusement près de vous !

Adieu, cher ami, je veux que vous disiez aux vôtres ma tendre affection ; pour vous, je vous embrasse cordialement.


Flavigny-sur-Ozerain, 10 août 1887.

Mon ami,

Je suis désolé. L’évêque de Dijon, qui arrive à Flavigny, m’emmène pour trois jours, jusqu’à dimanche ou lundi. Je ne puis me dégager de son étreinte épiscopale, et il faut que je renonce à ce que mon cœur avait rêvé. Dites-moi : à votre retour, ne pourrez-vous pas me donner, — non pas une journée rapide, — mais de bons jours, comme ceux de Corbara ?

Je ne me consolerais pas d’avoir manqué cette visite sur laquelle j’avais si doucement compté.

Merci, mon cher ami, de la Revue, que j’ai reçue exactement.

Mon travail marche toujours très bien. J’ai écrit près de deux cents pages, et, si je mets à mille le nombre de celles qu’il me faudra écrire, vous voyez que j’ai fait le cinquième de ma tâche. À mesure que j’avance dans mon œuvre, je me sens plein de confiance : les difficultés vaincues m’encouragent à vaincre celles qui me restent encore.

Ne manquez pas, cher ami, de me dire et de m’assurer que votre visite est seulement retardée, et que vous vous arrêterez dans ma solitude au retour de votre grand voyage.

Je vous renouvelle toute ma tendre et profonde amitié, et je veux que vous emportiez pour les Nôtres mes affectueux souvenirs.


21 septembre 1887.

Mon cher ami,

J’ai vivement regretté que notre réunion à Flavigny n’ait pu avoir-lieu. Tout s’est mis au travers. La vie est pleine de ces fatalités-là : ce qu’on désire le plus, ce qu’on rêve, vous échappe, alors qu’on croit le tenir et qu’on a tout fuit pour l’avoir.

Je viens d’apprendre une bien triste nouvelle, dont je suis encore tout bouleversé ! Vous vous rappelez le Père de Ségonzac, mon cher compagnon, mon fidèle ami, celui-là même que j’avais déterminé à partir pour l’Orient. Il vient de mourir. Il était, il semblait, du moins, plein de force et d’avenir. Il n’avait pas quarante-six ans. Il se disposait à revenir en Europe et en France pour Irai ter les affaires de son archevêque et de sa mission. Il a été enlevé brusquement par une fièvre, compliquée d’un épuisement du système nerveux. Le mal l’a consumé en quelques semaines, sans que les médecins aient pu l’entraver. On m’écrit de Mossoul, où il est mort, que sa fin a été pleine de foi, de courage et d’abnégation.

C’est une consolation pour nous, qui avons l’espérance de retrouver en Dieu et dans le Christ ceux que la mort nous prend.

Ce deuil m’attriste d’autant plus qu’il me semble en être la cause.

Sans mon conseil, le pauvre Père ne fût certainement point parti. C’est moi qui l’ai envoyé à la mort.

La destinée a des imprévus terribles. Je me résigne avec une foi aveugle à la volonté de Dieu qui nous mène et dont nous ne connaissons pas les secrets.

Je vous souhaite, ami, à votre chère femme et à vos enfans de mieux terminer votre voyage que vous ne l’avez commencé. Comme je voudrais revoir avec vous Florence, non seulement les chefs-d’œuvre de ses peintres, mais les souvenirs si vivans de Savonarole, du Palazzo Vecchio et de Saint-Marc ! Pensez à moi là-bas.

Je continue dans ma solitude mon travail, et j’ai la joie de le voir avancer. J’ai rédigé la valeur de dix chapitres. Si je ne suis pas entravé par quelque obstacle imprévu, j’aurai fini dans un an.


Adieu, et croyez à ma tendre amitié.

Flavigny-sur-Ozerain, 21 octobre 1881.

Mon cher ami,

J’ai été bien touché de votre dernière lettre. Vous avez compris tout ce que j’ai souffert de la mort de mon pauvre ami, et vous m’avez parlé comme un vrai Père de l’Église. Mais les coups de la mort sont affreux ; ils m’ont si cruellement frappé depuis que je vis ! A chaque fois, les vieilles plaies se renouvellent plus cuisantes, et cependant je suis plein d’espérance divine, et je sais que je retrouverai dans l’éternelle vie ceux que j’ai aimés et qui ne sont plus. La douleur vit côte à côte avec les consolations de ma foi.

Je travaille toujours, cher ami, avec une ardeur croissante, et j’avance dans mon œuvre. J’estime en avoir fait le tiers. J’écris en ce moment le sixième chapitre. Que ne puis-je vous avoir à mes côtés, dans une des cellules voisines de la mienne ! Je vous lirais mes pages à mesure que je les rédige, et vous seriez mon Mentor, avec cette douce sévérité qui fait les bons juges et que l’amitié seule inspire.

Ma vie laborieuse est pleine de joies profondes. Chaque difficulté vaincue, — et j’en rencontre jour par jour, — est une fête intime. Je ne connais pas de bonheur plus grand que celui du travailleur, de l’artiste aux prises avec son œuvre : il la voit peu à peu, à force de labeur, sortir vivante de son âme.

Vous voilà relancé aussi dans votre vie de travail. Heureux mortel que vous êtes ! Chaque jour, vous avez la consolation de vous retrouver, après le labeur, au milieu des vôtres. Vous ne connaissez pas l’âpre solitude, vous n’en avez eu qu’un avant-goût dans les jours de Corbara. C’est une rude existence, mais elle a ses douceurs divines, quand on aime Dieu, quand on accomplit sa destinée, quand on est fidèle à son devoir ; je ne connais pas d’autre joie,… si ce n’est celle des amitiés comme la vôtre.

J’ai une douce espérance, ami, à vous donner. Je compte faire un voyage à Paris vers la mi-novembre. J’irai prêcher la petite retraite de la Mère S…, ce qui me procurera le plaisir intense de vous revoir. Vous me garderez une place, un jour, au dîner de famille…, mais tout à fait entre nous. Je ne voudrais pour rien au monde que mon séjour à Paris fût ébruité.

A vous, mon ami, de tout cœur.


Flavigny-sur-Ozerain, 25 décembre 1887.

Mon cher ami,

C’est demain la Saint-Étienne. Je vous envoie tous mes vœux de bonne fêle. Comme je voudrais pouvoir vous les porter ! Je serai présent d’esprit et de cœur au milieu de vous, demain soir, je m’unirai par la tendresse d’une vieille amitié aux souhaits de votre femme et de vos filles, du fond de ma solitude.

Et puis, je prierai, mon ami, pour que Dieu vous donne un rayon de la foi de cet héroïque Étienne, dont la conviction véhémente a toujours fait mon admiration et mon envie.

J’ai repris sans perdre un instant mon travail interrompu. Depuis mon retour, un nouveau chapitre a été fait, et j’en rédige un autre.

L’hiver à Flavigny rend la solitude plus silencieuse et plus profonde. La neige couvre la campagne, et ajoute au calme infini de ma retraite. Je ne trouve rien de plus doux que ces longues heures de labeur que nulle visite, nul bruit ne vient troubler. J’aimerais à vous les faire partager, de temps en temps. Nous regarderions ensemble, au-dessus des misères de cette vie, les grandes réalités qui demeurent et l’idéal divin pour lequel nous sommes faits.

Vous retrouveriez là le sentiment de ce qui est éternel, sentiment dont mon âme déborde et qui permet de juger tout ce qui passe comme rien.

Je mets dans mon livre toute ma foi profonde. J’ai la conviction que, si notre génération peut être relevée, c’est par la foi dans le Christ. Sa parole reste l’idéal de la vie, et son esprit vivant la seule force capable de nous tenir, sans défaillance, à la hauteur de nos devoirs.

Adieu, mon cher ami, je vous charge de tous mes souhaits affectueux de bonne année pour votre femme et pour vos filles, et je vous embrasse, mon cher Étienne, de tout mon cœur.

P.-S. — Voulez-vous me trouver le livre dont je vous envoie le titre ? À l’avance, tous mes remerciemens.


Flavigny-sur-Ozerain, 20 février 1888.

Mon cher ami,

Je vous remercie de tout le zèle que vous avez mis à chercher l’introuvable Cronologia rivendicata. Laissez-la. On m’avait beaucoup vanté cet ouvrage récemment publié par un moine italien. Je crains qu’on ne l’ait surfait.

Du reste, je ne suis pas pressé de le lire. Il me suffira d’y jeter un coup d’œil plus tard, lorsque je reverrai tout mon travail, et que je comparerai les solutions que je donne de la chronologie de la vie de Jésus avec d’autres plus ou moins différentes des miennes.

Je ne me ralentis pas un instant dans ma vie de labeur. J’ai résisté bravement aux rigueurs de l’hiver, et je pense pouvoir terminer avant la fin de mars mon premier volume. Vous voyez, cher ami, que je ne suis pas au bout de ma peine. Malgré tous mes efforts, et si Dieu me donne la santé nécessaire, j’espère que tout sera fini dans les premiers mois de 89.

Comme j’aimerais à vous avoir de temps en temps près de moi, à ma table de travail ! Je vous donnerais à lire mes pages, et vous les jugeriez avec la bonne sévérité des amis vrais. Mais je compte bien vous montrer mon œuvre avant que le public ne la voie, et recevoir de votre amitié clairvoyante les conseils et les critiques. Si le Christ que je peins, que j’essaie de rendre avec son auréole divine, pouvait vous séduire aussi ! .. Ce serait un grand triomphe et, alors même que mon livre serait lacéré, déchiré sans merci, je croirais avoir réussi à faire une œuvre vivante et belle.

Je ne m’étonne pas de la tristesse dont votre lettre est remplie. Un dehors de ceux qui croient, je ne connais pas d’homme heureux. Quand la vie a battu son plein, et même lorsqu’elle est dans son plus vigoureux rayonnement, elle ne donne jamais aux Ames, qu’un idéal supérieur attire, la plénitude de la joie. Mille aspirations demeurent inassouvies. L’homme est un grand affamé que le Christ seul rassasie d’espérance divine.

J’en ai fait l’expérience, et si je vous l’écris, c’est que ma vie tout entière m’en a convaincu.

Dieu vous a donné beaucoup, mon ami, et vous seriez un ingrat de l’oublier ; à l’Age où nous sommes, il faut choisir entre une tristesse incurable ou les espérances de Dieu. Nous causerons de ces choses et de tant d’autres bientôt. Je compte aller à Paris vers la fin de mars, un peu avant Pâques.


Flavigny-sur-Ozerain. 10 mai 1888.

Mon ami,

Je n’ai reçu qu’une partie des ouvrages que j’avais demandés.

Le Commentaire de l’Evangile selon saint Luc, par Godet, ne m’a pas été envoyé.

J’ai écrit à Sandoz pour le réclamer. Il n’a pas jugé à propos de me répondre. Vous seriez bien aimable de lui porter vous-même ma réclamation. L’ouvrage me serait nécessaire, et le brave puritain me rendrait service en m’en trouvant quelque part un exemplaire, s’il était épuisé.

Pardon, cher ami, de la peine. Mais vous serez heureux, je le sais, de mètre utile, comme je le serais moi-même, s’il m’était donné de vous servir.

J’ai travaillé péniblement tout ce mois à un chapitre nouveau de mon livre. Ceux qui le liront un jour, — quelques-uns du moins, — ne se douteront pas des mille sacrifices, de tout le labeur qu’il m’aura coûté.

Adieu, mon ami, je suis heureux que votre cher petit monde soit en bonne santé. Je prie Dieu pour vous tous. Je demande au Christ qu’il vous fasse partager ma foi, mes espérances divines et ma sérénité. Cordialement à vous.


Flavigny-sur-Ozerain, 24 juillet 1888.

Mon cher ami.

J’ai été heureux de recevoir de vos bonnes nouvelles. Elles me manquaient et je les attendais d’un cœur impatient. La vie de Paris est dévorante. Ses mille riens et ses grandes exigences prennent tout : les pauvres amis solitaires ont peine à trouver la goutte d’eau et la rosée dont ils vivent. Merci, cher ami, de vos livres et de la Revue. Tout m’est arrivé suivant vos ordres et mes désirs. Je vous suis très reconnaissant.

Mon travail est en bon train, toujours, et il avance sans trêve. La mine se creuse peu à peu et je commence, par instant, à sentir les approches du terme de mon travail.

Il me faudra encore huit à dix mois d’un labeur ininterrompu, acharné. J’ai commencé ce matin le XVIIIe chapitre ; j’y traite de la prédication populaire de Jésus et des paraboles dans lesquelles il aimait à parler aux foules de son œuvre et du Royaume de Dieu. L’Evangile est un drame d’un intérêt poignant ; je voudrais réussir à le rendre comme je le sens, ou plutôt comme il est. Le sentiment d’un homme est petit devant cette œuvre qui a rempli la terre, bouleversé et transformé les consciences, et ouvert le monde divin à la pauvre humanité.

Je ne pense pas revenir à Paris avant le mois de novembre. J’utilise cette saison chaude, qui m’inspire mieux que l’hiver, pour donner un vigoureux coup de collier.

Vous partez donc pour l’Angleterre, cher ami ; cela veut dire que Flavigny ne sera pas sur voire route, Je le regrette bien. C’eût été si doux, de vous voir quelques jours dans ma solitude sauvage et laborieuse !

Parlez de moi à votre femme et à vos filles. Dites-leur mon affection.

Je regarde toujours vers vous, mon ami, d’un œil de convoitise. Votre âme m’est chère au-delà de tout, et il faut qu’un jour vous partagiez ma grande foi.

Laissez ce monde mourir dans sa misère et son scepticisme, dans sa bête incrédulité savante.

Je vous embrasse.


Évêché de Dijon, 31 août 1888.

Mon cher ami,

J’ai été heureux de vos nouvelles. Vous me semblez en bonne veine d’admiration, de calme et de sérénité. Évidemment les Anglais sont un grand peuple, dont j’envie la force, la persévérance, l’individualisme et le patriotisme intelligent.

Je serais curieux de savoir au fond l’état de leurs croyances. Si vous avez pu jeter un coup d’œil dans ce fond-là, dites-moi ce que vous y avez vu.

Vous verrez les Allemands bientôt : il faudra me communiquer vos observations, Je ne leur crois pas de génie, — celui de la musique et de la poésie excepté, — mais ils ont la discipline, le travail et l’organisation : grands élémens pour être fort ici-bas, dans ce monde où la lutte est inexorable.

Je travaille toujours sans relâche, ne me permettant que quelques rares heures de répit après l’achèvement d’un chapitre. J’ai terminé le XXe, et demain je m’attaquerai au XXIe. Je suis venu passer quarante-huit heures chez Mgr de Dijon, afin de lui communiquer mes dernières pages. C’est un ami très dévoué pour moi, et je ne puis trop apprécier sa fidélité et sa franchise.

Au mois de novembre, nous nous occuperons de l’éditeur de mon Christ et, si vous le voulez bien, je vous chargerai de régler en mon nom, sans que je paraisse, cette grosse affaire.

Adieu, mon ami, rappelez-moi affectueusement au souvenir de votre femme ; dites à vos chères filles toute ma tendresse, et croyez à ma profonde et cordiale amitié.


Arcueil. 25 août 1889.

Mon cher ami,

L’affaire d’Arcueil n’a pas eu de suite. Le supérieur général, consulté, a été d’avis qu’on nie laissât tranquillement achever la publication de mon ouvrage. Rien ne pouvait m’être plus agréable, et je vais regagner, dans deux ou trois jours, ma solitude de Flavigny, afin de me consacrer tout entier à la correction de mes épreuves.

Ce travail m’occupera tout le mois de septembre. Dès qu’il sera terminé, je me mettrai à mon Introduction, et enfin, vers la troisième semaine de novembre, je compte être prêt à partir pour Rome.

Lorsque le livre aura reçu l’approbation suprême, mon nouvel avenir se dessinera nettement. Jusqu’alors, je n’ai rien à désirer ni à combiner, et j’en suis heureux.

Reposez-vous bien à Evian, et soignez-vous pour vous préparer un bon hiver.

Ma rude vie solitaire de Flavigny me donne toute la santé désirable, et je ne demande à Dieu qu’une chose, c’est de la consacrer sans réserve à l’amélioration morale de mon pays, à la défense et au progrès de la foi, sans laquelle l’homme est si malheureux, si incapable de bien et si triste. Adieu, cher ami, croyez à ma profonde amitié.


Flavigny-sur-Ozerain, 29 octobre 1888.

Mon cher ami,

Je partirai pour Paris le 14 ou le 15 novembre, et j’y passerai six ou sept jours. Le but de mon voyage est la retraite que je prêche chaque année, vers cette époque, à la petite communauté de la Mère S…

Ce sera pour moi un changement de vie qui me reposera de mon labeur prolongé. Le meilleur repos sera de revoir un instant mes amis, de vous revoir, vous que je place au premier rang.

Nous nous ménagerons, n’est-ce pas ? quelques bonnes heures, car nous aurons beaucoup à dire. Vous avez à me raconter les impressions que vos voyages de cet été vous ont laissées, à me communiquer vos jugemens sur le coin d’Allemagne que vous avez vu. Moi, je vous parlerai de mon livre et de la question pratique de sa publication. Je vous ai demandé, mon ami, de vous en charger. C’est un grand service que vous pourrez me rendre. J’ai déjà reçu cinq ou six lettres d’éditeurs parisiens, que j’ai poliment éconduits. Je vous les montrerai, je vous donnerai pleins pouvoirs d’agir en mon nom, et vous réglerez vous-même, en toute sagesse, cette ail aire. Je ne serai pas prêt avant Pâques. Il me faut encore six mois de travail. J’écris en ce moment mon XXVe chapitre, mais il m’en reste une douzaine à rédiger. L’œuvre marche régulièrement, jour par jour. Dieu me donne le calme, la pleine disposition de mes forces, et je les emploie comme un sage ouvrier, sans perdre ; une minute. La figure divine de Jésus m’éblouit, et je vis de cette lumière, en priant pour qu’elle luise aux yeux de mes amis. Notre sagesse humaine est un néant, lorsqu’on la compare à celle du Christ ; et, malgré la décadence des Ames de ma génération, je reste plein d’espoir en Celui qui est venu sauver le monde, et dont les trésors de salut ne s’épuisent pas.

Adieu, mon cher ami, à bientôt. Je me fais une fête de vous revoir et de m’asseoir à votre table dans l’intimité. Dites-le à votre femme et à vos filles, en leur rappelant ma profonde affection. Je vous embrasse comme un frère.


Le P. Didon me chargea de trouver un éditeur pour la publication de la Vie du Christ et de stipuler avec cet éditeur les conditions du traité. Il s’en rapportait sur ce point complètement à moi. Cette confiance absolue me touchait infiniment. C’était à la fois un témoignage de haute estime et de fraternelle amitié.

Je m’adressai à M. Eugène Pion.

L’honorable éditeur, bien qu’il eût pour le Père une profonde admiration, était loin de s’attendre au succès qui était réservé à la Vie de Jésus. C’est à peine s’il prévoyait trois ou quatre éditions. Le livre en eut plus de quarante. Il produisit un immense effet. Il y eut une édition in-octavo, et, plus tard, une édition populaire. Il fut traduit en italien, en allemand, en anglais, dans plusieurs autres langues.


Flavigny-sur-Ozerain, 31 mars 1889.

Il y a longtemps, en effet, mon cher ami, que nous n’avons échangé un mot d’affection. Et cependant, je puis vous le dire sans banalité, il ne se passe guère de jour où, dans ma religieuse et laborieuse retraite, je ne pense à vous et à ceux que vous aimez. Si absorbant que puisse être mon travail, j’e me réserve des heures de prière, et je vis devant Dieu avec mes amis. Mon œuvre est bien avancée. Je rédige le XXXVIe chapitre, qui sera terminé dans deux ou trois jours. Celui-là fini, j’e veux en rédiger un autre avant d’aller à Paris. Il m’est impossible de préciser l’époque de ce voyage. Ce sera probablement vers le 14 ou le 15 au plus tard. Il va sans dire que ma première visite sera pour vous. J’aurai une joie profonde à vous revoir et à m’asseoir à votre table de famille.

Voulez-vous être assez bon pour prévenir M. Plon de mon arrivée ? Je tiens à ce qu’il connaisse mon œuvre, et puisse l’apprécier en toute liberté de jugement. Elle sera sûrement achevée à la fin du mois de juin, et j’espère qu’à cette époque je pourrai lui remettre mon manuscrit complet. Il faudrait qu’il l’imprimât sans retard, de façon à me permettre de le confier à l’évêque de Dijon, dans les premiers jours d’octobre. L’évêque le porterait lui-même à Rome, où il sera examiné, et j’irais le retirer moi-même en novembre.

Voilà mes nouveaux plans ; nous en causerons bientôt.

Adieu, mon cher ami, croyez à ma tendre et religieuse amitié.


Mon cher ami,

Pardonnez à ce crayon. Il veut vous dire un petit mot et il le dira plus aisément que ma plume.

Je suis encore au lit, mais je ressusciterai demain, mon docteur me l’assure.

J’ai rudement souffert, cher ami. J’offre religieusement à Dieu une part de mes souffrances pour vous, pour votre chère femme, pour vos enfans.


Soyez heureux là-bas.

Flavigny-sur-Ozerain, 28 mai 1889.

Mon cher ami,

J’ai signé mon traité avec Pion sans modifier la rédaction. J’ajoute seulement un article qui peut avoir son utilité et que je vous prie d’interpréter à mon éditeur dans le sens le plus pacifique et le plus doux.

Merci, mon cher ami, de la peine que vous avez prise pour moi. Je pense qu’à la fin de juillet, mon manuscrit sera complètement rédigé et copié. Mais je n’en puis répondre à une ou deux semaines près.

Ce mois de mai a été particulièrement laborieux. Il m’a fallu ces vingt-six jours écoulés pour rédiger mon chapitre sur L’insuccès final de Jésus chez les Juifs, et ses causes.

Quel soupir, lorsque j’écrirai le chapitre final ! Je voudrais que vous fussiez près de moi alors, afin de partager ma joie… et ma foi.

Adieu, mon ami, je vous serre les mains avec toute ma tendresse.


Flavigny-sur-Ozerain, 2 juin 1880.

Mon cher ami,

J’ai reçu, ce matin, le traité Plon. Encore une fois merci.

Pendant que vous avez négocié, j’ai poursuivi ma tâche et j’achève mon XLe chapitre.

Tout sera prêt à être livré à l’éditeur, je l’espère, dans le courant de juillet. Voulez-vous avoir la bonté de renouveler à la Revue des Deux Mondes mon abonnement, qui finit le 15 juin ?

Il y a deux livres, deux petits livres juridiques que j’aimerais à avoir : l’un, le Procès de Jésus, par Dupin ; l’autre, la Valeur de l’Assemblée qui condamna Jésus, par les frères Lehmann ; faites-moi envoyer ces deux volumes par Plon le plus tôt possible.

Adieu, mon ami. Je voudrais bien vous avoir près de moi quelques jours dans ma solitude. Ce sera possible, peut-être, en août, lorsque je corrigerai mes épreuves. Vous m’aiderez.

Je vous embrasse de tout cœur.


Flavigny-sur-Ozerain, 16 septembre 1889.

Mon cher ami,

La première révision de mes premiers placards ne peut être utilement faite que par moi. Il y a des retouches de texte, des remaniemens, quelques additions même qui doivent achever l’œuvre, et je ne puis rien communiquer avant que ces corrections ne soient terminées. Je vis absorbé dans ce dernier travail jusqu’aux premiers jours d’octobre.

Mais je serai heureux de vous confier la seconde épreuve, et, en la lisant avec soin, en me faisant vos observations critiques, vous pourrez alors me rendre un vrai service.

L’affaire d’Arcueil, que je croyais définitivement écartée, revient sur le tapis. Je pressens qu’après l’approbation de mon ouvrage, il faudra que je m’y dévoue. A la garde de Dieu ! , Ma vie ne m’appartient pas. Elle est vouée au bien, sous une forme ou sous une autre. Je n’ai qu’un désir profond, c’est de me rendre utile à la cause sainte de Dieu.

J’espère qu’après votre retour d’Allemagne, je vous verrai à Paris, où l’impression de mon livre m’amènera forcément.

Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de tout cœur.


Arcueil, 5 novembre 1889.

Mon cher ami,

Je pars pour Dijon, appelé par Monseigneur. Je regrette de ne pouvoir avant de partir vous serrer les mains. Nous nous reverrons en décembre, au moment où, — mon Introduction terminée, — je me mettrai en chemin pour Rome. Quelle bonne espérance, cher ami, que le revoir ! Et quelle chose divine que l’amitié, à mesure qu’elle vieillit et qu’en vieillissant, elle développe son arôme et sa vertu !

Adieu, mon ami, je vous renouvelle à vous et à tous les chers vôtres ma très profonde affection.


Flavigny, 28 novembre 1889.

Mon cher ami,

Je trouve l’idée de Plon excellente, et je pense qu’il y a tout intérêt à y donner suite. Je lui écrirai pour le lui dire. J’aimerais mieux encore causer avec ces messieurs de l’affaire ; et, comme rien ne presse, — au moins à quelques jours près, — je me réserve d’avoir un entretien avec mix sur ce point, vers le 8 décembre. Ayez la bonté de les en prévenir. Je travaille à mon Introduction, qui est assez avancée. Elle sera prête, je crois, dans une huitaine. J’ai le projet de partir pour Paris dès qu’elle sera terminée.

Les nouvelles de Rome sont excellentes. Un télégramme de Monseigneur de Dijon me donne l’assurance que tout va bien, là-bas, pour mon livre. Il me dit de presser mon Introduction. Hélas ! je ne puis que suivre le bon mouvement qui m’est donné d’en haut. Le Hélas ! est de trop. Nous ne devons obéir qu’à ce qui vient de Dieu, dans l’oubli de nous-mêmes et dans la prière.

Si aucun ordre inattendu ne m’appelle à Rome, j’espère vous voir avant la quinzaine. Dites toujours à ces messieurs que je compte sur le zèle de leurs ouvriers pour imprimer. — à la vapeur, — mes dernières pages.

A vous, cher ami, du fond de l’âme.


Évêché de Dijon, 2 mars 1890.

Mon cher ami,

Je suis toujours dans l’attente de mon approbation romaine. J’avais espéré la recevoir dans le courant de février, mais, d’après mes derniers renseignemens, elle ne me sera envoyée que dans la première quinzaine de mars. Roma-mora, dit le proverbe. J’en expérimente la vérité. Si encore cette lenteur dans l’expédition des affaires tenait à des difficultés sérieuses !… Point du tout : elle n’a d’autre cause que l’allure paresseuse des Romains.

Heureusement, Dieu m’a enseigné la patience dans les épreuves multiples que j’ai eu à traverser, et je laisse les jours s’écouler sans m’agiter vainement moi-même, convaincu que tout vient à l’heure marquée d’en haut.

Peut-être faudra-t-il retarder la publication de mon ouvrage jusqu’en octobre ?

La question d’Arcueil et de la direction du collège devient pressante. Dès que mon livre aura été approuvé, elle va se poser de nouveau devant moi ; et, malgré les difficultés de la tâche, je crains bien qu’il me soit impossible de m’y dérober. En cela, comme en toutes choses, je m’efforcerai de me dévouer, sans calcul intéressé, n’ayant qu’un seul désir : celui de servir, d’une façon ou d’une autre, la cause de Dieu.

Dès que mon Imprimatur m’arrivera, cher ami, vous me verrez, et je ne doute pas que ce ne soit bientôt. Je m’en réjouis, et, en attendant, je vous renouvelle à tous ma profonde affection.

A vous cordialement.


Les droits d’auteur du P. Didon s’élevèrent en peu de temps pour la Vie de Jésus-Christ à plus de 100 000 francs. De cette somme il ne garda rien. Il l’affecta en totalité à l’œuvre d’Arcueil.


Arcueil, 19 septembre 1890.

Mon cher ami,

J’ai été très heureux de vous lire, et je suis avec vous, en esprit, sur ce merveilleux Bosphore que j’ai tant admiré dans mes voyages au pays du soleil.

Le docteur G… m’a expédié à Contrexéville, où j’ai passé vingt et un jours, les vingt et un jours classiques. Le traitement m’a fait le plus grand bien, et je n’ai plus rien senti des fatigues qui m’avaient effrayé. Aussi ai-je repris vaillamment mes occupations. Je travaille à l’organisation de la nouvelle école Lacordaire et à la réorganisation de l’école Albert-le-Grand d’Arcecil. Tout marche avec entrain. Les deux rentrées s’annoncent très prospères : j’ai déjà, à Lacordaire, 35 inscriptions ; cela dépasse mes espérances, et je compte, à Arcueil, une plus-value de quinze élèves sur l’année précédente.

La période de déclin semble close ; et, grâce à Dieu, nous allons entrer dans une phase de rénovation et de progrès.

L’impression du livre est achevée ; on va s’occuper du brochage et des reliures ; mais la publication n’aura lieu que du 16 au 20 octobre, juste à temps pour fêter votre retour.

Mon éditeur a offert l’Introduction à la Revue des Deux Mondes, qui l’a acceptée, et qui la publiera dans le numéro du 1er octobre.

J’éprouve un sentiment de reconnaissance filiale infinie envers Dieu qui m’a soutenu pendant les longues, les laborieuses années de ce travail où j’ai mis le meilleur de ma vie.

Maintenant, le livre n’a plus besoin de moi ; c’est moi plutôt qui ai besoin de lui.

J’envie votre voyage en Grèce et les belles heures que vous allez passer à l’Acropole. Après les temples d’Egypte, le Parthénon est l’œuvre d’art humain qui m’a le plus impressionné.

Adieu, mon cher ami, croyez à ma tendre, à ma profonde amitié.


Arcueil, 26 décembre 1890.

Mon cher ami,

Je vous adresse tous mes vœux, à l’occasion de la Saint-Etienne. Je serais allé vous les offrir de vive voix, et fêter en famille votre grand patron, si mes devoirs ne m’enchaînaient à l’école.

Croyez à mes regrets. Je serai avec vous et les vôtres de cœur et d’esprit. Je prierai pour vous avec toute ma foi et je demanderai au Christ de faire de vous un de ses disciples fidèles et ardens.

Ce sera un lien de plus entre nous et le meilleur, le seul indestructible.

Adieu, mon cher Étienne, je vous embrasse de tout mon cœur.


Arcueil, 25 septembre 1891.

Mon cher ami,

J’arrive de Lyon. J’ai trouvé, à mon retour, votre lettre, qui m’a vivement ému. Je suis allé aussitôt faire une visite à votre pauvre ami. Il m’a reçu avec émotion et avec joie. Son âme est toujours pleine de foi, d’énergie et de douceur chrétiennes. Mais ses forces physiques défaillent, et il a le sentiment de sa fin prochaine. Rien ne trouble sa sérénité et sa paix. Il m’a demandé de revenir près de lui et je le lui ai promis. Quelle grande leçon, mon très cher ami, on reçoit près d’une âme comme la sienne !

Ses filles et ses gendres ne le quittent pas, et le cher malade m’a fait l’éloge de tous les siens.

Je vous remercie de m’avoir prévenu de l’état désespéré de votre ami ; j’eusse été désolé de ne point l’avoir visité en cette heure suprême où j’ai pu lui redire combien j’admirais son courage, sa douceur dans le support de ses douleurs cruelles, et sa foi intrépide.

Ma vie est emportée par les mille occupations de ma charge, et il ne faut pas m’en vouloir si je suis condamné à vous voir trop rarement. Reposez-vous et soignez-vous bien ; à votre retour, faites-moi signe, afin que nous puissions nous rencontrer, soit à Arcueil, soit à Paris, soit chez vous, soit chez moi.

Rappelez-moi au souvenir de votre femme, dites à Marie que je forme des vœux ardens pour son avenir, et vous, mon ami, laissez-moi vous redire toute ma profonde et inaltérable amitié.

À vous du fond du cœur.


École Lacordaire, 269, rue Saint-Jacques, Paris, 3 février 1893.

Mon cher ami,

Je songe en effet très sérieusement à fonder un externat, mais la chose est loin d’être accomplie. Si elle se fait, soyez sûr que je n’oublierai point voire protégé, à qui jusqu’à présent, malgré ma bonne volonté, je n’ai pu être utile.

Je suis heureux d’apprendre que votre santé est tout à fait-remise.

Je suis toujours emporté par le tourbillon de ma vie de maître d’école. Où sont les bonnes heures libres d’antan ? Je vous serre les mains de tout cœur.

P. S. — Je vous ai écrit avec la grosse écriture que je réservais pour les yeux de ma mère.


Arcueil, 7 septembre 18%.

Mon cher ami,

J’ai été bien ému de la lettre si amicale que vous m’avez écrite il y a quelques jours. Oui, mon cher ami, je suis et je reste l’ami fidèle, malgré la séparation que nos vies si différentes nous imposent. S’il m’était possible de disposer de quarante-huit heures, avec quel empressement je répondrais à votre appel ! Mais les préoccupations du transfert de l’école Lacordaire, et l’ouverture prochaine de l’externat Saint-Dominique, m’enchaînent ici. Je dois faire face à tout, aux exigences financières, au recrutement du personnel, à l’aménagement des constructions nouvelles.

Cependant, si, vers la fin de septembre et avant la rentrée, j’ai un jour libre, je vous le donnerai.

J’ai été flatté de votre suffrage pour mon discours ! Vous êtes un juge sévère, mais d’une perspicacité admirable.

Adieu, cher ami, dites à votre femme combien je suis reconnaissant de la part que vous voulez bien prendre à mon œuvre ; encouragez Marie à son grand art, et puis j’essaierai de lui donner ma tête ! Pour vous, mon vieil ami, je vous tends la main, et je vous embrasse, en vous souhaitant ma foi.

A vous.


La dernière phase de la vie du P. Didon a été remplie par l’enseignement.

Dans sa vie de solitude et de travail, le talent du P. Didon avait grandi et s’était dépouillé de ces ardeurs de langage qui jadis avaient donné prise à la critique.

A son retour de Corbara, la liberté de prédication lui avait été rendue, rien ne l’empêchait de se faire entendre à l’occasion de grandes solennités religieuses. Il refusa. Il était encore guidé par un sentiment de réserve que tout le monde appréciait. Il voulait montrer qu’il n’était pas le moine affamé de publicité. Mais, quand il revint d’Allemagne, on le sollicita de nouveau de prêcher. Il accepta alors, quoique rarement ; et toujours il parla avec une incomparable éloquence. Sa place était indiquée à Notre-Dame. Il était digne d’y être le successeur de Lacordaire et de Monsabré.

Mais à ce moment ses supérieurs lui demandèrent avec insistance de faire à l’Ordre des Dominicains un nouveau sacrifice et de se consacrer au relèvement de l’école d’Arcueil. Jamais il ne s’était occupé d’enseignement. C’était une vie nouvelle, un travail nouveau pour lequel il n’était nullement préparé. Au point de vue oratoire, c’était presque un renoncement.

Il hésitait : ses chefs renouvelèrent leurs instances.

Fidèle à la parole que sa mère répétait sans cesse : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » il accepta.

Il avait été apôtre par la parole, par le livre ; il le devint par l’enseignement.

Bientôt, grâce à son initiative et à sa puissante impulsion, l’école d’Arcueil prit une importance considérable.

Tous les ans, le jour de la fête d’Albert-le-Grand, une des gloires de l’Ordre de Saint-Dominique, il réunissait à un grand banquet, à côté des prélats éminens et des personnalités les plus élevées, les parens des élèves et quelques amis d’Arcueil. Il prenait la parole, et, dans un magnifique discours, il indiquait les progrès accomplis, il énumérait ceux qui restaient à faire. Puis, élargissant son cadre, il parlait de Dieu, de la patrie, des devoirs à remplir. C’étaient de vrais manifestes, qui avaient un grand retentissement au dehors.

Son travail était immense ; sa vie était tout entière absorbée ; sa journée n’était pas seulement la journée de huit heures ; c’était le plus souvent la journée de dix-sept heures !

Il avait à surveiller le progrès des études de tout ce monde qui vivait autour de lui : il connaissait tous ses élèves, se préoccupait à la fois de leur hygiène physique et de leur hygiène morale. Aucun détail ne lui était indifférent. Et, tout en ne négligeant pas les questions secondaires, il voyait toujours de haut. Sa mission n’était-elle pas de créer pour la France, comme il le disait si bien, des hommes d’action ?

Il a bien mérité de l’Église et de la Patrie.


  • * *
  1. Voyez la Revue du 1er février.