Une Correspondance inédite du P. Didon/01

Anonyme
Une Correspondance inédite du P. Didon
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 592-620).
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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DU
P. DIDON

PREMIÈRE PARTIE

L’année 1880 fut pour le P. Didon une grande année, une année d’épreuve.

Le divorce était à l’ordre du jour, dans les journaux, à la Chambre des députés, au théâtre, aussi bien qu’à l’Eglise et au Palais. Les plus grands problèmes de philosophie et de religion étaient posés. La grande voix du P. Didon ne pouvait rester muette. Il soutint l’indissolubilité du mariage et combattit le divorce dans les termes les plus éloquens. La foule grossissait chaque jour le nombre de ses auditeurs à Saint-Philippe, puis à la Trinité.

Sa phrase n’était pas polie et châtiée comme celle d’un rhéteur, il ne s’inquiétait pas de la forme, il se laissait aller à l’improvisation. Quelques, esprits quinteux et jaloux trouvèrent son style trop hardi. On fit ‘du bruit autour de ces sermons. On cria au scandale. La chaire lui fut momentanément interdite. On poussa même plus loin les choses, et le prédicateur fut appelé à Rome.

Il partit, ne se doutant pas du sort qui lui était réservé. N’ayant rien à se reprocher, il n’avait rien à craindre. Quand nous nous quittâmes, nous pensions nous revoir huit jours après.

Il arrive à Rome. Il se rend au couvent des Dominicains et se présente chez le Général de l’Ordre.

Il se prosterne, suivant l’étiquette dominicaine. Le supérieur se lève, l’embrasse, puis se rassied dans son fauteuil.

Alors s’établit le dialogue suivant :

LE PERE DIDON. — Mon Père, me voici pour recevoir vos ordres.

LE GENERAL. — C’est grave et triste. Vous n’êtes pas sans savoir la fâcheuse impression produite par vos conférences ; vous avez pris une mauvaise voie, vous n’êtes pas un apôtre, vous êtes un tribun ; vous ne convertissez pas les incroyans, vous les consolidez dans leur incrédulité ; vous n’avez pas l’esprit de l’Évangile, vous avez compromis l’Ordre en disant qu’il était dans vos idées,

Le P. Didon ne dit pas un mot.

Le Supérieur général ajouta : « Vous vous retirerez en Corse, à Corbara, dans un couvent solitaire. Vous n’y prêcherez pas, vous prierez et vous étudierez jusqu’à nouvel ordre. Vous partirez le plus tôt possible. »

Corbara était un couvent de dominicains, juché sur une montagne de Corse. C’était une école de novices.

Qu’allait faire le P. Didon ?

Si grandes qu’eussent été sa bonté, la noblesse de ses idées, sa sérénité, il avait des ennemis. Ils se réjouirent.

Allait-il se révolter ? Allait-il renoncer à la gloire qui l’attendait à Paris ? Allait-il laisser éteindre cette voix si éloquente, et s’ensevelir dans un cloître ?

Ses ennemis furent déçus dans leurs secrètes espérances. Ils croyaient que le P. Didon s’insurgerait. Mais ce n’était pas en vain qu’il avait pris pour sujet de ses discours l’humilité chrétienne, que maintes fois il avait parlé contre certains abus, qu’il avait cherché à dégager l’Église de ce qui en altérait la grandeur et la pureté. On vit que le P. Didon n’était pas seulement un grand écrivain, un grand orateur. On vit que c’était une grande âme et un vrai prêtre chrétien.

Le P. Didon obéit.

Il partit pour Corbara.

Le silence se fit autour de lui. C’était un tombeau anticipé.

Le 1er mai, il m’écrivait de Corbara :


Corbara, 1er mai 1880.

Mon cher ami,

Le coup inattendu qui m’a frappé ne m’a point abattu. Les convictions supérieures qui gouvernent ma vie m’ont donné le courage dont j’avais besoin en cette heure difficile. Grâce à Dieu, je n’ai pas faibli un instant devant mon devoir, et j’ai marché droit, là, où ma conscience me disait d’aller.

Il est bon, cher ami, de souffrir pour la justice et pour ses plus ardentes convictions. L’homme qui se brise au premier choc et qui ne sait rien endurer est comme un ressort de mauvais acier.

Si vous aviez ma foi, je vous dirais bien d’autres choses encore, et vous comprendriez ce que le culte du Christ peut mettre au cœur d’un homme en fait de patience, de calme et d’inaltérable sérénité. Mais vous êtes assez perspicace pour le pressentir.

Malgré les oppositions redoutables que je rencontre, je crois plus fermement que jamais à l’évangélisation de nos sociétés modernes, et l’épreuve qui pèse sur moi à cette heure, loin d’affaiblir ma foi, la grandit et l’éclairé.

Je ne sais combien de temps je jouirai de la belle solitude de Corbara et des grands horizons qui m’entourent. Mon général m’a envoyé là, sans me fixer l’époque de mon retour, et je n’ai rien demandé.

Cependant, rassurez-vous, je ne suis pas perdu pour les amis, et il ne faut point pleurer sur moi comme sur un mort. Je suis convaincu que mon séjour ici ne dépassera pas quelques mois… Il est vrai que quelques mois, c’est bien long, loin des amis et de la patrie.

Du reste, à la garde de Dieu ! Je suis dans les mains de cette mère qui s’appelle la Providence ; elle m’a conduit ici, elle m’en ramènera… quand elle le voudra. Je suis prêt pour les combats nouveaux.

Adieu, cher ami… Ah !… j’oubliais de vous dire comment je vis… comme un chartreux. Le couvent est dans une solitude délicieuse, entouré de petites montagnes à la crête rocheuse et âpre. Elles forment un cercle échancré du côté de l’ouest : par là, on voit la mer, et, aux beaux jours, l’œil du patriote découvre les cimes blanches des Alpes maritimes. Je regarde de ce côté. On mange, à la façon italienne, beaucoup de pâtes, et on boit du petit vin corse. Avec tout cela, on n’est pas un prisonnier bien à plaindre. Je vous serre les deux mains avec une tendre amitié.

Mille complimens à tous les vôtres. Je bénis les deux petites filles.


Corbara, 9 juillet 1880.

Mon cher ami,

Rien de nouveau dans ma solitude et mon exil. Les décrets du 29 mars nous ont respectés jusqu’à ce jour, et il est probable que le petit couvent de Corbara restera dans sa belle tranquillité jusqu’à la fin d’août.

Je ne m’en plains pas. Je prie et j’étudie avec une ardeur infatigable. Ma journée active est de quinze heures. Je ne me suis jamais senti en meilleure harmonie dans ma conscience, dans mes pensées, dans mes convictions intimes.

La situation politico-religieuse du pays m’afflige, et si le mobile de mes espérances patriotiques et religieuses n’était pas placé au-dessus des hommes, je désespérerais de l’avenir de la France et du catholicisme dans notre patrie. La cause de la religion me semble singulièrement compromise, et je vois avec douleur que les hommes de gouvernement ne comprennent pas l’importance politique du christianisme. Ils disent bien qu’en proscrivant des congrégations qu’ils redoutent, ils n’en veulent pas à la religion, mais que ces hommes de gouvernement, s’ils sont sincères, nous donnent donc des preuves publiques de leur respect et de leur préoccupation sérieuse de la vraie religion.

Au fond, mon cher ami, à droite comme à gauche, notre société française lettrée est envahie par un effroyable scepticisme, et il faudra que des âmes, à la vertu héroïque et aux convictions indomptables, sans anathème et sans malédiction, soient suscitées par l’éternel esprit qui renouvelle tout, afin de refaire notre monde vieilli.

Je me nourris de ces espérances et de ces rêves dans ma solitude, en pensant aux amis et à la patrie absente. Comme j’aimerais à vous revoir ! Savez-vous que je suis bientôt à mes cent jours ?

Vous êtes trop modeste, cher ami, dans la façon dont vous jugez en vous l’homme de la parole. L’idéal, sans doute, est désespérant, mais il y a de charmantes et de puissantes incarnations de cet idéal, et vous avez, vous, votre belle part dans les privilégiés et les dilettantes.

Grandissez encore, non pas dans le métier, que vous possédez à fond, mais dans le sentiment artistique sans lequel les plus habiles ne sont jamais grands.

J’ai été très affecté moi-même de la douleur de votre ami D… Exprimez-lui ma religieuse et chaude condoléance. Je sais qu’il a des convictions pleines de foi. Ces convictions seules peuvent calmer les douleurs dont la mort a le terrible secret. Qu’il ait du courage ! il semble aussi que les deuils de famille mettent un surcroît d’amour dans ceux qui en ont cruellement souffert. Adieu, cher ami, rappelez-moi au souvenir de votre femme ; je bénis vos deux petites filles et je vous embrasse de tout cœur.


P.-S. — Voudriez-vous me faire adresser la Revue Scientifique ?


Pendant ce temps, on exécutait les fameux décrets d’expulsion des congrégations.

Je pensais que les religieux de Corbara seraient dispersés. Cette crainte ne se réalisant pas, je promis au P. Didon d’aller le voir aux vacances.

Il m’écrivait le 8 septembre :


Corbara, 8 septembre 1880.

Mon cher ami,

Le cœur est la source intarissable des bonnes pensées.

C’est lui qui vous a inspiré le projet de venir jusqu’à moi, et c’est lui qui inspire votre chère femme à vous engager à le réaliser.

Voici comment vous ferez, si rien ne se mot en travers de nos désirs. Vous prendrez à Marseille, le lundi, à neuf heures du matin, le bateau pour l’Ile-Rousse. De l’Ile-Rousse à Corbara, il faut une heure en voiture.

Vous logeriez à côté de moi, dans une cellule de moine ; vous auriez un lit pas trop dur que je préparerai moi-même ; vous partageriez mon pain qui n’a rien de celui des prisonniers ;… et vous pourriez jouir, tant qu’il vous plaira, de cette hospitalité monastique et tout amicale. Nous ferons quelques courses dans la montagne et nous pourrons causer à loisir des mille choses que deux êtres intelligens et sympathiques ont toujours à se dire, quand ils se trouvent loin du tapage humain, dans la grande solitude de Dieu.

Allons, je vous attends, quelle grande joie ce sera pour moi, l’enseveli !

A vous cordialement, je vous embrasse, je bénis vos jolies enfans et je presse les mains avec respect à leur mère.


J’acquittai ma promesse.

Je partis pour Corbara et je passai une semaine au couvent.

Je vivais dans une cellule à côté de celle du P. Didon. Je partageais le repas des moines.

A l’honneur des moines de Corbara, je dois dire qu’ils ne se méprirent pas sur le caractère du P. Didon. Ils le traitèrent avec la plus grande déférence et lui témoignèrent la plus respectueuse admiration.

Dans toutes les cérémonies, il était placé à côté du Prieur.

On voulut même le nommer Prieur. Le P. Didon refusa.


Corbara, 7 novembre 1880.

Mon cher ami,

Il y a quinze jours, à pareille heure, je vous disais adieu ; j’espérais vous rejoindre bientôt, mais les jours se succèdent et rien n’est changé. L’exil demeure.

De quel charmant rayon vous l’avez éclairé ! J’en jouis encore, car le rayon ne s’est pas éteint. Tout se conserve mieux dans cette belle solitude, et il me semble que je vous entends encore dans cette cellule voisine où vous avez vécu comme un vrai moine.

Vous avez laissé à tous une excellente et parfaite impression. Les Pères me disent souvent : Avete notizie del signore ? Com’ è bravo, questo Signore ! Com’è pulito !

Je continue ma vie de travail telle que vous l’avez observée ; et, tandis que vous avez repris votre existence agitée dans ce milieu parisien dévorant, moi, je prépare l’ouvrage dont je vous ai parlé, et je vois sans impatience ma solitude et mon exil se prolonger.

Une dépêche m’a annoncé vendredi que les deux couvens dominicains de Paris n’existaient plus. Mon cœur s’est serré. Que vont devenir tous ces moines ? Leur temps est-il fini ? et surgira-t-il de ces ruines des apôtres nouveaux pour évangéliser la jeune et incrédule génération ? Il le faudra bien.

Je pense que, malgré tout, cher ami, nous nous retrouverons bientôt. Quelle joie j’aurai de me revoir au milieu de vous tous ! Dites-le à votre femme.

Sa lettre doit vous être parvenue enfin ; elle a été expédiée, le jour même de son arrivée ici, sous une enveloppe à l’adresse de M. Franceschini-Pietri. Nous pensions qu’elle arriverait à Bastia avant votre départ. Nous nous sommes trompés.

Adieu, cher ami, à vous de tout cœur.


Corbara, 6 janvier 1881.

Mon cher ami,

J’ai pensé à vous cordialement le jour de la Saint-Etienne ; et j’ai prié pour mon cher grand pécheur. Samedi, au premier jour de l’an, j’étais en esprit à votre table de famille et je continuais ainsi, malgré l’exil, en mode idéal, notre douce tradition.

Vous voyez, cher ami, combien votre souvenir reste vivant dans ma tombe. Je serais si heureux que cela vous fût une joie.

Décidément, mon exil se prolonge et il finira par prendre des proportions tout à fait sérieuses.

Ceux qui m’ont accusé — entre autres choses — d’être un ambitieux, reconnaîtront peut-être, à la longue, qu’ils se trompaient.

Je n’ai que deux portes de sortie de Corbara : l’exécution des décrets ; un mot de mon général. Si l’exécution des décrets n’a pas lieu en Corse, il me reste à attendre le mot du Maître. Sera-t-il long à venir ? Je le crois, et, à certain point de vue, je le crains. Cependant, il y a une limite à tout ; et les hommes auront beau faire, ils devront céder à la force des choses, qui est aussi la force de Dieu.

J’ai besoin, vous le voyez, cher ami, de beaucoup d’abnégation, de patience, de longanimité et de sérénité. Sans mes convictions religieuses, sans ma foi vivante au Christ, je vous déclare que j’en serais incapable. Il est de certains sacrifices que l’homme personnel n’accepte pas ; il lui faut, pour les porter vaillamment, l’exemple de Celui qui a été le plus sublime et le plus doux des martyrs.

Du reste, mon ami, je vais bien ; je travaille, dans cette belle solitude que vous connaissez, avec une ardeur qui ne se lasse pas. Mon livre sur le Christ sera le fruit de ma retraite ; mais il est loin d’être achevé, et, si je ne dois quitter ce rocher que mon œuvre faite, j’ai encore, pendant bien des jours, à voir le soleil tomber dans la mer bleue.

Je serai enchanté de lire vos éloquens plaidoyers, cher défenseur, mais j’aimerais encore mieux les entendre.

Adieu, rappelez-moi au souvenir de votre chère femme, et vous, mon ami, croyez à ma plus cordiale amitié.

P.-S. — Tous les Pères vous remercient du souvenir affectueux que vous leur conservez.

Un coup terrible était réservé au P. Didon. Quand il avait été appelé à Rome en mai 1880, il avait dû partir directement sans voir sa mère.

À la fin du mois de décembre 1880, la santé de sa mère déclinait. L’état paraissait grave.

Le P. Didon demanda à plusieurs reprises l’autorisation de se rendre près d’elle.

Elle lui fut refusée.

Enfin l’état devient si alarmant que la permission lui est accordée.

Le P. Didon prend le premier bateau en partance. Le temps était très mauvais. Une tempête effroyable force le navire a relâcher à l’île d’Elbe. Le Père ne veut pas attendre. Sa mère se meurt : si le bateau ne peut sortir du port, une barque pourra peut-être aborder l’Italie. Il trouve des matelots qui consentent à courir le danger. Après bien des difficultés, il touche la terre ferme. Il est en Italie. Il prend à Livourne un train rapide pour la France. Mais les neiges ne rendent pas possible le passage du Mont-Cenis. Encore un détour et un retard. Il est enfin au Touvet. Sa mère était morte !

Il eut besoin, à ce moment suprême, de toute la plénitude de sa foi, car son âme était brisée de douleur.


Le Touvet, 27 janvier 1881.

Mon cher ami,

Je suis accablé. Ce coup terrible m’atteint en plein cœur : malgré ma foi indomptable et toutes mes religieuses convictions je reste brisé.

Ma pauvre mère m’a appelé à grands cris : et, sentant sa fin proche, elle a dit à haute voix : « Mon Dieu ! je ne verrai donc pas mon fils ! Toutes les douleurs m’ont été réservées… Eh bien ! que la volonté de Dieu se fasse ! »

Elle est tombée, comme foudroyée.

Je ne suis arrivé ici que trois jours après sa mort. Rien de ma pauvre mère, plus rien dans sa petite maison vide.

J’ai couru au cimetière sur sa tombe. J’ai pleuré, j’ai crié, j’ai appelé… Que voulez-vous, mon pauvre ami, on a beau être un homme, on reste toujours l’enfant de sa mère.

Est-ce que les hommes me laisseront tranquille, maintenant que je suis frappé de Dieu ?

Reprendrai-je, avec mon deuil, le chemin de l’exil ? Je ne sais, mon ami. Mais que m’importe ? Mon sacrifice est tellement grand que rien, ce me semble, n’en peut accroître l’amertume.

La destinée a des heures cruelles. Il faut avancer quand même, l’œil fixé vers l’Eternel Bien.

Il me serait doux de vous revoir. J’attends une lettre de Rome pour être fixé sur mon sort. Si la liberté m’est rendue, je viendrai à Paris, mais plus tard, quand j’aurai accompli jusqu’au bout, ici, les devoirs de ma tendresse filiale.

Vous avez connu, vous, la douleur qui m’accable et vous comprendrez mieux que personne, avec votre grand cœur, mon inexprimable chagrin.

Oh ! la foi, la foi ! C’est ma suprême ressource, et je sens, grâce à elle, revivre en moi l’âme de mon héroïque et sainte mère.

Je vous embrasse en pleurant.

Tout vôtre.


Si le P. Didon avait commis une faute il semble qu’elle eût été largement expiée.

Mais il fallait encore des tortures nouvelles pour mettre à l’épreuve son courage, comme pour faire ressortir son héroïsme et sa résignation.

Quelques jours après la mort de sa mère, le P. Didon recevait l’ordre de reprendre la route de l’exil. La liberté ne lui était pas encore rendue.


Le Touvet, 11 février 1881.

Mon cher ami,

Non, je ne vous reverrai pas. Le cercueil de ma mère n’a pas réussi à fermer devant moi la route de l’exil. A la fin du mois, je quitterai cette tombe que, peut-être, je ne reverrai pas et j’irai m’ensevelir encore dans cette austère solitude où le devoir, un devoir héroïque, m’appelle.

Qu’est-ce donc que les hommes veulent de moi ? Je ne sais. Mais je sais bien que ma destinée est douloureuse et que Dieu ne m’épargne aucune douleur.

Il est vrai, mon ami, qu’après le coup foudroyant dont je viens d’être frappé, nul sacrifice ne m’épouvante. Lorsque la douleur atteint une certaine acuité, le cœur, torturé par elle, ne sent plus.

Je ferai mon devoir avec sérénité, l’œil fixé sur ce Christ qui reste mon idéal et entendant toujours cette dernière parole de ma mère, qui sera la loi de ma vie : « Aucune douleur ne m’a été épargnée ; vous ne voulez donc pas, ô Dieu, que je revoie mon fils ! Eh bien ! que votre volonté soit faite ! »

Quand on veut, comme je le veux, sauver et ramener à Dieu les âmes perdues, il faut se résoudre à tous les martyres ; je suis prêt et résolu. Tout broyé que je sois, je resterai indomptable.

Comme j’aimerais à vous revoir ! Mais je suis enchaîné. Il m’est interdit d’aborder Paris. Je vous tends la main, mon cher, noble ami ; je vous embrasse avec toute la tendresse d’un cœur accablé.

Pourtant, je suis fort, grâce à lame de ma mère que je sens vivre en moi. Adieu, tout vôtre.


Corbara, 22 mars 1881.

Mon cher ami,

Votre lettre adressée au Touvet est venue me rejoindre à Corbara.

Je suis toujours captif, toujours proscrit, toujours enseveli. Un ordre de mon Général m’a ramené dans cette solitude à laquelle la mort de ma mère n’a pu m’arracher qu’un instant.

On me laisse dans une incertitude absolue et dans une complète ignorance relativement au terme de ma réclusion. Je conserve une attitude respectueuse et silencieuse : j’accomplis sans murmure mon austère devoir, et j’attends l’heure de la justice de Dieu et des hommes… avec une inaltérable patience.

Je travaille, je prie, je vis en pensée avec ma pauvre chère morte à l’ombre de ce Mont Sant-Angelo qui, depuis mon retour, a pris un air funèbre et me fait l’effet du mausolée gigantesque de ma mère.

J’ai eu la nouvelle de l’affreux malheur qui a frappé votre excellent ami, M. de V… La vie humaine est parfois bien étrange. Le tragique y a une grande part. Certaines destinées semblent réservées pour l’infortune et la douleur. Je comprends la difficulté qu’éprouvent certains esprits à découvrir le Dieu Bon au milieu de tant de larmes qui jaillissent du cœur brisé de la pauvre humanité.

Je vous demande, mon cher ami, d’exprimer toute ma religieuse et affectueuse condoléance à M. de V…

J’espère que la petite Jeanne est tout à fait remise maintenant et que la mère et les filles sont en parfaite santé. Je prie Dieu pour votre cher petit monde et pour vous, mon grand pécheur.

Quand nous reverrons-nous ?

Si je dois sécher ici sur ce rocher, il faudra que vous reveniez me voir, et ramener mes cendres dans la patrie.

Adieu, je vous embrasse de tout cœur.


Corbara, 4 mai 1881.

Mon cher ami,

Ai-je besoin de vous dire avec quel cœur je m’associe à votre deuil ?… moi qui sais combien les coups de la mort sont terribles, moi qui connais avec quelle tendresse vous savez aimer !

Je voudrais vous donner toute ma foi et toutes mes espérances divines. Il ne faut rien moins que Dieu pour nous consoler devant la mort. Sans Lui, elle est désespérante ; avec Lui, elle perd cette idée de néant qui révolte notre esprit, notre cœur, toute notre âme.

Comme je serais heureux de vous revoir ici ! Voilà le printemps ; il est plus séduisant que l’automne, et cependant vous rappelez-vous comme vous trouviez beaux nos soleils couchans et nos horizons !

Je travaille. Je me raffermis à outrance dans mes convictions supérieures, et je me prépare à les communiquer plus ardemment aux esprits qui ont besoin de croire et d’espérer.

Il faudra bien, mon cher sceptique très aimé, que vous vous réjouissiez un jour à ma lumière et que nous partagions ensemble les grandes joies des vrais croyans.

Adieu, je vous répète que vos souffrances sont les miennes et que je vous aime d’un cœur ardent. Tout vôtre.


Corbara, 14 juin 1881.

Mon cher ami,

Nous étions bien loin de compte, au mois d’octobre dernier, quand nous regardions comme prochaine la fin de l’exil. Les jours et les mois se sont écoulés ; d’atroces douleurs m’ont assailli, j’ai perdu ma pauvre mère, et les jours vont leur train sans que j’entende le moindre bruit de clé dans la serrure de ma prison.

Il y a des phases dans la destinée, mon cher ami, qui demandent un courage inflexible, une abnégation absolue : je suis au milieu d’une de ces phases. Mes convictions religieuses et morales me soutiennent, grâce à Dieu. Je porte l’épreuve sans défaillance et sans impatience ; je trouve même, à vous dire vrai, une paix surhumaine dans cet ensevelissement que le devoir m’impose. Le travail, un travail tenace, intense, donne aussi à ma retraite de grandes joies. Ces joies s’accroissent encore quand je pense que mes études seront utiles à d’autres et aideront plus d’un esprit à retrouver la lumière de Dieu.

Je n’ai rien d’égoïste en moi, cher ami, je ne puis me contenter de ma petite vie individuelle dans tout ce que je fais et dans tout ce que je veux ; dans mes travaux comme dans ma prière, je regarde non seulement les amis auxquels je voudrais donner tout ce qu’il y a en moi de meilleur, mais cette foule qui souffre, qui s’agite, qui se meurt et où il y a tant de douleurs inconsolées, tant de- misères à guérir.

Quand nous reverrons-nous ? mon pauvre cher ami ! Est-ce étrange que ma destinée puisse être de finir là sur un rocher, moi, un vrai guerrier de Dieu !

… Donnez-moi de vos nouvelles bientôt. Dites-moi comment vous allez, vous, votre femme, vos petites filles.

J’ai reçu une bonne lettre de Mme Cuvillier-Fleury : si vous la voyez, dites-lui que je lui répondrai prochainement.

Ma santé se soutient, malgré mille choses, mille fardeaux qui accableraient les plus vaillans : une force cachée semble me porter sur des ailes.

Merci de la Revue des Deux Mondes : je la reçois très exactement. Mon abonnement à la Revue Scientifique, chez Germer-Baillière, va finir ; soyez assez bon, mon ami, pour le renouveler.

Adieu, mon ami, je vous embrasse de tout cœur, et je serai bien heureux le jour où la cellule voisine de la mienne retrouvera l’hôte très cher qu’elle regrette et qu’elle voudrait tant revoir. À vous cordialement.


Corbara, 15 juillet 1881.

Mon cher ami,

Je serais très heureux de pouvoir, par votre intermédiaire, rendre service à ces excellens Pères qui me donnent depuis de longs mois une si parfaite hospitalité.

J’espère que Dieu, dont la Providence veille sur nous, finira par nous rendre l’un à l’autre. Vous avez fait, l’an dernier, le voyage de Corbara : c’est à moi, désormais, à faire celui de Paris.

J’ai reçu ces jours-ci une lettre charmante de M. de Falloux ; c’est un des hommes de notre temps auquel j’ai le plus d’obligation, car il a été d’une fidélité invariable envers moi, et il n’a cessé de me défendre contre tous.

Si vous en trouvez l’occasion, je vous prie d’exprimer de ma part à Émile Ollivier tous mes sentimens de condoléance. Cet homme, que j’admirais à cause de son immense talent, m’est plus sympathique encore par ses grandes épreuves. Et moi qui ai bu à la coupe amère, je me sens pris d’une irrésistible sympathie pour ceux qui ont souffert.

Je sais que vous avez eu un triomphe nouveau à Mâcon, dans une affaire tragique… Bravo ! mon ami, bravo !

Rappelez-moi au souvenir des vôtres.

Je vous embrasse d’un cœur ému et je suis à vous cordialement.


En juillet 1881, le P. Didon recevait enfin l’autorisation de rentrer en France. Son exil avait duré plus d’un an !

Il avait déjà commencé à préparer sa Vie du Christ.

Mais, avant de l’écrire, il voulut étudier, pour mieux les réfuter, les ouvrages des écrivains qui avaient nié la divinité de Jésus. Il voulut les étudier, non dans des traductions plus ou moins fidèles, mais dans le texte original. Pour cela, il fallait connaître l’allemand. Je lui indiquai un professeur. Il appliqua toute son énergie, toute sa puissance de travail à cette étude. Au bout de six mois, il connaissait les élémens de cette langue. Il voulut la connaître à fond, de façon à la parler et à l’écrire. Un voyage en Allemagne était nécessaire.

Il partit en février 1882.

Il ne se munit d’aucune lettre de recommandation.

Il ne connaissait personne. Plus il se trouverait isolé, mieux il pourrait s’assimiler la langue du pays.

Avec l’autorisation de ses supérieurs, il fut entendu qu’il irait faire un séjour en Allemagne. Il serait non plus le P. Didon, mais M. Henri Didon, étudiant.

Voici la première lettre que je reçus, datée de l’Allemagne :


Leipzig, 26 mars 1882.

Mon cher ami,

J’ai attendu, pour vous écrire, de m’être installé, ou mieux, campé, dans la première étape de mon voyage en pays allemand.

J’ai franchi le Rhin, il y a trois semaines aujourd’hui ; j’ai passé deux jours à Cologne, dont j’ai admiré jusqu’au recueillement la merveilleuse cathédrale gothique.

J’ai encore dans l’imagination, ineffaçablement gravées, ces deux flèches qui dominent tout, et qui me faisaient reflet de deux pics de mes Alpes transportés sur les bords du Rhin par la main d’un Dieu. J’ai passé une heure à les contempler le soir, à la clarté de la lune, à en faire le tour, à les regarder de loin et de près.

Je ne crois pas que la puissance et la grâce hardie aient jamais trouvé, en architecture, une expression plus belle.

On prie naturellement devant un chef-d’œuvre d’une foi qui nous a quittés. J’ai prié, et j’ai mis mon voyage sous la garde de Celui qui a inspiré cette merveille de l’art gothique.

Je suis à Leipzig depuis quinze jours, j’en ai mis trois ou quatre à me débrouiller tout seul.

Il faut savoir se tirer d’affaire soi-même. J’ai réussi à me loger très convenablement dans une famille, moyennant quarante-cinq francs par mois. On me fait ma chambre, on me fournit le feu, la lumière, et je vais au restaurant prendre mes repas.

C’est une occasion facile de voir de plus près ces buveurs de bière, ces terribles et pesans Allemands qui nous ont si chaudement battus.

Ils me semblent sérieux. Ces gens-là travaillent, et ne s’amusent que sobrement. Ils mangent bien ; ils boivent bien ; ils digèrent ;… ils se portent bien ; ils ont l’air robuste. Rien de léger, même quand ils plaisantent, et, quand ils jouent, c’est lourd. Ils sont disciplinés : voilà une de leurs forces. Ils obéissent : voilà une de leurs vertus. La hiérarchie est partout : on la sent et on l’observe jusque dans les rues, sur le trottoir : l’homme cède le pas à la femme, l’étudiant au maître, la blouse et l’habit râpé à la redingote et au paletot. C’est invariable.

Dans les restaurans qui se trouvent à chaque pas et où cinquante personnes attablées à de petites tables boivent leurs grands verres de bière, on n’entend presque pas de bruit. En France, ce serait un vacarme ; ici, ce sont des voix sourdes,… et encore le plus grand nombre des assistans boit, fume, et ne dit rien. On les voit derrière leurs lunettes, — ces braves Allemands, — cligner de l’œil, immobiles et rêveurs.

Ici, ils adorent la musique. J’ai eu l’occasion d’entendre leur Conservatoire. J’ai été ravi.

Quant à l’Université, elle a une grande importance. Trois mille étudions la fréquentent. Etrange revers des choses humaines ! Le monument où est concentré tout l’enseignement : droit, médecine, philosophie, mathématique, théologie, est un ancien couvent ! Il ne reste plus grand’chose de tout l’ancien catholicisme du XIIIe siècle, si prospère en cette terre allemande. Leipzig est tout protestant. On ne compte que 3 000 catholiques sur une population de 150 000. Ce n’est presque rien. Ils n’ont même aucune influence. C’est un petit troupeau perdu dans un désert. Je me suis logé tout près de la petite église catholique, un joli monument gothique tout moderne. J’y vais le matin dire ma messe, incognito. J’ai réussi à m’attacher un jeune étudiant qui, chaque jour, vient me donner deux heures de leçon. C’est un jeune Thuringien qui n’a rien de la lourdeur de ses compatriotes. Il n’a que vingt et un ans. Il étudie la philologie, connaît un peu de français, et met un grand zèle à me former à sa rude langue. En dehors de mes leçons, je l’emmène à la promenade ; nous causons ainsi, lui, dans un mauvais français, moi, dans un atroce allemand ; et, à force de baragouiner l’un et l’autre, nous finirons bien par nous comprendre.

C’est mon but présent immédiat ; connaître assez l’allemand pour pouvoir lire couramment un ouvrage. La tâche est rude ; mais je l’accomplirai, coûte que coûte. J’y travaille sans trêve ; je ne parle plus le français, je ne l’écris même plus, si ce n’est pour ma correspondance. Je m’efforce même de penser en allemand : est-ce assez de zèle ?

Mais, quand on s’applique à une chose, je crois qu’il faut s’y jeter sans réserve. Dans trois semaines, au train que je m’impose, je lirai sans dictionnaire, et je parlerai sans faire rire.

Ma santé ne souffre pas trop du travail et du régime. Je bois la bière comme un Teuton, et ne songe pas au vin de France.

Donnez-moi de vos nouvelles bientôt. Votre femme et vos enfans vont-ils bien sous le ciel de Cannes ? Et vous, dans votre veuvage, vous sentez-vous seul ?

Moi, je regarde vers la patrie, en entendant les Allemands parler toujours avec passion de la leur : Vaterland ! comme ils disent. Il y en a une en effet chez eux.

C’est curieux de voir comme ils aiment et vénèrent leur empereur Guillaume ! Et nous, que vénérons-nous, que respectons-nous ?

Cher ami, je vous embrasse, écrivez-moi bientôt. Je suis à Leipzig encore pour quatre semaines au moins ; écrivez-moi : M. Didon, poste restante.

Tout vôtre.


Leipzig, 6 mai 1889.

Devinez d’où je vous écris, cher ami De la fameuse cave (Wein-Stube) où Gœthe a composé plusieurs scènes immortelles de son Faust. C’est une vraie cave voûtée où l’on allume le gaz en plein midi ; les murs sont décorés de sombres fresques qui retracent la vie du grand poète, ses amours, — car ce Jupitérien est souvent descendu de son ciel sur la terre, parmi les filles d’Eve, — ses drames, ses folies… Cette cave est célèbre à Leipzig ; pas un Saxon ne vient dans la vieille ville savante, sans faire son pèlerinage à la cave de Gœthe. Mais le poète lui a donné une sorte de consécration. Dans cette Stube, on ne boit pas de bière : on ne boit que du vin. La bière est laissée au vil peuple. Quand on approche de ces Dieux qui sont les poètes, il faut s’abreuver de la divine ambroisie. C’est vous dire, cher ami, qu’aujourd’hui je fais un déjeuner de gala ; c’est mon dernier repas à Leipzig ; dans trois heures, je serai en route pour Berlin.

Je ne veux pas quitter ce pays où j’ai fait ma première éducation, mes premières armes allemandes, sans vous envoyer une nouvelle lettre. J’ai été sans cesse soutenu dans mon voyage par l’intérêt puissant et la nouveauté de tout ce qu’il m’a été donné d’observer ; détails de mœurs, vie sociale, phénomènes politiques et religieux : tout est à relever, dans ce pays si différent du nôtre, si instructif par conséquent, si vivant et si plein d’avenir. Dans les trois dernières semaines, j’ai étudié surtout le fonctionnement, l’organisation, la constitution de la vieille Université. Cela m’a permis de connaître, par le plus vieil échantillon, l’ensemble des Universités allemandes, et aussi de me rendre compte des conditions intellectuelles dans lesquelles se forme la jeunesse de ce pays. Chose étrange ! Les bâtimens de l’université sont un ancien couvent de Dominicains. Le cloître, avec ses voûtes ogivales, ses fresques, ses jolies fenêtres, est encore intact : c’est un passage public. Chaque jour, je me donnais la joie mélancolique de venir là, regarder les têtes à demi effacées de mes aïeux. Ils semblaient me reconnaître dans mon costume de Bohême, et nous faisions ainsi, à l’insu de la foule, un petit dialogue. — Que viens-tu faire, ici ? — M’instruire. Qui vous a chassés, vous autres ? — La Réforme. — Reviendrez-vous jamais ? — En pèlerins comme toi. Va et instruis-toi, cette Allemagne protestante peut donner de belles leçons à la France catholique et libre penseuse.

Je vous cite là, cher ami, un bout de ces entretiens multiples et secrets, que j’avais chaque jour, en pensée avec mes aïeux disparus, sous les cloîtres de la vieille Université. Maintenant, plus de moines ; mais 3 000 étudians. C’est un peuple charmant à voir : il est, tout ensemble, vivant et tranquille, studieux et viveur, batailleur et rangé. Le duel est en honneur dans une moitié de cette foule bruyante. Il laisse des marques nombreuses sur les joues rubicondes de ces blonds Allemands. Ils se battent au sabre. La figure et le cou seuls sont à découvert. Conséquemment, le blessé est réduit à porter ou une large balafre qui partage en deux sa joue, ou une moitié de nez. Cette dernière blessure est rare ; je n’ai rencontré jusqu’à présent que des joues ornées d’une large et belle cicatrice.

Sur ces trois mille étudians, un bon mille travaille, les deux autres mille s’amusent. On les reconnaît à leur mine martiale et provocante, à leur fine moustache, à leur badine, à tout un ensemble qui prouve qu’en fait de science, ils ne sont que des amateurs.

Cependant, ceux-là mêmes se font remarquer par leur respect pour le maître. Vous ne sauriez croire, cher ami, à quel degré, ici, le respect pour l’autorité existe encore.

On ne le signale d’ordinaire que dans l’armée, où la discipline est de fer ; moi, je l’ai remarqué dans ce peuple libre d’étudians où la discipline n’existe pas et où, par conséquent, on peut mieux voir le mouvement spontané de la nature. Je me suis mêlé à eux, je me suis assis comme un simple étudiant sur leurs bancs, j’ai écouté en même temps qu’eux leurs maîtres ; j’ai été frappé de la considération avec laquelle ils les traitent et de la docilité avec laquelle ils les écoutent. Quand il entre, un trépignement de pieds, semblable à un roulement de tambour, lui fait une ovation. Quand il sort, nouveau roulement… Pendant qu’il parle, un silence absolu. Toutes les mains écrivent. J’ai entendu applaudir les chaudes professions de foi d’idéalisme (comme ils disent ici) et de christianisme… qui, en France, eussent été sifflées par notre jeunesse. Nous avons, en ce moment, dans notre cher grand pays, la maladie de l’incrédulité et du scepticisme ; c’est une vraie maladie ; nous en mourons. Les Allemands ne sont ni sceptiques ni matérialistes ; ces deux maladies n’atteignent pas la jeunesse ; elles ne sont qu’un luxe de quelques esprits. M. Renan serait sifflé dans les Universités allemandes ; son dilettantisme ne serait apprécié que comme un costume charmant, un de ces costumes de soirée qu’il faut voir à la clarté du gaz, mais qui ne supportent pas la grande clarté du jour.

L’élément religieux de l’Université de Leipzig m’a naturellement plus intéressé. Or, savez-vous, cher ami, combien d’étudians suivent la faculté de théologie ? Plus de 500. Vingt maîtres enseignent là. J’ai observé de près l’objet de leur enseignement, pour en mesurer l’étendue et la portée ; je l’ai comparé, en esprit, avec l’enseignement théologique supérieur qui est donné en France et que je connais bien ; et savez-vous quel est le résultat de mon observation et de ma comparaison ? C’est que, dans la seule faculté de théologie de Leipzig, allemande et protestante, il y a une activité de science religieuse supérieure à celle que je sais exister dans les 86 séminaires départementaux de France, y compris les quatre facultés de théologie de l’Etat : la Sorbonne, Bordeaux, Aix et Lyon. En France, la routine est partout, elle tue la science religieuse, qu’elle immobilise dans un enseignement uniforme que cent maîtres répètent comme des perroquets ; en Allemagne, le mouvement spontané et libre donne à la science religieuse un caractère progressif qui la met au niveau de la culture du temps ; et je suis très frappé ici de la considération qu’obtiennent, dans le monde lettré, les travaux, les ouvrages de science religieuse, qui, en France, n’ont pas le moindre crédit. Du reste, ils n’existent pas en France. La religion ne s’affirme que par son caractère politique ou cultuel : et, sur ce terrain, elle ne fait que s’attirer de nouveaux échecs. Ici, elle s’affirme sur le terrain scientifique, historique, philosophique, littéraire, avec un incalculable éclat ; et elle jouit, je vous l’assure, d’une très haute considération.

Mon voyage est évidemment plein d’utilité pour moi, et je rentrerai dans la patrie avec une gerbe bien pleine.

Je reçois votre petit mot d’inquiétude, cher ami, vous voyez que j’ai hâte d’y répondre ; vous avez mon dernier mot de Leipzig.

Ecrivez-moi dorénavant à Berlin, poste restante. J’y serai le 18 mai. Je pars pour Halle, où je vais examiner, pendant deux jours, l’Université dans laquelle enseigna le professeur Hæckel, le célèbre disciple de Darwin.

Combien je regrette, mon ami, de n’être pas près de vous et de votre chère femme, à l’époque de la première communion de Jeanne ! J’eusse aimé à vous voir, en ce jour, donnant à votre fille l’exemple d’une foi qui est la meilleure part de notre grande vie humaine. Je me réserve pour la première communion de la petite Marie.

Adieu, je suis avec vous et avec les vôtres dans un sentiment de profonde amitié, et il me semble que ces feuilles, écrites dans la cave de Gœthe, ont été inspirées, non par l’Esprit noir qui inspirait Méphistophélès, mais par les Esprits qui ont sauvé Marguerite et…. Faust.

Adieu, je vous embrasse.


Berlin, 6 juin 1882.

Mon cher ami,

Je ne veux pas tarder de répondre à votre affectueuse sommation, à votre lettre si cordiale, et d’une philosophie trop modeste et trop résignée. Vous semblez rendre les armes, cher vaincu, à une destinée fatale qui n’est pas à la hauteur de vos aspirations infinies ; et on dirait que, pour vous, la Terre contient le dernier mot de votre vie. Non ; nous ne faisons ici-bas qu’un apprentissage. Il y a un feu divin dans notre poitrine que tous les réfrigérans de la réalité terrestre ne sauraient éteindre, et, quoi que vous en disiez, ce feu divin est en vous ; je le vois caché sous la cendre.

Bref, ami, je suis depuis quatre semaines à Berlin. Après avoir vu, à Leipzig, la Saxe douce et pacifique, hospitalière et avenante, j’observe ici la Prusse aux airs arrogans et durs. Mon vieux patriotisme a éprouvé une sorte d’angoisse, lorsque j’ai mis le pied sur le pavé de la ville où se sont trouvés les plans de nos désastres et qui porte partout les signes des colossales victoires des Prussiens. Je souligne ce mot, car on l’entend à chaque pas et sur toutes les bouches à Berlin. Les Allemands du Nord nous l’ont emprunté et ils le prononcent avec un accent ineffable : colossale, que je vous reproduirai, un soir, au retour de mon grand voyage, à votre table, en vous racontant par le menu les mille choses que j’observe.

Berlin est tout un monde de plaisirs, d’affaires, de politique et de science, un des importans foyers de la civilisation moderne. Ce qui domine partout ici, et ce qui frappe du premier coup l’étranger, pour peu qu’il observe, c’est la puissance militaire. Le militarisme est effrayant, dans cette Prusse ; il est partout : le roi Guillaume, devenu empereur de l’Allemagne moderne, n’est que le premier soldat de son Empire. Ce vieillard de quatre vingt-cinq ans va, le matin, au champ de manœuvre, plusieurs fois par semaine, présider aux exercices de ses troupes ; son fils, ses petits-fils et ses neveux font comme lui. Partout des casernes et des troupiers. À tout instant, dans les rues, on entend passer les compagnies au pas lourd, tambour et fifre en tête, ou les escadrons au galop ou les batteries attelées de superbes chevaux. Le peuple s’arrête, regarde ébahi, et semble ne faire qu’un avec son armée devant laquelle l’Europe et le monde tremblent.

J’ai assisté, l’autre jour, à une grande revue. J’ai vu défiler devant moi tous les princes et les généraux et les principales troupes prussiennes. Quelle rude matinée j’ai passée ! Je songeais à notre vieille gloire militaire évanouie, et il me semblait que tous nos désastres de 1870 défilaient devant mes yeux, comme une procession de cadavres, derrière les 30 000 hommes de la garde prussienne marquant le pas devant leur Kaiser !… Évidemment, cher ami, ce pays est fort. Bien que je juge à sa vraie mesure la force brute et le militarisme, bien que je sache, comme philosophe et comme chrétien, tout ce qu’il y a de vain et de fragile dans les plus savantes et les plus victorieuses troupes, bien que je ne croie ni au canon ni aux mitrailleuses, je ne puis me défendre d’admirer ici la puissante discipline qui fuit marcher tout ce monde avec la précision d’une colossale machine et le respect admirable des inférieurs de toute classe pour les supérieurs de tout rang.

Et puis, — une grande idée, morte aujourd’hui dans notre pays, — l’idée de la patrie allemande coule comme une sève dans les veines de ce peuple, passe dans ses nerfs comme un courant électrique.

Le Vaterland ! n’est pas un mot creux comme notre mot de Patrie. C’est une réalité. Pas un cœur allemand qui ne se réveille à la première syllabe et qui ne fasse taire tout sentiment personnel pour servir le grand Empire. Autant nous sommes divisés et désorganisés, autant ils sont unis et hiérarchisés ici. Cela se remarque jusque dans les journaux. Je prends quelquefois un journal français et je le compare à ceux de la presse allemande. J’en rougis. Notre presse, c’est la guerre intestine des partis : elle étale sans pudeur aux yeux du monde entier nos divisions politiques et religieuses,… c’est l’anthropophagisme sans répit : la droite mange la gauche ; la gauche mange la droite. Le franc-maçon mange le prêtre ; le prêtre mange le franc-maçon. M. Gambetta mange M. de Freycinet, qui essaye timidement de manger Gambetta. Triste ! Triste ! Triste !

Il semble que les grandes idées dont vit un peuple se soient éteintes dans notre pays comme les étoiles dans une nuit noire. Il ne reste plus que des intérêts personnels affamés, des libres penseurs médiocres qui voudraient faire de la France une loge maçonnique, ou des croyans mal éclairés qui ne songent qu’à refaire une France d’autrefois.

J’ai peur, cher ami, de vous dire ces choses, tant elles sont douloureuses : mais je vous assure que c’est la photographie vraie de notre pays vu de loin, en dehors de la mêlée des partis et de l’autre côté du Rhin.

Ce qui me préoccupe surtout ici, comme du reste dans tout voyage, c’est la question intellectuelle et religieuse. L’Université de Berlin, à ce point de vue, est d’un intérêt immense. Bien qu’elle soit la plus jeune des vingt-trois Universités de l’Allemagne du Nord, — sa fondation ne date que de 1810, — elle est la plus importante par le nombre et la célébrité de ses professeurs, comme par l’affluence de ses étudians. Ils sont six mille. Savez-vous que j’ai voulu m’incorporer officiellement à l’Université de Berlin ?… et que j’y ai réussi ? J’ai ma carte d’étudiant. Ce n’est pas une petite affaire à mener à bien, mais, quand je veux une chose, j’arrive. La cérémonie officielle de l’immatriculation ne manque pas d’une certaine originalité et d’une certaine grandeur simple. Voici comment cela se passe : on adresse une demande au Sénat universitaire ; puis, au jour marqué, on se présente devant le Recteur magnifique, dans la salle sénatoriale. Nous étions une soixantaine. On nous a délivré une grande feuille, en témoignage de notre immatriculation ; le Recteur magnifique s’est ensuite levé : il nous a adressé quelques mots pour nous recommander de vivre studieusement et de faire honneur à l’Université, et, en témoignage de notre obéissance à l’autorité universitaire, nous avons tous défilé un à un devant ledit Recteur, et nous avons pressé sa main. C’était chevaleresque.

Me voilà donc, cher ami, passé simple étudiant berlinois, comme si j’avais vingt ans. Avouez qu’il y a de singulières choses dans la destinée.

J’ai fait ici la connaissance de quelques jeunes confrères, avec lesquels je complète mon éducation de langue allemande. Trois sont Hanovriens, un quatrième est de Breslau ; ils sont charmans. Nous vivons comme de vrais camarades, et ils s’étonnent qu’un homme de mon âge, connaissant déjà tant de choses et ayant vu presque toute l’Europe, soit encore à étudier. Je leur dis, derrière mon incognito, qu’un grand écrivain français, Rabelais, a écrit qu’il y avait des étudians de tout Age, puisque l’homme est fait pour étudier toute sa vie, et qu’au fond, il ne reste jamais qu’un écolier.

L’Université, en Allemagne, ne ressemble en rien à nos Facultés de France. Pas de phrases, pas de cours pompeux, pas d’éloquence superficielle, pas de dames venant applaudir un « Monsieur Bellac » quelconque. « Bellac » n’existe pas de ce côté du Rhin. Tous ces jeunes gens prennent des notes, écrivent souvent sous la dictée du maître, qui se préoccupe bien plus du fond des choses que de la forme oratoire.

Je commence, à force de pratique et de persévérance, à connaître mon allemand. Je me rends compte d’assez près aujourd’hui de l’état de l’opinion et des doctrines religieuses en Allemagne ; je serre tous les jours de plus près le but de mon long voyage ; et je bénis la Providence de m’avoir fait connaître, même si tard, ce que je vois de mes yeux.

J’ignore le moment précis où je quitterai Berlin. Cela dépendra de mon travail ; cependant, j’y serai certainement jusqu’à la fin de juin. Il faudra m’y écrire encore, cher ami, et me donner de vos nouvelles et de celles de votre cher petit monde. Je serai avec vous, en esprit, à la première communion de Jeanne, et je ne puis assez vous redire combien il me serait doux d’y assister en réalité. Dites-le à votre chère femme, en me rappelant affectueusement à son souvenir.

Voulez-vous aussi serrer la main de ma part à votre ami le colonel de V… ? Ce que vous m’écrivez à son sujet me touche beaucoup, et j’y vois un exemple nouveau de ce que peut, dans une âme noble, la grande Foi au Christ. Adieu, je vous embrasse avec cordialité et suis bien affectueusement vôtre.


Göttingen, 21 juillet 1882,

Mon cher ami,

Votre dernière lettre, adressée à Berlin, est venue me rejoindre à Göttingen. J’ai quitté le 14, après dix semaines de séjour, la capitale du jeune Empire allemand. Je suis très satisfait de ce qu’il m’a été donné d’étudier, d’observer, dans ce grand foyer de la vie allemande. J’ai été mêlé de près à la vie réelle des étudians ; j’ai assisté non seulement aux cours de l’Université, mais à leurs réunions privées ; j’ai bu avec eux la bière ; et j’ai pu, grâce à ce commerce intime, saisir sur le vif les mœurs et les sentimens, le caractère et les idées philosophiques et religieuses de la jeunesse lettrée.

A mon avis, l’Allemagne est un peuple resté très jeune. Le scepticisme n’a pas encore entamé cette race blonde. Chose étrange ! Je trouve ce pays protestant plus religieux que nos pays latins, catholiques de nom, sceptiques de fait. Les mœurs y sont faciles,… très faciles, mais sans aucun raffinement de vice. Jusque dans leurs dérèglemens et leurs faiblesses, les Allemands me semblent jeunes. Grâce à leurs Universités, ils sont aussi beaucoup plus instruits que nous ; et leur science religieuse, historique, critique, est sans comparaison la plus développée qui existe aujourd’hui dans la civilisation moderne.

J’ai trouvé à Berlin un accueil très aimable (et très ouvert auprès des étudians. Cinq sont venus, le jour de mon départ, m’accompagner à la gare et me saluer pour la dernière fois. Je n’étais, pour eux, qu’un anonyme, mais j’ai su, par mes conversations philosophiques, morales et religieuses, gagner leur confiance.

Me voici, depuis vendredi, à Göttingen, dans le Hanovre. J’ai voulu, après mon séjour à Berlin, voir de près une petite ville allemande. Göttingen est une ville de 25 000 habitans. Elle n’a de célèbre que son histoire très belliqueuse et son Université très vivante.

La petite cité hanovrienne a perdu son caractère guerrier : les remparts ont été détruits et remplacés par des jardins. Le chemin de ronde des sentinelles armées est une promenade superbe avec des tilleuls séculaires qui n’ont rien que d’attrayant et de suave.

Je fais chaque matin le tour des remparts démolis, au grand air. Voulez-vous connaître en détail ma vie d’étudiant ? Je me lève après six ou sept heures de sommeil. Je prie, je prends une tasse de café, je vais par le plus long chemin à l’Université ; j’y assiste à trois ou quatre leçons : théologie, science, géographie, littérature à l’avenant. L’essentiel pour moi est d’entendre de l’allemand. A une heure de l’après-midi, je déjeune et je dîne d’un coup… A trois ou quatre heures, je reviens à l’Université où je recommence mon pèlerinage de cours en cours,… toujours afin de me bourrer les oreilles d’allemand ; à sept heures, je fais avec quelques collègues un tour à la campagne ; nous allons dans quelque village aux environs de Göttingen, à trois ou quatre kilomètres, nous mangeons une tranche de jambon cru, nous buvons de la mauvaise bière, et nous rentrons, chacun chez nous, vers onze heures.

J’habite ici une chambre en pleine lumière, en dehors de la ville, sur le flanc d’une des collines qui entourent Göttingen ; avec quelle joie, mon cher ami, je vous verrais à mes côtés, partageant mes travaux et mes promenades, oubliant les misères de la vie et regardant, de temps en temps, plus haut que terre, vers ce monde idéal, comme disent les Allemands, où se réfugient nos espérances, effarées par les douloureuses réalités de la planète !

Je suis très frappé par ce petit centre intellectuel. Chose étrange ! Rien ne vit ici que l’Université. Point d’industrie importante, point d’affaires… Les livres, les professeurs, les sciences, la pensée, y sont tout.

Les étudians se sentent chez eux ici. Un petit détail de mœurs : savez-vous comment ils font pour s’appeler ? Au lieu de monter un troisième ou un quatrième, ils sifflent. Chaque groupe d’amis a un sifflet convenu. Quand l’ami veut appeler son collègue, il s’arrête devant la maison et il siffle un air. Si le camarade est là, il bondit à la fenêtre et le colloque s’engage. Les étudians de Göttingen sont renommés pour leur humeur batailleuse. Chaque mois, il y a cinq ou six duels. Aussi, on les voit dans les rues, les joues balafrées, presque tous, promenant leurs cicatrices avec une sorte de fierté. Ils sont groupés en corporations diverses, qu’on distingue par la casquette aux couleurs nuancées. Les uns la portent rouge, bleue et or ; les autres, verte, rouge et or ; ceux-ci, blanche et noire ; ceux-là, blanche et or. Cette casquette est plutôt une toque, qui ne tient à la tête qu’au moyen d’un cordon élastique serré à l’occiput.

Tous ces jeunes gens se battent pour rien,… c’est barbare et jeune, mais c’est vivant.

Du reste, la plupart sont très travailleurs, surtout à Göttingen, où les occasions de s’amuser sont plus rares que dans une grande ville, et où la bière mousse moins qu’à Berlin ou à Leipzig.

Les professeurs jouissent d’une grande considération. Ils font leur cours avec une bonhomie et une simplicité qui supposent une grande science. Ils arrivent dans leur chaire sans apparat, ne boivent pas la plus petite goutte d’eau fraîche, parlent comme s’ils étaient à leur table de travail, et les étudians sont tous, avec leur cahier, écrivant sous la dictée du maître.

Je trouve cela très neuf, très significatif. Cela prouve que les maîtres font autre chose que de répéter un manuel et qu’ils enseignent du nouveau.

Je quitterai Göttingen le 1er août, et je me dirigerai droit vers Munich. Je tiens à voir une des grandes Universités de la Bavière et de l’Allemagne du Sud. Ecrivez-moi un mot là, poste restante.

Je suis heureux des nouvelles que vous me donnez de vous et des vôtres. L’air de la mer sera bon pour Jeanne et aussi pour sa mère. Combien j’aurais voulu prendre part au grand acte religieux de sa première communion ! Ce sera plus tard le jour de la petite Marie : j’y serai.

Je regrette bien d’apprendre que la santé de votre ami, M. de V…, ne se remet pas. Mais je songe à sa grande foi et à son grand courage moral : cela me rassure sur lui. Après tout, ces vertus supérieures comptent seules dans la destinée humaine, et il faut estimer heureux, malgré tout, ceux qui l’ont compris.

Quelque riches que soient la littérature et la science religieuse de l’Allemagne, je ne vois aucun livre qui puisse utilement être traduit dans notre langue. D’abord la rédaction de ces ouvrages ne convient en rien à notre public français : c’est trop lourd, trop ennuyeux. Autant la poésie allemande est lumineuse, ailée, grandiose,… autant la prose est enchevêtrée et leur science embrouillée dans l’exposition.

Et puis, malgré le mérite des recherches, l’allemand manque de sûreté et de rectitude : il faut épurer cela et le passer au crible.

Adieu, cher ami, je pense que ma bourse d’étudiant tiendra ferme jusqu’au bout de mon voyage, et que j’aurai de quoi repasser le Rhin… victorieusement. Je vous embrasse avec une vive et profonde affection.


Tübingen, 9 septembre 1882.

Mon cher ami,

Je suis à Tübingen depuis huit jours. J’y ai reçu votre lettre, qui est allée me chercher à Munich. J’éprouve toujours une grande joie à recevoir de vos nouvelles et de celles de votre petit monde ; mais les lettres d’ami sont particulièrement délicieuses quand elles vous arrivent dans l’exil.

Je touche à la fin de mon long voyage. Tübingen va être ma dernière étape. Dans une dizaine de jours, je m’acheminerai vers Strasbourg à travers la Forêt-Noire ; et, de Strasbourg, je prendrai mon billet directement pour Paris.

J’ai parcouru à peu près toute l’Allemagne : la Saxe, la Prusse, le Hanovre, la Bavière, le Wurtemberg. J’ai visité les grandes Universités de tous ces pays : celles de Leipzig, de Halle, de Berlin, de Göttingen, de Munich, de Tübingen ; je me suis assis sur le banc des étudians allemands ; j’ai été mêlé à leur vie ; j’ai écouté les mêmes maîtres qu’eux ; j’ai appris leur langue ; je me suis renseigné par moi-même sur l’organisation et le fonctionnement des Universités.

J’ai étudié les livres de critique philosophique et religieuse que je voulais connaître ; je crois, cher ami, que mon but est atteint. Par conséquent, il ne me reste plus qu’à repasser le Rhin et à venir utiliser dans mon pays les trésors que j’espère avoir amassés ici, sur cette terre étrangère… et toujours ennemie de la France.

Tübingen est une petite ville charmante : ville, c’est trop dire… Tübingen est un gros village allemand, bâti à cheval sur une colline verte. Un vieux château fort découronné domine les autres maisons, et une élégante église gothique, du pur XIVe siècle, élève sa tour et sa flèche au-dessus du château féodal.

Les maisons sont très pittoresques, avec leurs pignons et leur toit pointu. En passant dans les rues de Tübingen, tortueuses, étroites, entre ces vieilles maisons, on se croirait au XVe siècle. Le merveilleux, pour moi, c’est que ce simple bourg de 9 000 âmes est un grand foyer de science et d’activité intellectuelle. Un collège royal, une grande Université, amènent dans ce petit coin plus de deux mille jeunes gens.

Au pied de la colline où est assise Tübingen, coule une petite rivière, le Neckar : elle arrose une jolie vallée tout ombragée de grands arbres plantés en allées superbes : c’est là que les maîtres et les étudians se promènent, en rêvant, en travaillant, en pensant. C’est tranquille comme un temple. Ces allées, d’ailleurs, ressemblent à des nefs d’église gothique.

Tübingen avait pour moi un intérêt tout particulier. Son Université est une des rares Universités allemandes qui possèdent deux facultés de théologie : une protestante et une catholique. Ce voisinage des deux enseignemens me permet de mieux juger les différences qui les séparent. Je suis arrivé trop tard pour pouvoir suivre les cours ; ils étaient déjà fermés, mais je me suis mis en rapport avec des étudians et des maîtres, et j’ai pu me renseigner en toute précision.

Plus de 350 étudians suivent les cours de théologie protestante ; les catholiques n’ont que 150 élèves. Chose merveilleuse ! Professeurs et disciples vivent dans la plus parfaite, harmonie, entre protestans et catholiques. Point de polémique acerbe : point de violence, mais une grande courtoisie dans les rapports. Nous sommes loin, vous le voyez, cher ami, de nos catholiques français, qui ne songent qu’à se manger pieusement les uns les autres pour la plus grande gloire de leur Eglise.

Du reste, j’ai observé, en général, dans l’Allemagne, une bien plus grande liberté et un bien plus grand esprit de tolérance que dans nos pays latins.

J’ai pu encore étudier à Tübingen l’organisation matérielle et la discipline morale sous laquelle les étudians en théologie, destinés au sacerdoce, sont élevés. Cela ne ressemble en rien à nos séminaires français. Chez nous, le clergé est élevé dans une sorte de caserne, séparé du monde, séquestré des autres étudians ; ici, rien de pareil, les jeunes théologiens ont bien une maison où ils vivent en commun, mais ils ne reçoivent pas là leur enseignement ; ils vont à l’Université comme leurs collègues ; ils sont mêlés à eux ; ils n’ont pas d’habit qui les distingue trop, et ils peuvent sortir librement à de certaines heures.

En France, nous avons toujours eu peur que les mauvais ne gâtent les bons ; en Allemagne, ils pensent que les vrais bons sont, comme le diamant, incorruptibles, et qu’ils peuvent et qu’ils doivent améliorer les mauvais.

L’esprit de liberté individuelle se fait jour en Allemagne dans les moindres détails. Trois amis sont assis à la même table, au restaurant, par exemple. Ils mangent, ils boivent. (On mange et on boit toujours dans ce pays.) En France, les trois amis boiraient le même vin, mangeraient le même plat ; et il y aurait, s’ils étaient bien élevés, assaut de politesse pour trouver le vin qui sera le mieux au goût du prochain. Bien entendu, on ne réussira pas, et l’on finit par ne point s’harmoniser. Ici, c’est bien simple, chacun boit et mange comme il veut,… et tout le monde est content. Après avoir bu et mangé, les Allemands rient d’un gros rire de ventriloque, — quand ils ont trente ans… et plus ;… avant trente ans, ils chantent. Là est leur côté poétique. Ces lourdauds à tête carrée, aux cheveux blonds en désordre, à l’œil bleu, au pied pesant, ont un sens exquis de l’harmonie.

Quelle joie, cher ami, j’aurai de vous revoir ! et comme j’aurais couru, en arrivant, frapper à votre porte, si vous étiez à Paris ! Soyez assez aimable pour me dire l’époque de votre retour. Respirez l’air marin sur la falaise ; écoutez pour moi la belle musique des vagues et du vent qui souffle du large. Voulez-vous faire une visite de ma part à la jolie église de Saint-Enogat ? je ne puis oublier qu’elle est le berceau de notre amitié.

Adieu, faites tous mes complimens à votre femme, je vois avec bonheur vos chères filles grandir.

Rappelez-moi au souvenir de votre excellent beau-frère et de tous les vôtres.

Je vous embrasse cordialement.


Paris, 8 octobre 1882.

Mon cher ami, oui, je suis de retour. Comme j’eusse aimé à vous retrouver à Paris, au bout de mon grand voyage ! La vraie patrie, ce ne sont pas les pierres de nos maisons, ni même le sol de nos aïeux, c’est surtout les amis.

Nous nous verrons bientôt. Je ne quitterai la France pour mon nouveau voyage en Palestine qu’a latin de janvier, et vous, vous serez ici dans une ou deux semaines. Que de choses j’aurai à vous raconter ! Que d’observations j’ai recueillies, que de leçons j’ai reçues dans ce peuple germain, aujourd’hui en pleine vitalité, tandis que le nôtre, — j’en ai la cruelle évidence, — est en effroyable décomposition.

Je suis très touché de l’invitation affectueuse que vous m’adressez au nom de votre chère femme et de votre excellent beau-frère. Si je n’écoutais que mon amitié, je n’hésiterais pas une seconde, mais il faut que j’obéisse au devoir, et le devoir aujourd’hui me cloue à mon cabinet de travail. Je m’occupe de rédiger quelques notes sur les Universités allemandes, afin de révéler au public français une des institutions qui contribuent le plus puissamment à la supériorité intellectuelle et religieuse des Allemands dans la civilisation moderne.

Je fais ce travail sans concevoir la moindre illusion sur la légèreté et l’indifférence de l’opinion publique. Elle est en proie à l’esprit de secte, et toute voix indépendante ne peut tout au plus réussir qu’à l’exaspérer. Mais ce qui est dit est dit ; et, si l’on parle au nom de (la vérité, on arrive tôt ou tard à être utile… Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain.

Ne manquez pas de m’avertir de votre arrivée, cher ami, je courrai chez vous d’un bond. En attendant, profitez des dernières belles journées de vacances ; respirez le bon air marin ; soyez heureux, vous et tous les vôtres. Je me réjouis de revoir vos enfans grandies et bien portantes. Adieu, je vous embrasse de tout cœur.


Les notes que le P. Didon a rédigées ont formé un volume très curieux, intitulé : Les Allemands.

Le P. Didon est revenu de son voyage, heureux du résultat qu’il visait et qu’il a réalisé.

Il sait la langue allemande, il la parle, il l’écrit, il lit dans l’original les principaux philosophes.

Tous les matériaux pour la Vie de Jésus-Christ ont été réunis par lui.

Avant d’écrire le livre, il veut parcourir le théâtre des différens événemens du Nouveau-Testament. Il tient à se rendre un compte exact de la vie du Christ.

Il part pour la Palestine en février 1883.