Une Année dans le Sahel, Journal d’un Absent/03


UNE ANNÉE
DANS LE SAHEL
JOURNAL D’UN ABSENT.

DERNIÈRE PARTIE.[1]


Mustapha d’Alger, janvier.

Je t’écris d’Alger, où je suis venu assister à la fête des fèves, — Aïd-el-Fould, — une fête nègre, que l’usage est de célébrer chaque année, dans le courant d’avril, à l’époque où commence la récolte des premières fèves. Pourquoi les fèves précisément ? Quel est le sens religieux de la fête ? Pourquoi ce taureau habillé d’étoffes, décoré de bouquets, qu’un sacrificateur égorge au milieu d’un cérémonial barbare ? Pourquoi la fontaine, l’eau lustrale et le sang du taureau, dont la foule est aspergée comme d’une pluie sacrée ? D’où vient enfin que la fête a particulièrement lieu par les femmes et pour les femmes ? car c’est une femme qui distribue le sang, qui la première puise à la source, et si les hommes exécutent les danses, les femmes ont l’air d’y présider. Il y a sur l’Aïd-et-Fould d’Alger de nombreux détails explicatifs publiés dans plusieurs livres ; permets-moi de m’en tenir au récit de ce que j’ai vu. C’est un tableau fort original et très brillant, et je n’ai pas songé une seule fois aujourd’hui que cette cérémonie tout africaine, mêlée de pompes tragiques et de divertissemens, de ballets et de bombances, fût autre chose qu’un grand spectacle imaginé par ce peuple joyeux pour s’éblouir lui-même, s’amuser beaucoup et s’accorder une fois par an les plaisirs combinés du faste, des gaietés permises et de l’intempérance.

La fête se donne au bord de la mer, entre le champ de manœuvres et le hameau d’Hussein-Dey, autour d’un marabout enfoui dans les cactus, sur une large esplanade d’où la vue embrasse jusqu’à l’horizon la double étendue de la mer sans limites et du Hamma. C’est sur ce terrain relevé, on ne peut mieux choisi pour une aussi vaste mise en scène, que sont réunis les deux ou trois mille spectateurs de la fête, tous nègres ou négresses. On y dresse des tentes, on y improvise des fourneaux, on y établit des cuisines en plein vent, à peu près comme dans nos fêtes de village. Les cafetiers maures s’y rendent avec leur matériel de cuisine, et aussitôt la cérémonie terminée commencent les collations, qui sont en définitive la plus sérieuse occupation de la journée. Au-dessous de cet amphithéâtre ainsi couronné de tentes et tout pavoisé de pavillons, et sur la plage même, se tient l’autre moitié de la foule, c’est-à-dire les fanatiques chargés de la cérémonie, les dévots qui veulent la suivre de près, les curieux européens ou arabes qui viennent pour voir, enfin les quelques centaines de nègres accourus avec la volonté, le courage et la vigueur de danser douze heures de suite, ce qui par parenthèse est un tour de force surhumain.

Je n’ai fait qu’apercevoir le taureau, tant les places étaient disputées au moment où la procession arriva. J’entendis, quoique la distance et le vent de la mer en adoucissent beaucoup l’effet, une effroyable musique de castagnettes de fer, de tambourins et de hautbois, qui débouchait tout à coup sur la plage et sonnait l’arrivée du cortège. La foule aussitôt se précipita, et je compris à son mouvement concentrique que le taureau devait en occuper le milieu. Quelques minutes après, le cercle s’ouvrit et laissa voir la victime couchée sur le sable, la gorge coupée, et déjà prête à livrer tout son sang. À peine abattue, les plus ardens s’étaient jetés sur elle, et quand elle eut achevé de saigner, à l’instant même on la dépeça. Cette œuvre de boucherie s’accomplit au pied du marabout et le plus près possible de la fontaine, de telle sorte que les lustrations et le sacrifice eurent lieu dans le même instant. Alors beaucoup de specteteurs descendirent à la source, et je vis pendant une partie de la matinée circuler de petites bouteilles pleines d’eau. Des négresses revenaient, portant avec satisfaction des éclaboussures sanglantes sur le visage ; mais l’écarlate du sang se perdait dans la couleur pourpre des haïks, et ceci est un détail que je te recommande.

Imagine un millier de femmes au moins , c’est-à-dire la grande moitié de cette étrange assemblée, toutes, non pas habillées, — car le voile uniforme cachait au contraire des splendeurs innombrables de couleurs, — mais enveloppées de rouge, et de rouge éclatant, sans nuances, sans adoucissement ni mélange, le pur rouge à peine exprimable par la palette, enflammé en outre par le soleil, et poussé jusqu’à l’extrême ardeur par toute sorte de contacts irritans. Ce vaste étalage d’étoffes flamboyantes se déployait en effet sur un tapis d’herbes printanières du vert le plus vif, et se détachait sur une mer du bleu le plus âpre, car il faisait un peu de vent, et la mer frissonnait. De loin, ce qu’on apercevait d’abord, c’était un tertre verdoyant, confusément empourpré de coquelicots. De près, l’effet de ces fleurs singulières devenait insoutenable, et lorsqu’une douzaine de femmes se réunissaient sur le même point, entourées d’enfans vêtus comme elles, et de manière à ne plus former qu’un seul groupe pleinement coloré de vermillon, il était impossible de considérer longtemps ce foyer de lumière et d’éclat sans en être pour ainsi dire aveuglé. Tout pâlissait à côté de ce rouge inimitable, dont la violence eût effrayé Rubens, le seul homme du monde à qui le rouge, quel qu’il fut, n’ait jamais fait peur, et c’était la note dominante qui forçait les autres couleurs à se marier dans des accords doux.

La population nègre d’Alger avait aujourd’hui vidé ses coffres ; elle avait mis dehors sans réserve, et avec l’excessive ostentation des pauvres, des avares et des sauvages, l’opulence inattendue de ses costumes, de ses parures et de ses bijoux, car la garde-robe des marchandes de galettes et des servantes renferme des trésors dont personne ne se doute, et qui sont réservés pour paraître dans cette fête unique. Chacune d’elles avait donc, comme un navire qui se pavoise, arboré ce qu’elle possédait de plus riche, c’est-à-dire de plus bizarre et de plus voyant. Pas une ne portait le voile gros bleu. Les haïks quadrillés de couleurs tristes tenaient lieu de tapis à celles qui n’en avaient pas d’autres, ou servaient à composer des tentes, des abris et des parasols, et c’était à l’ombre de leur livrée de domestiques que les esclaves déguisées en princesses passaient cette journée d’indépendance et de luxe.

On voyait là tout ce que la teinture orientale peut produire en vivacités, avec ce que la polychromie nègre peut imaginer de plus imprévu : les soieries, les laines multicolores, les chemisettes lamées, rayées, pointillées, pailletées de broderies, dont les manches ondoyaient avec des étincelles ; de petits corsets d’étoffe, d’autres couverts de métal, agrafés très haut, comprimant la gorge et la gonflant ; les fouta de soie légère et frissonnante bariolés à l’infini et habillant les femmes par le bas comme une sorte d’arc-en-ciel changeant. Làdessus étaient semés à profusion des bijoux de toute espèce : dorures, verroteries, perles, sultanins, coraux, colliers de coquillages apportés de Guinée, flacons d’essences venus de Stamboul, anneaux de jambes appelés khrôl-khrâl à cause du bruit qu’ils font quand on les entrechoque en marchant, orfèvreries scintillant sur de noires poitrines. Imagine encore trois ou quatre pendeloques à la même oreille ; au turban, des miroirs ; au bras, des bracelets accumulés l’un sur l’autre et montant depuis le poignet jusqu’au coude ; des bagues à tous les doigts, des fleurs partout, et toutes les mains occupées à tenir en manière d’éventails des mouchoirs qui, de loin, ressemblaient à des oiseaux blancs qui s’envolent.

Quand on n’a vu les négresses que dans leur vie ordinaire, habillées de bleu sombre et faisant leur petit commerce au coin des rues, dans une tenue si morne et avec des airs si taciturnes, on ne saurait prévoir ce que devient ce peuple ami des joies bruyantes dès qu’il a fait sa toilette et qu’il se ranime. Alors il prend sa physionomie native : il est vif, il est alerte, la chaleur l’excite, le soleil qui ne mord pas sur lui l’agite à la façon des reptiles. Étrange race, inquiétante à voir comme un sphinx qui rirait sans cesse ; pleine de contrastes et de contradictions ; à l’état de nature, aussi libre que les animaux ; partout transportée, acclimatée, asservie, j’allais dire, — que l’humanité me pardonne ! — apprivoisée comme eux ; robuste et docile, patiente sous la chaîne et portant avec ingénuité le poids d’une destinée abominable ; belle et repoussante à la fois ; les yeux caressans, la voix sifflante, le parler doux ; joviale avec un visage aussi funèbre que celui de la nuit ; rieuse, mais avec la bouche fendue comme le masque antique, et donnant ainsi je ne sais quoi de difforme à la plus aimable expression du visage humain !

Comiques même en étant sérieux, et risibles autant qu’ils sont rieurs, le véritable élément de ces pauvres gens, c’est la joie. J’ai vu là en quelques heures plus de dents blanches et de lèvres épanouies que je n’en verrai de ma vie dans notre monde européen, où l’on a beaucoup moins de philosophie que chez les nègres. Comme tous les types y figuraient, les beautés étaient très diverses, quelques-unes presque parfaites, la plupart d’une originalité démise et de tournure qui eût embelli la laideur même. — Je te parle ici des femmes, les hommes n’occupant que les derniers plans du tableau. — Le voile encadrait seulement leurs visages sans les couvrir, et ne descendait guère au-dessous de la taille. Debout tant que dura la fête religieuse, entassées sur les pentes, elles s’y pressaient en masses compactes comme sur des gradins. Chaque saillie du terrain portait un groupe. Les débris d’un vieux mur de briques servirent, pendant une partie de la matinée, de piédestal à une assemblée de statues, les plus belles peut-être et les plus jeunes de la fête.

C’étaient de grandes filles au nez droit, aux yeux luisans, aux joues fermes et polies comme du basalte, coiffées à l’égyptienne, et de formes si vigoureuses que, malgré l’ampleur des voiles et des fouta, les muscles vivaient sous leurs habits aussi nettement que sous des draperies mouillées. Elles composaient une seule ligne, faisaient face à l’horizon vide, et se découpaient sur l’émail bleu de la mer avec la dureté d’une peinture chinoise. Quatre ou cinq d’entre elles étaient vêtues de rouge ; au centre, il y en avait une habillée de vert, mince, allongée, flexible comme un jonc de rivière, et très jolie avec son turban noir et des argenteries sur son corset pourpre. Elles se tenaient par la taille ou les mains enlacées, rattachées ainsi l’une à l’autre par de beaux bras aux poignets fins, la tête droite, la poitrine saillante, les reins un peu faussés par l’habitude de vivre accroupies, les pieds se touchant comme ceux des Isis. D’autres, étendues à plat ventre sur l’herbe même, avaient la gorge appuyée sur le sol, dans une langueur un peu bestiale qui leur donnait l’air de ramper. D’autres, à l’écart, causaient entre elles ou s’occupaient de leur toilette, et se posaient des grappes d’acacias autour des joues, en vertu de ce goût paradoxal qui leur fait aimer précisément ce qui peut les noircir davantage.

Un murmure indéfinissable et comme un gazouillement sans paroles, qui remplissait l’air d’un bruit léger, ajoutait encore à l’effet très singulier produit par cette armée de femmes à la peau sombre. On eût dit une peuplade d’amazones éthiopiennes ou le harem de quelque sultan fabuleux surpris en une matinée de réjouissance. C’était fort beau, et dans cette alliance inattendue du costume et de la statuaire, de la forme pure et de la fantaisie barbare, il y avait un exemple de goût détestable à suivre, mais éblouissant. Au reste, ne parlons pas de goût dans un pareil sujet. Pour aujourd’hui, laissons les règles. Il s’agit d’un tableau sans discipline, et qui n’a presque rien de commun avec l’art. Gardons-nous bien de le discuter ; voyons. Ainsi j’ai dû faire, et je me suis promené, regardant, notant les détails, ne vivant plus que par les yeux, plongé sans arrière-pensée ni scrupule dans ce tourbillon de couleurs en mouvement.

Le tableau se composait en amphithéâtre, je te l’ai dit, et dans un cadre aussi beau qu’il était vaste, sur un terrain tapissé d’herbes et de hautes herbes ; pas un arbre, mais d’épais massifs d’aloès et de cactus ; autour, la plaine bocagère du Hamma ; pourfend, d’un côté le Sahel ombreux et vert, de l’autre la mer, avec Alger qui s’inclinait vers elle au couchant ; au levant, les montagnes kabyles qui venaient y mourir ; au-dessus, un ciel net et le soleil, le dieu des idolâtres et le vrai roi de la fête.

Les hommes se pressaient, amassés sur le sable fin du rivage, en uniforme blanc, en multitude épaisse, comme un grand troupeau. Les danses commencèrent vers midi et durèrent jusqu’à la nuit close. L’infernale musique ne cessa pas une seule minute, tant il y avait de gens de bonne volonté pour remplacer les musiciens et les danseurs épuisés. Pendant ce temps, les femmes s’établirent sous les tentes ou près des tentes, et l’on mangea. Au centre du bivouac, sous un pavillon surmonté d’étendards et le plus luxueux de tous, se tenait, à titre de personnage officiel, Vamin des nègres d’Alger. C’est un petit homme maigre, à la barbe frisée, au regard aigu, qui a du diplomate tout ce qu’un homme de sa race peut en avoir. Il était sérieux et affable ; il offrait le café à ceux qui lui paraissaient valoir cet honneur ; à force de rôder autour de lui, je lui parus sans doute quelqu’un de notable, car il m’invita.

J’attendis courageusement jusqu’au soir. Je vis le soleil tomber derrière les collines, et ce fut au milieu de la foule et des musiques que je rentrai chez moi, brisé de lassitude, gorgé de couleurs, mais fort satisfait de ma journée, car je m’imaginais avoir fait provision de lumière pour les jours ténébreux et trop fréquens où l’esprit n’a plus que des vues tristes.


Mustapha d’Alger.

Mâman est mort, Nâman le fumeur de haschisch, celui dont je te disais, au mois de novembre dernier, avec la prévision de sa fin prochaine, qu’il brûlait sa vie dans le fourneau de sa pipe. Je l’ai vu passer hier, dans le champ de manœuvres, sur un brancard et couvert d’un drap rouge. Il était porté par des amis et par des voisins qui, suivant l’usage, se relayaient de minute en minute et conduisaient le mort au pas de course. J’entends par voisins ceux du café, car Nâman n’avait pas d’autre domicile que la boutique enfumée du kaouadji de Si-Mohammed-el-Cheriff. C’est en reconnaissant les figures accoutumées du carrefour que je pris garde à l’enterrement, et je sus que c’était ce pauvre diable, à moitié mort depuis longtemps, qui venait de mourir tout à fait. Il avait continué ses habitudes, rêvant, dormant, fumant à la même place et ne respirant plus d’autre air vital que sa fumée. Il n’était ni plus gai, ni plus triste, ni plus absorbé que d’ordinaire. On le vit le matin prendre sa pipe et l’allumer ; il fit ainsi jusqu’à midi. Le soir, on remarqua qu’il ne fumait pas ; sa pipe était pour toujours éteinte, sa vie aussi !

Je voulus me joindre au très petit nombre de ceux qui lui faisaient cortège, et je le suivis jusqu’au cimetière. La cérémonie fut courte ; il ne fit que passer par le marabout où l’on déshabille ordinairement les morts et qui sert de vestibule au tombeau. Presque aussitôt je le vis paraître, porté à bras et noué seulement dans un linceul. Deux fossoyeurs faisaient le trou, à peu près comme dans Hamlet : un dans la fosse et la creusant, l’autre enlevant la terre avec un panier. Le trou fait, on y laissa couler le cadavre, puis la terre. Dix minutes après, la fosse était comblée et formait seulement dos de sillon ; c’était à ne plus savoir ce qu’on avait mis là, si c’était un homme ou quelque semence.

Si Nâman n’a pas laissé d’héritier, ce qui est probable, et si sa pjpe est restée entre les mains du kaouadji, je l’achèterai, et tu verras un jour cette pipe homicide.

P. S. Rien de nouveau ici. Je suis monté au carrefour, où j’ai vu Sid-Abdallah, qui me croyait parti pour la France ; il ne m’a point parlé d’Haoûa. J’ai retrouvé avec émotion ma maison, ma prison d’hiver, et le jardin où les arbres fleurissent. La prairie n’est plus un pré, mais une vraie moisson. Les vaches s’y promènent, enfouies dans l’herbe jusqu’au ventre. La campagne est inondée de l’odeur des foins. Je n’ai pas de raisons pour rester à Mustapha. Vandell m’attend à Blidah, et je pars demain.


Blidah, mai.

Il s’est écoulé plusieurs semaines depuis le jour où je t’écrivais d’Alger. Je les ai passées aussi laborieusement que possible, enfermé dans cette petite ville dont l’air humide et chaud affaiblirait les plus forts par des conseils irrésistibles de mollesse. C’est la dernière séduction qu’elle ait gardée de ses origines : une sorte de bien-être physique et d’oubli de soi-même, qui ressemble à l’effet d’un bain prolongé. Nous voici au 15 mai, c’est-à-dire en été. Les jours sont longs, les midis pesans ; pour vivre d’accord avec le climat, il faut jouir des matinées et des soirées, qui sont encore douces, et déjà consacrer le milieu du jour au sommeil.

Vandell m’a quitté hier. Il ne va pas loin, m’a-t-il dit, et ne restera pas longtemps absent. Comme il ne m’avait aucunement prévenu de son départ, je fus très surpris, en m’ éveillant au petit jour, de le voir à la porte de ma chambre bouclant ses guêtres de voyage et roulant son burnouss en porte-manteau.

— Où donc allez-vous ? lui criai-je.

— Je pars, me dit-il ; j’ai réfléchi cette nuit que je m’engourdissais et prenais de mauvaises habitudes. Je ne saurais vous dire où je vais ; mais je m’en vais. Que je vous écrive ou non, ne m’attendez pas avant le milieu de juillet. Si vous voyagiez vous-même, laissez votre clé chez Bou-Dhiaf.

Bou-Dhiaf est le maître de l’hôtellerie arabe de la rue des Koulouglis et le logeur ordinaire de Vandell, quand celui-ci vient à Blidah. Son nom vaut une bonne enseigne, car il signifie père de l’hôte.

Une demi-heure après, Vandell revenait avec sa jument blanche. Il attacha sur le dos de la bête son modeste et léger bagage, se mit en selle, et me quitta. Lui parti, je me suis demandé ce que j’allais devenir. Je trouvai ma maison vide, et je compris, à cette nouvelle appréhension d’être seul après avoir été deux, que je venais de prendre aussi, moi, ce que Yandell appelle stoïquement de mauvaises habitudes.


Même date, la nuit.

M’ai fait ce soir le tour de la ville (voilà que je recommence à dire je). J’ai suivi le contour du rempart à l’extérieur, d’abord en plaine, ensuite au pied même de la montagne. Il était six heures quand je sortis, et neuf à peu près quand je revins à mon point de départ, ce qui te prouve que je marchais lentement et m’arrêtais souvent. La soirée était chaude, l’air très calme. Un brouillard de bon augure descendit de bonne heure sur la plaine, et le lac et les marais se dessinèrent bientôt par des lignes de vapeurs blanches. Les hirondelles, qui sont en nombre incalculable à Blidah, disparurent peu à peu du ciel, où le jour pâlissait ; l’air était plein du vol des insectes de nuit et des moustiques.

En arrivant à la porte de l’ouest, je trouvai tout un bivouac établi autour des abreuvoirs : — une cinquantaine de ch9,meaux, une trentaine à peu près de chameliers. Quoiqu’il fît déjà sombre, je vis à leur air et à leur tenue, à leur teint plus obscur, à leurs yeux plus âpres, qu’ils étaient des Sahariens.

— D’où venez-vous ? leur dis-je.

— Un d’entre eux me dit : — D’El-Aghouat.

El-Aghouat, dans une bouche arabe, est un mot très dur et plein de caractère, à cause de la gutturale gh, qui équivaut au j espagnol. J’écoutai ce nom bizarre, et me le fis répéter, pour me donner le plaisir de l’entendre. C’était la première fois qu’un Arabe le prononçait devant moi avec cet accent tendre et fier propre à l’homme qui parle de son pays à des étrangers. Je demandai combien de jours de voyage. Il me dit : — Dix jours jusqu’à Boghar, et deux jours de Boghar à Medeah.

— Et comment est le chemin ?

Il fit alors le geste superlatif des Arabes, me montra la route unie qui passait près du bivouac, allongea le bras indéfiniment pour exprimer la distance indéterminée d’un immense parcours, et me dit :

— Regarde, voilà le Sahara, — comme si rien au monde n’était plus beau pour le regard d’un homme que le vide indéfini d’un horizon plat.

— Bonsoir. Salut sur tous ! leur dis-je.

— Sur toi le salut ! répondit l’Aghouati.

Et j’achevai ma promenade.

Avant de rentrer, j’allai m’asseoir au café de Bou-Djima. C’est un petit café champêtre situé hors de la ville, parmi des arbres, presque au milieu des orangers, et tout entouré de ruisseaux comme un îlot. Il n’y avait personne. Bou-Djima dormait à côté de ses fourneaux, au-dessous de sa lanterne quasi éteinte. Je ne le réveillai point, et m’assis devant la porte. De distance en distance, on voyait paraître et disparaître des points de lumière dans la montagne, et de loin en loin des chiens aboyaient ; puis je regardai le ciel, où brillaient toutes les constellations de l’été. Le souvenir des Sahariens, au lieu de s’affaiblir, ne me quitta plus, et je me mis sans le vouloir à voyager. Or, quand je voyage, soit en réalité, soit en rêve, c’est toujours dans la même direction, le cap au sud.

Il est minuit. Je ne résous rien, mais il est possible que je me lève demain comme Yandell s’est éveillé hier, avec la décision subite de me mettre en route.


Blidah, août.

Je reviens du sud, après avoir fait ce que j’appellerai, ambitieusement peut-être, un curieux voyage. Ce voyage est noté, presque jour par jour et étape par étape, dans un journal qui reste indépendant de celui-ci[2]. Mon journal saharien s’arrête à El-Aghouat, et sur un cri d’homme altéré par trois mois à peu près de soif continue. Je suis revenu vaincu, je puis le dire, par cette soif mortelle, et poussé vers le nord par je ne sais quel désir déraisonnable de voir de l’eau fraîche, d’en boire et de m’y plonger.

J’ai fait en moins de six jours la route qui nous en avait demandé dix en allant. J’ai voyagé sans débrider ni dormir, marchant de jour, marchant de nuit, ne faisant plus de grandes haltes et ne bivouaquant jamais plus de quelques heures, trouvant les sources taries, de la boue liquide au lieu d’eau, ou, ce qui est pis encore, des résidus d’écume verdâtre, éreintant mon cheval, épuisé moi-même, mais soutenu jusqu’au bout par cette certitude de renaître en arrivant. J’ai cessé de noter la température en quittant El-Aghouat. Ce dont je me souviens, c’est que le thermomètre marquait 50 degrés moins un dixième le jour de mon départ à quatre heures. Le curé me remit lui-même sa dernière observation au moment où je montais à cheval ; c’est un certificat que je conserve en témoignage d’un climat qui, pendant les derniers jours, m’a paru terrible.

Parti d’El-Aghouat un dimanche, après vêpres, — comme on dirait en pays chrétien, — j’étais à Boghari le vendredi matin à huit heures et demie. J’allai droit au caravansérail, où je m’établis. J’y passai la journée avec mon domestique et mes chameliers, couché sur la dure banquette d’un hangar, et dans une ombre qui n’était pas beaucoup plus rafraîchissante que le soleil. Le soir, un cavalier entra dans la cour du fondouk ; c’était Yandell. Il avait appris mon départ, puis mon retour ; il venait à ma rencontre à Boghari, se doutant bien que je ne monterais point à Boghar.

— À la bonne heure ! dit-il en m’examinant, pour cette fois vous ressemblez à un voyageur.

— Mon cher ami, lui répondis-je, je meurs de soif !

Et je le regardais, comme si la vue seule d’un ami revenant du nord allait déjà me désaltérer.

Le lendemain, à trois heures et demie du matin, la lune brillant encore et le jour blanchissant à peine, nous reprenions ensemble la route de Medeah. Nous avions assez bien employé l’un et l’autre ces trois mois d’absence, lui au profit de l’érudition, moi de mes études.

— Qui vous a donc décidé à partir ? me demanda-t-il.

Je ne lui dis point que c’était son propre exemple, et je lui parlai seulement de la rencontre fortuite des Sahariens d’El-Aghouat.

— Et qu’avez-vous vu là-bas ?

— L’été, lui dis-je.

— C’est un peu vague, objecta Vandell ; mais chacun a son point de vue.

Les moissons étaient coupées depuis longtemps, et dans la vallée de l’Oued-el-Akoum je ne retrouvai plus qu’une étendue sans diversité de terre sèche et redevenue poudreuse. Le soleil avait dévoré des chaumes le peu qui restait sur pied. La chaleur était extrême, même à l’abri des bois dans la montagne ; les pins exhalaient une odeur suffocante de résine , et le cri des cigales, se mêlant aux craquemens des rameaux échauffés, formait autour de nous comme un pétillement d’incendie. Il fallut cheminer jusqu’à deux heures pour trouver enfin une source digne de ce nom.

C’était un réservoir d’eau limpide, profonde et glacée, ombragée par de grands arbres et reposant, comme dans une corbeille, au milieu de lauriers-roses tout épanouis.

— Vois-tu ? dis-je à mon bach’amar (conducteur de convoi) saharien. Voici comment est l’eau de mon pays.

Le bach’amar en but une gorgée dans le creux de sa main, la goûta comme il aurait fait d’une boisson inconnue, regarda le sentier pierreux qui montait en spirale autour des flancs sombres du coteau, les arbres qui n’étaient point des palmiers, et répondit simplement : — Dieu fait bien ce qu’il fait.

Je pensai comme lui, mon ami, et quand la première ardeur de boire fut apaisée, je dis au Saharien : — Tu as raison, ton pays est le plus beau du monde.

Le onzième jour après mon départ d’El-Aghouat, j’arrivai chez moi au moment où le cyprès qui me sert de cadran indiquait un peu plus de quatre heures.


Blidah, août.

— D’où viens-tu ? m’a demandé Haoûa en me revoyant.

— Du sud, lui dis-je, et je lui nommai El-Aghouat.

— Le Sahara est le pays de mon père, ajouta-t-elle alors avec autant d’indifférence qu’un spinosiste à qui l’on parlerait du paradis d’Adam. — Et pourquoi m’as-tu quittée ?

Je repris ma place accoutumée sur son divan et je lui répondis : — Pour te laisser faire ta sieste d’été.

Je l’ai retrouvée telle à peu près qu’il y a trois mois, seulement un peu plus languissante encore et sensiblement moins vêtue. Aïchouna, dont je me suis informé, passe une partie de ses soirées dans les bîtas, petites fêtes de nuit moitié bals et moitié concerts, où elle a, dit-on, beaucoup de succès comme danseuse. Le barbier Hassan m’a témoigné combien mon départ subit et ma longue absence l’avaient inquiété ; pour donner plus de prix à ses paroles, il entremêla son vocabulaire un peu corrompu de locutions françaises telles que celles-ci : mon cher et sacredié. Quant au scribe Ben-Hamida, je l’ai rencontré le lendemain même de mon arrivée. Charmant, frais et reposé comme une fille qui sort du bain, il portait, ce qui me l’a fait apercevoir de loin, une longue pelisse de couleur tendre et se dandinait élégamment avec un éventail de boudoir à la main.

— Beau visage, bonne étoile, lui dit Vandell en le complimentant de sa bonne mine.

Ben-Hamida me questionna sur mon voyage, sur l’avenir probable de notre établissement à El-Aghouat, sur l’esprit des populations sahariennes, me demanda quelle était leur attitude, ce qu’on disait du schériff agitateur du sud et ce qu’on redoutait de lui, le tout avec la curiosité naturelle d’un homme éclairé que la politique de son pays intéresse. Et comme je lui donnais l’assurance qu’El-Aghouat allait devenir entre nos mains un poste-frontière solide et parfaitement gardé, que le pays était sain, habitable, et qu’après l’avoir pris malgré les Arabes, nous saurions bien le conserver en dépit du climat, il se contenta de sourire et répondit avec une impertinence exquise : — De fort grands personnages ont été suffoqués par une mouche. — Et aussitôt il prit congé de nous.

— Ce diable d’homme combat à la manière des Parthes, dis-je en le voyant brusquement s’éloigner.

— Oui, dit Vandell, en lançant des proverbes. C’est dommage qu’il ait tourné le dos si vite, j’en avais dix à lui renvoyer.

Maintenant que j’ai vu l’été chez lui, dans son royaume, il n’a plus rien à m’apprendre, et je n’attends aucune émotion nouvelle d’un climat relativement variable, où le soleil a, comme les oiseaux de passage, des saisons pour paraître et pour émigrer. Il fait très beau, mais ce n’est pas le même beau que dans le sud ; très chaud, mais la chaleur est plus molle que jamais ; très sec, mais cette sécheresse n’est pas comparable à l’aridité menaçante, et aussi vieille que le monde, qui garde les barrières du Sahara. On voit encore ici des ruisseaux qui coulent, un lac qui fume le soir, des marais qui s’évaporent ; les horizons sont chargés, le ciel est d’un bleu de velours, il n’est plus d’airain. D’ailleurs les récoltes sont finies ; herbages et cultures, tout est rentré, la plaine est nue, septembre approche ; dès aujourd’hui l’automne peut venir.

Je mets en ordre mon journal et mes dessins de route, un peu tristement, car la comparaison de ce que j’ai vu là-bas fait paraître médiocre tout ce qui n’est pas très beau, et petit tout ce qui n’est plus vide. Blidah est une sorte de Normandie numide qu’il est bon de visiter en arrivant d’Europe, mais où l’on a tort de s’arrêter quand on revient du sud, parce qu’on retombe alors du grand au joli. Il n’y a pas de verger, fût-il africain, qui vaille une oasis, et le désert fait tort aux plus grandes plaines.

Le jour se lève entre quatre et cinq heures. Involontairement je m’éveille aussitôt qu’il conmience à poindre, dernière habitude apportée d’un pays où le sommeil n’a plus d’heures, et où jamais l’on ne dort tout à fait. Ma chambre se remplit confusément de lueurs blanchissantes et de bruits vagues. Je vois l’aube qui s’épanouit par-dessus la ligne verte d’un horizon boisé. J’écoute : voici la diane, un air qui m’a fait battre le cœur pendant deux mois, un air sans pareil, quand on l’associe dans sa mémoire à des sensations poignantes et uniques. Des chevaux hennissent, des chameaux brament ; j’entends passer sous ma fenêtre des gens qui vont pieds nus et marchent d’un pas mou ; la brise errante qui précède le soleil fait doucement frissonner les orangers du voisinage ; l’air est tiède, la matinée tranquille. Suis-je encore au Sahara ? C’est une illusion de tous les matins qui dure un moment, juste le temps de reconnaître où je suis, et de m’apercevoir que je n’ai plus de moustiquaire étendu sur moi comme un linceul, que je respire à l’aise, et que le bourdonnement des mouches a cessé : après quoi, je me retrouve ici dans un autre monde. Je m’éveille avec sécurité, je cherche, au milieu de sensations toutes paisibles, la secrète angoisse et le sentiment d’un danger possible. La vie est commode, le climat salubre, la saison clémente. Alors j’éprouve un regret bizarre, et je regarde avec indifférence se dérouler des jours qui n’ont plus rien de redoutable.

C’est ainsi que s’ouvrent mes journées, par des bruits, par des lueurs, par des formes entrevues, par le rayonnement grisâtre de l’aurore à travers ma fenêtre ouverte, par un salut donné du fond de l’âme à chaque chose qui s’éveille en même temps que moi. Ce n’est pas ma faute si la nature envahit à ce point tout ce que j’écris. Je lui donne ici tout au plus la part qu’elle a dans ma propre vie. Agir au milieu de sensations vives, produire en ne cessant pas d’être en correspondance avec ce qui nous entoure, servir de miroir aux choses extérieures, mais volontairement, et sans leur être assujetti ; faire enfin de sa propre destinée ce que les poètes font de leurs poèmes, c’est-à-dire enfermer une action forte dans des rêveries ; modifier l’homo sum de Térence, et dire : « Rien de ce qui est divin ne m’est étranger, » voilà, mon ami, qui ne serait ni trop, ni trop peu ; voilà qui serait vivre.

Je lisais aujourd’hui même un livre publié sur Alger vers 1830, et j’y trouvais un détail inattendu, qui, tout insignifiant qu’il est, m’a cependant frappé. Ce livre est l’Esquisse de l’État d’Alger du consul américain W. Shaler. C’est le plus précis, le plus fidèle et le mieux renseigné qu’on ait écrit sur la situation du gouvernement algérien à l’époque très curieuse où ce gouvernement de flibustiers s’introduisit ou plutôt fut introduit dans les démêlés de la politique européenne, et passa du brigandage à la diplomatie. L’auteur, qui séjournait dans la régence depuis 1815, qui avait vu le règne d’Omar, et qui recevait les confidences du dey Hussein, terminait son livre en 1825, au moment même où la guerre était sur le point de renaître avec l’Angleterre. Les événemens devenaient graves, une escadre anglaise bloquait la ville, et la menaçait d’un nouveau bombardement. Shaler assistait alors de sa maison consulaire à tous ces préparatifs de guerre, surveillant tout ce qui se passait, dans la rade, notant exactement le mouvement du port, l’arrivée des navires, leur nombre, leur force, leurs dispositions, indiquant l’état du ciel, quel vent, quelle température, puis mêlant à tout cela Içs renseignemens venus de la Kasbah. De toutes ces notes, prises jour par jour, heure par heure, il composait un journal fort original, une sorte d’histoire panoramique qui devient vivante à force de précision, et pittoresque à cause du point de vue.

À la date du 14 juin 1825, voici ce que l’observateur écrit : « Ce soir, comme pour faire contraste avec l’aspect sombre de la guerre et l’inquiétude qui existe naturellement dans un pays comme celui-ci, nous avons joui des plus beaux phénomènes de la nature. Au coucher du soleil, un cactus grandiflora a commencé à fleurir dans le jardin du consulat ; développant insensiblement sa gloire éphémère aux rayons d’un beau clair de lune, il embaume l’air à la distance de plusieurs toises de ses doux parfums, et répand une forte odeur de vanille.

« 15 juin. Pendant la plus grande partie du jour, l’horizon a été couvert d’un épais brouillard. À environ cinq heures du soir, le brouillard a disparu en partie, et on a découvert en pleine mer seize vaisseaux anglais. La belle fleur qui s’était épanouie la nuit dernière était fermée le matin ; le soir, elle était desséchée sur sa tige. »

Et le lendemain le diplomate continue le récit du blocus. Ce mince détail observé par hasard illumine à mon avis tout le cours du volume. Ce brouillard des journées chaudes, cette plante rare qui fleurit pendant une nuit d’été et ne reste ouverte que quelques heures, il y a là, mon ami, tout un paysage. Est-il inutile ? Je ne le crois pas, car il rend le tableau plus local, il rappelle l’Alger physique qu’on oubliait ; il encadre l’histoire, sans que l’histoire y perde rien de sa gravité. Si jamais il m’arrivait d’être l’historiographe d’un événement politique ou militaire, sois bien assuré qu’à mon insu je trouverais moyen de faire épanouir à un moment donné, soit parmi les aridités de la politique, soit au milieu des péripéties d’un champ de bataille, quelque chose comme le cactus grandi flora de l’Américain Shaler.


Septembre.

Nous recommençons la vie que tu connais, aux mêmes lieux, dans la même maison, sans nous écarter des sillons marqués par de longues habitudes. Nous travaillons. Vandell est retourné à la géologie. Il ne sort plus sans son marteau, et partout où nous allons ensemble, il se met, comme un cantonnier sur les routes, à casser des cailloux. Je l’aide à porter ses échantillons. Il en a couvert le plancher de sa chambre. C’est là qu’il les dépose et qu’il les classe, sans avoir l’air de prévoir que tôt ou tard il nous faudra déménager. Il a rapporté de sa dernière course une foule de petits dessins fort curieux : profils de montagnes, formes de rochers, avec le multiple détail intérieur des stratifications. Rien n’est plus exact, ni plus net, ni plus minutieux. Chaque contour’ est indiqué d’une manière enfantine, par un trait si délié, qu’on dirait le travail du burin le plus aigu. Il n’y a, bien entendu, ni ombre, ni lumière ; c’est l’architecture des choses reproduite indépendamment de l’air, de la couleur, de l’effet, en un mot de tout ce qui représente la vie. C’est froid et démonstratif comme une figure de géométrie. Sans attacher d’ailleurs la moindre importance artistique à ces dessins, que lui-même appelle des plans, il s’étonne pourtant quelquefois, si j’hésite à reconnaître les lieux, de m’en voir contester l’exactitude absolue. J’accorde volontiers l’exactitude, mais je nie la ressemblance, ou bien encore, la ressemblance admise, je nie la vérité, et c’est alors le point de départ d’une dissertation qui nous mène, à travers des théories que tu devines, aux conclusions les plus opposées.

— Il faut pourtant, me disait-il aujourd’hui, que vous m’expliquiez au juste ce que vous prétendez faire de ce pays. Je vous entends dire tantôt qu’il est curieux, tantôt qu’il est beau ; vous parlez tour à tour de naïveté et de parti-pris ; vous invoquez l’indépendance et les traditions ; vous avez toujours un pied ici, l’autre dans les musées ; bref, je vous vois faire un grand écart très périlleux, et je vous demande à vous-même si l’équilibre est possible à tenir.

— Mon cher ami, lui dis-je, c’est une des faiblesses de notre époque d’essayer ce que les plus forts n’avaient point entrepris, non par timidité, mais par sagesse, et de mettre beaucoup de résolution dans des chimères. Il fut un temps où les choses étaient moins compliquées et les hommes plus grands, peut-être parce qu’ils étaient plus simples. En tout cas, le but était direct, les moyens de l’atteindre étaient peu nombreux. On prétend que le but continue d’être le même ; j’en doute, à voir mille chemins ouverts, et que chacun prend un détour nouveau pour y arriver. On ne pensait pas alors qu’il y eût autre chose au monde que ce que soi-même on voyait tous les jours : de belles formes humaines équivalentes à de belles idées, ou de beaux paysages, c’est-à-dire des arbres, de l’eau, des terrains et du ciel ; l’air, la terre et l’eau, trois élémens sur quatre, c’était déjà vaste, et cela suffisait. A chaque chose on donnait à peu près sa couleur générale, et chaque forme était exprimée dans le sens le plus propre, non point à la corriger, mais à la manifester, en vertu de ce principe très modeste, et cependant très fier, qui, faisant équitablement deux parts dans les productions de l’art, donne à la nature l’initiative du beau, et nous réserve à nous le droit de le concevoir et de le révéler. On appelle embellir ou créer cette opération de l’esprit ; ce n’est qu’une demi-erreur, et peut-être un abus de mots. .

Après ce préambule un peu solennel, engagé dans une exposition de principes que je n’avais ni provoquée ni préparée, je continuai, mon ami, raisonnant, divaguant, prenant les faits pour témoignages, invoquant l’exemple de ceux que nous appelons les maîtres, et, comme tu pourras le reconnaître, sans beaucoup d’ordre ni de méthode.

« Ce qui nous a perdus, disais -je aux termes près, c’est la curiosité et le goût des anecdotes. Il y a déjà quelque temps qu’on le répète, et c’est vrai, mais irrémédiable. Autrefois l’homme était tout. Une figure humaine valait un poème. Quand la nature apparaissait derrière l’homme, c’était à l’état d’auréole, et pour remplacer les fonds noirs des portraitistes ou les nimbes d’or des primitifs Italiens. La peinture et la sculpture se donnaient la main, à ce point que la peinture avait l’air d’être soutenue par sa sœur aînée. Toute pleine encore des traces de cette commune origine et de cette éducation commune, elle avait le sens individuel, le relief abstrait et positif de la statuaire. Et telle était, à la plus grande époque de la renaissance italienne, la fraternité de ces deux arts jumeaux que l’homme qui les a réunis et presque confondus dans ses œuvres est demeuré par là le premier artiste du monde, moins parfait que les Grecs et plus complet. Je ne crois pas que le Jugement dernier soit autre chose qu’un immense bas-relief avec le mouvement et la couleur. Le jour où la séparation eut lieu, l’art diminua. Il se transforma le jour où le sujet s’introduisit dans la peinture, il tomba tout à fait le jour à jamais déplorable où le sujet en devint l’intérêt. En d’autres termes, le genre a détruit la grande peinture et dénaturé le paysage même.

« Le sujet date de loin, et le genre aussi. Si l’on voulait sincèrement remonter aux origines, on manquerait peut-être de respect à des noms singulièrement vénérables et que j’aurais peur de prononcer même entre nous. Nous avons toujours eu trop d’esprit en France. Cette disposition a porté malheur à nos grands hommes. On accorderait peut-être plus de génie à l’homme-roi du xviiie siècle, s’il avait été moins spirituel, et l’on remarque peu que le plus grand peintre français du xviie avait lui-même autant de dextérité d’esprit que de bon sens. Le bon sens et l’esprit, la finesse et la logique, voila des qualités gauloises dont les Italiens ne se doutaient pas, ou qu’ils n’ont jamais laissé voir. C’est pourquoi Poussin est moderne ; il l’est malgré lui, malgré ses traditions, malgré son sens exquis de l’antique. Il a beau vivre et mourir à Rome, il reste au fond le Normand des Andelys, voisin de Corneille et parent de La Fontaine. Il a beau faire : il est grave, mais spirituel. Il est soucieux, mais il raisonne ; il a le trait, le pathétique et la leçon ; il est peu naïf en somme dans l’acception simple, forte, ingénument plastique, que les anciens donnaient à ce mot. Le très grand art ne raisonne pas, du moins dans le sens du syllogisme ; il conçoit, il rêve, il voit, il sent, il exprime : mécanisme simple et plus naïf. Qu’est-ce que le sujet, sinon l’anecdote introduite dans l’art, le fait au lieu de l’idée plastique, le récit quand il y a récit, la scène, l’exactitude du costume, la vraisemblance de l’effet, en un mot la vérité, soit historique, soit pittoresque ? Tout se déduit et tout s’enchaîne. La logique apportée dans le sujet conduit tout droit à la couleur locale, c’est-à-dire à une impasse, car, arrivé là, l’art n’a plus qu’à s’arrêter ; il est fini.

« L’histoire religieuse, l’Ancien et le Nouveau Testament, par l’élévation de l’idée, qui touchait à la foi, par le contact avec le fond des croyances, par leur éloignement légendaire, par le mystérieux des faits, s’élevaient au-dessus de l’anecdote et rentraient dans l’épopée ; mais à quelle condition ? À la condition d’être le credo d’une âme émue, comme chez le moine de Fiesole, ou d’être coulés dans le moule d’une forme sublime, comme dans Léonard, Raphaël, André del Sarlo, ces païens. Le sujet n’a jamais été pour eux qu’une occasion de représenter l’apothéose de l’homme dans tous ses attributs. Du moment que la mise en scène se fait plus explicative, de deux choses l’une : ou le sujet se transfigure comme entre les mains des coloristes-dessinateurs vénitiens, et, par l’absence de toute couleur vraie, par le mépris de l’histoire et de la chronologie, il sert de prétexte à une fantaisie épique, au fond de laquelle il passe inaperçu ; ou bien l’intention de rester vrai prend le dessus, et subitement l’art est rapetissé. À la façon dont les metteurs en scène vénitiens ont compris le sujet, il est aisé de voir le cas médiocre qu’ils en faisaient. Quand Titien peint l’ensevelissement du Christ, qu’y voit-il ? Un contraste, — idée plastique, — un corps blanc, livide et mort, porté par des hommes sanguins, et pleuré, dans un deuil qui les rend plus belles, par de grandes Lombardes aux cheveux roux : voilà comment on entendait le sujet. Vous voyez que la curiosité d’être vrai n’était pas grande, et que le désir d’être nouveau n’allait pas plus loin que celui d’être exact. Être beau, tel était le premier et le dernier mot, l’alpha et l’oméga d’un catéchisme que nous ne connaissons plus guère aujourd’hui.

« Tout à coup, il y a quelque vingt ans, après avoir épuisé l’histoire ancienne, et puis l’histoire locale, de lassitude ou autrement, les peintres se sont mis en route. De cette époque date un mouvement très inattendu : je veux parler du besoin des aventures et du goût des voyages. Or notez bien qu’on voyage du moment qu’on s’attache aux diversités de la nature. La distance n’y fait rien. On peut ne jamais dépasser Saint-Denis, et cependant rapporter des bords de la Seine des œuvres que j’appellerai des notes de voyage. On peut au contraire faire le tour du monde, et ne produire que des œuvres plus générales, impossibles à localiser, ne portant ni timbre, ni certificat de distance, et qui sont alors tout simplement des tableaux. En un mot, il y a deux hommes qu’il ne faut pas confondre, il y a le voyageur qui peint, et puis il y a le peintre qui voyage. C’est toute une différence comme vous voyez. Et le jour où je saurai positivement si je suis l’un ou l’autre, je vous dirai exactement ce que je prétends faire de ce pays. »

Nous étions en ce moment sur la place du Marché. Une troupe d’enfans indigènes s’y livraient à un exercice d’adresse et d’agilité dont nos collégiens ont l’habitude, et qui, je crois, est cosmopolite, car on le trouve en Irlande aussi bien qu’en Orient. Le jeu consiste à lancer une boule, ou un bâton, ou n’importe quoi de léger qui puisse être enlevé rapidement et rejeté loin. Chaque joueur est armé d’un bâton, et c’est à qui arrivera le premier pour relever la boule et la lancer de nouveau. Les joueurs étaient de jeunes enfans de huit à douze ans, agréables de visage et déliés de tournure, comme la plupart des petits Maures, avec la physionomie fine, les yeux grands et beaux, le teint aussi pur que celui des femmes. Ils avaient les bras nus, leur cou délicat sortait d’un gilet très ouvert, leur culotte flottante était relevée jusqu’au-dessus du genou pour les aider à mieux courir, et une petite chachia rouge pareille à la calotte des enfans de chœur garnissait à peine le sommet de leur jolie tête chauve. Chaque fois que la boule était atteinte et partait, tous ensemble s’élançaient à sa poursuite côte à côte, en troupeau serré, comme des gazelles. Ils couraient en gesticulant beaucoup, perdant leur coiffure, perdant leur ceinture, mais n’y prenant pas garde, volant directement au but, sans qu’on les vit toucher le sol, car on n’apercevait du pas léger des coureurs que des talons nus agités dans un flot de poussière, et ce nuage aérien semblait accélérer leur course et les porter.

Il était deux heures. Le marché venait de finir, la place était entièrement déserte. Un carré de maisons basses et sans toitures, un ou deux cyprès qui pyramidaient au-dessus des terrasses, la montagne au-delà dont l’horizon dentelé partageait le ciel à plus de moitié, un ciel vide, un grand terrain sans accidens, voilà pour le paysage. Les maisons étaient d’un blanc mat à peine altéré par des écorchures, les cyprès noirs ; la montagne était franchement verte, le ciel d’un bleu vif, le terrain couleur cle poussière, c’est-à-dire à peu près lilas. Une seule ombre au milieu de la vive lumière se dessinait du côté de la place où déjà le soleil inclinait, et cette ombre, inondée des reflets du ciel, aurait pu, grossièrement du moins, s’exprimer elle-même par du bleu.

« Vous voyez bien, dis-je à mon auditeur, cette place et ces enfans ? La scène est familière et dans les conditions du genre ; le cadre lui-même a ce double avantage de l’accompagner d’une manière très simple et cependant très locale. Prenons pour exemple ce tableau qui semble tout préparé d’avance et facile à copier comme à décrire. L’exemple en vaut un autre. L’Orient peut à la rigueur tenir dans ce cadre étroit.

« Et d’abord, si vous me permettez d’être pédant tout à mon aise, que voyons-nous ? Sont-ce des enfans qui jouent dans le soleil ? Est-ce une place au soleil dans laquelle jouent des enfans ? La question n’est pas inutile, car elle détermine avant tout deux points de vue très différens. Dans le premier cas, c’est un tableau de figures où le paysage est considéré comme accessoire ; dans le second, c’est un paysage où la figure humaine est subordonnée, mise au dernier plan, dans un rôle absolument sacrifié. À cette question, qui crée aussitôt tant d’opinions diverses, chacun répondra d’après son tempérament propre, sa manière de comprendre les choses, l’habitude de son œil et les dispositions de son talent. Le paysagiste y verra donc un paysage, le peintre de figures un sujet ; l’un y distinguera des taches, l’autre des costumes, un troisième en étudiera l’effet, un quatrième y verra des gestes ; un autre encore, des physionomies. Suivant qu’on les envisagera de près ou de loin, les erîfans deviendront tout ou ne seront plus rien, et si nous les supposons assez près du peintre pour que le portrait de chacun d’eux prenne un intérêt dominant, alors une modification singulière apparaîtra dans ce tableau si simple. Tout le paysage à la fois disparaîtra ; à peine apercevra-t-on vaguement quelque chose comme un terrain frappé de lumière et des indications de mise en scène orientale ; il ne restera plus de visible et de formulé qu’un groupe important surtout par sa signification humaine, composé d’enfans animés de mouvemens rapides et de passions joyeuses, et présenté de manière à mettre en évidence l’expression du geste chez les uns, le jeu de la physionomie chez les autres. D’élimination en élimination, nous arrivons de la sorte à réduire le cadre, puis à le supprimer, à grandir le groupe, puis à le simplifier. Le costume lui-même devient un accident secondaire dans un sujet dont l’intérêt se concentre à ce point sur des formes humaines et sur des visages , et du premier coup nous supprimons le soleil et l’excessive lumière, double obstacle dont personne au monde ne s’était préoccupé quand il s’agissait de peindre des hommes.

« Que devient alors le milieu même où nous apercevons la scène : cette place blanche, ces cyprès verts, ce soleil blanc des heures méridiennes ? Que devient tout cet entourage local et significatif, — essentiel si l’on veut localiser la scène, inutile au contraire si l’on veut la généraliser ? On touche ainsi aux abstractions, et, sans le vouloir, par le seul fait d’un point de vue plus sévère et plus concentrique, on sort de la nature pour entrer dans les combinaisons de l’atelier ; on abandonne le vrai relatif pour un ordre de vérité plus large, moins précise et d’autant plus absolue qu’elle est moins locale. Pour nous, cette petite place de Blidah, solitaire, fortement éclairée par la pleine lumière d’un beau jour d’été, ces vestes rouges et ces culottes blanches, ces jolis enfans un peu bizarres, et c’est par là surtout qu’ils nous séduisent, la chaleur, le bruit, la diversité de la scène à chaque instant changeante, tout cela compose un ensemble d’impressions multiples et nous charme à ce titre surtout que nous y voyons l’individuel caractère d’un tableau d’Orient. Il y a au contraire des peintres, et j’en connais, qui ne prendraient là que le nécessaire, estimant que ce qu’il y a de plus intéressant dans ces enfans, ce n’est pas d’être de petits Blidiens, c’est d’être des enfans ; ceux-là sans contredit auraient raison.

« Ce procédé de l’esprit qui consiste à choisir son point de vue, à déterminer la scène, à l’isoler du milieu qui l’absorbe, à sacrifier les fonds, à les faire imaginer plutôt qu’à les montrer ; le soin d’expliquer ce qui doit être expliqué et de sous-entendre les accessoires ; l’art d’indiquer les choses par des ellipses et de faire imaginer même ce que le spectateur ne voit pas, ce grand art de se servir de la nature sans la stéréotyper, tantôt de la copier jusqu’à la servilité, tantôt de la négliger jusqu’à l’oubli ; ce difficile équilibre des vraisemblances qui oblige à demeurer vrai sans être exact, à peindre et non pas à décrire, à donner non pas les illusions, mais les impressions de la vie : tout cela se traduit par un mot ordinaire, et qui fait le sujet de bien des équivoques, peut-être parce qu’il n’a jamais été bien défini, je veux dire l’interprétation,

« La question se réduit à savoir si l’Orient se prête à l’interprétation, dans quelle mesure il l’admet, et si l’interpréter n’est pas le détruire. Je ne fais point de paradoxe ; j’examine. Ce n’est pas une objection que je crée, je la signale. Et croyez qu’il m’en coûte de médire d’un pays auquel je dois beaucoup.

« L’Orient est très particulier. Il a ce grand tort pour nous d’être inconnu et nouveau, et d’éveiller d’abord un sentiment étranger à l’art, le plus dangereux de tous, et que je voudrais proscrire : celui de la curiosité. Il est exceptionnel, et l’histoire atteste que rien de beau ni de durable n’a été fait avec des exceptions. Il échappe aux lois générales, les seules qui soient bonnes à suivre. Enfin il s’adresse aux yeux, peu à l’esprit, et je ne le crois pas capable d’émouvoir. Je parle ici de ceux, et c’est le plus grand nombre, qui ne l’ont pas habité, et n’ont pas, pour le comprendre, l’intime familiarité des habitudes et l’affectueuse émotion des souvenirs. Même quand il est très beau, il conserve je ne sais quoi d’entier, d’exagéré, de violent, qui le rend excessif, et c’est un ordre de beauté qui, ne rencontrant pas de précédens dans la littérature ancienne ni dans l’art, a pour premier effet de paraître bizarre.

« D’ailleurs il s’impose avec tous ses traits : avec la nouveauté de ses aspects, la singularité de ses costumes, l’originalité de ses types, l’âpreté de ses effets, le rhythme particulier de ses lignes, la gamme inusitée de ses couleurs. Changer quoi que ce soit dans cette physionomie si nettement nouvelle et décisive, c’est l’amoindrir ; apaiser ce qu’elle a de trop vif, c’est l’affadir ; généraliser une pareille effigie, c’est la défigurer. Il faut donc l’admettre en son entier, et je défie qu’on échappe à cette nécessité d’être vrai quand même, d’en exprimer d’abord les côtés bizarres et d’être conduit par la logique même de la sincérité jusqu’à l’excès forcé du naturalisme et du fac-similé.

« Il en résulte dans chaque genre également une aberration pareille et certaine.

« Le peintre qui bravement prendra le parti de se montrer véridique à tout prix rapportera de ses voyages quelque chose de tellement inédit, de si difficile à déterminer, que, le dictionnaire artistique n’ayant pas de terme approprié à des œuvres de caractère si imprévu, j’appellerai cet ordre de sujets des documens. J’entends par documens le signalement d’un pays, ce qui le distingue, ce qui le rend lui-même, ce qui le fait revivre pour ceux qui le connaissent, ce qui le fait connaître à ceux qui l’ignorent ; je veux dire le type exact de ses habitans, fût-il exagéré par le sang nègre, et n’eût-il pas d’autre intérêt que son extravagance, leurs costumes étrangers et étranges, leurs attitudes, leur maintien, leurs coutumes, leur démarche, qui n’est pas la nôtre. Or, comme il n’y a plus de limite aux investigations du voyageur lorsqu’il a pris pour règle l’exactitude, nous saurons et nous verrons, à n’en plus douter, d’après ces images minutieuses copiées avec la scrupuleuse authenticité d’un portrait, comment le peuple d’outre-mer s’habille, comment il se coiffe, comment il se chausse. Nous apprendrons quelles sont ses armes, et le peintre les décrira autant qu’un pinceau peut décrire. Les harnais des montures, il faudra de même qu’on les connaisse ; il y a plus, il faudra qu’on les comprenne, car à l’artifice ingénieux de montrer tant de choses nouvelles se joindra pour le peintre voyageur l’obligation d’être catégorique et d’expliquer. Et comme l’attrait de l’inédit correspond à ce malheureux instinct universel de la curiosité, beaucoup de gens, se méprenant eux-mêmes, demanderont alors à la peinture ce que donne exclusivement un récit de voyage ; ils voudront des tableaux composés comme un inventaire, et le goût de l’ethnographie finira par se confondre avec le sentiment du beau.

« En paysage, il se produira des effets semblables, moins évidens peut-être, non moins réels. L’intérêt des lieux éloignés est immense. Il y a un plaisir irrésistible à dire d’un pays que peu de gens ont visité : Je l’ai vu. Vous savez cela, vous qui passez votre vie à découvrir. Il faut être très modeste d’abord, — et c’est déjà une vertu humaine assez rare, — pour dissimuler ses titres de voyageur et ne pas afficher le nom des lieux à côté de celui du peintre. Il faut être plus modeste encore, — et cette modestie-là devient un principe d’art, — pour résumer tant de notes précieuses dans un tableau, pour sacrifier la propre satisfaction de ses souvenirs à la vague recherche d’un but général et incertain. Disons le mot, il faut une véritable abnégation de soi-même pour cacher ses études et n’en manifester que le résultat.

« Mais la difficulté n’est pas là seulement : elle est ailleurs, elle est partout. Le difficile est, je le répète, d’intéresser notre public européen à des lieux qu’il ignore ; le difficile est démontrer ces lieux pour les faire connaître, et cependant dans l’acception commune aux objets déjà familiers, — de dégager ainsi le beau du bizarre et l’impression de la mise en scène, qui presque toujours est accablante, — de faire admettre les plus périlleuses nouveautés par des moyens d’expression usuels, d’obtenir enfin ce résultat qu’un pays si particulier devienne un tableau sensible, intelligible et vraisemblable, en s’ accommodant aux lois du goût, et que l’exception rentre dans la règle, sans l’excéder ni s’y amoindrir. Or, je vous l’ai dit, l’Orient est extraordinaire, et je prends le mot dans son sens grammatical. Il échappe aux conventions, il est hors de toute discipline ; il transpose, il intervertit tout ; il renverse les harmonies dont le paysage a vécu depuis des siècles. Je ne parle pas ici d’un Orient fictif, antérieur aux études récentes qu’on a faites sur les lieux mêmes : je parle de ce pays poudreux, blanchâtre, un peu cru dès qu’il se colore, un peu morne quand aucune coloration vive ne le réveille, uniforme alors et cachant, sous cette apparente unité de tons, des décompositions infinies de nuances et de valeurs, rigide déformes, dessiné en largeur plus souvent qu’en hauteur, très net. sans vapeur, sans atténuation, presque sans atmosphère appréciable et sans distance. Tel est l’Orient que, vous et moi, nous connaissons, qui nous entoure et que nous voyons. C’est le pays par excellence du grand dans les lignes fuyantes, du clair et de l’immobile, — des terrains enflammés sous un ciel bleu, c’est-à-dire plus clairs que le ciel, ce qui amène, notez-le bien, à tout moment des tableaux renversés ; — pas de centre, car la lumière afflue partout ; pas d’ombres mobiles, car le ciel est sans nuages. Enfin, jamais que je sache avant nous, personne ne s’est préoccupé de lutter contre ce capital obstacle du soleil, et ne s’est imaginé qu’un des buts de la peinture pouvait être d’exprimer, avec les pauvres moyens que vous savez, l’excès de la lumière solaire, accrue par la diffusion. Je vous signale ici des difficultés de pratique ; il y en a mille autres, plus profondes, plus sérieuses, et beaucoup plus dignes d’être méditées.

« Trois hommes, depuis vingt ans, résument à peu près tout ce que la critique moderne a nommé la peinture orientale. Vous connaissez au moins l’un des trois ; son nom a fait trop de bruit en France pour qu’il n’en soit pas arrivé quelque lointain retentissement jusque dans vos déserts. Je ne me permettrai point de les juger, même en tête-à-tête, à quatre cents lieues de Paris. Je vous dirai seulement, pour employer le vocabulaire à la mode, que l’un a fait avec l’Orient du paysage, l’autre du paysage et du genre, le troisième du genre et de la grande peinture. Chacun d’eux a vu l’Orient, et l’a bien vu, sinon avec une intelligence égale, du moins avec un amour aussi vif, aussi sincère, aussi durable, et l’ensemble de leurs œuvres a été une révélation.

« Le paysagiste a commencé par visiter les lieux les plus célèbres de la terre, et les a décrits, les signant d’un nom de ville, de village ou de mosquée : les traitant à peu près comme des portraits, il fallait bien qu’il nommât l’original. Son œuvre est l’exquise et parfaite illustration d’un voyage dont il aurait pu lui-même écrire le texte, car il apportait en écrivant comme en peignant la même exactitude de coup d’œil, la même vivacité de style et d’expression. Or, de tout cet œuvre considérable, et dont le souvenir aujourd’hui déjà devient confus, ce qui restera peut-être de plus lumineux, de plus choisi, de plus mémorable, ce sont de petits tableaux sans nom, sans désignation précise, par exemple un crépuscule au bord du Nil, ou bien des pèlerins pauvres voyageant à midi dans l’aride atmosphère d’un pays sans eau. Deux notes générales, une impression de mélancolie nocturne, la terreur des chaudes solitudes, voilà peut-être ce qu’il aura laissé, je ne dis pas de plus parfait, car la nette intelligence de l’homme et la main habile du praticien sont visibles dans tous les tableaux signés de lui, mais de plus heureux pour sa renommée et de plus honorable pour l’art moderne.

«Le peintre de genre a procédé plus résolument. Dans l’Orient, il a vu l’effet : l’opposition nette, aiguë, tranchante des ombres, et de la lumière. Ne pouvant pas atteindre directement le soleil, qui brûle toutes les mains qui le cherchent, il a pris un détour fort spirituel, et, dans l’impossibilité d’exprimer beaucoup de soleil avec peu d’ombres, il a pensé qu’avec beaucoup d’ombres il parviendrait à produire un peu de soleil, et il a réussi. Cette abstraction de l’edet, ce thème invariable des oppositions vives, il les a poursuivis partout, dans tous les sujets de figure ou de paysage, violemment, obstinément, et avec un succès qui a légitimé ses audaces. Il a beaucoup imaginé, beaucoup rêvé, mais à distance, à travers des partis-pris d’esprit, de méthode et de pratique. Il n’est ni vrai, ni vraisemblable. Peu nature, permettez-moi ce barbarisme d’atelier, sa supériorité la plus incontestable lui vient de ce qu’il a, comme tous les visionnaires, l’esprit rempli de métamorphoses. Il invente encore plus qu’il ne se souvient. Il a gardé de ses séjours en Orient je ne sais quel amour des angles droits, des horizons rectilignes, des intersections brusques, dont il a composé pour ainsi dire la formule et la géométrie de son art. Chaque chose qu’il produit se reconnaît à ce double caractère : l’intensité de l’effet, la combinaison méthodique des formes, et peut-être, à son insu, le sujet n’est-il qu’un prétexte varié pour appliquer identiquement ses formules. Au fond, si quelque chose manque à cet art très indépendant, c’est de l’être trop dans un sens et de ne pas l’être assez dans l’autre, en un mot d’avoir fait d’énormes sacrifices à la lumière comme à l’indispensable raison du beau.

« Le troisième est monté d’un échelon sur l’escalier presque sans fin du grand art, et dans l’Orient il a vu les spectacles humains. Notez bien que je ne dis pas l’homme. Il a vu l’homme habillé, par conséquent la tournure, le geste, vaguement la physionomie, mais splendidement le costume et la couleur. De la couleur, il a fait à son tour son abstraction. Il a tellement agrandi son rôle, il l’a douée d’une telle importance, il en a tiré des significations si diverses, si hautes, si frappantes, et parfois si pathétiques, qu’en nous forçant pour ainsi dire à oublier la forme, il a fait supposer qu’il la méprisait ou l’ignorait, deux erreurs dont il est innocent. En vertu de ce principe que la couleur décomposée par des ombres rigoureuses et des lumières perd son effet de plénitude et sa qualité intense, il a imaginé, même pour ses tableaux de plein air, une sorte de jour élyséen doux, tempéré, égal, que j’appellerai le clair-obscur des campagnes ouvertes. Il a pris à l’Orient les bleus forts de son ciel, ses ombres blêmes, ses demi-teintes molles ; quelquefois il a fait tomber sur un parasol ouvert quelque chose comme la pesanteur d’un morne et lourd rayon de soleil ; mais plus souvent il se plaît dans les demi-clartés froides, la vraie lumière de Véronèse ; il substitue sans scrupule des campagnes vertes aux horizons brûlés : il prend le paysage comme un point d’appui, une sorte d’accompagnement sourd et profond qui fait valoir, soutient et centuple la sonorité magnifique de ses colorations. Son chef-d’œuvre, dans le genre au moins, est un tableau d’intérieur, blond, clair, limpide, et si nettement écrit, qu’on le dirait exécuté d’un seul trait, d’une seule haleine. Et ce tableau, par sa perfection, témoigne exactement comment l’homme dont je parle a compris l’Orient : son amour du costume, ses scrupules pour l’aspect, enfin le peu de souci qu’il a du soleil et de ses effets. On dit de ses œuvres qu’elles sont belles, mais imaginaires ; on le voudrait plus vrai, plus naïf, peut-être le voudrait-on plus oriental… N’écoutez jamais ceux qui vous parleront de la sorte. Croyez plutôt que ce qu’il y a de plus beau chez lui, c’est l’élément le plus général.

« Le paysagiste, par je ne sais quelle prédestination singulière, était né peintre d’Orient, car on dit qu’il ressemblait lui-même à un Arabe. Le peintre de genre a le goût des pays turcs ; il les aime en raison même de leur originalité. Le peintre d’histoire est un Vénitien qui se délecte avec des sujets contemporains analogues pour la couleur aux souvenirs passionnés qu’il a gardés de ses maîtres. Il est donc le plus traditionnel et le moins oriental des trois, et c’est la plus minime des raisons qui me font l’estimer si grand.

« J’étais au bord de la Seine, un jour de printemps, avec un paysagiste célèbre qui fut mon maître. Il m’expliquait les changemens que l’expérience, l’étude des musées, ses voyages en Italie surtout, avaient apportés dans sa manière de voir les choses et de sentir. Il me disait qu’aujourd’hui il n’apercevait plus que des résumés là où jadis il était enchanté par les détails, et qu’après avoir cherché le particulier, il cherchait maintenant la forme et l’idée typiques. Un berger passa, conduisant sur la berge même de la rivière un long troupeau de moutons qui se profilaient avec des mouvemens souples sur les eaux blanchies par un ciel gris de la fin d’avril. Le berger avait la besace au dos, le feutre noir, les guêtres de cuir d’un conducteur de troupeaux ; deux chiens noirs, très pittoresques de tournure, se traînaient lentement entre ses jambes, car le troupeau marchait en bon ordre. — Savez-vous, me dit mon maître, que c’est une chose très belle à peindre qu’un berger au bord d’un fleuve ? — La Seine avait changé de nom, comme le sujet avait changé d’acception : la Seine était devenue le fleuve. — Qui de nous pourra faire avec l’Orient quelque chose d’assez individuel et à la fois d’assez général pour devenir l’équivalent de cette idée simple du fleuve ? »

Voilà, mon ami, à peu près ce que je disais à Vandell. Tire de ce chaos d’objections, d’aperçus, de notes éparses, la conclusion que tu voudras. Je te rapporte un entretien qui n’est pas un livre de dogme, qui n’est pas même un chapitre de critique. La conclusion personnelle que j’en ai tirée, moi, la voici : il est probable que j’échouerai dans ce que j’entreprends, ce qui ne prouvera pas que l’entreprise est irréalisable. Il est possible aussi que, par une contradiction trop commune à beaucoup d’esprits, je sois entraîné précisément vers les curiosités que je condamne, que le penchant soit plus fort que les idées, et l’instinct plus impérieux que les théories.


Octobre.

Il est convenu que nous partirons demain pour une excursion de chasse qui doit durer trois ou quatre jours. Nous battrons d’abord le lac Haloula, puis toutes les collines jusqu’à Tipaza, où nous irons tuer des lapins dans les voies romaines.

C’est le commandant *** qui conduit la chasse ; nos compagnons sont de vieux Africains, officiers de cavalerie indigène, connus comme des tireurs de premier ordre, et, ceci soit dit afin de t’expliquer d’avance l’allure militaire de notre expédition, nous emmenons, à titre de domestiques, de garde d’honneur ou d’escorte, suivant le cas, dix spahis pris dans les manteaux rouges de Blidah. Le convoi, qui pourrait être plus modeste, se compose de deux prolonges ou chariots du train à quatre chevaux. Les chiens, dont on veut ménager les forces pour le lendemain, voyageront dans les voitures avec le matériel de campement, les bagages, l’arsenal des fusils de chasse et les munitions, lesquelles sont calculées d’après un minimum de cent coups par tireur. Dernier détail enfin qui te fera juger du massacre qui se prépare, nous emportons trois grands sacs à pain destinés à contenir le gibier qui ne sera pas mangé sur place et le gibier d’eau qui ne sera pas mangeable.

— Ne vous attendez pas, m’a dit Vandell en me renseignant sur des habitudes peu connues sans doute ailleurs qu’en Algérie, à procéder, comme en France, à petit bruit et à petits pas. Les chiens d’arrêt ne servent ici qu’à trouver la piste. Le gibier rencontré, le chasseur se charge du reste, avec son fusil pour le tirer tant qu’il vole, avec son cheval pour le poursuivre de remise en remise, pour le lasser, le forcer, le piétiner, quand il n’en peut plus. C’est une alliance assez originale, et qui vous surprendra, je crois, de la chasse à courre et de la chasse à tir, le mélange attrayant de deux satisfactions très vives, l’adresse du coup d’œil et la promptitude. Rien là-bas n’est à ménager, ni le terrain, qui n’appartient à personne, ni le gibier, très abondant. Chacun est libre de charger à fond de train, comme en pays ennemi ; le bat est de tuer beaucoup. C’est un exercice qu’on apprend en faisant la guerre. Voilà pourquoi tous les officiers aiment la chasse et la pratiquent bien, de même que tout bon coureur de lièvres et de perdreaux est de droit un excellent soldat d’Afrique. Dans les deux cas, la gymnastique est la même, et pour une âme un peu vigoureuse la chasse, assure-t-on, vaudrait la guerre, s’il ne lui manquait un plaisir que rien ne remplace, l’égalité dans la lutte et le charme incomparable du danger. — Je vous préviens de tout cela, ajouta Vandell, pour que vous sachiez ce que vous aurez à faire demain, si vous entendez y mettre de l’ amourpropre, ou si modestement vous devez suivre la course en spectateur. Quant à moi, je prendrai ma jument. — La jument blanche de Vandell est, selon lui, la seule monture sur laquelle il ait pu réfléchir à l’aise.

Je suivrai la course comme je pourrai, mon ami, mon unique désir étant de voir le lac, et tu sais pourquoi. Le lac est du petit nombre des curiosités que je me connaisse, et dont je m’accuse comme d’une inconséquence. Nous avions autrefois projeté ce petit voyage sans jamais l’accomplir ; c’est bien le moins, puisque l’occasion m’en est offerte, que j’aille éclaircir ou vérifier des imaginations qui nous étaient communes. J’y vais donc comme en pèlerinage, et pour saluer de plus près cet inconnu avec la dévotion qu’on doit à l’objet de ses anciens rêves. C’est peu de chose ; mais, toute imagination mise à part, il est bon de remplacer un point d’interrogation par un fait, surtout quand ce point d’interrogation, fixe depuis des années, vous sollicite incessamment par un : Qu’y a-t-il là-bas ?

Il y a là-bas, je m’en doute, ce qu’il y a partout, ce qu’on rencontre au bout de son chemin après chaque étape un peu longue, — le jeune enthousiasme des années révolues couché par terre, et si malade, hélas ! qu’il est presque mort.

Fera-t-il beau demain ? Voilà ce qui nous occupe. Depuis cinq jours, le vent du sud souffle avec furie. C’est l’adieu brûlant de l’été caniculaire, qui finit avec septembre, le mouvement orageux de l’équinoxe et le signal de la saison belle et tempérée où nous entrons, et qu’on appelle ici le second été. Je t’ai parlé ailleurs de ce vent funeste : il est très beau à voir, et très excitant pour l’esprit, quand le corps n’en est pas trop abattu. Les Blidiens le maudissent ; ils en souffrent, ils s’en préservent comme ils peuvent, en restant chez eux, en bouchant les fenêtres, en ne respirant plus. La chaleur a été extrême et sans adoucissement, ni le matin, ni le soir. La nuit dernière, j’en ai fait l’épreuve, il y avait à minuit, sous les orangers, 37 degrés centigrades, température extraordinaire à pareille heure et en pareille saison. J’ai tâché de me figurer ce que des arbres pouvaient souflrir, en les voyant tordus à se rompre dans une lutte impossible à peindre, barrasses d’efforts, et comme écartelés entre le vent qui voulait les arracher du sol et ce terrible lien des racines qu’ils ne pouvaient pas rompre. Il y eut un moment où tout sembla craquer ; une sorte de bruit déchirant sortit à la fois des entrailles de chaque arbre. Voyons, pensai-je, laquelle sera la plus forte, de la destruction ou de la vie ? La vie fut la plus forte, et je t’assure que je m’en sentis soulagé : pas un arbre ne fut déraciné. Seulement des milliers de branches et des milliers de feuilles tourbillonnaient dans l’air, et des centaines de fruits à demi mûrs roulaient par les chemins. Quant au long cyprès qui m’avoisine, soit solidité, soit souplesse, il pliait comme un jonc pour se relever aussitôt, sans paraître autrement souffrir ; puis, le souffle devenant continu, il demeura penché fortement soits le vent, et ne se redressa qu’au matin, à l’heure où tout à coup l’ouragan se calma. Au surplus, moi qui déteste le vent, je pardonne à celui-ci, peut-être en faveur de son origine, et je dis quand même au vent du désert qu’il est le bienvenu, comme à tout ce qui m’apporte des nouvelles directes du Sahara.

Autre particularité de la saison, qui donne au pays je ne sais quel aspect menaçant. Tous les soirs, nous voyons de longs incendies s’élever au fond de la plaine. Ce sont les Arabes qui brûlent les broussailles, suivant leur méthode expéditive de défricher le plus vite possible, sans le secours de la serpe ni de la charrue. Le feu suit la direction du vent, et se propage du sud-ouest au nord-est. Le jour, on n’aperçoit plus que des fumées un peu vagues, et qu’on prendrait pour des brouillards. Le soir, la flamme apparaît de nouveau, distinctement le feu reprend sa course, et l’horizon du Sahel en est éclairé d’une façon sinistre.

Ce soir, le khamsin est tombé à plat et comme par enchantement. Le ciel est presque bleu ; l’air est de l’air, et non plus de la poussière en ébuUition. Adieu donc jusqu’à deujain. Le rendez-vous est à Bab-el-Sebt ; l’heure indiquée, six heures. Nous pouvons compter sur le soleil, admirable compagnon qui jamais ne fait défaut. On lui dit : À demain ! on peut lui dire : À l’année prochaine ! Et si quelqu’un manque aux rendez-vous qu’il a donnés, ce n’est pas lui.


Au bivouac du lac Haloula, octobre.

Nous arrivons. Je suis donc où je voulais venir. La chasse commence demain. Pendant que nos compagnons s’y préparent, je te parlerai dès ce soir de notre marche en plaine, qui n’a été qu’une promenade assez courte faite avec lenteur.

Nous sommes partis à six heures précises, accompagnés de l’escorte assez bruyante dont je t’ai parlé, — en tout vingt-huit ou trente chevaux, — faisant ensemble beaucoup de tapage et soulevant un flot de poussière qui ne nous a quittés qu’à notre entrée dans les broussailles. Le temps était admirablement beau, net et reposé. Une énorme humidité couvrait la plaine, et, comme le soleil est le plus grand bienfaiteur de notre monde après Dieu, on aurait dit que, par la seule vertu de sa lumière, il changeait la rosée nocturne en une pluie d’argent. Ce mirage étincelant, qui ne trompa personne, joua devant nos yeux pendant une petite heure ; puis le soleil lui-même en fit ce que la réalité fait des mensonges, et la plaine apparut telle qu’elle est, non pas morte, mais aride, plutôt inculte que stérile, non pas déserte, mais négligée par les mains de l’homme. Au reste, elle ressemble aux cantons que les arrivans traversent en venant d’Alger, avec moins de broussailles qu’à la sortie du Sahel, moins de marécages qu’aux environs de Bouflarik, et plus de landes. J’entends par landes, ici comme ailleurs, tout ce qui pousse au hasard partout où la charrue n’est pas venue, le produit spontané d’une terre qui n’a été labourée ni fortifiée, à qui l’on n’a rien confié, et qui, même en ce pays des générosités naturelles, se fatigue alors le moins possible : les indestructibles oignons mêlés aux indestructibles palmiers nains, le désespoir des colons à venir ; les artichauts sauvages, qui déjà commencent à paraître avec leur tige incolore et leurs fruits barbus ; les romarins, les lavandes, les genêts aux fleurs jaunes, la broussaille enfin à demi dépouillée du peu de feuillage épineux qui lui donnât l’air de végéter, et qui depuis longtemps a pris la couleur indéfinissable des choses poudreuses ou inanimées. L’été n’a pas laissé une herbe vivace sur cette longue étendue, tour à tour battue par les grandes pluies, puis écrasée par le poids des eaux stagnantes, puis durcie, gercée, brûlée par cinq mois déjà de sécheresse et de soleils à peu près continus. De grands espaces vides et d’un parcours aussi doux au pas des chevaux que peut l’être un pré fauché ressemblent à des chaumes dont la paille aurait été. coupée très court. Ce qui poussait dans ces prés sans herbe avant que la morsure du soleil ou la dent des troupeaux les eût rasés, je l’ignore ; mais on n’y voit plus qu’une multitude de grands chardons à haute tige, tous couronnés, comme la hampe des drapeaux arabes, d’une boule blanche composée d’un duvet soyeux. Rien n’est plus stérile ni plus bizarre. Le vent de l’été passe, sans y former le plus petit murmure, à travers cette claire moisson de fleurs innombrables ; il en disperse les soies brillantes et répand leur graine inutile sur des lieues de pays abandonné. Puis viennent les terrains plus maigres, où la marne est encore plus nue, puis de loin en loin des zones basses, où la fraîcheur des eaux souterraines fait naître et verdoyer tristement la végétation rigide et silencieuse des marais. Tout cela n’est ni beau ni laid, ni gai ni triste ; mais le détail insignifiant disparaît dans un ensemble tellement vaste et si prodigieusement baigné de lumière et d’air, cette immense perspective presque incommensurable est cependant contenue dans un cadre si visible et si bien défini, les couleurs y sont si légères et les formes si nettes, qu’on ne saurait imaginer plus de grandeur vague avec autant de précision. C’est l’indéfini réduit aux proportions du tableau et résumé sobrement dans d’exactes limites : spectacle assez frappant lorsqu’on n’a vu que des plaines sans bornes aucunes ou des plaines à contours trop étroits, c’est-à-dire le défaut ou l’excès du grand.

Je te l’ai dit ailleurs, en traversant cette même plaine, les accidens s’évanouissent dans ce grand vide. Au loin vers le nord, on distingue des lignes buissonneuses que nous laissons à droite, et qui sont des bois, puis à de longs intervalles un point blanc de forme indécise, à peu près comme un linge oublié dans la campagne, et qui représente une ferme française isolée, ou plus rarement encore une série de taches noirâtres agglomérées dans un certain ordre et légèrement arrondies, comme des tas d’herbes consumées : c’est un douar. Quand un arbre apparaît dans cet horizon plat, où la vue se fatigue à décomposer des azurs, où le vert manque, où l’ombre est nulle, tantôt c’est un vieux olivier protégé par les superstitions locales, où les femmes stériles des tribus voisines vont suspendre en ex voto des lambeaux de guenilles arrachés de leurs voiles, tantôt un groupe inattendu de dattiers poussant de la même souche, comme afin de se tenir compagnie, et martyrisés par les intempéries d’un climat qui n’est pas le leur. De loin en loin, et toutes convergeant à Blidah, on aperçoit des routes, mais à de telles distances qu’une armée pourrait y défiler sans être vue. Blidah se relève à mesure que le voyageur s’en éloigne et descend vers les bas niveaux de la plaine ; la ville se dessine alors plus nettement au-dessus d’un petit plateali rattaché de très près à la montagne, et se découpe en silhouette vive et claire sur le rideau bleuissant de ses jardins.

À huit heures, nous passions la Chiffa, qui est à sec, chose à peine croyable pour ceux qui l’ont affrontée pendant les pluies. Rien n’était plus inoffensif, plus riant : des graviers menus, des sables fins, une jolie guirlande arcadienne de lauriers-roses encore étoiles de fleurs, et deux filets d’eau coulant invisiblement dans un grand lit abandonné capable de contenir un fleuve. À deux lieues de nous, sur la gauche, s’ouvrait la gorge d’où sort aujourd’hui cette veine épuisée, et qui fut témoin de tant de désastres.

À neuf heures, la poudre parla sans grand effet, et ce furent les seuls coups de fusil de cette journée, préambule insignifiant de la chasse de demain. Une volée de poules de Carthage partit d’un fouillis de cactus semés en désordre autour d’un marabout abandonné, mais fort loin et au premier bruit qui leur parvint du roulement de nos prolonges. Les premiers prêts les tirèrent à toute fortune. La bande ailée, qui sentit le vent du plomb, fit un écart involontaire, comme pour laisser passer la charge, puis serra ses rangs et s’enfuit à tire-d’aile. Le soleil éclaira un moment encore des plumages blanchâtres, et tout disparut.

La poule de Carthage, ou petite outarde, ou canepetière, est un oiseau rare en France, et qui fait l’envie de bien des chasseurs ; voilà pourquoi je te le signale avec quelque déférence dans cette lettre où très exceptionnellement je te parle chasse. Il figure dans nos fastes de province en compagnie d’un oiseau plus vénérable encore, cent fois plus rare et quasi fabuleux : — je veux parler de la grosse outarde, appelée ici houbara, et dont les Arabes eux-mêmes, le peuple le moins chasseur de la terre, s’entretiennent avec curiosité. Shavv, qui lui conteste son identité avec l’outarde, décrit ainsi le houbara : jaune pâle tacheté de brun, ailes noires avec taches blanches, collerette blanchâtre rayée de noir, bec plat comme celui des étourneaux, pieds sans orteils. — Outarde ou non, c’est un fort bel oiseau, d’autant plus beau qu’il est introuvable, d’autant plus envié qu’il est moins difficile encore à rencontrer qu’à saisir, comme l’occasion. Un jour, dans le Hodna, sur les ruines mêmes de la romaine Tobna, je vis deux de ces oiseaux insaisissables s’envoler tout à coup du milieu des décombres ; ils étaient, bien entendu, hors de portée, et, comme si le hasard seul les avait rapprochés dans une amitié d’un moment, les deux oiseaux solitaires se désunirent ; l’un prit à droite, l’autre à gauche, et chacun d’eux, mais isolément, mit le désert entre nous et lui. Pourtant, à quelques jours de là, un houbara fut tué devant moi, et de la façon que voici. Nous voyagions en colonne, précédés d’une avant-garde et de fanfares, et je ne sais comment l’oiseau se laissa surprendre, et puis dérouter. Au lieu de fuir devant la colonne, il rebroussa chemin, et tout à coup apparut au-dessus des bataillons, volant d’un vol lourd et peu rapide, comme s’il avait perdu à la fois toute prudence et tout espoir de fuite, et que l’effroi l’eût paralysé. Il défila ainsi de la tête à l’extrémité de la petite armée ; miraculeusement il allait atteindre l’arrière-garde sans avoir été tiré, quand un cantinier, qui le voyait venir et prenait son temps, l’ajusta comme une cible et le fit tomber à deux pas en avant de son mulet. C’était un oiseau magnifique, de la grosseur d’une petite dinde, et pesant de quatre à cinq livres. Sa collerette blanchâtre et hérissée l’habillait par le col comme une fraise tuyautée à la Henri IV.

À onze heures, nous faisions halte dans le lit de l’Oued-Djer, rivière profonde encaissée dans des berges limoneuses, tarie comme la Chiffa, dont elle est un des affluens, et n’ayant retenu de son cours d’hiver qu’un ou deux pouces d’eau, où, quand nous arrivâmes, un long troupeau de vaches s’abreuvait : bords escarpés, plantés de grands arbres, oliviers, tamarins, lentisques. Vers trois heures, nous remontâmes à cheval pour reprendre notre course à travers la plaine. Nous laissions à gauche les Hacljout, dont on voyait les tentes, avec des chevaux errans par troupeaux comme dans la Camargue ; quelques chameaux égarés loin du douar s’approchaient au lieu de fuir, et paisiblement nous regardaient passer. Droits, debout, osseux, avec leurs bosses poilues, leurs épaules chargées de toisons, leurs genoux cagneux et calleux, leurs grands pieds mous, et la charpente énorme et bizarre de leur tète, aux lèvres mobiles, à l’œil si doux, ces grandes bêtes brunes, posées entre le terrain pâle et le ciel d’un bleu tendre, doublaient de proportions et de volume, et prenaient, comme un éléphant vu de près, l’intérêt monumental d’une chose hors nature. La plaine tout entière, c’est-à-dire dix lieues de perspective fuyante, était comprise entre leurs jarrets ; la silhouette des hautes montagnes, qui se dessinait comme au pinceau par une ligne indéterminable à hauteur de leur ventre, formait le fond de ce tableau singulier. Ils ne broutaient pas, n’ayant rien à paître. Ils se promenaient avec l’air inoccupé, distrait, je dirais ennuyé, propre aux ruminans qui ne sont pas gourmands. La sobriété de ces animaux prend extraordinairement la signification d’une qualité morale : ne les voyant pas aiïamés, on les croirait pensifs.

Toute cette plaine est un champ de bataille ; les Hadjout en savent quelque chose. C’est là que nous avons gagné petit à petit, escarmouche par escarmouche, notre interminable bataille de Zama. Quand la charrue viendra, quand enfin la pioche ouvrira cette terre où l’on a semé tant de fer et si peu de blé, on trouvera là aussi les restes de nos légionnaires, des épées, des boulets et de grands ossemens.

La seule rencontre que nous ayons faite aujourd’hui pendant sept ou huit heures de marche fut celle de trois bergers, deux jeunes gens et un vieillard. Debout sur un pan de mur écroulé, dernier vestige de je ne sais quelle ruine, peut-être romaine, peut-être vandale, peut-être byzantine, peut-être turque, peut-être arabe (car un antiquaire ferait l’histoire de cinq grands peuples avec les origines probables de ce petit mur), le plus âgé des deux fils, un jeune homme de vingt ans, gardait un troupeau de moutons à large queue et de chèvres noires. Il soufflait dans un chalumeau primitif et en tirait non pas précisément une musique, mais des sons sans mesure et sans rhythme, que le vent prolongeait assez mélancoliquement sur la lande , et dont le chien de garde à longues oreilles paraissait s’émouvoir, car il hurlait. À l’écart marchait le vieillard, appuyé d’un bras sur un grand enfant qui pouvait avoir seize ans. Tous les deux portaient le costume étroit et court des bergers : la jaquette attachée à la taille, la calotte en feutre tressé, les sandales à courroies, coupées dans une peau d’agneau. Le vieillard avait les yeux si clignotans que je le crus aveugle, et le jeune homme était si beau, qu’en passant près de lui, Vandell lui dit dans la noble formule du salut arabe : — Salut sur toi, Jacob, fils d’Isaac, et salut sur ton père ! — Me serais-je trompé, mon ami, en déclarant la Bible vivante introuvable ?

Un peu après, nous entrions dans les taillis qui bordent le lac au nord-ouest ; fourrés bas, mais très serrés, de lentisques, de myrtes, de tamarins et de genêts. L’incendie les avait percés ; on y voyait partout la trace d’un feu rapide, soit aux rameaux dégarnis de feuilles, soit à la rousseur des feuillages. La flamme en avait fait des arbres d’automne, et pour les rougir encore davantage, le soleil y répandait, comme une teinture ardente, la pourpre de ses derniers rayons.

Il était six heures. Pas une seule feuille agitée ne remuait dans l’épaisseur des taillis, où l’ombre descendait paisiblement sans être accompagnée du moindre souffle. Alors, grâce au silence absolu de cette soirée tranquille, j’entendis s’élever un bruit très singulier. Imagine un tumulte léger et bizarre de voix, de rumeurs, de soupirs mêlés à des battemens d’ailes, à des clapotemens d’eau remuée ; une sorte de ramage et de murmure agité, qu’on eût pris pour la conversation de je ne sais quelle peuplade à la langue douce, assemblée je ne pouvais dire où, invisible encore, mais que nous allions surprendre.

— C’est le bruit du lac, me dit Vandell. À pareille heure, on l’entend dix minutes au moins avant de le voir.

se montra au moment même où nous sortions du bois, étendu 

devant nous dans sa plus grande largeur (une lieue à peu près), et sur une longueur incertaine, car il allait se confondre à l’ouest avec l’extrémité discernable de l’horizon, immobile comme une eau morte, parfaitement pur comme un miroir où se répétaient avec exactitude les rougeurs magnifiques du couchant, couvert enfin, — là était le spectacle, — d’un peuple innombrable d’oiseaux. Tous ces oiseaux, les uns connus, les autres inconnus, tous divisés par espèces, chacune avec ses habitudes, son logis, son cri, son chant, ses mœurs et son territoire, toute cette population étrange faisait ses dispositions pour la nuit. J’en distinguais des légions succédant à des légions établies au centre des grandes eaux, de manière à figurer, par une multitude de points obscurs, une sorte de végétation aquatique comparable à des prés flottans sur un marais. C’était la zone habitée par les canards, les sarcelles, les macreuses, les petits plongeurs de couleur sombre. Je les reconnaissais, même à distance, au volume de leur tête, à leur équilibre à fleur d’eau, à leur forme d’oiseaux nageurs qui les fait ressembler à de petits navires. Plus près, et parmi les roseaux, où frémissaient des milliers d’habitans que l’on ne voyait pas, allaient et venaient des bécassines volant par saccades avec leur cri rapide, leur coup d’aile en crochet, leur chute aussi brusque que leur départ est prompt. Au loin passaient des hérons gris ou des ibis d’Egypte, le bec allongé, les pieds tendus, le corps aminci comme des javelots. Dans une anse découverte, mais hors d’atteinte, à peine à portée de carabine, deux grands cygnes, qu’on aurait pris pour le couple royal appelé, par la taille et par la beauté, à régner sur ce petit monde, naviguaient lentement l’un près de l’autre, avec leur col arrondi et leurs plumes couleur de neige, un peu roses du côté du couchant. En même temps des bataillons d’étourneaux qui descendaient des collines passaient au-dessus de nos têtes en faisant le bruit du vent dans des peupliers. Comme une armée qui défile, ils se succédaient à quelques secondes d’intervalle ; la masse entière ne forma bientôt plus qu’un long ruban immense qui se dévida sur le lac d’un bord à l’autre, puis tout se fondit en un brouillard. Un moment après, le bruit cessa, et le lac lui-même disparut dans la brume.

La nuit tombait. À quelque cent mètres de nous, un peu sur la droite et presque au pied du Tombeau de la Chrétienne, j’apercevais un petit tertre planté de cinq gros oliviers et des feux qui commençaient à flamber parmi les arbres : c’était le bivouac.


La nuit, onze heures.

« Je me souviens, m’a dit ce soir Vandell, qu’à deux portées de fusil tout au plus du village maritime de S. M… se trouvait une ferme isolée qui jadis, pendant bien des années de mon enfance, représenta pour moi le bout du monde. La ferme se composait d’un amas de maisonnettes entourées d’arbres, de fumier et de provisions de fourrage. Les maisons se voyaient peu : ce qu’on apercevait de loin, au penchant des vignobles et sur la limite de grands champs de blé, perspective absolument nue pendant l’automne, ce qui faisait remarquer cette habitation, qui n’a jamais, que je sache, préoccupé personne excepté moi, c’étaient de vieux noyers dépouilles de bonne heure par les vents salés de la mer et quelques rangées d’ormeaux trapus, dont le fermier ébranchait la tête. Il y avait sous ces arbres une pelouse assez courte, et dans ces arbres quelquefois des oiseaux posés, tels que des huppes, des tourterelles et des ramiers. Quant aux imaginations que je m’étais faites avant qu’il me fût permis d’aller jusque-là, elles se résumaient toutes dans deux sentimens très vagues et d’autant plus perplexes, celui de la distance et celui de l’inconnu. Enfin le jour arriva où des chasseurs que j’accompagnais m’y conduisirent. C’était en octobre ; les champs étaient vides, la campagne dépouillée de ses deux récoltes devenait à la fois plus grave, plus sonore et plus grande. Un oiseau s’envola du petit bois d’ormeaux, — un chathuant, je l’ai compris plus tard en me rappelant cette journée d’émancipation, qui fut en quelque sorte le début et le prologue de mes voyages. Ce jour-là, et comparativement à ma propre taille, la bête que je vis s’envoler me sembla quelque chose d’énorme et d’extraordinaire, avec de grandes ailes soyeuses, le vol léger d’un oiseau tout en plumes, la mine effarouchée d’un oiseau surpris. Le génie inquiet de la solitude, l’idéal ombrageux de l’inconnu ne pouvaient m’ apparaître sous une forme qui fût plus ressemblante à l’esprit visible des chimères, ni prendre une allure plus imaginaire en s’évanouissant pour toujours. À dater de cette première visite, le charme fut rompu, et, soit que tout le mystère du lieu se fût bien réellement envolé à la minute même où j’y mis les pieds, soit qu’il m’eût suffi de grandir pour rectifier mes idées de distance, les choses me parurent beaucoup plus simples, et l’habitude acheva de me montrer que cette maison de fermier ressemblait à toutes les fermes, avec cette différence toutefois que le souvenir persistant de mon illusion lui conservait je ne sais quel indéfinissable attrait. »

Il m’est arrivé ce soir quelque chose de semblable à cette aventure. Le lac, dans ma vie de voyage, représentait ce que la ferme de S. M… a représenté dans la jeunesse de Vandell : quelques centaines de pas pour aller à l’une, six ou sept lieues tout au plus pour venir à l’autre, et dans les deux cas le même désir vague et continu de voir, de connaître et de s’assurer. La solitude a pris la même occasion pour se révéler, presque la même forme pour m’ apparaître ; peut-être s’enfuira-t-elle demain, emportée par des millions d’ailes. Le charme est-il rompu ? Je n’en sais rien, mais je le croirais. On ne bivouaque pas impunément avec trente chevaux dans l’inconnu.

Nous habitons le bivouac adopté par les voyageurs qui viennent de Cherchell ou de Milianah, au bord même du lac, au pied des collines, et si près du Kouber-er-Roumiia, que l’on voit d’ici son triangle émoussé se dessiner en ombre sur la tenture étoilée de la nuit. Il est posé sur le sommet du Sahel exactement comme les petites pyramides de pierres qui jalonnent les longues courbes des steppes sahariens. On l’aperçoit à égale distance de la terre et de la mer ; depuis quinze siècles, la vieille balise sert de guide aux matelots et aux caravanes, et mystérieusement les invite à s’arrêter. Un petit plateau circulaire constamment battu, piétiné par les chevaux, troué par les piquets des tentes, incendié par les feux de bivouac, des cendres, des débris, de vieilles litières, c’est-à-dire tout ce que laissent après eux les voyageurs d’un moment ; une source d’eau douce à deux pas du lac, dont l’eau saumâtre n’est pas buvable ; de gros oliviers contemporains peut-être de la dynastie douteuse qui dort là-haut sous son tumulus de cailloux, — voilà ce qui compose le camp.

Il est tard. La lune a paru vers neuf heures ; elle est à deux jours de son plein, pas tout à fait ronde, un peu comme un cercle mal dessiné, admirablement douce à regarder, limpide et sereine. Les feux allumés dans le ventre même des oliviers, dont l’énorme cavité sert de cheminées, sont éteints, moins une ou deux étincelles. Il ne reste autour de nous que la froide humidité des minuits d’octobre, des rayons pâles et des voiles de brume. Jamais nuit n’aura fait descendre sur des yeux que le soleil a fatigués des clartés plus sommeillantes, ni des rideaux plus blancs.


Au bivouac du lac, mardi soir.

Nous avons dormi sous nos tentes froides comme on dort au bivouac, d’un sommeil transparent qui perçoit, presque aussi distinctement que la veille, les bruits, les lueurs, les murmures mêmes de la nuit. Entre minuit et une heure du matin, un grand tumulte s’est élevé dans le camp ; nos chevaux se battaient ; trois des plus vifs ont brisé leurs entraves, se sont d’abord précipités dans les roseaux, puis se sont échappés vers les collines en hennissant avec frénésie. La poursuite a duré deux heures. À travers le tissu grisâtre de mon pavillon de toile, j’ai vu de nouveau flamber de grands feux, et respiré l’aromatique fumée des bois résineux. Nos Arabes ont continué de veiller rangés en cercle autour de la flamme et aussi près que possible du foyer pour se préserver de deux ennemis reidoutables à pareille époque et en pareil lieu, l’humidité qui tombait comme la pluie, et les moustiques.

La lune a décliné vers les montagnes de l’ouest, et j’ai soulevé la porte de, ma tente au moment même où l’aube rougeâtre commençait à naître au-dessus de Blidah. Le ciel, orangé d’abord, pâlissait et blanchissait rapidement à mesure que le soleil approchait de ce haut horizon. Rappelle -toi deux belles gravures d’après Edwin Landseer, deux gravures qui semblent colorées, tant les valeurs de gris et de noir sont justes et singulièrement bien observées : l’une a pour titre the Sanctuary, l’autre the Challenge. Je ne saurais te donner une idée ni plus exacte, ni plus belle, du lac et de la silhouette acérée des montagnes, vues à cette heure de demi-ténèbres, à travers le premier crépuscule qui suit la nuit ; puis tout à coup la diane a sonné pour annoncer le point du jour, et quelques minutes après, le soleil tout rose jaillissait dans une atmosphère éclatante comme de l’argent.

Je t’ai dit que nos compagnons comptaient faire de la chasse au lac un massacre ; cette chasse a été nulle ou à peu près. Un obstacle que personne n’avait prévu a rendu la battue impossible ; il fallait des bateaux pour arriver jusqu’au large, et les bateaux n’existaient plus. Les deux ou trois petits sabots à fond plat que l’eau n’a pas coulés ou la vase engloutis avaient été pris par des guetteurs d’ibis arrivés cette nuit. Les canards, les sarcelles, les ibis, les cygnes et les hérons, tous les oiseaux qui nagent, ou que leur instinct tient éloignés du bord, nous échappaient. Il restait un pisaller : c’était de fouiller les roseaux. De toutes les façons de chasser, il n’en est pas de plus originale et de moins certaine. À midi seulement, car il fallut prendre des précautions d’hygiène comme pour un bain, nous nous mîmes en chasse ; autrement dit, nous nous mîmes à l’eau.

Le lac est entouré de roseaux élevés de huit ou dix pieds, si serrés qu’on les croirait plantés exprès pour rendre les abords inaccessibles, disposés par lignes épaisses et rangés symétriquement comme des palissades. Je ne connais pas de halliers plus difficiles à percer, ni plus incommodes à côtoyer. Ils portent tous une échelle d’étiage parfaitement graduée par des lignes de boue, depuis le plus haut jusqu’au plus bas niveau du marais, limite extrême que le lac atteint en ce moment. Aussitôt engagé dans cette broussaille à feuilles aiguës et tranchantes, à cannes serrées, à fûts réguliers comme des tuyaux d’orgue, on ne voit plus que le petit espace de ciel presque imperceptible qui reste à découvert au-dessus de la tète et l’eau noirâtre où l’on est plongé jusqu’à mi-corps. Il est également impossible de se diriger, de se reconnaître, de faire appel à ses compagnons ou de leur porter secours en cas de détresse. Il faut marcher en tâtonnant, s’assurer de la résistance de la boue, afin d’éviter les fondrières, et se tenir toujours droit, debout, le fusil haut et la carnassière aussi près que possible des épaules.

Vandell avait pris, non pas un fusil, mais un long bâton qui nous servit de canne. Autant que nous le pûmes, nous naviguâmes de conserve. De temps en temps, une aile apparaissait à travers les taillis, ou passait sur nos têtes à nous effleurer, pour s’abattre aussitôt derrière le rideau vert des roseaux. Quelquefois, mais de loin en loin, une explosion se faisait entendre à petite distance ; alors des centaines de canards qu’on ne voyait pas s’envolaient, en battant l’eau de leurs ailes, avec un bruit pareil à celui d’une multitude d’avirons.

Je ne puis dire ni combien de chemin nous fîmes, ni dans quelles parties du lac, ni dans quelle direction. Je sais que nous marchâmes consciencieusement de midi à cinq heures, toujours à couvert, toujours embarrassés dans les halliers, toujours avec de l’eau jusqu’aux hanches. Nous nous dirigions d’après le soleil d’abord, puis, quand on eut cessé de le voir, d’après les couleurs du zénith. Une heure à peu près avant la fin du jour, nous rencontrâmes un des chasseurs d’ibis. Il avait établi son embuscade dans une sorte de bassin découvert, sur la lisière intérieure des roseaux. C’était une étroite cabane faite de joncs coupés, ayant un toit et un plancher, l’un et l’autre fort à jour, et portée sur des pilotis. Au pied était amarré un bateau. On n’apercevait du chasseur, immobile au fond de sa cachette, que le canon d’un long fusil qui sortait par une embrasure, et donnait à sa citadelle flottante un aspect assez menaçant.

Ya ! fils de Nemrod, lui cria Vandell, bonjour.

— Bonjour, répondit l’Arabe, qui fit mouvoir en s’y tournant les branchages de sa cabane.

— Ta journée a-t-elle été bonne ?

— Regarde dans le bateau, dit le chasseur.

Nous vîmes au fond du bateau trois oiseaux étendus : deux ibis de couleur un peu triste et un cygne magnifique.

— Il a tué le roi du lac, dis-je à Vandell en regardant le bel oiseau, frappé droit au cœur d’une blessure encore saignante qui le rendait plus beau.

Le soleil était tout à fait bas. Il n’éclairait plus que le sommet des taillis ; de longues zones d’ombres s’étendaient sur les eaux du lac et les glaçaient de couleurs froides. À cinq heures et demie, nous rentrions à nos tentes. On a tendu des cordes entre les oliviers pour y suspendre le gibier. J’y ai vu des poules sultanes, des butors, des râles d’eau, quelques canards, un petit nombre de bécassines, — en tout soixante-trois pièces.


Au bivouac du lac, mercredi soir.

Je saurai tout à l’heure ce que la chasse a produit, et puisque cette lettre ne doit plus être qu’un registre de chasseur, je joindrai ce détail aux précédens. Nous descendons de cheval après avoir couru pendant douze heures à travers un fort beau pays, vu Tipaza, qui ressemble à toutes les villes détruites, et le Chenoua, qui rappelle, ave-c des proportions colossales, des formes plus âpres et des irisations plus délicates, la Sainte-Baume de Provence. La ville romaine est à trois lieues du camp, de l’autre côté du Sahel, en obliquant vers Cherchell. L’ancienne Julia-Cæsarea et l’ancienne Tipaza de la Mauritanie césaréenne étaient séparées par le Chenoua, dont le sommet pouvait servir aux deux villes d’observatoire commun. Cherchell est devenue arabe ; Tipaza a été abandonnée. On l’a ruinée, saccagée, détruite de fond en comble. Deux ou trois choses seulement sont restées reconnaissables pour tout homme qui n’est pas un antiquaire : les portes, les voies extérieures et les tombeaux. Ceux-ci sont ouverts, comme si les morts qui les habitaient étaient déjà ressuscites, et tous les couvercles renversés ont mis à découvert des auges vides, qui serviront plus tard d’abreuvoirs pour les chevaux. Les sables apportés par le vent de la mer ont depuis longtemps remplacé les cendres humaines. Quelques inscriptions à recueillir, des chapiteaux tombés des colonnes, des colonnes morcelées par tronçons, de rares débris de marbre sculpté, de longs pans de murs à briques étroites couverts de l’énorme végétation des lentisques en boule, deux longues allées de sépultures qui vont expirer dans des dunes de sable, vastes amas de poussière blanche et stérile accumulés sur des choses déjà mortes comme des monceaux d’oublis, — voilà ce qui reste d’un peuple qui fut le plus grand envahisseur, le plus grand colonisateur, et l’un des plus solides architectes des peuples de la terre : exemple pour ceux qui n’ont ni dans l’esprit, ni dans les mœurs, ni dans les établissemens, la solidité du génie romain.

Nous avons dîné sur les ruines, et j’ai tué deux perdreaux rouges qui picoraient des graines dans le tombeau ouvert d’une… Hortensia, pleurée et regrettée, dit l’inscription, par un Tullius. — J’ ai vu dans des lentisques grands comme des ormeaux des compagnies tout entières de perdreaux perchés, — chose assez rare, et que je n’avais pas vue ailleurs. — Les cordes tendues au travers du bivouac sont chargées de butin. C’est un magnifique étalage de gibier. En perdreaux, lapins et lièvres, il y a ce soir trois cent quatre-vingt-quatorze pièces.


Blidah, fin d’octobre.

Meux jours après notre retour du lac, nous reprenions, Vandell et moi, le chemin de la plaine. C’était un samedi, jour du sebt ou grand marché des Hadjout ; il y avait fête à l’issue du marché, et nous avions reçu du kaïd lui-même un billet cérémonieux qui nous invitait à la diffa du soir.

La fête était une sorte de réunion cantonale organisée par plusieurs douars voisins dans l’intention de se divertir à frais communs, de monter à cheval, de courir, de brûler de la poudre, derniers plaisirs qui restent à cette petite peuplade aux trois quarts détruite, à qui les réelles émotions de la vie militaire sont interdites, et que la paix ennuie comme le néant. Les Hadjout n’ont jamais aimé ni pratiqué quoi que ce soit, excepté les industries de la guerre. On se faisait Hadjout comme on se fait soldat. Quant aux femmes, épouses ou mères, lilles ou sœurs de soldat, seller des chevaux qui vont combattre, armer de leurs propres mains des hommes intrépides, les assister de loin, les accueillir par des you-you d’enthousiasme, pleurer les morts et panser des blessures bien reçues, tel était le plaisir martial qui leur revenait dans une existence aventureuse dont la guerre, sous toutes ses formes, petites ou grandes, faisait le fond, le mobile, les charmes et le profit. Voilà pourquoi une fantasia, qui ne vaut pas la guerre, mais qui lui ressemble, est aujourd’hui le spectacle le plus propre à consoler des vétérans qui ne la font plus, ou des jeunes gens qui ne l’ont jamais faite.

— Vous ne trouverez là-bas, m’avait dit Yandell, rien que vous ne connaissiez de longue date : des gens assemblés sous des tentes, une fête équestre, suivie d’une danse de nuit, avec des repas homériques, qui sont la réjouissance obligée de l’estomac ; mais c’est une politesse due au kaïd, qui nous attend. Peut-être au surplus nous amuserons-nous, car j’ai beaucoup d’amis chez les Hadjout, à commencer par ce gueux d’Amar-ben-Arif, qui fera devant vous ses tours de force de jongleur et d’écuyer.

Amar-ben-Arif devait être en effet, mon ami, le héros de la journée, et beaucoup plus sérieusement que Vandell ne l’avait prévu, car il nous ménageait la surprise d’un exploit tragique et d’un deuil navrant.

À midi, nous arrivions au marché, où nous savions trouver le kaïd : c’était lui faire doublement honneur que de nous rendre à son audience du sebt et de venir le saluer dans sa tente. Le sebt se tient au fond de la plaine, sur le territoire hadjout, dans la grande lande qui s’étend entre la Mouzaïa et le lac. Comme son nom l’indique, il a lieu le septième jour de la semaine, sous la présidence soit d’un officier du bureau arabe, soit du kaïd, qui remplit les fonctions de juge pendant ces journées fertiles en contestations, en querelles d’intérêts, en escroqueries, petits procès inséparables de tout commerce, et qui sont réglés séance tenante.

Un marché arabe ressemble à nos foires de villages ; mêmes usages ou à peu près, même personnel de campagnards, de marchands ambulans, de colporteurs, de maquignons. Changez les races, substituez les chaouchs armés de cannes et les cavaliers du beylik aux gardes champêtres et aux gendarmes, la tente mobile du kaïd à la maison communale du maire, imaginez des denrées africaines au lieu de denrées françaises, des troupeaux de chameaux mêlant leur physionomie et leurs grognemens, qui n’ont pas d’analogue, à l’aspect, au mouvement connus d’un parc de bétail composé de chèvres, de moutons, d’ânes, de mulets, de chevaux, de vaches et de bœufs maigres, et vous aurez une première idée du marché du sebt. Reste à supposer maintenant la grandeur du lieu, l’étendue de la plaine environnante, la beauté propre aux horizons de la Mitidja, la gravité d’une lande algérienne, l’éclat de la lumière, l’àpreté du soleil insoutenable même en octobre, enfin une réunion de tentes, avec la forme conique des pavillons de guerre ou de voyage, emblème intéressant quand il est l’expression des mœurs d’une société primitive, usage absurde en Europe, où la tente est la maison toujours suspecte des gens sans profession légitime, où l’homme errant est présumé n’avoir ni feu ni lieu, où le nomade est plus ou moins un vagabond. Qu’on suppose encore, pour approcher du vrai, le murmure particulier des foules arabes, la nouveauté des costumes, tous à peu près pareils et presque tous blancs, enfin certaines industries locales et bizarres, surtout à cause de leur extrême simplicité.

Les bouchers y viennent avec leurs étaux garnis de viandes saignantes, les maréchaux-ferrans, les cordonniers, les cafetiers, les rôtisseurs avec leurs ustensiles et leur matériel on ne peut plus réduit, les gens du sud avec leurs laines et leurs dattes, ceux de la plaine avec leurs grains, les montagnards avec leur huile, leur bois et leur charbon. Les jardiniers de Blidah apportent les fruits et tous les légumes cultivables, depuis les oranges et les cédrats jusqu’aux pois chiches rôtis, qui sont le grain rôti de l’Écriture sainte, jusqu’aux lentilles, dont on fait un potage rouge en souvenir du plat d’Ésaü, Les colporteurs juifs ou arabes vendent la mercerie, la droguerie, les épices, les essences, les bijoux grossiers, les cotonnades de tout pays et les tissus de toute fabrique, etc. Chacun a son étalage en plein vent ou couvert, et dans les deux cas les dispositions sont fort simples. Une ou deux caisses ou bien des paniers pour contenir les marchandises, une natte pour les exposer, un carré d’étoffe en manière de parasol, voilà, je crois, le seul mobilier nécessaire au marchand forain.

Celui des artisans n’est guère plus compliqué. Le maréchal-ferrant, que je prends pour exemple, est un homme en tenue de voyage, coiffé du voile, en jaquette et les pieds chaussés de sandales à courroies, qui porte avec lui dans le capuchon de son manteau tout le matériel d’une industrie qui semble un art de fantaisie, tant elle a peu d’occasions de s’exercer. Ce sont des morceaux de fer brut ou préparés d’avance, un marteau, des clous, un chalumeau, une très minime provision de charbon de bois, enfin l’enclume, c’est-à-dire un instrument portatif semblable lui-même à un marteau dont le manche sert de tige et de point d’appui. Trouve-t-il un cheval à ferrer, aussitôt il s’installe. Il fait un trou dans la terre, et y établit son fourneau de forge. Il plante son enclume à côté du fourneau, s’accroupit de manière à la saisir entre ses genoux, choisit un fer dans sa provision, et le voilà prêt. Un apprenti, un voisin, le premier passant venu rend à l’industriel le service de souffler le feu, et lui prête obligeamment le secours de ses poumons. Le fer rougi et façonné, le reste se pratique comme en Europe, mais avec moins d’effort, moins de précaution, moins de perfection surtout. Le fer est rarement autre chose qu’une sorte de croissant très mince, à moitié rongé de rouille, qui ressemble à du cuir taillé dans une vieille savate hors d’usage. Quand le charbon manque, on le remplace alors par de la tourbe, ou plus simplement par du fumier de chameau, combustible actif, qui se consume à petit feu sourd, comme un cigare, et se reconnaît tout de suite à des combinaisons d’odeurs végétales absolument fétides.

Boutiques, acheteurs, marchands, gens à pied et à cheval, bêtes de service et bêtes d’achat, tout se trouve aggloméré sans beaucoup d’ordre, ni de prudence. Les grands dromadaires se promènent librement et se font faire place, comme des géans dans une assemblée de petits hommes ; le bétail se répand partout où il peut ; l’âne au piquet fraternise avec l’âne mis en vente, et dans ce pêle-mêle, où les intéressés seuls savent se reconnaître, il est assez malaisé de distinguer les gens qui vendent de ceux qui achètent. Les affaires se traitent à demi-voix, avec la ruse du campagnard et les cachoteries du trafiquant arabe ; on fume des pipes afin d’en délibérer ; on boit du café comme un moyen amical de se mettre d’accord ; il y a, de même qu’en France, des poignées de main significatives pour sceller les marchés conclus. Les paiemens se font à regret, l’argent s’écoule avec lenteur, avec effort, comme le sang d’une plaie mal ouverte, tandis qu’au fond des mouchoirs (le mouchoir tient ordinairement lieu de bourse), on entend résonner, longtemps avant qu’elle se décide à paraître, cette chose mystérieuse, si bien gardée, si bien défendue, si bien cachée, qui s’appelle ici le douro.

Au centre de ce bivouac, improvisé pour quelques heures seulement, s’élevait la tente du kaïd, surmontée de ses trois boules de cuivre et du croissant, et précédée de l’étendard arabe aux trois couleurs, qui accompagne partout les chefs militaires. Deux fort beaux chevaux tout sellés étaient entravés devant la porte. À l’intérieur, il y avait des tapis, des coussins, des armes posées dans les coins, un ample chapeau de paille accroché au pilier de la tente, avec une jolie tasse en argent ciselé suspendue par un long cordonnet de soie rouge à glands d’or. Tel est, mon ami, l’aspect le plus ordinaire des tentes de guerre ; celle-ci ressemblait en outre à un prétoire, tant il y avait de cliens empressés d’y trouver place, tous une bourse à la main et causant de la grande affaire du moment, de règlemens de compte, de déficits, d’erreurs, de chicanes d’argent. Le kaïd en occupait le centre et le fond ; il donnait des ordres, expédiait ses chaouchs, et de temps en temps recevait lui-même et comptait de ses propres mains je ne sais quel impôt, soldé en monnaie de cuivre, qui passait aussitôt dans une grande bourse à fond d’or, où j’avais cru d’abord qu’il mettait son tabac. C’est un homme de quarante-cinq ans au moins, très grand, très maigre, très beau, avec l’air ennuyé qui sied bien au commandement, beaucoup de dignité d’allure, le teint jaune ardent, la physionomie impérieuse et douce, les yeux admirables ; il était vêtu de blanc comme un lévite, ce qui le rajeunissait un peu, sans burnouss, coiffé seulement du voile, enveloppé du haïk et des gandoura d’été, irréprochable par la blancheur des étoffes et négligé par la mise comme un grand seigneur en déshabillé de maison. Il fut affectueux pour Yandell et poli pour moi. Sans se rendre compte au juste de ce que nous faisons l’un et l’autre dans son pays, l’un avec sa plume et son baromomètre, moi avec ma boîte à couleurs et mes crayons, il admet qu’un homme aime à s’instruire et qu’il ait beaucoup à apprendre en venant chez lui. D’ailleurs, pour peu qu’on ne ressemble pas à tout le monde, du moment qu’on n’a pas d’industrie reconnue, qu’on n’est pas mercanti, comme ils disent, la curiosité s’attache à vos démarches, et en pareil cas un étranger a toujours beau jeu près des Arabes. Tout ce qui se marque sur le papier passe à leurs yeux pour de l’écriture ; toute écriture est d’intérêt public. Pourquoi im peintre ne serait-il pas un espion politique ? La politique est au fond de leur vie, de leurs espérances et de leurs soupçons.

Quand le moment fut arrivé de lever la séance, le kaïd se fit amener son cheval. Ses cavaliers se mirent en selle ; ses musiciens se groupèrent en ligne derrière lui. Le porte-étendard s’empara du drapeau et se plaça, d’après l’usage, entre le kaïd et les musiciens. Deux cavaliers, le fusil droit, formaient l’ avant-garde. J’imaginai que cet appareil, bien superflu, n’avait pas d’autre but que de nous faire honneur, et nous achevâmes, au son continu des tambourins, des hautbois et des fifres, au pas mesuré des processions, la petite lieue qui nous séparait du rendez-vous où se donnait la fête.

C’était à peu de distance des douars, dans un terrain vague, peu broussailleux, choisi tout exprès pour que la course y fût facile. On y avait établi d’un côté des tentes ouvertes (tentes d’hospitalité à l’intention de ceux qui voudraient y dormir), et de l’autre une grande tente en laine sombre, vaste comme une maison, entièrement close, excepté par un seul endroit, celui qui regardait l’horizon vide. La paroi qui faisait face au champ de course était abattue jusqu’à terre ; seulement, comme l’étoffe était vieillie et criblée de trous, les femmes, réunies d’avance, avaient beaucoup plus de fenêtres qu’il n’en fallait pour bien voir, mais n’en avaient pas d’assez larges pour qu’on les vît. Une troupe d’enfans s’ébattait aux alentours comme des poussins sur la limite d’un poulailler ; deux ou trois chiens de bonne garde surveillaient les approches.

Précisément en face du pavillon des femmes, au-dessus duquel flottait un petit drapeau rouge, était planté l’étendard de soie du kaïd. Ces deux bannières mesuraient la largeur de l’hippodrome, qui s’étendait indéfiniment dans la longueur ; elles déterminaient le point d’arrivée des coureurs, c’est-à-dire le but où les chevaux bien menés devaient s’arrêter court, où les fusils devaient tirer, les saluts de la poudre s’adressant de droit au kaïd d’abord, et puis aux femmes.

Il était quatre heures. Les préparatifs semblaient terminés. La diffa cuisait dans la tente fermée, où de confuses rumeurs se faisaient entendre et d’où s’échappait, comme à travers des soupiraux de cuisine, une forte odeur de ragoûts mêlée à des fumées de bois vert. La mesure lente et monotone d’une danse nationale (diminutif un peu plus décent de la danse égyptienne de l’abeille) était marquée par des chants rhythmés et des battemens de mains, et les explosions d’une joie immodérée couvraient par intervalles le cri des poulets égorgés qui se débattaient sous le couteau des servantes. Tout ce que le territoire hadjout pouvait fournir de cavaliers valides était réuni : une ligne épaisse de deux cents chevaux environ fermait au sud l’extrémité du champ de course. Le bivouac se remplissait de gens en tenue de guerre, allant et venant dans l’herbe, avec cette marche incertaine que donnent aux cavaliers arabes le Volume et le poids des doubles bottes, et surtout l’embarras des longs éperons traînans.

À ce moment arrivait de la plaine, et dans la direction de Blidah, une petite cavalcade composée de deux mulets, montés chacun par une femme en costume de ville et abondamment enveloppée de voiles. Un nègre les précédait, assis de côté sur un âne ; une négresse à pied les accompagnait.

— Voici Assra et le nègre Saïd, dit Vandell, qui reconnut à cette distance la servante d’Haoùa et son mari.

— En ce cas, lui dis-je, il est aisé de présumer quelles sont les deux cavalières.

Elles entrèrent dans, le camp, mais ne descendirent point à la demeure des femmes : on leur fit traverser la foule entière, et je ne sais quel ordonnateur de la fête les conduisit droit à une petite tente dressée à l’écart, dans laquelle il y avait des tapis, des coussins, et qui semblait en effet préparée pour un hôte attendu qui devait l’occuper seul. Personne au reste ne prit garde à leur arrivée ; j’entendis vaguement dire autour de moi que c’étaient les danseuses.

À peine assises, l’une d’elles ôta son voile, et la belle Aïchouna se laissa voir dans la tenue légère et transparente qu’elle aime et qui lui va si bien. L’autre ne fit qu’entr’ouvrir sa guimpe juste assez pour qu’on la reconnût, pour montrer qii’elle était fort bien mise, et qu’elle avait au cou, outre ses colliers et ses parures, douze aunes au moins de chapelets fleuris.

— Tu aurais mieux fait de rester chez toi, lui dit Vandell.

Haoûa fit sans répondre un geste indiflerent qui signifiait que toute chose lui était à peu près égale, qu’elle n’avait pas eu de raison précise pour venir ici, qu’elle n’en avait pas non plus pour s’y déplaire, et je la vis sourire, du sourire inexprimable qui faisait sa grâce et sa froideur, au triste hasard qui déjà semblait avoir disposé d’elle.

Le kaïd ne s’approcha point de la tente, non plus qu’aucun des vieillards ni des hommes sérieux. Un grand vide était formé tout autour, moins par discrétion que par dédain. On y remarquait seulement, rôdant à quelques pas de la porte soulevée, des jeunes gens de seize à vingt ans, aux airs indolens, à la tournure galante, au visage amaigri, blanchâtre et fané, les yeux noircis, la coiffure un peu de côté : ils souriaient à la brillante Aïchouna, qui paraissait connue de tous, et regardaient, — c’était leur droit, — mais avec un certain embarras mêlé d’impertinence, la petite étrangère au maintien sérieux que pas un d’entre eux ne paraissait connaître.

— Est-ce qu’elles vont rester là, demandai-je à Vandell, loin des femmes, comme des baladines et des filles de parias, exposées même en plein jour à la curiosité d’une troupe de soldats et sous les regards insolens de ces beaux fils qui les déshonorent ?

— Que faire contre le préjugé ? me dit Vandell. Il est partout, et ni vous ni moi n’y changerons rien. Non, mon ami, Haoûa ne sera pas admise dans la tente des mères de famille. On y parle un langage que peut-être elle n’a jamais parlé, on s’y livre à des jeux dont rougirait peut-être son pâle visage ; mais l’une a montré ses joues, les autres restent voilées ; l’une ouvre volontiers sa maison, les autres ferment la leur : ce n’est point une question de sentiment, c’est une question de discipline. Toute la différence est dans un rideau : baissé, la femme est honnête ; levé, la femme ne l’est plus. C’est, comme vous le voyez, très fictif, très déraisonnahle, et cependant sacré comme un principe et respectable comme le devoir. Au surplus, ajouta Vandell, laissons agir le préjugé. Il est hypocrite, il est injuste et cruel, il fait des victimes et les choisit mal, les sacrifie sans en avoir le droit ; au fond, il est utile. L’intolérance est l’hypocrisie de la vertu, d’accord ; mais c’est aussi le dernier hommage rendu à la loi morale par un peuple qui n’a plus de mœurs.

Au moment où retentirent les premiers coups de fusil de la course, Aïchouna dit à son amie : — Viens, voici que les chevaux partent.

Elles se levèrent alors, prirent leur voile et se mêlèrent à la foule des spectateurs. — Au revoir, me dit Haoûa selon sa coutume. — Au revoir, lui dis-je comme autrefois. J’aurais pu lui dire : adieu, car je ne la retrouvai plus que dans sa tente, à demi morte et méconnaissable.

D’abord nous vîmes courir la valetaille, les gens de classe inférieure, les plus pauvrement montés de la tribu : de petits chevaux sans tournure, des cavaliers sans luxe, de mauvais fusils rouilles, quelquefois un bout de ficelle au lieu de bride. De pareils écuyers n’ont pour se rendre intéressans que la vitesse, ils montent leurs chevaux comme ils monteraient des oiseaux rapides, ne les gouvernent point, les maîtrisent à peine et les laissent voler de toute la légèreté d’un galop qui ne fait pas beaucoup plus de bruit que des ailes. La première bête venue leur est bonne, fut-elle à demi dressée, n’eût-elle pas encore l’âge de servir, pourvu qu’elle ait l’allure vive, et la plus méchante arme leur convient, pourvu qu’elle contienne la poudre et fasse explosion sans éclater. Quand ils n’ont ni bottes, ni éperons, ils se servent de la houssine et du tranchant de l’étrier ; à défaut de cravache, ils ont leur cri de arrah, sorte de clameur irrésistible pour des chevaux aussi excitables qu’ils sont dociles. Il ne s’agit point de parader, de faire des prouesses ; il suffit de courir ventre à terre, de décharger ses armes en atteignant le but, et de recueillir, en passant devant la tente où sont les femmes, les you-you qui répondent en manière d’applaudissemens aux salves dont la mousqueterie les salue. Toutes les classes et toutes les fortunes ont droit de prendre part à ces jeux. Le peuple le plus aristocrate de la terre se montre en pareil cas plein de bonhomie. Chacun s’amuse pour son compte : le valet court à côté de son maître, s’il est assez bien monté pour suivre son allure. En vertu de ce principe applicable aux jeux militaires, que devant l’ennemi il n’y a ni distinctions de caste, ni supériorité de naissance, un cavalier vaut un cavalier, et le galop d’un cheval doit égaliser tous les rangs.

Ce prélude au reste fut très court, et ne dura pas plus de quelques minutes ; il mit les spectateurs en haleine, et fit sentir aux chevaux l’odeur de la poudre. Le kaïd avait pris place au pied du drapeau, ayant près de lui ses deux fils, deux jolis enfans, l’un de six ans, l’autre de dix. L’aîné, costumé, coiffé, botté, comme un jeune soldat, avec de longs bas de cuir jaune, et trônant dans une attitude princière, comme si le spectacle eût été donné en son honneur, se renversait, pour être plus à l’aise, sur de vieux serviteurs à barbe grise, qui s’étaient couchés à plat ventre, de manière à lui servir de coussins. Des cris éclataient au fond de l’hippodrome, où la cavalerie, prête à partir, s’organisait par petits pelotons.

Le premier départ fut magnifique ; douze ou quinze cavaliers s’élançaient en ligne. C’étaient des hommes et des chevaux d’élite. Les chevaux avaient leurs harnais de parade ; les hommes étaient en tenue de fête, c’est-à-dire en tenue de combat : culottes flottantes, haïk roulés en écharpe, ceinturons garnis de cartouches et bouclés très haut sur des gilets sans manche de couleur éclatante. Partis ensemble, ils arrivaient de front, chose assez rare pour des Arabes, serrés botte à botte, étriers contre étriers, droits sur la selle, les bras tendus, la bride au vent, poussant de grands cris, faisant de grands gestes, mais dans un aplomb si parfait, que la plupart portaient leurs fusils posés en équilibre sur leur coiffure en forme de turban, et de leurs deux mains libres manœuvraient soit des pistolets, soit des sabres. À dix pas de nous, et par un mouvement qui ne peut se décrire, tous les fusils voltigèrent au-dessus des têtes ; une seconde après, chaque homme était immobile et nous tenait en joue. Le soleil étincela sur des armes, sur des baudriers, sur des orfèvreries ; on vit dans un miroitement rapide briller des étoffes, des selles brodées, des étriers et des brides d’or ; ils passèrent comme la foudre, en faisant une décharge générale qui nous couvrit de poudre et les enveloppa de fumée blanche. Les femmes applaudirent. Un second peloton les suivait de si près, que les fumées des armes se confondirent, et que la seconde décharge répéta la première, comme un écho presque instantané. Un troisième accourait sur leurs traces, dans un nouveau tourbillon de poussière, et tous les fusils abattus vers la terre. Il était conduit par le nègre Kaddour, un cavalier accompli, célèbre dans la plaine, où sa jument grise a fait des miracles. Cette jument est un petit animal efflanqué, très souple et fluet, couleur de souris, complètement rasé, sans crinière, et clont la queue tondue ressemble au fouet des chiens courans. Des argenteries fanées, des grelots, des amulettes, une multitude de chaînettes pendantes, la décoraient d’une sorte de parure originale pleine de bruissemens et d’étincelles. Kaddour était en veste écarlate, en pantalon de couleur pourpre. Il portait deux fusils, l’un sur la tête, l’autre dans la main gauche ; dans la droite, il avait un pistolet dont il fit feu ; puis il fit feu de ses deux fusils, l’un après l’autre, en les changeant de main, les lança comme un jongleur fait de deux cannes, et disparut étendu sur le cou de sa bête, son menton touchant la crinière.

La mousqueterie ne cessa plus. Coup sur coup, sans relâche, des cavaliers se succédèrent à travers un rideau de poussière et de poudre enflammée, et les femmes, qui continuèrent de battre des mains et de pousser leurs glapissemens bizarres, purent respirer pendant une heure l’ardente atmosphère d’un champ de bataille. Imagine, mon ami, ce qui ne pourra jamais revivre dans ces notes, où la forme est froide, où la phrase est lente ; imagine ce qu’il y a de plus impétueux dans le désordre, de plus insaisissable dans la vitesse, de plus rayonnant dans des couleurs crues frappées de soleil. Figure-toi le scintillement des armes, le pétillement de la lumière sur tous ces groupes en mouvement, les haïk dénoués par la course, les frissonnemens du vent dans les étoiï’es, l’éclat fugitif, comme l’éclair, de tant de choses brillantes, des rouges vifs, des orangés pareils à du feu, des blancs froids qu’inondaient les gris du ciel ; les selles de velours, les selles d’or, les pompons aux têtières des chevaux, les œillères criblées de broderies, les plastrons, les brides, les mors trempés de sueur ou ruisselans d’écume. Ajoute à ce luxe de visions, fait pour les yeux, le tumulte encore plus étourdissant de ce qu’on entend : les cris des coureurs, les clameurs des femmes, le tapage de la poudre, le terrible galop des chevaux lancés à toute volée, le tintement, le cliquetis de mille et mille choses sonores. Donne à la scène son vrai cadre que tu connais, calme et blond, seulement un peu voilé par des poussières, et peut-être entreverras-tu, dans le pêle-mêle d’une action joyeuse comme une fête, enivrante en eftet comme la guerre, le spectacle éblouissant qu’on appelle une fantasia arabe. Ce spectacle attend son peintre. Un seul homme aujourd’hui saurait le comprendre et le traduire ; lui seul aurait la fantaisie ingénieuse et la puissance, l’audace et le droit de l’essayer.

Réduite à des élémens tout à fait simples, à ne regarder dans cette mise en scène surabondante qu’un seul groupe, et dans ce groupe qu’un seul cavalier, la fantasia, c’est-à-dire le galop d’un cheval bien monté, est encore un spectacle unique, comme tout exercice équestre fait pour montrer dans leur moment d’activité commune et dans leur accord les deux créatures les plus intelligentes et les plus achevées par la forme que Dieu ait faites. Séparez-les, on dirait que chacune d’elles est incomplète, car ni l’une, ni l’autre n’a plus son maximum de puissance ; accouplez-les, mêlez l’homme au cheval, donnez au torse l’initiative et la volonté, donnez au reste du corps les attributs combinés de la promptitude et de la vigueur, et vous avez un être souverainement fort, pensant et agissant, courageux et rapide, libre et soumis. La Grèce artiste n’a rien imaginé ni de plus naturel, ni de plus grand. Elle a montré par là que la statue équestre était le dernier mot de la statuaire humaine, et de ce monstre aux proportions réelles, qui n’est que l’alliance audacieusement figurée d’un robuste cheval et d’un bel homme, elle a fait l’éducateur de ses héros, l’inventeur de ses sciences, le précepteur du plus agile, du plus brave et du plus beau des hommes.

De temps en temps, et comme des acteurs de premier ordre sûrs d’eux-mêmes et toujours certains d’être applaudis, des cavaliers couraient isolément ou deux par deux, et alors dans un tel ensemble que les deux chevaux avaient l’air d’être conduits par une seule main ou attelés à un même timon qu’on ne voyait pas. Ceux-là valaient qu’on les nommât : c’était Kaddour, qui recommençait ses courses avec sa jument taillée comme un lévrier ; Djelloul, sur un cheval bai sombre caparaçonné de soie cramoisie ; Ben-Saïd-Khrelili, tout habillé de rose et montant un cheval tout noir comme un corbeau ; Mohammed-ben-Daoud, le manchot, vieux débris des anciennes guerres, à qui l’on passait des fusils chargés, et qui, ne pouvant plus les mettre à l’épaule, les tirait à bras tendu, comme des pistolets. Le vieux Bou-Noua, beau-père du kaïd, courut accompagné seulement de ses trois fils, charmans jeunes gens vêtus à la légère, et qui lui servaient de pages. Il montait un cheval de haute taille, lourdement équipé, aux larges sabots, à vaste encolure, qui galopait avec emphase, comme les chevaux de Bubens, les jarrets plies, d’une allure arrondie, redondante et retentissante. Lui-même était énorme, grand, gros, ventru, la barbe en éventail, le visage blond, les yeux clairs et ronds comme ceux des aigles. Il portait avec une ampleur singulière un haïk flottant, que le mouvement de la course amplifiait encore en le faisant voler, et deux ou trois vestes chargées d’or, plus un baudrier d’or, formaient autour de sa taille une sorte de plastron solide où le soleil rayonnait comme sur une cuirasse. Il galopait, non pas debout, car le poids de son costume et son embonpoint l’empêchaient de se dresser tout à fait, mais à demi soulevé sur ses étriers, une main posée carrément sur le pommeau de sa selle, l’autre agitant un long fusil, arme magnifique qu’il dédaignait de charger à poudre. Un sabre kabyle à fourreau d’argent pendait à son épaule gauche, et complétait ce splendide harnais de guerre. Après chaque course fournie, les cavaliers revenaient au petit pas ou dans un galop plein d’allure. Ils s’arrêtaient un moment vers le milieu du champ de course, y faisaient bondir leurs chevaux pour les exciter davantage, les harcelaient de la bride, les éperonnaient sur place, et retournaient, en paradant, se former en bataille à leur point de départ.

Au milieu de ce luxe, de ce désordre et de ce bruit passait et repassait l’aventureux Amar-ben-Arif. Je ne l’avais pas vu depuis la soirée d’Hassan ; je me souvenais du joueur d’échecs, sobre de gestes, froid de paroles, et quand Vandell me dit : Voici Ben-Arif, je ne le reconnus plus.

À cheval, il me parut court, moins élégant que beaucoup d’autres, mais d’une solidité qui n’avait pas d’égale. On le sentait inébranlable, et, soit qu’il quittât la selle ou qu’il s’y cramponnât, debout comme assis, même dans le plus périlleux des équilibres, il conservait la puissance de carrure et la facilité d’évolutions d’un lutteur. De son visage, à moitié masqué par un pli relevé du haïk, on n’apercevait que le haut des joues d’une pâleur ardente, deux pointes de moustaches hérissées et des yeux couleur de charbons en feu. Modestement habillé de drap sombre, sans beaucoup de broderies, mais avec toute sorte d’armes passées dans la ceinture, il maniait en écuyer consommé un cheval grisâtre dont tout le harnachement, moitié cuir violet, moitié métal, ressemblait à des aciers ciselés. Pour fusil, il avait une arme française à double canon, dans lequel il versait des pleines mains de poudre. Il l’amorçait en courant, et de minute en minute nous le voyions paraître, soit seul, soit accompagné, mais toujours reconnaissable à sa mine un peu étrange, à son cheval tout miroitant d’acier bleuâtre, à la double détonation de son fusil, qui nous éclatait en plein visage. Il s’annonçait d’ailleurs par un galop bruyant, car, contre l’usage presque général dans les tribus, son cheval était ferré.

Cette course effrénée durait depuis une heure. Amar paraissait aussi infatigable qu’au début ; il n’avait pas mis pied à terre une seule fois, et sa bête n’avait pas soufflé une seule minute.

Ya ! Ben-Arif, lui criait-on, prends garde à ton cheval, qui saigne. Tu l’éventreras, prends-y garde.

Il répondait seulement : — Patience, j’en ai un autre. — Puis il repartait ventre à terre, et fournissait un galop, sinon plus rapide, du moins plus impétueux que les précédens.

Enfin, non par lassitude, mais sans doute par pitié pour sa monture, ou par précaution, comme on l’a compris plus tard, il s’arrêta. Il examina les flancs de son cheval, où chaque coup d’éperon se dessinait par un bourrelet de poils hérissés, par des sillons de peau rougeâtre, par des filets de sang, suivant qu’il l’avait piqué plus au vif. Avec un peu d’herbe, il étancha le sang ; avec un peu de terre pétrie de salive, il fit un emplâtre dont il boucha les plaies qui saignaient trop ; partout où l’animal avait des écumes, il l’épongea rapidement d’un coin de son haïk ; il le dessangla légèrement pour soulager sa respiration haletante ; par une flatterie singulière, il le baisa sur les narines en l’appelant d’un nom que je n’entendis pas ; puis il sauta sur son cheval de rechange, qu’un valet d’écurie tenait en main. C’était un étalon bai-cerise, tout frais, tout reposé, complètement équipé, comme pour une expédition de guerre. Une longue djebira pendait au pommeau de la selle ; on voyait passé sous la sangle un sabre de fabrique espagnole, à lame un peu courbe, à poignée de corne, et sans fourreau.

— Cet enragé finira par faire des sottises, observa Vandell en le regardant partir à fond de train.

Amar-ben-Arif reparut au bout de quelques minutes, et comme il défilait devant nous, nous saluant à bout portant de ses deux décharges, le kaïd lui fit signe de la main, et lui dit : — Attends un peu, Ben-Arif, je vais courir.

Le soir approchait, la fête allait finir, et je m’étonnais que le kaïd fût resté si longtemps sans y prendre part.

Il resta chaussé de ses babouches, boucla seulement son ceinturon, releva, pour être plus à l’aise, le long haïk qui l’enveloppait négligemment, et lui donnait, malgré son âge, je ne sais quelle juvénile et hautaine élégance. Il enfourcha son cheval blanc, le même qui l’avait ramené du marché. Trois jeunes gens qui n’avaient pas encore couru l’imitèrent. Lentement ils prirent du champ, puis s’arrêtèrent. Amar était à sa gauche, un jeune homme, neveu du kaïd, à sa droite, en tout cinq cavaliers. J’entendis le kaïd dire à ses compagnons : « Êtes-vous prêts ? » Et les cinq chevaux partirent à la fois. Ils arrivèrent de front et dans l’ordre du départ. Le kaïd n’était point armé. Trois coups de fusil retentirent : c’étaient les trois jeunes gens qui faisaient feu. Amar ne tira pas. Rapidement il posa son fusil en travers de sa selle, rassembla son cheval comme pour le faire sauter, fit un écart à gauche, et comme il était à deux pas seulement du premier rang des spectateurs, l’animal, enlevé tout droit, retomba des quatre pieds au milieu d’eux. Il y eut un cri déchirant, — je l’entends encore au moment où je t’écris, — puis des clameurs, puis un tumulte. La foule s’ouvrit, je vis à terre quelque chose de blanc qui roula, puis resta couché.

— Ah ! le misérable ! s’écria Vandell.

— Arrêtez-le ! hurla le kaïd, qui s’élança sur Amar.

Mais personne n’eut le temps de le saisir ; il passa près de nous presque à nous renverser, se retourna pour voir qui le suivait, et siffla bruyamment. Son premier cheval, tout fatigué qu’il était, s’échappa des mains du palefrenier et partit comme un trait. Quelques secondes après, nous vîmes dans un flot de poussière un petit groupe de cavaliers lancés à toute bride à travers la plaine. À une petite distance en avant, à portée de pistolet tout au plus, on apercevait Ben-Arif, couché à plat ventre sur sa selle, qui piquait droit vers la montagne, et près de lui son cheval de rechange, la selle vide, qui galopait avec la légèreté d’un cheval sauvage.

Ce tragique incident fut si rapide, que je vis en même temps, et pour ainsi dire d’un seul coup d’œil, l’écart du cheval, la fuite d’Amar, puis le tumulte des gens qui s’empressaient autour de la personne atteinte, et que j’entendis à la fois les cris confus de : « Le misérable ! arrêtez ! courez ! » et des voix dans la foule qui disaient : « Elle est morte ! »

Je regardai Vandell, qui comprit mon geste et me dit : « Oui, c’est elle. »

C’était en eftet la pauvre Haoûa qui venait de recevoir en plein visage le terrible choc du cheval d’Amar. Elle n’était pas morte, mais elle avait au-dessus du sourcil droit une blessure béante qui lui labourait le crâne. Le sang qui s’en échappait à flots l’inondait de la tête aux pieds. Elle gémissait faiblement, les yeux hagards, complètement évanouie, et les traits décomposés par une horrible pâleur. Ou la porta dans sa petite tente, on la déposa sur un matelas. Tout de suite on courut aux cuisines pour y faire rougir des fers, méthode arabe qui consiste à soigner les blessures avec des moxas ; mais le kaïd et Vandell, qui l’examinaient, dirent l’un après l’autre : « C’est inutile. »

Au bout d’une heure seulement, elle reprit connaissance, son regard devint mobile, et son bel œil éteint nous regarda comme à travers un voile de sang.

Ya, habibi ! me dit-elle, ô mon ami ! je suis tuée. — Elle fit un second efî"ort pour se faire entendre, et dit : — Il m’a tuée !

Il y avait foule autour de la blessée, et des attroupemens de curieux commentaient, expliquaient avec la plus bruyante émotion l’accident qui ne passait aux yeux de personne pour une maladresse de Ben-Arif.

— Il l’a tuée et bien tuée, me dit Vandell... Il l’a voulu... Peut-être le voulait-il depuis longtemps… C’était sa femme… On le dit ici, et si nous avions été plus curieux, nous l’aurions su plus tôt. Il a tué son premier mari pour l’épouser ; elle l’a quitté en le sachant assassin ; il l’assassine aujourd’hui pour prouver qu’un meurtre ne pèse pas d’un poids bien lourd quand il s’agit d’un désir ou d’une haine.

Il était six heures à peu près ; la fête était finie ; la nuit descendit sur ce lugubre dénoûment.

Je ne m’occupai guère, mon ami, de ce qui suivit, et le reste de cette veillée funèbre peut se raconter en quelques mots… Aussitôt que la nuit fut noire, et tandis que la blessée agonisait dans sa tente, assistée d’Aïchouna, qui la regardait mourir, et de la négresse Assra, qui se lamentait, on servit la diffa, et tout le monde alla manger. Pendant une ou deux heures, je n’entendis plus que le murmure de la foule attablée sur l’herbe, le va-et-vient des cuisiniers qui portaient les plats ; puis après la diffa vint la danse. Un jeune homme, un enfant de seize ans, fut choisi pour remplacer Aïchouna, qui fut la plus regrettée des deux absentes. De grands feux furent allumés dans la lande, d’immenses feux de broussailles qui jetèrent une flamme claire. Un grand cercle s’établit tout autour, si vaste qu’il touchait d’un côté à la tente des femmes, et de l’autre arrivait presque jusqu’au petit pavillon d’Haoûa, dont personne alors ne s’approcha plus. Deux ou trois bougies à la lueur tremblante éclairaient vaguement le groupe obscur des deux pleureuses étendues presque à l’étouffer sur le corps pâmé de la mourante.

Cependant le danseur commença de faire à petits pas le tour de l’assemblée ; devant chaque spectateur, il s’arrêtait, exécutait, longuement accompagné par la voix des chanteurs et par des battemens de mains monotones, la même et régulière pantomime. Chacun, en retour d’un plaisir égal pour tous, lui tendait une pièce de monnaie ; le danseur la recevait, soit sur le front soit sur les joues, et continuait sa collecte jusqu’à ce qu’il eût le visage à peu près couvert de piécettes d’argent.

Entre onze heures et minuit, les cavaliers revinrent, exténués d’une course de quatre heures et ne ramenant pas Ben-Arif, qui s’était échappé par un défilé de la montagne.

La nuit était magnifique d’étoiles, mais excessivement humide et glacée. Jusqu’au matin, nous restâmes assis sur l’herbe et grelottans sous la rosée. Puis le danseur, fatigué, ne dansa plus ; les chants épuisés s’interrompirent, et les feux continuèrent seuls de pétiller au milieu du silence absolu d’une assemblée de gens accroupis dont les trois quarts au moins s’assoupissaient.

Vers quatre heures, et comme un repos profond couvrait la plaine, pour la dernière fois nous entrâmes dans la tente. Un reste de bougie s’éteignait. Aïchouna dormait. Assra, accablée de lassitude, les cheveux en désordre et le visage absolument labouré de coups d’onigles, s’était laissée tomber d’épuisement et dormait. Haoûa était morte. La tête un peu de côté, les bras raidis, les paupières fermées, dans un sommeil qui devait ne plus finir, elle était telle à peu près que nous l’avions vue dormir sur son estrade de soie, et toute couverte encore de ses fleurs blanches, qui, cette fois, lui survivaient.


Blidah, fin d’octobre.

Me voilà seul, mon ami. Vandell m’a quitté. Nous nous sommes séparés aujourd’hui même. Il part je ne sais trop pour où, ni pourquoi. Il s’en va parce que la saison l’avertit de se mettre en route, parce que sa destinée est de vivre sur les grands chemins, et d’y mourir, dit-il, lorsque son heure aura sonné.

Depuis trois jours, il m’avait annoncé sa décision. Il a recueilli tout ce qui meublait sa chambre, collections, papiers et notes, et les a transportés ailleurs. Il a renouvelé sa provision de tabac, la seule qui lui fasse quelquefois défaut lorsqu’il se trouve en plein désert. Ce matin, à sept heures, il était prêt.

— Si vous le voulez, m’avait-il dit, nous monterons par les Beni-Moussa, nous nous arrêterons soit au télégraphe, soit aux cèdres, et nous nous quitterons là-haut, c’est-à-dire le plus tard possible.

Je montai donc à cheval et l’accompagnai.

Comme nous traversions la place du marché arabe, bon nombre de gens des tribus le reconnurent : — Bonjour, Si-bou-Djaba, lui disaient-ils, où vas-tu ? — Je pars. — Tu quittes Blidah ? — Oui.

— Passeras-tu par… ? — Et chacun nommait sa tribu. — Peut-être, répondait Vandell, s’il plaît à Dieu. — Bon voyage, Si-bou-Djaba, que Dieu t’assiste, que le salut t’accompagne, que ton chemin soit bon ! — Salut sur tous ! reprenait Vandell. J’irai chez vous avant l’été. — À l’un il disait : fin décembre, à l’autre : après les neiges ; à d’autres au contraire : pendant les pluies, — suivant l’emploi qu’il destinait à chacune des divisions de son prochain hiver. Au moment de franchir la porte du ravin, il s’arrêta comme frappé d’une idée subite et tout à fait nouvelle, et me dit : — Savez-vous qu’il y a juste huit mois je passais par ici, croyant venir à Blidah pour huit jours ?

Tu connais la route escarpée que nous avons suivie, cette longue rampe en colimaçon qui commence au lit de l’Oued, décrit de grands cercles sur le flanc nord de la montagne, et conduit en quatre ou cinq heures de cheval au dernier sommet qui domine immédiatement Blidah. À mi-côte à peu près se trouve la glacière, jadis habitée par des Maltais, pourvoyeurs de neige, charbonniers et chasseurs. Il reste une ou deux baraques en manière d’abri, posées au bord de l’étroite esplanade où, par une claire matinée de mars, ensemble, il y a de cela trop d’années pour que je les calcule, nous avons vu voler des aigles et cueilli des fleurs qui ne fleurissent plus en automne. Un peu plus haut, sur un piton qui se voit de Blidah, est perché le télégraphe, avec ses longs bras articulés qui meurent d’inaction pendant les obscurs brouillards de l’hiver. Tout à fait au sommet, parmi les cèdres et sur le dernier repos de la montagne, taillée en pain de sucre, subsiste encore un vieux marabout, autrefois ouvert, aujourd’hui barricadé de broussailles, qui cependant n’est pas en ruine, quoiqu’il ait l’air absolument abandonné. Le plateau n’a pas plus de cent pas d’étendue ; il est environné de cèdres et pavé de roches vives, plates et blanches, si fortement lavées, puis dévorées par le soleil, qu’elles ont pris l’aspect aride et dénudé des ossemens qui sont restés longtemps en plein air. Une herbe rude et courte, sorte de végétation métallique, la seule qui puisse vivre sur ce sol de pierre et dans les duretés de ce haut climat, forme, avec des lichens grisâtres et des lambeaux de je ne sais quelle mousse épineuse, l’indigente et morne couverture du rocher. Les cèdres sont bas, mais très larges ; leur feuillage est noirâtre, leur tronc couleur de fer rouillé. Le vent, les neiges, la pluie, le soleil, qui semble encore plus âpre ici que dans la plaine, la foudre, qui de temps en temps les frappe et les partage en deux comme de fabuleux coups de hache, toutes les intempéries des saisons extrêmes les criblent de blessures mortelles, qui pourtant ne les font pas mourir. Leur enveloppe exfoliée les abandonne et se répand en poussière autour de leur tronc. Les passans les ébranchent, les bergers les mutilent, les bûcherons en font des fagots ; ils finissent petit à petit, mais avec l’intrépidité des choses vivaces ; leurs racines ont la solidité de la pierre qui les nourrit, et la sève, qui semble fuir devant les nécessités inévitables de la mort certaine, se réfugie dans les rameaux, qui toujours verdissent et fructifient.

Nous nous assîmes au pied de ces vieux arbres respectables et pleins de conseils. La journée était belle, et me parut triste, peut-être parce que nous n’étions gais ni l’un ni l’autre. Il faisait chaud et très calme, circonstance que je n’oublierai jamais, car je lui dois la plus forte impression de grandeur et de paix complète qu’on puisse éprouver dans sa vie. Le silence était si sévère, l’immobilité de l’air était telle que nous remarquâmes le bruit de nos paroles, et qu’involontairement nous nous mîmes à causer plus bas.

Mesuré de l’endroit dont je parle au pied du marabout, l’horizon décrit un cercle parfait, excepté sur un seul point, où le cône noirâtre de la Mouzaïa fait saillie. Au nord, nous embrassions la plaine avec ses villages à peine indiqués, ses routes tracées par des rayures pâles, puis tout le Sahel, courant, comme un sombre bourrelet, depuis Alger, dont la place exacte était déterminée par des maisons blanches, jusqu’au Chenoua, dont le pied s’avançait distinctement, comme un promontoire entre deux golfes ; au-delà, entre la côte d’Afrique et le ciel infini, la mer s’étendait à perte de vue comme un désert bleu. Dans le sud-est, on apercevait le Djurdjura, toujours blanchâtre ; à l’opposé, montait la pyramide obscure de l’Ouarensenis ; quatre-vingts lieues d’air libre, sans nuage et sans tache aucune, séparaient ces deux bornes milliaires posées aux deux extrémités des pays kabyles.

À nos pieds se développaient quinze lieues de montagnes échelonnées dans un relief impossible à saisir, enchevêtrées l’une à l’autre, et noyées, confondues dans un réseau d’azurs indéfinissables. Nous aurions pu voir Médéah, si la ville n’était masquée par le Nador et perdue dans le pli d’un ravin, qui lui-même est le versant d’un plateau très élevé, puisqu’il y neige. Droit au sud, et bien audelà de ce vague échelonnement de formes rondes, de plissures, de vallées, de sommets, — géographie réduite à l’état de carte panoramique du vaste pays montueux qu’on appelle le Tell et l’Atlas, — on découvrait des lignes plus souples, à peine sinueuses, tendues comme des fils bleuâtres entre de hautes saillies, dont la dernière, à droite, porte la citadelle de Boghar. Plus loin encore commençait la ligne aplatie des plaines. Enfin à l’extrême limite de cette interminable étendue, dans une sorte de mirage indécis, où la terre n’avait plus ni solidité ni couleur, où l’œil ébloui aurait pu prendre des montagnes pour des filets de vapeurs grises, je voyais, — du moins Vandell les nommait avec la certitude du voyageur géographe, — les sept têtes des Seba-Rous, et par conséquent le défilé de Guelt-Esthel et l’entrée du pays des Ouled-Nayl. La moitié de l’Afrique française était étendue devant nous : les Kabyles de l’est, ceux de l’ouest, le massif d’Alger, l’Atlas, les steppes, et, directement à l’opposé de la mer, le Sahara.

— Voilà mon territoire, me dit Vandell ; le monde est à celui qui voyage ! — Et il étendit les deux bras par un grand geste qui sembla contenir un moment tout le périmètre visible de cette terre africaine dont il a fait la propriété de son esprit.

Pendant quelques minutes, il examina dans le nord un point blanc qui semblait flotter entre le ciel vague et la mer très pâle. — C’est un navire qui retourne en France, lui dis-je.

Il cligna fortement des yeux, pour amortir l’éclat de la lumière qui nous aveuglait, et dit : « Peut-être, j’en ai vu quelquefois de plus loin. » Puis il tourna le dos à la mer et ne la regarda plus.

— Croyez-vous que nous nous reverrons ? lui demandai-je.

— Cela dépend de vous. Oui, si vous revenez ici ; non, si je dois aller vous trouver en France, où probablement je n’irai jamais. Qu’irais-je y faire ? Je ne suis plus des vôtres. À force de répandre autour de moi ma civilisation, ajouta-t-il en souriant, il ne m’en reste plus assez pour vivre là-bas, où, dit-on, vous en avez trop.

Quand le soir approcha, Vandell interrogea la hauteur du soleil, et se leva.

— Il est quatre heures, ou peu s’en faut, me dit-il ; allez-vous-en. Vous avez juste le temps de vous laisser glisser jusqu’aux sources de l’Oued et de rentrer au trot par le ravin. Moi, je n’ai qu’une petite marche à faire, deux lieues de pente douce, et je trouve un douar.

Et là-dessus il siffla sa jument, qui vint d’elle-même, et, par une vieille habitude, lui présenta le côté du montoir. Lorsqu’il fut établi dans sa selle en forme de fauteuil, il alluma sa pipe, resta immobile encore un instant sans fumer ni regarder rien. Puis brusquement il me tendit sa main osseuse et brune, et me dit : — Qui sait ? Insha Allah, s’il plaît à Dieu ! voilà le grand mot et toute la sagesse humaine. — Presque aussitôt il descendit lentement, tout à fait renversé sur sa selle afin de soulager la bête, dont les genoux pliaient, tant la pente était rapide.

— Bonne chance ! me cria-t-il encore.

Et comme si un souvenir plus joyeux lui revenait en mémoire, il arrêta sa jument et ajouta : — Souvenez-vous de ceci, ce n’est pas moi qui vous le dis, c’est notre jovial ami Ben-Hamida : Tâchez d’agir avec le bonheur plutôt qu’avec cent cavaliers.

— Adieu, lui criai-je en lui tendant de loin mes deux mains. Puis il fit demi-tour et s’éloigna. Cinq minutes après, je n’entendis et ne vis plus rien. Un léger vent, le premier souffle qui eût traversé l’air depuis midi, fit tomber deux ou trois pommes de cèdre qui roulèrent sur la pente et se perdirent dans le chemin plongeant qu’avait suivi Vandell. Je regardai le sud, où il s’en allait, puis le versant nord, où j’allais descendre.

— Si-Bou-Djaba est parti ? me dit, en me tenant l’étrier, l’Arabe qui m’accompagnait.

— Oui, répondis-je.

— Et toi, où vas-tu ?

— Moi, je vais à Blidah, et dans trois jours je serai en France.

Il est dix heures, mon ami. Le clairon des Turcs, que je n’entendrai plus, sonne le couvre-feu. Bonne nuit, et à bientôt.

Eugène Fromentin.
  1. Voyez les deux premières parties dans la Revue du 1er  et du 15 novembre.
  2. Un Été dans le Sahara, 1857.