Une Année dans le Sahel, Journal d’un Absent/02
Jusqu’à présent, je ne t’ai fait des Algériens qu’un portrait général . J’ai parlé de gravité, de discrétion, de dignité naturelle dans le port, dans le langage, dans les habitudes, voulant indiquer par des traits d’ensemble ce qui frappe au premier abord tout nouveau-venu qui débarque d’un pays d’Europe où ces qualités extérieures sont précisément les plus rares. N’oublions pas cependant qu’il y a deux peuples ici, pleins de ressemblance si nous les comparons à nous, absolument divers dès qu’on définit chacun d’eux. Nous avons vu les similitudes ; aujourd’hui voyons les diversités. Restituons à chacun le nom dont il est jaloux ; laissons l’Arabe où il est, dans la campagne, fixé dans les villages ou promenant ses tentes, et pendant que j’habite Alger, parlons des Maures. Peut-être leur portrait perdra-t-il quelque chose à devenir en effet plus ressemblant ; il pourrait arriver que la précision, au lieu de grandir leurs traits, les diminuât.
Alger est une ville arabe habitée par des Maures ; les Maures forment les trois quarts au moins de sa population indigène. Le reste est mêlé de nègres, d’émigrans biskris ou mzabites, de Juifs parlant la langue commune et restés toujours les mêmes depuis leur transportation sous Titus et sous Adrien , enfin de quelques Arabes, mais en si petit nombre qu’on peut dire avec certitude qu’il n’y a pas d’Arabes dans Alger. Cette ville n’était au surplus leur capitale et leur citadelle que par fiction : c’était le chef-lieu d’un gouvernement qu’ils n’aimaient pas et le centre administratif d’une administration à laquelle ils obéissaient mal. Ils y tenaient pour l’honneur du croissant, mais nullement par intérêt pour leur dernier pacha. Ils n’avaient jamais lié leur cause à la sienne, et telle était leur indifférence à l’égard de la moderne Carthage qu’ils l’ont laissé tomber sans lui porter secours, sans prévoir qu’ils se perdaient eux-mêmes en l’abandonnant. Ils n’avaient mis là qu’une petite part de leur orgueil, en dépôt sous la garde des Turcs, et comme les Sahariens font pour leurs grains dans des silos étrangers. Leurs vraies destinées étaient ailleurs. Ils se réservaient de les défendre sur leur propre territoire et pied à pied, et cette longue guerre numide, qui finit à peine, a prouvé comment ils entendaient la politique et comment ils pratiquaient la guerre.
Les historiens ont beaucoup écrit sur les Maures. D’où viennent-ils ? qui sont-ils ? À quelle famille orientale les rattacher ? Sont-ils de la race aborigène ? Viennent-ils des Maures d’Espagne refoulés le long des états barbaresques ? Sont-ils, comme on l’a dit encore, les descendans directs d’une invasion arabe antérieure à celle des kalifes ? Y doit-on voir, au contraire, un produit fort mélangé de toutes les invasions, et n’y aurait-il pas dans les veines de ce neuple aux traits charmans, mais indécis, un composé de sang barbare et de sang gréco-romain ? Voilà la moindre partie des hypothèses. La question reste douteuse, et la filiation des Maures est encore à prouver.
Quelle que soit la parenté des Arabes et des Maures, qu’on puisse ou non les rapprocher à leur point d’origine, il est impossible aujourd’hui de les confondre ; eux-mêmes ne veulent pas être confondus. Peut-être n’y a-t-il pas là deux races, mais il y a deux branches, et bien nettement deux familles, qui n’ont en réalité rien de commun que la langue et la religion, qui ne se ressemblent ni par le type, ni par les habitudes, ni par la façon de vivre, ni par le tempérament, ni par le caractère, ni par le costume, et pas plus par les qualités que par les vices, qui ne s’aiment ni ne s’estiment, dont les intérêts mêmes sont opposés, et qui vivraient peut-être en ennemies si nous n’étions pas là, n’ayant plus alors, pour faire amitié contre nous, le lien commun des antipathies et la fraternité des rancunes. L’une est un peuple encore féodal, de campagnards, de voyageurs et de soldats, nombreux, plein de ressources, très grand de toutes manières, par ses origines, par son histoire et par ses mœurs ; héroïque à la façon d’Alexandre, aventureux comme lui, comme lui faisant de la guerre un voyage armé ; père d’une religion qui a failli couvrir le monde ; répandu jusqu’aux extrémités de l’Orient, sans être à proprement parler maître nulle part ; vivant ainsi dans des pays incomparables, et toujours portant sur son visage, comme un air de noblesse, la beauté même de sa destinée. — L’autre est un petit peuple d’artisans, de boutiquiers, de rentiers et de scribes, très bourgeois, un peu mesquin dans ses mœurs, comme il est étriqué dans son costume ; élégant, mais sans grandeur, joli plutôt que beau, tout juste aisé, jamais pauvre, et qui n’atteint au splendide ni par le luxe ni par les misères. Chacun d’eux d’ailleurs a son orgueil, et ce serait leur faire une injure égale que de se tromper de nom, comme avec deux individus consanguins.
Ce qui manque à ce dernier peuple, c’est précisément ce que le premier possède en excès, ce quelque chose que j’appellerai la grandeur, ou, pour parler en peintre, le style. Les Maures n’ont aucun style ; cela tient beaucoup à leur personne, beaucoup aussi au milieu dans lequel on les voit. Tout autour d’eux est petit et contribue à les diminuer : leurs rues étroites, leurs boutiques à peine habitables, leur vie sédentaire, et leur habitude d’être assis à la turque plutôt qu’étendus à l’arabe. Leur costume les habille avec grâce et ne les drape pas ; il est étroit, il manque d’abondance et de plis, n’ajoute rien à l’importance de l’homme, et amoindrirait au contraire celle qu’on lui suppose. Un vêtement plus ample fait, je ne sais pourquoi, présumer des passions plus fortes, une âme plus grande. C’est un préjugé d’ordre artistique, si tu veux ; mais ici, bien entendu, je parle en artiste. Avec leur veste collant à la taille, leur culotte en forme de jupe, et leur ceinture, que beaucoup portent lâche, il est aussi difficile aux vieillards de paraître majestueux qu’aux jeunes gens de ne pas avoir l’air efféminé.
Efféminé, voilà, je crois, le mot qui convient, car il définit leur caractère, s’adapte à leurs goûts, précise exactement leurs aptitudes, les résume au physique comme au moral, et les juge. N’est-ce pas le propre des pays de gynécées de produire une sorte de confusion dans les sexes et d’affaiblir l’un dans la mesure même où l’autre est dégradé ? Chose bizarre, en même temps qu’elle disparaît de la vie publique, la femme aussitôt se manifeste dans le tempérament de la race ; moins on lui reconnaît d’importance extérieure, plus elle en acquiert par le sang. On la méprise en raison de l’abus qu’on fait d’elle : elle est cloîtrée, oisive, on l’assimile aux objets de luxe ou de plaisir ; mais l’homme alors la remplace, et en vient à lui ressembler par des substitutions d’emploi qui le font descendre. C’est par là que la femme se venge, en abaissant l’espèce, et l’espèce est punie du tort de la société.
Il en résulte ce que nous voyons : un peuple quasi-féminin, — des garçons presque filles, des jeunes gens qu’on prendrait pour des femmes, un visage imberbe, des formes rondes, de beaux traits, mais un peu mous, rien de fort ni de résolu ; une beauté incertaine et jamais virile, jusqu’à l’âge où la jeunesse elle-même est effacée par la gravité des années. À l’inverse des Arabes, chez qui la fainéantise est le droit du mâle, ici c’est le mari qui travaille, je veux dire qui manie l’aiguille. Il prépare les laines, il les teint, il fabrique les étoffes, il coud, il fait non-seulement ses propres habits, mais ceux des femmes et des enfans, leurs chaussures avec les siennes, leurs toilettes aussi bien que leurs bijoux. Lui seul a l’art des passementeries et des broderies ; il sait comment assortir les couleurs, comment la soie se croise avec les fils d’or : il a ses métiers, ses dévidoirs, ses écheveaux, ses pelotons, ses bobines, ses ciseaux, tout un petit arsenal d’instrumens qui paraît bizarre entre ses mains, et qui le rend méprisable aux yeux de ses voisins manieurs de sabre. Si la force lui manque, il hérite au moins des contraires de la force : il a l’adresse, l’habileté des doigts, la délicatesse et la grâce. Il est intelligent, souple et docile ; il calcule, et si le commerce ne lui convient qu’à demi, loin de le déclarer indigne, il l’estime. Son activité d’ailleurs n’est jamais bien grande. Aussi indolent à son établi qu’il est insouciant dans sa boutique, aussi peu diligent à coudre qu’il est peu pressé de vendre, il considère le commerce aussi bien que l’industrie comme des passe-temps, et le travail est plutôt fait pour remplir ses loisirs que pour occuper sa vie. À vrai dire, c’est un moyen de se distraire et de se désennuyer du repos.
Les Maures n’aiment pas les chevaux, n’en possèdent guère, et les manient mal. Leur tournure un peu grêle jure avec le lourd équipement des chevaux arabes, car il faut une tenue de cavalier et l’attirail de guerre pour occuper dignement la selle à haut dossier et pour chausser les étriers turcs. Ils ont la sandale de cuir noir des gens qui vont à pied et marchent peu, des demi-bas pendant l’hiver, et jamais de bottes. Un éperon traînant rendrait leur marche impossible. Le soir, on rencontre certains d’entre eux, les plus riches, qui partent pour leurs jardins, mais portés alors par des mules, assis de côté sur une selle large et plate, matelassée comme une litière, et menant leur, tranquille monture à coups de houssine, sans se servir de la bride ni du talon. Leur équitation ne va jamais plus loin. Chose encore plus inconnue des Arabes et plus superflue pour ces yeux infatigables, beaucoup de vieillards portent des besicles. Ce sont les compteurs d’argent, les scribes, les maîtres d’école, en un mot les tolbas, ceux qu’on voit écrire avec un roseau sur de petits carrés de papier posés sans autre appui dans leur main gauche, et dont la longue écritoire de cuivre est engaînée dans un pli de leur ceinture, à cette place au-dessous du cœur où les gens de guerre portent le poignard. L’écritoire, le stylet de roseau, quelques feuillets de papier, plus un vieux Koran manuscrit que peu de gens lisent et qu’un très petit nombre comprend, voilà au reste tout ce qui rappelle les lettres, et cela suffit pour distinguer les Maures des Arabes, beaucoup plus illettrés encore. Le vrai peuple cependant lit peu et n’écrit guère. Celui-là fume, rêve, regarde et cause en travaillant des doigts. Il passe à l’ombre et dans l’azur froid des bazars les longues journées que les gens de même race sont tenus à dépenser hors de leurs maisons. Le bazar lui tient lieu de forum. Il représente à la fois la chambre de travail et la place publique, et chacun s’y trouve chez tout le monde et chez soi.
Il y a là des cafés, des essences, des fleurs et des oiseaux. Des rossignols chantent dans de petites cages en pointes de porc-épic suspendues à l’auvent des boutiques. Au-dessous des cages, et sur des tréteaux, on voit des jeunes gens assis côte à côte, avec des broderies sur leurs genoux, des écheveaux de fils d’or ou de soie passés derrière l’oreille ; propres, bien mis et le visage un peu plus clair que de l’ambre pâle, peu vêtus, car ils ont le cou, les jambes et les bras nus, avec des vestes de couleurs bien choisies, des ceintures qui varient du rouge au rose vif, et des culottes blanches à mille plis qui s’évasent autour d’eux quand ils sont assis ; des attitudes élégantes, soit au repos, soit au travail ; beaucoup de langueur dans les yeux, et, pour achever de n’être plus des hommes, quelquefois les paupières peintes, presque toujours des fleurs posées près de la joue. Ils fument du tabac odorant, les voluptueux, du tekrouri, c’est-à-dire de la feuille de chanvre réduite en poussière, ou, pour employer le terme connu, du haschisch ; c’est ce qu’ils appellent faire le kief. Le kief est proprement le repos plein de bienêtre, et poussé jusqu’à l’ivresse, produit par toute boisson ou par toute fumée stupéfiante. Il signifie reflet du sorbet ou de la pipe. Par abus de mots, on l’applique à l’objet lui-même ; il m’est arrivé de demander du kief et d’être compris des marchands de tekrouri.
Le goût du haschisch ne vient jamais sans la passion des oiseaux. À Constantine surtout, mais aussi à Alger, chaque fumeur de haschisch possède un rossignol, et je ne connais que Nâman qui, par indigence ou par oubli des choses extérieures de la vie, n’ait pas le sien. Le rossignol est, faut-il le dire ? un oiseau très positif et gourmand, dont la voix devient d’autant plus claire et le chant plus robuste qu’il est mieux nourri. On lui donne à manger de la viande crue, hachée menu et pétrie avec du beurre. Remis en belle humeur par cette nourriture active, l’oiseau recouvre son haleine et se met à chanter, — Dieu sait quoi !… peut-être les satisfactions d’un estomac repu, — mais sur un mode* si tendre, avec un tel sentiment du rhythme, et d’un élan si passionné, qu’on oublie l’oiseau pour n’entendre plus que le musicien. Quel étrange poète que cet oiseau ! Qui n’a-t-il pas bercé et enchanté depuis qu’il existe, et que, libre ou prisonnier, il habite au milieu de nous ? N’est-ce pas l’âme éloquente des choses tendres, la musique même des sentimens humains ? Il a l’air d’exprimer ce que chacun de nous éprouve. L’amoureux retrouve en lui ses tendresses, celui qui souffre ses amertumes, la mère affligée ses désespoirs. « Chantre des nuits heureuses ! » a dit de lui un des plus inconsolables rêveurs de ce siècle. « Déjà, s’écrie le jeune Albano, le rossignol frappait du bec à la porte triomphale du printemps. » Le fumeur stupide écoute à sa manière cette chanson sans paroles qui le pénètre tant bien que mal à travers l’épaisseur de ses rêves. Me comprendrait-il, mon ami, si je lui disais qu’elle a fait pleurer un homme qui s’appelait Obermann du regret d’être seul" au bord d’un lac, de se sentir grand et faible, et de n’avoir pas vécu ?
Je suis entré l’autre jour au tribunal du kadi. J’ai vu comment est rendue la justice ; c’est une chose si facile, si intime et si familière, qu’on ne saurait imaginer de formalités plus attrayantes ni plus capables de faire excuser les procès. Le tribunal est situé rue de la Marine, dans la cour de la mosquée. La même porte mène au prétoire et à l’église, la même enceinte enferme la justice et la religion ; îe justiciable et le juge sont de la sorte aussi près que possible de l’œil de Dieu. La cour est dallée et fermée de balustrades à l’extrémité qui donne sur la mer. Au centre et faisant vestibule à la mosquée, parmi des arbustes, des rosiers, de grands bananiers constamment verts, s’élèvent une fontaine et deux pavillons. Le plus petit, le moins fréquenté, appartient au muphti, qui représente la cour d’appel ; l’autre, reconstruit il y a peu d’années, et par les soins de l’administration française, dans un style approximativement arabe, est la chambre de première instance, occupée par le kadi. L’auvent, très saillant et de forme asiatique, protège un large perron de deux marches, où les cliens déposent leurs savates et s’asseoient à l’ombre en attendant l’appel de leur cause. Une grande porte ouverte à deux battans permet au public d’assister de l’extérieur aux débats, et éclaire en même temps la salle, qui n’a pas d’autre ouverture. Cette salle, petite, carrée, blanchie seulement à la chaux, est disposée et meublée de la manière la plus simple : de chaque côté, une rangée de banquettes appuyées aux murs derrière une rangée de tables-bureaux, où se tiennent les scribes ou greffiers, assesseurs du kadi. À l’entrée, un tabouret de bois pour l’huissier ou chaouch ; par terre, des nattes où les cliens s’accroupissent. Au fond, faisant face à la porte, se trouve la place du kadi, — ce qu’en France on appelle proprement le tribunal, — c’est-à-dire une estrade avec un bureau, un canapé bas à dossier de drap vert, et des coussins. Rien au mur que de fausses fenêtres formant niches, de petites armoires fermées, servant d’archives et contenant quelques livres et des papiers ; enfin, au-dessus du juge, une légende écrite en gros caractères, et tirée d’un verset du Koran.
La fonction des scribes (adouls) est de suivre les interrogatoires, d’examiner les actes, et de dresser les jugemens. On les reconnaît à leur singulière coiffure de cotonnade blanche en forme de citrouille, à leur pelisse de soie, qui cache entièrement la culotte, à leur air plus grave et plus digne, qui les fait distinguer du commun des hommes et révèle en eux des magistrats. N’oublie pas que l’adel, le scribe, est à la fois un homme de loi et un homme d’église, qu’il préside aux cérémonies du culte, aux enterremens, comme il assiste aux démêlés judiciaires, et qu’il touche ainsi, par ce double ministère, aux plus graves intérêts de la vie présente et de la vie future.
Quant au kadi, sa charge fait de lui un personnage important, même à côté de notre juridiction française ; celui-ci est personnellement le type le plus accompli que je connaisse de la haute bourgeoisie d’Alger. Il est grand, maigre, avec une barbe noire et peu fournie ; il a l’œil sagace et doux, beaucoup de distinction dans tout son air, la parole un peu voilée, le geste lent et la pâleur maladive d’un homme à santé délicate. Il est vêtu de blanc, de gris et de noir. Une longue écharpe de mousseline plissée sur son vaste turbaa sphéroïde le coiffe à la manière des marabouts et le drape abondamment jusqu’à la ceinture. Il parle peu, interroge à voix basse, et ne regarde directement les cliens que si la question paraît mériter son attention. Autrement il écoute un peu négligemment, le coude appuyé parmi des coussins, les yeux à demi fermés, moitié méditant, moitié distrait, et dans la tenue d’un homme à qui l’on ferait des confidences de peu de valeur.
Quatre ou cinq scribes, un huissier armé d’une baguette, un juge à figure belle et douce, qui représente en sa personne le conseil et l’autorité, la jurisprudence et la loi : voilà toute la magistrature. Pas d’avoués ni d’avocats, ni de ministère public ; ni délais, ni procédure à suivre, ni complications, ni lenteurs. On entre avec son adversaire, on s’assied par terre à côté de lui ; chacun à son tour expose son affaire ; le débat contradictoire compose à la fois l’enquête et les plaidoyers. Rien n’est plus sommaire. C’est à peu près la justice de paix, c’est-à-dire la juridiction la plus logique, la plus humaine et la mieux nommée, s’il est vrai que le premier but de la justice doive être de concilier. Si l’accord est impossible, alors le kadi juge, dans sa sagesse et dans sa conscience, comme Salomon.
Les femmes n’entrent pas dans l’enceinte. Il y a pour elles, attenant à la salle d’audience, deux galeries ouvertes, communiquant avec le prétoire par une fenêtre grillée, à hauteur d’appui. La femme, qui reste voilée et qui plaide par l’étroite ouverture, peut tout au plus passer les doigts à travers le grillage en barreaux quadrillés et s’aider d’une courte pantomime pour animer l’exposé de sa cause.
Le jour où je fis connaissance avec les mœurs judiciaires dont je te parle, il y avait précisément une affaire pendante entre une femme et son mari. Il s’agissait d’une demande en divorce. Retranchée derrière la lucarne et absolument invisible sous ses voiles, la plaignante articulait avec d’autant plus d’aisance des griefs à peine avouables, et racontait sans sourciller l’histoire impossible à traduire ici de sa vie conjugale. Le mari, que le kadi venait d’interroger, écoutait ingénument, ce qui se disait de lui. C’étaient des choses qui faisaient sourire. Le kadi ne jugea pas cependant le mariage aussi désespéré que le prétendait l’épouse impatiente, et ne le voulut pas rompre ; au contraire, il lui conseilla de faire meilleur ménage que jamais et remit la cause à l’année prochaine.
Au-dessus de ce premier degré de juridiction, il y a, comme je te l’ai dit, le muphti, qui prononce en dernier ressort. C’est un vieillard fort âgé, que je rencontre se promenant dans les bazars, vêtu d’un kaftan rougeâtre, d’une pelisse verte, avec des babouches jaunes, et la tête enveloppée d’un voile de soie de couleur pourpre. Le petit pavillon qu’il habite à côté du kadi est une sorte de marabout de forme sépulcrale, fort petit, très silencieux, et presque pas éclairé. Il m’a semblé que le plus religieux respect entourait ce sanctuaire de la haute justice. Le vieillard y sommeillait, retiré sous la coupole comme un mage, et dans une attitude que son grand âge et la gravité du lieu faisaient paraître auguste. Lorsqu’un plaideur a perdu sa cause, il n’a que la cour à traverser pour passer de première instance en appel. Les deux juridictions épuisées, tout n’est pas fini. À ceux que la loi humaine a mécontentés, il reste un dernier recours : c’est d’en appeler à la justice céleste et d’aller dans la mosquée se pourvoir en cassation devant Dieu.
Voici la pluie. Elle a commencé ce soir à trois heures par quelques gouttes larges et rares. J’achevais ma promenade au moment où ce signal d’espérance imploré par tout le pays s’échappa comme avec effort d’un ciel orageux, mais obstinément aride. Je n’en fus pas surpris, car j’étais sorti pour l’attendre. Il y avait huit jours que le temps se préparait à un changement ; l’air était devenu trop sonore pour rester longtemps serein, et le ciel, d’un bleu particulier, ne permettait plus de croire à la durée des beaux jours. Ce sont des nuances, mais qu’on distingue avec un peu d’habitude. Intérieurement aussi, je sentais approcher la pluie par un pressentiment qui n’a rien d’imaginaire.
J’arrivais près d’un champ qu’un laboureur arabe en tunique courte était en train d’ensemencer d’orge ; il achevait d’en recouvrir les derniers sillons, y poussant à fleur du sol une petite charrue primitive attelée de deux vaches maigres. En voyant le temps si bien disposé pour les semailles, il aiguillonnait les animaux, et se hâtait de manière à terminer son travail avant la nuit, calculant sans doute avec certitude que demain il serait trop tard. À l’extrémité du champ déjà labouré, deux enfans, aussi de race arabe, faisaient brider de grands tas d’herbes nuisibles, d’où s’échappaient d’épais tourbillons de fumée d’une odeur acre. Je reconnus avec quelque surprise en pareil lieu l’odeur si commune en France des champs brûlés ; ce faible indice était le premier qui sensiblement m’eût indiqué l’automne.
Je m’assis et regardai ce champ rayé de sillons bruns, où je voyais deux choses assez rares dans ce pays d’insouciance : une charrue arabe en travail, des enfans indigènes partageant avec leur père les soins donnés au labourage. Les petites vaches, non pas accouplées sous un joug, mais attelées par le poitrail et tirant des épaules à la manière des chevaux, soufilaient d’épuisement, quoique le travail ne fût pas rude, car la terre était à peine entamée.
À ce moment, je remarquai que les fumées, lourdes jusque-là, tournèrent. Un vent léger, mais frais, arriva de l’ouest, et suivit le pied des coteaux, en faisant sur son passage le bruit d’un oiseau de grande envergure. La campagne en fut comme étonnée, et les uns après les autres, par un mouvement brusque, tous les arbres de la plaine en frissonnèrent. Ce ne fut qu’un instant. Le souffle passé, tout rentra dans un calme plat. C’est alors que les premières gouttes de pluie tombèrent.
Rien n’était plus reconnaissable, ni Alger, qui ne formait alors qu’un amphitéâtre sans couleur, ni les maisons turques d’un blanc de linge, et qui perdaient leur forme en n’ayant plus d’ombre, ni la mer, devenue livide, ni les bois du Sahel, d’un vert éteint. Quoique l’air fût encore tiède, on y sentait courir des fraîcheurs humides. En même temps , dans les villages, dans les fermes, quelques cheminées se mirent à fumer, comme si chacun profitait du même avis pour faire aussitôt ses dispositions d’hiver. Les pigeons répandus dans la campagne regagnaient deux par deux les colombiers. Les poules rentraient avec émoi. Il y avait au contraire des compagnies d’oies qui sortaient en hâte des basses-cours, et les canards domestiques battaient joyeusement des ailes en recevant la pluie, et poussaient Jeurs clameurs de mauvais augure au bord des réservoirs desséchés. Les merles volaient d’un arbre à l’autre, s’appelant par leur cri du soir, et, quoique le soleil n’eût pas quitté l’horizon, se couchaient déjà, par prévoyance, au plus épais des taillis. J’entendis chanter des grives, les premières peut-être que l’hiver eût chargées de ses messages, et des volées d’étourneaux, velaues des prairies, arrivaient par légions serrées pour s’assurer d’un abri sous les collines.
C’était bien l’été qui finissait. Il s’achevait sans violence, sous un ciel morne et doux, sans orage, et seulement par des ondées propices. Était-ce un dernier adieu de la saison maintenant passée ? était-ce le premier présent d’un hiver qui voulait qu’on fêtât son arrivée, et la signalait par des bienfaits ?
Il pleut à torrens. Le vent est faible, mais il souffle directement de l’ouest, mauvais signe à pareille époque. La mer s’émeut. Je l’entends qui gronde au large, sous une nuit sans lune, sans étoiles, écrasée de nuages, et rendue plus épaisse encore par les flots de la pluie. C’est plutôt un murmure intérieur que l’agitation même des vagues. On dirait que la profondeur des eaux est remuée par un orage qui remonterait du fond des abîmes à la surface. Il n’y a pas le plus faible bruit dans la campagne, qui paraît morte ou frappée d’un sommeil de plomb. Les feux sont éteints depuis longtemps partout, même dans la partie du faubourg que j’aperçois de ma fenêtre. Adieu le ciel bleu, adieu le soleil, adieu tout ce qui semblait inaltérable !
La pluie continue. Le vent, qui n’a fait que s’accroître d’heure en heure en se fixant à son point d’hiver, commence à labourer profondément les eaux de la baie. La côte a disparu dans les remous, et n’est plus marquée que par le jet rapide et blanchâtre des embruns. À chaque instant, le grain, qui redouble, rétrécit l’horizon en le fermant d’une nappe continue presque impénétrable, et tendue de haut en bas comme un rideau. La campagne, aussi déserte que la mer, est inondée, car la terre, surprise par ce brusque arrosement, n’a pu s’imbiber assez vite ; l’eau court dans les chemins changés en ruisseaux, ou séjourne à la surface des prairies ; le Hamma n’est plus qu’un long marécage. On voit des oiseaux épouvantés qui traversent comme des ombres le ciel couleur de boue-Incapables de gouverner au vent ni de soutenir un vol de quelque durée, ils plongent au premier buisson venu comme des oiseaux morts. Quant aux oliviers, ils font pitié sous cette pluie qui les rend semblables à des arbres du Nord et sous le vent glacé qui déchire leur maigre feuillage, en les frappant comme avec des lanières. Toute circulation semble interrompue ; personne encore n’a paru sur les routes. Chacun attend, pour reprendre ses habitudes, ou que la bourrasque ait cédé, ou que la saison se soit fait reconnaître par des rigueurs plus décisives.
J’ai visité mon jardin, qui forme un petit étang, puis la basse-cour, où le chien dort dans sa niche, où les chevaux dorment sur leur litière, où les pigeons ramagent doucement, retirés au plus, profond de leur colombier à claire-voie. J’ai revu mon voisin, M. Adam, debout au seuil de sa maison en ruines. Les poulets de son poulailler se consolaient de leur mieux en becquetant des grains oubliés sur l’appui délabré des fenêtres ; M. Adam fumait sa pipe allemande. Tristement il attend que la pluie cesse, et l’exil aussi. J’ai fermé les moindres ouvertures de mon logis, et, pour inaugurer la saison qui commence, j’ai allumé un grand feu de bois odorant. Me voici donc comme en France, les pieds devant la flamme, très étonné du changement qui s’est produit autour de moi depuis vingt-quatre heures, et bien averti que je vais avoir à payer de quelque ennui des satisfactions qui furent très vives. Au surplus, mon emprisonnement, car c’en est un, ne durera qu’autant qu’il me plaira de le prolonger : cela dépendra du poids de la solitude.
Depuis cinq jours, j’assiste à quelque chose de moins redoutable, mais d’aussi désespéré qu’un déluge : un ciel noir, des eaux noires, presque pas de jour, un fracas monotone et assoupissant comme le silence, de la pluie, toujours de la pluie, qui tombe dans un marais, d’immenses cataractes qui vont descendre sur la mer. Le tonnerre a grondé la nuit dernière ; je l’entendais à peine au milieu du tumulte de l’air. Les volets de mes fenêtres, qui ne sont pas construites pour de pareils assauts, menaçaient d’éclater à chaque nouvel effort du vent ; les vitres pliaient, tout près de se rompre, et ma maison tremblait comme un arbre déraciné ; mais la chose effrayante à entendre et à voir, quand on parvient à la voir, c’est la mer.
Me soleil n’a pas reparu, le ciel est terne ; des couleurs chagiines ont défiguré ce beau pays, revêtu de feuillage en dépit de l’hiver : heureux pays, dont la seule expression naturelle est le sourire ! Le vent continue de souffler, la mer de remuer des eaux mornes en exhalant des soupirs irrités.
Sais-tu ce qu’il y a de plus pénible pour l’esprit dans ce sombre tableau, si confusément composé de pluie qui tombe, de flots qui roulent, d’écumes qui jaillissent, de nuages en mouvement ? C’est de ne trouver d’équilibre nulle part, et de regarder indéfiniment des choses vagues qui vont et viennent, se balancent, se troublent, dans la perpétuelle oscillation d’un roulis qui semble ne pouvoir plus s’apaiser. Rien pour arrêter la vue, ni qui la repose, ni qui la satisfasse en la fixant sur des points d’appui : une étendue flottante, une perspective indécise de formes insaisissables ; à terre, pas un objet qui ne soit agité ; en mer, pas une ligne de nuages ou d’eau qui ne soit mobile, pas un trait qui ne s’évanouisse aussitôt formé. Ce petit supplice est un de ceux que j’ignorais.
S’il devait durer, je quitterais Mustapha, où la mer est insupportable à voir quand elle n’est plus calme. En attendant, je ne la regarde plus, je tâche de ne plus l’entendre, et je fais mon possible pour l’oublier. Je travaille ; je me console avec des couleurs claires, des formes rigides, de grandes lignes bien nettes. Ce n’est pas la gaieté qui me plaît dans la lumière ; ce qui me ravit, c’est la précision qu’elle donne aux contours, et de tous les attributs propres à la grandeur, le plus beau, selon moi, c’est l’immobilité. En d’autres termes, je n’ai de goût sérieux que pour les choses durables, et je ne considère avec un sentiment passionné que les choses qui sont fixes.
Je ne sais pas si l’hiver est fini, mais il fait très beau.
Le paysage est transfiguré, et toute la campagne est redevenue verte. J’avais donc calomnié l’hiver, qui témoigne aujourd’hui de sa bienfaisance. Grâce à la prodigieuse quantité des pluies tombées, voici les sources remplies, les sillons ranimés, les arbres gonflés de sève, et les plus petites veines de la terre approvisionnées d’eau pour une année. Il n’y a pas de terrain si maigre qui n’ait recouvré l’abondante fertilité des prairies, ni de lande abandonnée où ne poussent à foison des herbages utiles, et cette immense étendue couleur d’espérance se prolonge ainsi par-dessus les villages, les fermes et les grands chemins, depuis le mur d’Alger jusqu’aux montagnes kabyles, où s’est amassée la réserve des neiges pour l’époque des premières chaleurs. Les moissons disparaissent au milieu de cette steppe uniforme, où le blé n’apparaîtra plus qu’en jaunissant. Il y a des moutons mis en pacage dans l’hippodrome, où la cavalerie ne manœuvre plus. Les amandiers sont en fleurs ; le long des fossés humides, des chameaux gardés dévorent les boutons naissans des jeunes frênes.
Ce pays déjà printanier n’attendait plus qu’une journée pareille pour se trouver en harmonie parfaite avec le climat ; mais ici le printemps n’est jamais bien loin. La saison change avec le vent : sitôt qu’il monte au nord, l’hiver, qui n’a que la mer à traverser, peut accourir en quelques heures ; pour peu qu’il descende, la saison nouvelle arrive en quelques minutes, avec la chaude exhalaison du Sahara. Le vent est si faible aujourd’hui que les fumées les plus légères en sont à peine inclinées : mais au premier souffle qu’on respire, on devine et d’où il vient et ce qu’il promet. Il apporte la première nouvelle du printemps, et j’affirme qu’il n’y a pas un brin d’herbe de ce pays qui n’en soit averti depuis le lever du jour.
J’ai profité de ce court moment de miséricorde, peut-être sans lendemain, pour faire une promenade de convalescent. N’ayant pas de but, je l’ai faite au hasard, par le premier chemin venu, à pied, lentement et doucement, à l’exemple des valétudinaires, dont le retour à la santé se manifeste d’abord par la surprise de tout ce qu’ils voient et par la joie silencieuse de vivre. J’ai vu des choses très simples qui m’ont ravi ; mais le véritable événement de ma journée, c’est le beau temps. Connais-tu, mon ami, les effets incalculables produits par un baromètre qui monte ou qui descend, et t’es-tu jamais aperçu à quel point ce petit instrument nous gouverne ? Peut-être vivons-nous, tous tant que nous sommes, sous la dépendance de certains agens occultes dont nous subissons l’action sans l’avouer ni la définir ; peut-être y a-t-il au fond de la destinée de chacun de nous de petits secrets misérables dont nous ne parlons pas, de peur de confesser notre servitude et d’humilier devant la matière une âme humaine qui se prétend libre. Quant à moi, après ce long emprisonnement, après un mois de tête-à-tête avec mon ombre, le moindre ébranlement d’esprit devient une aventure, une sensation reçue vaut une anecdote, et ne t’étonne pas si j’arrive à ce résultat de considérer comme un plaisir inusité le plaisir même de me sentir ému !
J’ai suivi le chemin qui côtoie la mer ; plus tard, il deviendra une grande voie commerciale, car il mène en Kabylie. Pour le moment, c’est un des plus déserts. On n’y rencontre que de rares piétons arabes revenant du marché avec de pauvres convois d’animaux, les tellis (sacs de voyage) vides, les bâts sans charges, et des paquets de cordes lâches flottant autour des harnais ruinés, ou bien, chose plus rare encore, quelques rôdeurs maltais, moitié paysans, moitié matelots, qui vont, après chaque bourrasque, ravager le bord de la mer et recueillir les épaves. Il n’y avait personne dans les champs, où les cultivateurs n’ont plus rien à faire après les semailles, la pluie d’abord et puis le soleil se chargeant du reste. Le temps était gris, très calme, et clair jusqu’aux plus lointains horizons. C’était ce que les habitans de mon pays et du tien, où le hâle est dur, appellent un temps de demoiselle.
À mi-chemin de la Maison-Carrée, je me suis assis sur un petit promontoire écarté. S’il n’y avait eu là beaucoup de cactus et d’aloès, j’aurais pu me croire à quatre cents lieues d’Afrique, sur une côte élevée aussi et toujours déserte d’où se voit une mer qui n’est pas celle-ci. L’impression était la même, la grandeur égale. Aujourd’hui la Méditerranée ressemblait à l’Océan ; elle était pâle et ne roulait plus qu’à de longs intervalles de grands flots tristes, sans force, et dont le bruit diminuait d’heure en heure, à mesure que le calme de l’air s’emparait d’eux. À peine entendait-on vers Matifou le murmure encore sensible d’un orage retenu sans doute au large par le vent contraire. À mes pieds, et si près du flot qu’on eût dit à chaque instant qu’il allait les engloutir, piétinaient des oiseaux de rivage tout à fait semblables à nos oiseaux de France, avec un plumage gris et des ailes pointues. Comme tous les habitans des sables, ils marchent sur des échasses ; leur bec, aiguisé comme un épieu, pique incessamment le sol spongieux des grèves, et leur cri, composé d’un petit soupir aussi ténu que peut l’être un bruit, leur semble donné pour mesurer par sa faiblesse l’énormité des bruits de la mer. Rien n’est plus mélancolique et plus frappant que ce petit oiseau, vivant, courant, chantant à deux pouces du flot, ne s’en écartant jamais, ni pour habiter la terre, ni pour se hasarder dans de longs voyages, traversant au plus, quand il est chassé, les baies étroites, et ne s’éloignant pas de cette mince lisière de sable humide où sa vie se passe. Quand une vague approche, il ouvre ses ailes et l’évite. Où se cache-t-il pendant la tempête ? Il n’est plus là, mais il en est témoin. Il laisse s’apaiser les grandes violences, et sitôt que le rivage devient habitable, il reprend ses familiarités avec la mer.
Je suis rentré vers la nuit, par des chemins sombres, et tout enveloppé de l’abondante humidité qui tombait. Je ne distinguais plus la mer, je l’entendais. Alger s’étoilait de lumières, et partout où se cachait une habitation, la campagne obscure était piquée d’un feu rouge. En entrant dans le champ de manœuvres, j’aperçus vaguement le contour de ma maison, et je vis ma lampe allumée qui brillait par ma fenêtre ouverte.
Je reçois aujourd’hui même la lettre que voici :
« On m’apprend que vous êtes revenu. Je suis à Blidah depuis trois jours, et je compte y séjourner une semaine ou deux pour y restaurer mon vieux cheval qui n’en peut plus. Si rien ne vous retient où vous êtes, je vous attends. J’ai vu ce matin même, près des orangeries, une petite maison selon vos goûts et les miens.
« En souvenir du passé qui nous a faits compagnons de route et par précaution pour l’avenir, je vous serre affectueusement la main.
« Mon adresse : rue des Koulouglis, chez Bou-Dhiaf. » Une autre fois je te rappellerai, si tu l’as oublié, ce que c’est que mon ami Bou-Djaba, en français Louis Vandell. Pour le moment, je prépare à la hâte mon bagage de route, en vue d’une absence indéterminée, et je ferme, avec un peu de confusion de le trouver si vide, mon journal de Mustapha. Bonsoir, je pars demain par la diligence de sept heures.
Me voici à Blidah, logé, installé et t’écrivant. J’ai fait la route à grande vitesse, dans une diligence où tout le monde, excepté moi, parlait provençal, ce qui m’a permis de ne pas dire un seul mot pendant un trajet de cinq heures. Cette faculté de se taire est la première liberté que je réclame en voyage, et je voudrais qu’il fût écrit dans un article spécial du droit des gens que chacun est tenu de la respecter chez les autres.
À peine ai-je eu le temps d’entrevoir Bir-Mandréis tandis que l’attelage en traversait au galop les pentes ravinées ; mais les chevaux, toujours épuisés après avoir escaladé, puis descendu la route en colimaçon du Sahel, soufflent ordinairement trois minutes devant la jolie fontaine arabe de Bir-Kradem. Elle est restaurée, recrépie, mais sans que le style en soit altéré, et j’ai pu, en examinant comme une ancienne connaissance cette élégante façade de mai’bre dorée par le soleil, rappeler à moi de vieux souvenirs africains qui datent de notre premier voyage.
La matinée était fraîche, l’air très vif, le ciel admirablement limpide et d’un bleu ferme. Je pouvais apercevoir et mesurer d’un coup d’oeil le périmètre de cette plaine magnifique, qui fut avec la Sicile le grenier d’abondance des Romains, et qui deviendra le nôtre quand elle aura ses légions de laboureurs. J’aime les plaines, et celleci est une des plus grandioses, sinon des plus vastes, que j’aie vues de ma vie. On a beau la parcourir à la française sur une longue chaussée civilisée par des ornières, y trouver des relais, des villages, et de loin en loin des fermes habitées : c’est encore une vaste étendue solitaire où le travail de l’homme est imperceptible, où les plus grands arbres disparaissent sous le niveau des lignes, très mystérieuse comme tous les horizons plats, et dont on ne découvre distinctement que les extrêmes limites : à droite, la ligne abaissée du Sahel ; au fond, les montagnes de Milianah, perdues dans des bleus légers ; à gauche, le haut escarpement de l’Atlas, tendu d’un vert sombre avec des neiges partout sur les sommets. Il n’y avait pas un nuage autour de cette arête étincelante ; à peine y voyait-on, mais à mi-côte, un reste de brouillards qui s’évaporaient des ravins, et se roulaient en flocons blancs comme la fumée d’un coup de canon. La partie basse de la plaine est cachée sous l’eau ; beaucoup de fermes ont l’air d’être bâties sur un étang, et le marais d’Oued-el-Laleg, à peine humide pendant l’été, inonde en ce moment deux lieues de pays.
J’ai revu Bouffarick en pleine prospérité. Plus de malades, plus de fiévreux. Les Européens s’y portent aujourd’hui mieux qu’ailleurs, et c’est là de préférence que les convalescens des environs vont purger leurs fièvres d’Afrique. Pendant que tant d’hommes y mouraient empoisonnés par la double exhalaison des eaux stagnantes et des terres remuées, les arbres qui vivent de ce qui nous tue y poussaient violemment comme dans du fumier. Lnagine à présent un verger normand, planté de peupliers, de trembles et de saules, soigné, fertile, abondant en fruits, rempli d’odeurs d’étable et d’activité champêtre, la vraie campagne et de vrais campagnards. Le passé de ce petit pays en exploitation définitive de sa richesse, nous n’y pensons plus. Nous oublions qu’il a fallu, pour se l’approprier, dix années de guerre avec les Arabes et vingt années de lutte avec un climat beaucoup plus meurtrier que la guerre. Le voyageur s’en souvient seulement en passant près des cimetières, ou quand il s’arrête à Beni-Mered, au pied de la colonne du sergent Blandan. La véritable histoire de la colonie est, ici comme partout, déposée dans les sépultures. Que d’héroïsmes, mon ami, connus ou inconnus, presque tous oubliés déjà, et dont pas un cependant n’a été inutile !
À onze heures, j’étais à Blidah. J’ai trouvé là Vandell, qui, depuis l’envoi de sa lettre, m’attendait à chaque arrivée des voitures. Je l’ai reconnu de loin à sa casquette jaunâtre, la même qu’il portait il y a quatre ans ; il fumait sa petite pipe courte à tuyau de cerisier sans bouquin, et toute sa personne a conservé ce même air un peu bizarre qu’il est également impossible de définir et d’oublier.
J’ai loué la maison proposée par Vandell, et il a été convenu que nous y camperions ensemble. Cette maison est située à l’extrémité de la ville, sur une place déserte plantée d’orangers et séparée seulement des grandes orangeries extérieures par le mur fortifié du rempart. Nous avons d’un côté la vue de la plaine, de l’autre celle de la montagne, que nous croirions toucher de la main, tant elle est proche et domine de haut la ville assise à ses pieds. Quoique la terrasse, en mauvais état, ait laissé couler la pluie dans toutes les chambres, ce logis paraît très habitable. Un ruisseau qui passe au-dessous de la maison même sort de tene à ma porte, et fait entendre parmi les cailloux le petit gargouillement continu d’une eau courante. À six pas de là pousse un grand cyprès à feuillage en pointe, à tronc unique. Il reçoit le soleil toute la journée et dans toute sa hauteur. Son ombre, qui fait autour du tronc sa révolution complète, dessine sur le terrain plat un cadran parfaitement régulier : j’en marquerai les divisions par des cailloux, et ce sera mon horloge.
Vandell n’a pas plus changé d’habitudes qu’il n’a changé de physionomie et de costume. Il ne ressemble à personne, mais il ressemble’ et ressemblera toujours à lui-même ; il est singulier, mais inaltérable. Il y a bien quelques fils gris mêlés à sa chevelure, qu’il porte coupée ras, et dans sa barbe, qu’il laisse au contraire croître à volonté ; mais ces légers changements sont presque invisibles. Quant à son visage, il est de ceux qui n’ont plus rien à perdre ni en fraîcheur ni en embonpoint. Aussi brun qu’un homme blanc peut l’être, aussi maigre que peut l’être un honune en santé, le voyageur est maintenant à l’épreuve de la fatigue, du soleil et des années, et dans un état à les braver avec sécurité. Il ne paraît plus qu’il ait été jeune ; on ne verra jamais dans quelle mesure il vieillit ; je défie dorénavant qu’on lui donne un âge. Toujours bien portant, d’autant mieux qu’il .est plus sec, alerte et maître de ses jambes comme un excellent piéton devenu, par nécessité, cavalier médiocre, Vandell ne prend d’autres soins de ce qu’il appelle son enveloppe que ceux qui consistent à la rendre utile aux services qu’il attend d’elle, et tu peux imaginer s’ils sont excessifs. Son unique souci, c’est de diminuer le dedans et d’épaissir le dessus ; en d’autres termes, de réduire ses muscles et d’endurcir sa peau. Il a sur ce sujet une philosophie pratique qui lui est propre. « N’est-il pas pitoyable, me disait-il un jour, qu’un méchant drap comme celui que je porte soit plus solide qu’une peau d’homme fabriquée par des époux robustes ? Soyez tranquille, je saurai me rendre imperméable, insensible, inusable et résistant comme un cuir de bœuf. » À en juger par son visage et par ses mains, il a réussi. — Je lui disais aujourd’hui : « Je crois, mon ami, que c’est vous qui userez le temps. La vie vous mord, mais comme le serpent qui mord la lime. — Cela n’empêche pas, m’a-t-il répondu avec inquiétude, que le mécanisme est fatigué. » Ce que Vandell appelle le mécanisme, c’est son cerveau et les ressorts de sa vie morale. Il fait ainsi des abus de mots par je ne sais quel respect pudique pour les idées, car il est au fond très spiritualiste, comme tous les solitaires.
T’ai-je dit comment j’ai connu Vandell ? C’était à mon second voyage, et dans une excursion que je faisais vers le sud. Nous traversions en caravane un pays montueux et boisé, avec un convoi composé de mulets au lieu de chameaux. Toute cette nombreuse cavalcade aux sabots durs avait, pendant un long jour de printemps, foulé les petits sentiers caillouteux de la montagne ; il pouvait être cinq heures, et nous approchions du bivouac. La caravane entière débouchait alors sur des plateaux couverts de taillis bas et de buissons, sans routes, mais sillonnés de percées étroites, où nous nous aventurions isolément, chacun comptant sur son cheval pour suivre d’instinct la piste odorante des cavaliers qui tenaient la tète. Je marchais à l’arrière -garde, et mon cheval était de ceux qu’en pareil cas on n’a pas besoin de diriger. Il se mit à hennir, puis à s’agiter, et je vis au-dessus -des broussailles paraître un cavalier que je ne reconnus point pour un des nôtres. Le nouveau-venu, grand jeune homme en tenue de voyageur, montait une bête fort maigre, mal harnachée à l’arabe, et d’un blanc sale. Maigre lui-même, efflanqué, brûlé comme un Saharien, le seul détail significatif qui rachetât la pauvreté manifeste de son équipage et rappelât l’homme à peu près civilisé, c’est qu’au lieu d’armes il portait en bandoulière quelque chose comme un long baromètre contenu dans un fourreau de cuir et un volumineux cylindre en fer-blanc.
— Pardon, monsieur ! me dit- il en gardant sa distance. Votre cheval prend-il feu pour les jumens ?
— Beaucoup, monsieur, lui répondis-je, et constamment.
— En ce cas, je vous précède.
Et, sans plus attendre, il donna un coup de houssine à sa monture, et la mit au trot. Il se tenait à l’anglaise, ne quittant pas la selle et se soulevant seulement, par un mouvement cadencé des genoux, sur ses larges étriers arabes. Je le vis disparaître, emboîté jusqu’au-dessus de la taille, dans le dossier profond de sa selle, après quoi je continuai d’entendre pendant une ou deux minutes le bruit régulier de son baromètre frappant contre son herbier. En arrivant au bivouac, je retrouvai le personnage fumant sa pipe et causant. On nous présenta l’un à l’autre, et l’on nomma M. Louis Vandell. J’avais beaucoup entendu parler de lui. Partout on me l’avait cité pour ses courses aventureuses et pour la singularité de sa vie ; je pus donc lui dire sincèrement le prix que j’attachais à cette rencontre. Notre connaissance se fit au bivouac et le soir même. Ce fut moi qui le logeai, comme ayant le moins de bagage et le plus de place à donner dans ma tente. Il y déposa son porte-manteau, je veux dire un burnouss noir roulé et ficelé de courroies, sa selle arabe et ses instrumens ; il en composa son lit, sa couverture et son oreiller. La nuit fut magnifique, et je la passai presque tout entière à l’écouter. — Voyez-vous, me disait-il, ce pays est le mien : il m’a adopté ; je lui dois une indépendance sans exemple, une vie sans pareille. Voilà des bienfaits que je paierai, si je le puis, par un petit travail qui sera l’œuvre de mon repos. Communément, on croit que je flâne ; mais peut-être prouverai-je un jour que je n’ai pas tout à fait perdu mon temps, et ce baromètre, qui m’a valu mon nom arabe (Bou-Djâba, l’homme au canon de fusil), me paraît plus utile entre mes mains qu’un vrai fusil.
Il était sur pied au jour levant, appelant sa jument, qu’il avait lâchée sans autre précaution dans le bivouac. Il la sella, la sangla lui-même, après l’avoir fait déjeuner d’un peu d’orge qui restait dans un des compartimens de sa djebira (sacoche) ; les autres étaient pleins d’échantillons de pierres. Nous partîmes, et Vandell nous accompagna jusqu’à la grande halte. De temps en temps il mettait pied à terre, lorsqu’il rencontrait un point d’appui vertical qui lui convînt ; il y suspendait son baromètre, notait une observation sur un vieux cahier en lambeaux, puis il activait le pas de sa bête, qui jamais ne trottait bien vite, et rejoignait la queue du convoi.
— Je vous quitte ici, me dit-il quand on se remit à cheval pour l’étape du soir ; je dois coucher là-bas, où vous voyez cette montagne en bec d’aigle. — Puis il me tendit la main et me dit : — Je voudrais vous offrir quelque chose en souvenir de moi. — Et il tira de sa poche un bâton de sucre de réglisse noir, qu’il rompit en deux, plus une pelote de ficelle, dont il me donna la moitié. — Voici pour vous désaltérer, quand vous aurez trop soif, ajouta-t-il, et pour réparer votre équipage, si la chaleur fait casser vos sangles. Cela peut vous rendre un petit service à l’occasion. Maintenant à revoir, car, à moins que vous ne quittiez le pays bientôt, il est probable que nous nous reverrons. — À revoir ! lui dis -je, et je lui serrai cordialement la main. Nos chevaux, qui pendant ce temps-là fraternisaient, obéirent à l’éperon et nous séparèrent. Nous étions en plaine, et je pus apercevoir pendant une grande heure la croupe blanche de son cheval et son herbier, qui brillait au soleil comme un miroir.
Ainsi qu’ill’avait prévu, je l’ai rencontré deux fois depuis, dans ce même voyage : la première, au bord d’une source où, tout seul, il faisait sa grande halte ; la seconde, dans un douar où nous campions, et où lui-même arriva vers minuit. J’entendis un grand tumulte parmi les chiens et le pas d’un cheval qui s’arrêtait. Deux minutes après, quelqu’un souleva la toile de ma tente, et je vis paraître Vandell. Il éclaircissait alors un point d’histoire peu connu sur le séjour de la troisième légion romaine dans la province, et depuis un mois il rôdait dans les environs.
Aujourd’hui comme alors, il continue de battre le pays, toujours loin des villes, en dehors des chemins fréquentés, toujours seul et ne ralliant les douars que pour le coucher. La saison lui est indifférente, d’abord, je te l’ai dit, parce qu’il est aussi peu sensible à l’extrême froid qu’à l’extrême chaleur, et puis parce qu’il a organisé son travail de manière à employer le printemps et l’automne à de longues expéditions, l’été à de petites promenades circulaires, l’hiver à ce qu’il appelle son œuvre de cabinet. Cela veut dire que pendant les grandes pluies il s’enferme dans le premier douar venu ; il y reste huit jours, quinze jours, s’il le faut, roulé dans son burnouss et écrivant. De temps en temps il rassemble ses matériaux, très compliqués, très divers, quelquefois très abondans, et les dépose, au poste le plus proche, entre les mains d’un ami sûr. Il a dispersé de la sorte son trésor aux quatre coins de l’Algérie, et le jour où il se décidera peut-être à le réunir, il lui faudra entreprendre un dernier voyage, qui ne sera pas le moins long de tous.
Vandell est allé partout où peut aller un voyageur intrépide et inoflensif : il a vu tout ce qui mérite d’être vu ; il sait sur les trois provinces tout ce qu’une mémoire encyclopédique est capable de retenir. Grâce à la variété de ses connaissances, à l’étendue des services qu’il est en mesure de rendre, mais d’abord grâce à la bizarrerie de ses allures et à l’étrangeté de sa vie, il est aussi bien accueilli des Arabes que doit l’être un derviche doublé d’un tbeb (médecin). Aussi se montre-t-il impunément là où ne passerait pas un bataillon, n’ayant rien à craindre ni jour ni nuit, si ce n’est la distraction d’un coupeur de route. Son dénûmentfait sa sauvegarde. — Le plus sûr, me disait-il à ce propos, est de ne tenter personne. « Mille cavaliers ne sauraient dépouiller un homme nu. »
Il campait à peu de lieues de Taguin quand la colonne du duc d’Aumale y surprit la smala. Il a suivi, sans y prendre part autrement qu’en spectateur, le long siège de Zaatcha. Depuis et tout récemment, il apprit, un jour qu’il cheminait chez les Ouled-Nayl, entre Djelfa et Chareff, qu’une armée se rassemblait devant El-Aghouat. Aussitôt il doubla les étapes, de peur d’arriver trop tard, et il atteignait le sommet des collines au moment où partaient les premiers coups de canon du siège. Alors, c’est lui qui me l’a raconté, il mit pied à terre, et du haut de son observatoire il assista aussi commodément que possible à la bataille. J’ai vu dans son portefeuille les croquis faits pendant cette journée. Il a commencé par établir le plan de la ville et le cadre panoramique de l’action ; puis, au fur et à mesure des manœuvres, qu’il discernait très bien, il indiquait, au moyen de lignes pleines ou d’un pointillé de crayon noir, le mouvement des corps en marche ou la position momentanée des bataillons d’attaque. À l’instant même où chaque coup de canon tiré, soit de la ville, soit des batteries françaises, produisait au-dessus du champ de bataille un flot de fumée distinct et plus large, le dessinateur en exprimait le jet rapide et la forme exacte à l’aide d’un léger frottis de crayon blanc. La ville prise, il plia bagage. Il y pénétra aussitôt qu’il le put faire, armé cette fois d’un fusil qu’on lui prêta ; puis, quand il eut vu ce qu’il voulait voir et noté ce qui lui parut instructif, il partit, se remit en course vers le nord, et lit une pointe audacieuse, à travers les Ouled-Nayl, jusqu’à Bouçada.
— À propos, lui demandai-je aujourd’hui, par quel hasard vous trouvez-vous donc à Blidah ?
— Par hasard, mon cher ami, me dit-il. À dix lieues d’ici dans la montagne, pendant que je sommeillais apparemment, ma jument, qui de loin flairait une écurie, a tourné à gauche, au lieu de tourner à droite, et m’a conduit à la porte du ravin. En définitive, je n’en suis pas fâché, ajouta-t-il avec amabilité, ni la pauvre bête non plus.
L’étranger t’appelle une petite ville (Blidah),
Et moi, Blidien, je t’appelle une petite rose (ourida).
Voilà tout ce qui reste de Blidah, un distique de forme amoureuse, un nom charmant qui rime avec rose. La ville n’existe plus. Le nom résonne encore sur les lèvres des Arabes, comme un souvenir tendre et regretté d’anciennes délices.
Blidah était en effet la ville par excellence des roses, des jasmins et des femmes. Du bord de la plaine où l’on apercevait ses tours et ses maisons blanches, cachées à demi dans des forêts d’arbres aux fruits d’or, elle apparaissait précisément en face de Koleah la Sainte, comme une image anticipée des joies permises et promises du paradis, Il y avait là des jardins constamment verts, des rues tapissées de feuillage et plus ombreuses que des allées de bois, de grands cafés pleins de musique, de petites maisons habitées par des plaisirs délicats, des eaux partout et des eaux exquises ; puis, pour achever par les odeurs, le bien-être de ce peuple sensuel, la continuelle exhalaison des orangeries en fleurs y faisait de l’atmosphère tout entière un parfum. On y fabriquait des essences, on y vendait des bijoux. Les gens de guerre venaient s’y délasser, les jeunes gens s’y corrompre. Les marabouts, dont ce n’était pas la place, habitaient à l’écart dans la montagne. Les mosquées n’y figuraient que pour mémoire, et comme un chapelet dans la main des débauchés.
Blidah ressemble aujourd’hui, trait pour trait, à une Mauresque que je vois se promener dans la ville, qui a été belle et qui, ne l’étant plus, s’habille à la française avec un chapeau de mauvais goût, une robe mal faite et des gants fanés : plus d’ombre dans les rues, plus de cafés ; les trois quarts des maisons détruites et remplacées par des bâtisses européennes ; d’immenses casernes, des rues de colonies ; au lieu de la vie arabe, la vie des camps, la moins mystérieuse de toutes, surtout dans la recherche de ses plaisirs. Ce que la guerre a commencé, la paix l’achève. Le jour où Blidah n’aura plus rien d’arabe, elle redeviendra une très jolie ville ; la nouvelle Blidah fera peut-être oublier l’ancienne le jour où ceux qui la regrettent auront eux-mêmes disparu.
D’ailleurs il lui restera tant de choses pour l’embellir et pour la faire prospérer : — sa situation d’abord, si parfaite qu’on y rebâtirait encore, si un nouveau tremblement de terre démolissait la ville actuelle ; — un sol fertile, de belles eaux, mieux distribuées que jamais, que l’industrie française utilise, où les Arabes n’ont vu qu’un agrément, où nous trouverons des fortunes ; — à la porte de la ville, une plaine admirable, et la montagne au-dessus d’elle ; — un climat très doux, juste assez d’hiver pour aider les cultures européennes, un été qui semble propice aux tropicales ; un air salubre, peu de vents du désert, tous ceux de la mer et venant sans obstacle, depuis l’est jusqu’à l’ouest en passant par le nord plein ; — pour horizon, trois cent mille hectares de terre attendant la charrue ; — enfin, luxe assez rare, des orangeries fort amoindries, dit-on, mais qui font encore de cet ancien jardin des Hespérides le premier pays des oranges. Ce qu’il y avait de délicieux dans ce lieu de plaisance étant évanoui, il faut bien se consoler par le spectacle de l’utile. L’avenir effacera le passé, je le répète ; mais surtout il excusera le présent, qui, cela soit dit sans injustice, a besoin d’être excusé.
En attendant, j’erre au milieu de la ville informe, ne voyant pas encore ce qu’elle sera, cherchant ce qu’elle a cessé d’être et ne l’imaginant plus qu’avec effort. Je m’assieds chez les barbiers, je cause avec les marchands d’herbes, je vais au marché français voir les premières fleurs, au marché arabe regarder les négresses, les gens des tribus et les montagnards qui descendent tous les matins, poussant devant eux des troupeaux d’ânes chargés de bois mort et de charbon. Il y a là des cafés encore, mais modernes, et quels cafés ! Ce que leur clientèle offre en général de plus choisi, ce sont les agens de la police indigène. Ils sont vêtus à la turque et fort propres ; ils portent, comme dans tous les pays du monde, les deux insignes de la loi répressive, le bâton et le poignard, qui vaut l’épée.
Quelquefois un magistrat à longue pelisse, kadi ou autre, y vient débonnairement prendre son café. Il a toujours entre les doigts trois choses qui ne le quittent pas : sa pipe en jasmin, son chapelet et un mouchoir de Tunis. Il reçoit au passage quelques accolades, et le kaouadgi lui baise l’épaule. Quand il arrive que par hasard la société soit nombreuse et de qualité, alors le kaouadgi paraît avec un flacon d’eau de rose, de jasmin ou de benjoin, fermé comme une poivrière par un bouchon de métal percé de trous. Il fait le tour de l’assemblée, et très gravement, comme s’il s’agissait d’une cérémonie, il asperge les visages et les habits d’une fine pluie d’essence. Cette galanterie coûte d’ordinaire quelque menue monnaie, offerte sous forme de remerciement.
De temps en temps je me donne le plaisir de sortir par Bab-el-Sebt, et tout à coup, comme si c’était la première fois que je la visse, je regarde la plaine. L’horizon est admirable d’étendue, de grandeur et de gravité ; le voyageur y reste attaché, même après avoir contemplé des tableaux plus rares : — en face de Blidah, le tombeau de la chrétienne (Kubber-er-Roumia), posé entre le lac Haloûla, qui dort à ses pieds, et la masse écrasée du Chenoùa ; le Mazafran, la rivière aux eaux jaunes, qui débouche à travers le Sahel par une étroite ouverture où la mer paraît ; Koleah, toute blanche, et qui le soir forme des pétillemens singuliers sur les coteaux bruns ; à gauche, la ligne profonde des montagnes de Milianah, étagées par triples assises et fermant la plaine énorme d’un rideau d’azur sombre moiré d’argent : tout cela composé avec de belles lignes et consacré par des noms qui plaisent. C’est ici, mon ami, qu’autrefois, dans la joie de la première arrivée, reconnaissant enfin la vraie terre arabe après l’avoir longtemps imaginée, nous disions : Ô Palestine !
Il y a une heure que je préfère aux heures lumineuses dans cette ville en ruines, et qui me réconcilie même avec son présent : c’est le soir, à la tombée de la nuit, le court moment d’incertitude qui suit immédiatement la fin du jour et précède l’obscurité. L’ombre descend, accompagnée, dans cette saison, d’un épais brouillard qui rend douteuse et bleuit l’extrémité des rues les plus courtes. Le pavé se mouille et le pied glisse un peu dans ces demi-ténèbres, car cette partie de la ville est mal éclairée. Le côté du couchant nage alors dans des lueurs violettes ; les architectures deviennent singulières, et le ciel, qui peu à peu se décolore, semble, l’une après l’autre, les faire évaporer. On n’aperçoit plus que vaguement tout ce peuple étranger qui regagne les rues qu’il habite, s’y amasse confusément et les rétrécit. On entend autour de soi parler dans une langue rauque et un peu bizarre ; on distingue la voix des femmes à leur parler plus doux, et celle des enfans à des intonations criardes. Des petites filles passent, portant sur leur tête la planche aux pains et se glissent parmi la foule en disant : Balek ! On frôle, sans définir aucune attitude, des femmes voilées, que la blancheur de leurs vêtemens fait reconnaître et qui semblent se dérober. Alors, pour peu qu’on ait le goût des rêves et des conjectures, il est possible de recomposer toute une société morte, et permis de supposer beaucoup de choses qui n’existent plus, en fait d’art comme en fait de galanterie.
Je ne m’attendais guère à ce qui m’arrive. J’ai retrouvé ma Mauresque inconnue du carrefour de Si-Mohammed-el-Scheriff ; elle habite Blidah, et, pour dire les choses à la française, je suis autorisé à me présenter chez elle demain à midi.
On tambourinait aujourd’hui, vers deux heures, dans une petite rue du voisinage. Outre le bruit des crochets de bois frappant sur les peaux tendues, un cliquetis de castagnettes de fer et des voix de chanteurs nous arrivaient par-dessus les terrasses. — Venez-vous entendre un peu de musique ? me dit Vanclell. — Volontiers, lui dis-je, et puisque nous voilà réduits aux concerts nègres, allons. — Je dois noter ici que mon ami Vandell, très indulgent d’ailleurs pour les Arabes, leur pardonne difficilement de n’être pas musiciens. — Vous connaissez leur prétention, me disait-il chemin faisant ; ils ont la vanité de supposer que les fleurs de certaines plantes, en particulier du bouillon et de l’armoise, tombent de leur tige lorsqu’ils jouent de leur mizmoune. C’est une vieille imagination latine dont ils ont hérité je ne sais comment :
Ilicibus glandes, cantataque vitibus uva
Decidit……
La maison d’où venait le bruit avait un mur démoli sur la rue, de sorte que, par une grande brèche ouverte à hauteur d’appui, nous pouvions voir ce qui se passait à l’intérieur à peu près aussi bien que si nous y fussions entrés. C’était une petite fête de famille où chacun faisait sa partie. On formait cercle devant le seuil d’une chambre basse où se tenait assise, présidant la réunion, qui sans doute avait lieu pour elle, une jeune et jolie négresse, ayant la gorge découverte et allaitant un nourrisson complètement nu. Deux Mauresques accroupies sur des tapis tenaient chacune une paire d’énormes castagnettes de fer, beaucoup trop lourdes pour leurs mains menues. Deux nègres frappaient en chantant sur des tambourins ; un troisième, debout à quelques pas de la nourrice, à moitié déshabillé, nu-tête et la ceinture au vent, exécutait des danses furieuses en l’honneur du nouveau-né. La cour était petite et presque entièrement plafonnée par un vaste figuier sans feuilles, mais tellement noueux et si branchu que la multiplicité de ses rameaux formait une ombre sur le pavé. Le pied de l’arbre trempait dans une flaque d’eau croupissante où s’agitaient des canards ; des poules attachées deux à deux par la patte, comme des prisonniers dont on se défie, se promenaient autour d’un fumier, très embarrassées de leur entrave, chacune tirant le fil à soi sans parvenir à marcher d’accord. C’était, comme tu le vois, une scène à la flamande on ne peut plus intime. Je ne composerais point le tableau ainsi ; mais je te rapporte exactement ce qu’on y voyait.
Un jeune enfant, qui n’était point occupé dans ce concert, nous aperçut, vint ouvrir la porte et nous introduisit. On se salua du geste et brièvement, afin de ne pas suspendre la fête une seule minute : le danseur activa sa danse en précipita la mesure, frappa ses castagnettes avec d’autant plus d’entrain et de gaieté qu’il avait maintenant deux étrangers pour spectateurs. Il était hors de lui, inondé de sueur et tout semblable à du bronze qu’on vient d’arroser.
Les Mauresques avaient le visage découvert : elles étaient jolies et bien mises, en tenue d’hiver, avec le kaftan à manches par-dessus le corset. Leur habillement se composait d’un ramage de soie à fleurs et de dorures, et toute leur personne imbibée d’eau de senteur exhalait une intolérable odeur d’ambre. Pas un de nous ne dit mot pendant une heure. Le nouveau-né, qui geignait en harcelant le sein magnifique de sa nourrice, était le seul dont on entendît la voix. Enfin le nègre se lassa naturellement le premier ; la musique aussitôt s’interrompit, et la fête finit comme finissent les fêtes de ce genre, où, chose incompréhensible, la lassitude vient toujours avant l’ennui. Nous primes congé des gens de la maison, et les Mauresques, qui n’étaient aussi que des invitées, firent, comme nous, leur dispositions de départ. Quand elles eurent repris leurs haïks, remis leurs masques de cotonnade blanche, et comme elles passaient devant nous aussi noblement voilées que dans la rue, Vandell les salua en arabe, et je l’imitai. — À revoir, monsieur, me dit en français la plus petite et la plus mince des deux femmes. Je reconnus le à revoir, monsieur, du carrefour d’Alger. Cette fois le vieux Abdallah n’était plus là, et sans prendre le temps de délibérer, je les suivis.
— Vous savez à qui vous avez affaire ? me dit Vandell.
— Je m’en doute, lui répondis-je, mais j’ai des raisons que je vous dirai pour m’intéresser à celle des deux qui m’a dit : À revoir.
Les deux femmes se séparèrent au bout de la rue. Je laissai s’éloigner la grande amie, et j’accompagnai l’autre. Elle ne tourna pas la tête une seide fois, du moins je ne le vis pas. Après quelques circuits, elle arriva chez elle ; le quartier était désert, la rue arabe, la maison arabe. Elle poussa la lourde porte en s’y appuyant de tout le corps et disparut. J’arrivais sur ses pas, et je vis la porte qui retombait par son propre poids et tremblait encore sur ses gonds ; on n’avait pas mis l’arc-boutant, et quelque chose comme un courant d’air la faisait encore et par intervalle faiblement s’entr’ouvrir. J’attendis une demi-minute, incertain de ce que j’allais faire ; la porte se rouvrit : la femme était devant moi qui me regardait par l’échancrure de son masque, avec des yeux dont je ne voyais qu’un point fixe et lumineux comme un diamant. — N’entrez pas, me dit-elle en sabir, c’est-à-dire en italien barbare ; mais venez demain, à midi.
Te l’avouerai-je, mon ami ? Je fus pris au dépourvu par une cordialité si prompte, et je répétai seulement : Demain, à midi.
Vandell faisait sentinelle au bout de la rue. — Eh bien ? me dit-il.
— Eh bien ! j’irai demain.
Je le mis en deux mots au courant de notre première rencontre. Il connaît Sid-Abd-Allah ; qui ne connaît-il pas ? Le marchand est un homme de bien à la loyauté de qui l’on peut se fier, et l’avis qu’il m’a donné de prendre garde vaut un conseil. — Quant à la femme, ajouta Vandell, pour peu que vous teniez à savoir son histoire, nous irons trouver le barbier Hassan, et nous le ferons causer, s’il est en humeur d’être indiscret.
L’enquête est-elle bien utile dans une affaire de si médiocre intérêt ?
Vandell m’a conduit hier soir chez le barbier Hassan,
Hassan veut dire cheval ; mais proprement ce mot signifie le plus bel animal et le plus beau. C’est un nom fier, qui ne va pas toujours bien à ceux qui le portent ; pour notre ami le barbier de Blidah, on pourrait dire que ses parens l’ont baptisé d’après la belle opinion qu’il devait avoir de lui-même. Hassan est un homme entre deux âges, ni beau, ni laid, prétentieux dans sa mise et trop familier pour un Arabe : c’est l’état qui le veut apparemment. Il voit et reçoit toute sorte de gens ; j’entends que les habitués prennent sa boutique comme un endroit public et s’y donnent rendez-vous sans plus de façons que dans la rue.
Suivant sa coutume, il avait nombreuse compagnie. C’était quelque chose comme une soirée bourgeoise. On jouait aux dames et aux échecs ; on fumait dans les pipes du maître de la maison (le râtelier aux pipes de Hassan est le plus richement pourvu du quartier), et le kaouadji d’à côté apportait le café, que chacun payait.
Au moment où nous entrions, un long jeune homme au visage maigre achevait une partie de dames et disait à son adversaire en lui poussant son dernier pion : — « Si tout ce qu’on désire arrivait, le mendiant deviendrait bey. » — C’est un proverbe connu, fit observer Vandell, qui, le prenant aussitôt par la main et l’amenant à moi, me dit : Mon cher, je vous présente l’homme le plus spirituel et le plus lettré des trois provinces, taleb à la zaouïa[1] de , mon ami Ben-Hamida le vaudevilliste. Vous pourrez ensemble causer de Paris, car monsieur l’habite, ajouta-t-il en me désignant, et Siben-Hamida y a vécu.
Si-ben-Hamida, je l’appris de lui-même, est un élève du collège Saint-Louis. Il y passa, faisant ses classes et suivant les cours élémentaires d’histoire et de géographie, les quatre ou cinq années que dura son séjour en France. Le véritable motif de cette éducation parisienne, je ne l’ai pas su et probablement ne le saurai point. Il y a telles existences, dans ce pays des sous-entendus, dont l’origine est assurée de rester douteuse. — J’ai presque tout oublié, me disait-il en cherchant ses mots, et je finirai par ne plus pouvoir parler français.
— C’est un esprit prompt, vif, enjoué, plein de reparties, quand on s’y prête, et qui doit être singulièrement délié. Son éducation, commencée parmi nous, semble avoir développé cei’taines aptitudes on ne peut plus rares chez le peuple arabe , même des hautes classes. Il a la démarche ouverte, la parole expansive, le geste démonstratif, la voix goguenarde, et toujours comme un sourire irrésistible dans le regard. De son passage au milieu de nos universités, il n’a gardé que ce qu’il a voulu : l’amour des lettres et le goût facétieux des proverbes et des calembours. C’est à cause de cette légèreté quasi-française et de cet atticisme littéraire que Yandell l’a surnommé le vaudevilliste. Sa mise était celle des Maures, et comme il portait le turban d’hiver, il avait le cou, la tête et le visage élégamment enveloppés d’une écharpe de mousseline à petits pois roses.
Son adversaire, celui contre lequel il avait perdu, était un Arabe de la plaine, un peu court, un peu gros, barbu, très basané, en burnouss, en haïk, et par-dessous habillé, comme les cavaliers, de la veste et des gilets brodés de soie ; un mince cordonnet de soie grise, à glands d’or, accompagnait autour de sa tête le khrit, ou corde en poil de chameau noir ; un chapelet lui pendait au cou, et deux ou trois amulettes étaient attachées dans sa coiffure.
— Regardez bien celui-ci, me dit Vandell, c’est un homme de sabre : je vous dirai comment il s’en sert à l’occasion.
La réunion se composait en outre de bourgeois du voisinage, moitié marchands d’épices et de tabac, moitié rentiers, gens âgés, grisonnans, parlant à voix basse, fumant lentement, prudemment couverts de burnouss de chambre qui les habillaient comme des douillettes, avec des turbans aux plis méthodiques, des gilets fermés et des bas de laine écrue qui les chaussaient jusqu’aux mollets. Les savates étaient alignées par terre, devant les banquettes, et chacun d’eux avait à portée de la main soit la courte bougie rose, soit la lanterne de papier peint, qui devait l’éclairer au retour, car la nuit était fort obscure.
Je voudrais te faire comprendre à peu près de quoi l’on causa, car des gens de vie casanière ne prendraient pas rendez-vous, à pareille heure du soir, chez un barbier, dans l’unique intention d’y former cercle et de se taire. Or la conversation arabe ressemble à toutes les conversations oiseuses, où l’inutilité des choses dites ne s’explique que par une contagieuse démangeaison de la langue, mais avec des modes particuliers que la pantomime traduirait plus aisément que la parole écrite. Ce sont d’abord les salutations de l’arrivée, qui reviennent à temps égaux, comme des retours voulus de politesses, et qui marquent le rhythme du discours, en fixent les repos, en signalent les reprises : — politesses sur tout, questions sur tout, bénédictions sur tout, excepté sur la femme, dont jamais on ne doit s’informer ; — puis des curiosités comme les nôtres, mais qui ne sont plus les nôtres ; un commérage en sourdine, et tout à fait local, sur la politique, sur les affaires françaises, sur des intérêts minimes de municipalité, de ville, ou de tribu ; — puis encore des anecdotes d’un autre monde et de l’autre monde, vieilleries à dormir debout qui, depuis leur origine, ont conservé le don d’émouvoir, de rendre attentifs, ou de faire rire avec satisfaction ceux des auditeurs qui les connaissent le mieux. Chacun les sait par cœur, et chacun cependant se donne tour à tour le plaisir naïf de les entendre ou de les réciter. Tout cela est entremêlé de jeux de mots, la plupart combinés pour l’oreille, reposant sur des assonances, et par cela même intraduisibles, puis de maximes, de concetti , de proverbes, et sous ce rapport le scribe Ben-Hamida est bien l’expression fleurie et littéraire du génie primordial arabe. Yandell raconta dans le style obligé, c’est-à-dire avec les onomatopées les plus figuratives, le siège récent dont il avait été témoin. Il reproduisit le bruit du canon par un mouvement des lèvres très imitatif, et, voulant donner l’idée d’une bataille acharnée, il répéta le plus longuement et le plus fréquemment qu’il put les ba, ba, ba interminables par lesquels un Arabe accompagne ordinairement le récit d’une aventure où la poudre a beaucoup parlé. Il fut ensuite question des djerad (sauterelles), qui, dit-on, fourmillent dans le sud, et qui bientôt vont se mettre en voyage. On a pris des mesurescommande des corvées, organisé des battues pour les détruire : échapperont-elles ? Et à ce propos un ancien Blidien, le marchand Ben-Saïd, raconta, d’après son père, qui le tenait de son père, lequel avait assisté très vieux déjà, mais de sa personne, à ce grand désastre, l’invasion sans pareille de 1724 à 1725, comment ce fut une plaie comparable à celles décrites dans les histoires juives, comment les djerad avaient tout détruit, mais surtout les vignes, mangeant les pampres, puis le sarment, puis dévorant jusqu’au cep lui-même. Le feu n’aurait pas été plus prompt ni plus funeste : jamais depuis les vignes n’ont produit, et le vin de Blidah, fameux jadis, n’existe plus depuis cette époque. On en extermina des milliards de milliards, sans que le nombre en parût diminué ; le ciel en était obscurci, la ville encombrée, l’eau des sources empoisonnée. On se vengea comme on put de ce fléau maudit, on en fit des fritures, des confitures, des salaisons et du fumier ; enfin un fort vent du sud, s’étant élevé, emporta vers la mer cette armée de bêtes enragées, et les y noya.
— Après quoi elles se changèrent en crevettes, et les gens du Fhas les y péchèrent, ajouta Ben-Hamida, qui paraît s’égayer beaucoup des superstitions de son pays.
Là-dessus, on disserta des monstres : depuis le dragon des Hespérides jusqu’au Niam-niam, l’Afrique a toujours passé pour en produire. — « L’Afrique produit toujours quelque chose de nouveau, » ditVandell, qui fit à son tour l’érudit ; ceci est une maxime ancienne. Et après avoir cité Aristote, il en donna, d’après Pline, le commentaire savant que voici : « La rareté de l’eau obligeant les animaux à s’assembler pêle-mêle près d’un petit nombre de rivières, les petits ont toute sorte de formes étranges, vu que les mâles, soit de gré ou de force, s’accouplent indistinctement avec les femelles de toute espèce. » Le barbier Hassan opina que la chose était évidente, les vieillards furent de l’avis de Hassan ; Ben-Hamida seul n’admit pas cette explication comme le dernier mot de la science européenne et sourit.
Dernière histoire : on parla de Si-Mustapha-ben-Roumi, autrement dit le commandant X…, et de sa fameuse aventure avec Béchir. L’anecdote est chevaleresque : ce fut l’Arabe en burnouss, Hadjout, qui la raconta, non pas, bien entendu, comme une histoire nouvelle, car elle court les rues, mais comme un récit qu’un homme de sa race ne peut jamais répéter trop souvent. La voici, du moins très abrégée :
Le commandant X… arriva tout jeune à Alger, vers la première ou la deuxième année qui suivit la prise. À cette époque, Alger n’avait pas de collège, et la première éducation de l’écolier se fit sur la place publique avec les enfans du peuple indigène. Il apprit là diverses choses qu’à pareil âge on apprend sans maître, entre autres la langue du pays et les plaisirs de l’indépendance ; mais on ne trouva pas que cela valût des leçons de famille, on le corrigea. La correction lui déplut, et comme il n’aimait pas la contrainte, il quitta sa famille et s’enfuit. Arrivé dans le Sahel d’Alger, au moment de descendre vers la plaine et peut-être de réfléchir aux hasards de son entreprise, il rencontra deux cavaliers arabes qui voyageaient ou maraudaient. — Qui es-tu ? — Un tel, fils d’un tel. — Où vas-tu ? — Devant me.. — Veux-tu venir chez les Hadjout ? — Les Hadjout alors étaient un grand sujet d’effroi. Bravement l’enfant répondit : — Je veux bien. Un des maraudeurs le prit en croupe, et le soir même on le conduisait tout droit à la tente du kalifat Béchir. — C’est un otage, dirent les cavaliers. — Non pas, dit Béchir, c’est un enfant. — Et ce sera le mien, dit la femme de Béchir, qui l’adopta comme un présent du hasard, le fit circoncire et le nomma Mustapha, c’est-à-dire le purifié. Mustapha grandit sous la tente, il brunit au soleil, tout de suite il mania des sabres ; élevé par des centaures, il devint ce qu’il est, un extraordinaire cavalier. Quand il eut quinze ans, on lui donna un cheval et des armes. Quand il en eut dix-huit, un beau jour l’ennui de la tente le prit, comme l’avait pris déjà l’ennui de la maison. La guerre était partout ; il avait à choisir entre deux patries, l’une natale et l’autre adoptive : il se décida pour la première, Il quitta le douar, non pas la nuit, mais en plein jour ; il dit à Béchir : — Je m’en vais, — et il courut à Blidah s’enrôler dans les spahis. De Blidah il passa à Koleah ; de libre qu’il était, il devint soldat, mais toujours plutôt Arabe que Français. Deux ans plus tard, une razzia fut organisée contre les Hadjout. Il fallait un guide pour diriger la colonne, un guide sûr, qui connût le pays, la langue et surtout les habitudes de l’ennemi ; Mustapha fut désigné. L’affaire eut lieu, on se battit. Vers la fin de l’action, deux cavaliers se rencontrèrent, échangèrent le feu croisé de leurs pistolets, puis se chargèrent, pour s’aborder, le plus jeune avec le sabre, le plus âgé avec la lance. Au moment où les chevaux allaient se toucher, les combattans se reconnurent : — C’est toi, Mustapha ! — — C’est toi, Béchir ! — Béchir, au dire des Arabes, était un héros, beau, intrépide et montant des chevaux admirables. Il s’arrêta tout droit devant le jeune homme, fit seulement le geste de lui effleurer l’épaule afin de ne déchirer que le burnouss, et lui jeta sa lance. — Prends-la, dit-il, va la porter au général *** et dis-lui que tu as enlevé la lance de Béchir. — Puis, désarmé, les deux mains vides, il tourna bride et disparut.
Ainsi finit la soirée, par une légende héroïque. Nous nous séparâmes vers dix heures, au moment où le clairon de la caserne des Turcs sonnait le couvre-feu. Chacun alors alluma sa lanterne, chaussa ses babouches, releva le capuchon de son burnouss, et nous sortîmes tous ensemble, excepté l’Hadjout, qui resta chez le barbier et parut devoir y passer la nuit ; ce fut dans la rue qu’eurent lieu les salam-aleikoum et aleikoum-salam du départ. — Ce n’est pas peu de chose qu’un ami, nous dit Hamida en prenant chaleureusement les mains de Yandell et les miennes, — et ce n’est pas trop de mille. — Puis, sur ce dernier proverbe, dit de la façon la plus aimable, le jeune taleb de zaonïa, ex-collégien de Saint-Louis, s’en alla en chantonnant par les rues tranquilles.
— Charmant, mais hypocrite, me dit Yandell quand nous fûmes seuls, — homme à la langue douce et qui savra téter les lionnes. — Quant à l’Arabe, continua-t-il, celui que nous laissons chez Hassan, il a sur la conscience un petit péché qui le rend un peu taciturne, car il sait que la justice a les yeux sur lui. Un soir qu’il rentrait au douar avec un cousin dont il avait, dit-il, à se plaindre, tous les deux à cheval et par des chemins écartés, il laissa son compagnon passer devant, prit un pistolet et le lui déchargea dans les reins. Le cheval, sans cavalier, rentra au douar. Le cadavre ne fut découvert que quelques jours après, parce qu’on vit beaucoup de corbeaux et de milans tourner en cercle au-dessus des broussailles. La blessure était impossible à reconnaître sur un corps mis en lambeaux par les bêtes de proie. Cependant on soupçonna la vérité, et Amar-ben-Arif fut interrogé ; mais l’affaire en resta là faute de preuves. C’était une querelle de famille, une rancune de jalousie, je crois. Le fait du coup de pistolet est positif : c’est Amar-ben-IIarif lui-même qui me l’a conté.
— Pour ce qui vous regarde, ajouta Yandell, voici quelques détails. La femme est à Bliclali depuis un mois. Elle y vit seule, avec sa domestique Assra, la négresse qui faisait aujourd’hui ses relevailles. Il n’y a dans sa maison, dont vous connaissez la porte, que son petit ménage et des Juifs. Elle s’appelle Haoûa ; son amie s’appelle Aïchouna. On fêtait aujourd’hui la naissance du premier enfant d’Assra ; le mari était ce nègre beau danseur qui s’est tant fatigué pour exprimer la joie qu’il avait d’être père. Avez-vous remarqué que l’enfant n’est presque pas noir ? C’est un miracle ! m’a dit le malicieux barbier. De mauvais plaisans en ont déjcà fait la remarque. Il paraît que le père a répondu : Chouïa-chouïa, sara negro (patience, patience, il deviendra nègre). En attendant, il fait auprès de son fils le métier de corybante et l’élève, ni plus ni moins qu’un jeune Jupiter, au bruit des danses et des boucliers d’airain. Nous retournerons au bureau de renseignemens quand il faudra ; mais ménageons Hassan, et puisque Ben-Hamida nous a donné le goût des proverbes, souvenez-vous de cette maxime pour votre gouverne : — Il y a cinq degrés pour arriver à être sage, se taire, écouter, se rappeler, agir, étudier. Ceci est de la sagesse arabe, c’est-à-dire de la politique. Il est dix heures du matin, mon ami, et dans deux heures j’irai voir si l’appartement d’Haoùa ressemble à l’admirable tableau de Delacroix intitulé : Les femmes d’Alger.
Oui, mon ami, c’est tout semblable. C’est aussi charmant, ce n’est pas plus beau. Dans la nature, la vie est plus multiple, le détail plus imprévu ; les nuances sont infinies. Il y a le bruit, les odeurs, le silence, la succession du geste et la durée. Dans le tableau, le caractère est définitif, le moment déterminé, le choix parfait, la scène fixée pour toujours et absolue. C’est la formule des choses, ce qui doit être vu plutôt que ce qui est, la vraisemblance du vrai plutôt que le vrai. Il n’y a guère, que je sache, d’autre réel en fait (l’art que cette vérité d’élection, et il serait inutile d’être un excellent esprit et un grand peintre, si l’on ne mettait dans son œuvre quelque chose que la réalité n’a pas. C’est en quoi l’homme est plus intelligent que le soleil, et j’en remercie Dieu.
À midi précis, je frappai à la porte d’Haoûa. J’entendis à l’intérieur plusieurs voix qui crièrent à la fois : Minhou ? qui est là ? — Et au-dessus de ma tête, dans une chambre formant étage, une autre voix facile à reconnaître qui répétait : Ache Koune ? qui est-ce ? — Puis un volet fermé fit du bruit, et la même voix dit aussitôt : Ya Assra, heull el bab (Assra, ouvre la porte). La négresse vint ouvrir.
Je traversai la cour, où j’aperçus, dans quatre chambres, quatre ménages juifs, des femmes qui savonnaient des langes, beaucoup d'enfans jouant fraternellement au seuil des portes, et des nouveau-nés que leurs mères balançaient dans des berceaux mobiles en forme de hamacs. L'étage était en galerie ; j'en fis le tour avec Assra, qui me précédait, traînant ses talons nus sur les carreaux de faïence, les reins pris, comme par un sarrau, dans son étroit foula d'étoffe orange et bleue. Arrivée devant la chambre de sa maîtresse, la noire servante tourna la tête à demi de mon côté, et fit exactement le geste que tu peux voir dans le tableau de Delacroix, pour écarter le rideau de mousseline à fleurs.
Je vis, en entrant, Haoûa qui m'attendait, couchée de côté sur un long divan bas et large, au milieu d'une quantité de petits coussins, dont l'arrangement prouvait qu'elle avait dormi.
— Bonjour, me dit-elle, asseyez-vous. — Je m'assis, non pas à côté d'elle, mais à ses pieds et pas trop près, de manière à la bien voir.
Un narghilé brûlait au milieu de la chambre; elle en tenait l'extrémité entre ses doigts chargés de bagues, et regardait voler la fumée qui s'échappait en filet tremblant par l'orifice du bouquin d'ambre. Le long tuyau, annelé de brun et d'or, s'enroulait autour de sa jambe fine, nerveuse, jaune comme du vieux ivoire, et semblait la presser d'un nœud vivant, comme le serpent de Cléopâtre. Elle était pâle, immobile, à demi souriante, et la vie dont était animé ce corps tranquille soulevait paisiblement son étroit corsage. Rien ne manquait à sa toilette pour la rendre aussi accomplie que possible ; elle avait pris des soins exquis pour se parer, se parfumer et se peindre. Coiffée de foulards noirs et bleus et peut-être un peu moins déshabillée que ne l'est une femme ma resque dans son intérieur, elle portait un corset de drap bleu richement doré sous un caftan bleu sans manche, et contre l'usage du pays, une sorte de ceinturon d'or à fermoir massif retenait autour de sa taille un peu grêle un foula très ample de couleur écarlate. Son costume, ainsi composé de trois couleurs, mais où le rouge ardent écrasait tout, exagérait encore, par ce contact extrêmement vif, la pâleur morne de sa peau. Elle avait les yeux bordés d'antimoine, les mains enluminées de henné, les pieds aussi ; ses talons rougis par la teinture « ressemblaient à deux oranges. »
— Comment t'appelles-tu ? — demandai-je. — Ouech-esmek ? Elle aspira une dernière bouffée de tombak, et, par un joli geste, me tendit le bouquin du narghilé, dont le souple tuyau resta roulé sur sa jambe. — Ouech-entekfi ? dit-elle en l'approchant tout près de mes lèvres; qu'est-ce que cela te fait ?
— Pour savoir si ton nom est aussi doux que ta voix.
Et comme je la regardais sans rien ajouter, elle répondit aussitôt : — Je m'appelle Haoûa.
— Tu es la bien nommée, lui dis-je en répétant ce mot aérien, tout composé de voyelles et qui se prononce d’une seule haleine, exactement comme on respire, — car ton nom veut dire : l’air respirable et l’amitié.
— Fait-il chaud ? reprit-elle entre deux silences.
— Très chaud, et il est bien fou celui qui cherche auprès du feu un abri contre le soleil.
Il y eut une nouvelle pose après ce nouveau madrigal, qui la fit sourire.
Considère, mon ami, qu’excepté les mots de monsieur, bonjour, à revoir, asseyez-vous, Haoûa ne connaît pas quatre syllabes de pur français, et que j’en suis réduit à parler arabe, ne voulant pas employer le sabir, affreux dialecte indigne de cette voix unique, craignant avant tout de la rendre ridicule, et volontiers me résignant à l’être. L’entretien dès lors fut si simple, que j’aurais de la peine à te le rapporter. Je renouvelai le tombak du narghilé, je fis des cigarettes qu’elle fuma ; Assra nous servit le café ; je parcourus la chambre et fexaminai ; j’allais de la porte au volet fermé donnant sur la rue ; j’admirais ses étagères, et de ses étagères je revenais à elle.
Elle avait au cou, entortillé trois ou quatre fois comme un immense collier, un de ces longs chapelets de fleurs d’oranger que fabriquent les Juifs. Il était tout frais cueilli du matin, et l’odeur en était telle que, pour la supporter sans ivresse, il faut être femme, et femme arabe.
— Prends-le, me dit Haoûa en détachant lentement cette longue guirlande embaumée et en me la jetant comme elle aurait fait d’une chaîne.
Le temps se passa de la sorte, je veux dire une heure ou deux. À ce moment, je crus qu’elle avait envie de dormir. — Non pas, dit-elle. — Et cependant elle se pencha en arrière, la tête à demi renversée sur les coussins. Le silence était profond, l’air alourdi de fumées odorantes et accablant. On n’entendait plus que le murmure assoupissant du narghilé qui s’épuisait. Ses yeux se fermèrent ; je vis une ombre légère descendre alors sur ses joues, dont la peau frémit ; c’était l’ombre nocturne de ses longs cils, qui se posaient sur elles comme deux papillons noirs. Haoûa ne bougea plus, et moins d’une minute après qu’elle avait dit : non, ce paisible esprit appartenait déjà au sommeil.
Comme je traversais la cour pour quitter la maison, un des enfans juifs, le plus petit, cracha de côté en détournant la tête, ce qui, tu le sauras, est un signe de souverain mépris.
J’ai assisté aujourd’hui à une scène affreuse. C’étaient, m’a-t-on dit, quatre scélérats, et je n’ai pas eu de peine cà le croire en les voyant. Ils marchaient deux par deux dans une boue épaisse et sous une pluie battante, les mains liées derrière le dos, en hurnouss et pieds nus, flanqués du peloton de tirailleurs qui devait les fusiller. Il y avait en outre, pour protéger la loi, deux bataillons de ligne et de la cavalerie. La foule précédait, entourait, suivait l’enterrement. Le cortège allait au plus petit pas. Des fanfares sonnaient une marche funèbre. On les menait à l’extrémité du bois des Oliviers, à gauche, sur un tertre élevé de quelques mètres au-dessus d’une tranchée naturelle. J’eus la triste curiosité de suivre la foule et d’accompagner jusqu’au bout de leur vie ces quatre misérables.
Le temps était glacial et très sombre, quoiqu’il fût midi. D’abord on leur délia les mains. Chacun d’eux, sur un ordre reçu, ôta son burnouss et en fit un paquet qu’il déposa par terre, à ses pieds ; puis ils furent placés debout au bord de la tranchée, à six pas d’intervalle, et faisant face à la montagne. Le peloton se rangea à dix pas derrière eux. Il était de quarante-huit hommes, douze pour chacun des condamnés. L’infanterie formait un étroit demi-cercle autour du lieu d’exécution, et, pour prévenir toute évasion, deux pelotons de cavalerie, le sabre au poing, stationnaient à droite et à gauche, au bord de la rivière. Au-delà de l’Oued, gonflé par la fonte des neiges, et qui leur barrait le passage, s’élevait la montagne, presque à pic en cet endroit- là. Un rideau de pluie attristait encore cette sombre perspective, fermée à tout espoir de délivrance.
Ces dispositions prises et rapidement, un officier lut le jugement, d’abord en français, puis en arabe. J’apercevais ces terribles papiers, je pouvais en compter les feuilles et en mesurer la longueur. L’œil sur ma montre, calculant ce qui restait à lire, j’évaluais les minutes de grâce.
Ils étaient debout, calmes, plantés sur leurs jambes avec un aplomb qui ne fléchissait pas, imperturbables devant la mort prochaine, la main gauche pendante, la droite élevée à la hauteur du front et l’index dirigé vers le ciel. C’est dans cette tenue mystérieuse qu’un Arabe qui subit sa destinée attend avec tranquillité son dernier moment.
— Savez-vous à quoi ils pensent ? me dit Vandell. Ils se disent que ce qui est écrit est écrit, et que si leur mort n’est pas décidée là-haut, malgré tout cet appareil effrayant, malgré ces quarante-huit carabines rayées qui vont tirer sur eux comme dans une cible, ils vivront.
Quand la lecture fut achevée, il y eut quelques secondes de silence. Je sentis que tout était fini. Un des condamnés essaya de tourner la tête, il n’en eut pas le temps. Involontairement je fermai les yeux, mais involontairement aussi l’explosion me les fit ouvrir, et je vis les quatre hommes bondir sur eux-mêmes comme des clowns qui font un saut de carpe, et disparaître dans la tranchée. Puis j’entendis quatre coups de grâce, et les clairons sonnèrent aussitôt le départ. Un piquet de quelques soldats fut seulement mis en faction près des cadavres, qui devaient rester exposés là jusqu’au soir, pour être livrés alors à leur famille, si quelqu’un les réclamait.
Tout le jour, la pluie tomba sur eux. Vers le soir, le temps s’étant éclairci, je pus sortir de nouveau pour aller voir ce qu’ils devenaient. Il y avait là plusieurs Arabes avec des chevaux et des bêtes de somme. Quand on jugea que le soleil se couchait, les sentinelles s’éloignèrent. Alors, sans cris, sans pleurs, comme s’il se fût agi d’un ballot, chacun des cadavres fut hissé, puis couché en travers d’un mulet, puis ficelé de manière à garder son équilibre. Aussitôt la cavalcade prit le pas et s’éloigna du côté de la Chiffa. Les corps étendus à plat dépassaient, de toute la longueur de la poitrine et des jambes, le bât très étroit qui leur servait de civière. Ils étaient horriblement raidis par ce séjour de six heures au froid, et suivaient sans fléchir le pas balancé des animaux : à les voir à distance et vaguement dessinés sur le ciel, où le jour s’éteignait, on eût dit que les mulets portaient des planches.
Le printemps s’établit. Nous voici dans la saison variable, avec un soleil déjà chaud, des jours splendides, et de temps en temps de fortes pluies qui sont amenées par des orages et jamais ne durent plus de quelques heures. Le vent ne se fixe nulle part ; il hésite entre son point d’hiver et celui d’été, et fait à tout moment le tour du compas. Le thermomètre se maintient au tempéré, entre un minimum assez rare de 15 à 18 degrés et un maximum de 24 à 25 degrés. Les neiges commencent à fondre. L’Oued coule à pleins bords. Les petits ruisseaux qu’il alimente ont grossi, et les jardins sont de plus en plus égayés par le mouvement joyeux des eaux courantes. Il n’y a presque plus d’eau dans la plaine, où le lac lui-même est à peu près rentré dans son lit. Il apparaît à gauche du Mazafran, derrière les Hadjout, étendu au pied du Tombeau de la Chrétienne, sur une ligne mince, ayant la forme et l’éclat vibrant d’une longue épée.
Quelquefois, après une semaine de chaleur continue, le ciel se couvre de vapeurs, et l’atmosphère, surtout au-dessus de la ville, en est alors si chargée et devient si basse, que la montagne disparaît, cachée bizarrement jusqu’à moitié comme par un rideau de théâtre. Bien qu’elle nous touche, nous n’en distinguons plus que la base et le fond des ravins boisés, rendus d’un bleu sombre par une ombre impénétrable. Si le vent reste mou, si le brouillard, au lieu de se fondre en rosée, remonte jusqu’à la région ordinaire des nuages, on est à peu près certain d’entendre, vers le soir, un ou deux coups de tonnerre éclater dans la montagne et de voir la pluie tomber : elle continue jusqu’au matin. Vers quatre heures, nous apercevons des étoiles ; tout se dissipe avec la nuit, comme si, chassés eux-mêmes par les approches du jour, les nuages s’évanouissaient pêlemêle avec les ténèbres. Le soleil paraît dans un ciel où ne reste pas le plus petit trouble ; les horizons sont nets, vifs et fermes. Nous pourrions compter les cèdres plantés, à trois mille pieds au-dessus de nos têtes, sur les derniers pitons des Beni-Salah.
Le plus ordinairement, les soirées sont magnifiques ; je les passe au bois des Oliviers. En ce moment de l’année (12 mars), le soleil se couche un peu après six heures, et directement au pied de la plaine, entre le promontoire avancé de la Mouzaïa et le pays montueux des Beni-Menasser, sur des collines qui ont l’air d’une mer agitée. On le voit suspendu comme un globe au-dessus de cette haute barrière violette, ou faisant rayonner, quand il y a des nuages, un vaste triangle enflammé. À mesure qu’il descend, l’orbe grandit ; on peut pendant un instant le considérer sans fatigue, car il n’envoie plus ni chaleur ni rayons. Il plonge enfin parmi les collines et disparaît, tout rouge et comme déchiré par les aspérités de l’horizon. Aussitôt commence un crépuscule ardent de quelques minutes. L’humidité précède la nuit, et moins d’un quart d’heure après le départ du soleil, toute la campagne est inondée de rosée.
Je ne vais plus guère au bois des Oliviers que pour assister à ce spectacle, un des plus beaux de la journée. Autrefois c’était un lieu que nous aimions pour toute sorte de raisons, dont beaucoup au moins n’existent plus ; peut-être était-il plus attrayant, peut-être étions-nous plus jeunes. Nous y vivions à l’ombre, adossés contre le tronc des arbres, étendus sur de courts gazons et causant de souvenirs classiques en regardant tomber autour de nous les petites olives sauvages que le vent du printemps secouait des branches. Nous pouvions encore, à ce moment-là, rêver à quelque chose de grave et de grand à l’ombre de ces beaux arbres chargés d’années, et devant ce petit marabout à coupole basse, assez semblable à un autel. Je me souviens que nous y avons lu l’Œdipe à Colonne pendant une après-midi qui rappelait la Grèce. « Étranger, te voici dans le séjour le plus délicieux de l’Attique, à Colonne, riche en coursiers… Là fleurit chaque jour, sous la rosée céleste, le narcisse au calice gracieux, antique couronne des grandes déesses. Sur cette terre croît un arbre que ne possède ni l’Asie ni la grande île dorienne de Pélops, arbre qui ne fut pas planté par une main mortelle, qui vient sans culture, et devant lequel reculent les lances ennemies. INulle part il ne pousse plus vigoureux que dans cette contrée. C’est l’olivier au pâle feuillage. »
Des hommes vêtus de blanc, avec un air sérieux, passaient au loin parmi les arbres. La ville, dont on apercevait les tours blanches, était séparée de nous par des haies épineuses de nopals et d’aloès. Des cavaliers « dompteurs de coursiers » cheminaient sur une étroite chaussée entre la montagne et nous, à demi nus, sans selle, et maniant de petits chevaux à mâchoires nerveuses, à courtes oreilles, à qui nous trouvions des airs thessaliens.
Aujourd’hui le bois sacré de Blidah n’est plus reconnaissable. Tout y dépérit. Les oliviers au pâle feuillage se découronnent ; il n’est plus possible de trouver de l’ombre à leur pied, tant est rare et misérable la maigre verdure qui tremble au bout de leurs immenses rameaux. « Les lances ennemies n’ont pas reculé devant eux, » et ni Jupiter protecteur des oliviers sacrés, ni Minerve aux yeux bleus, n’empêcheront qu’ils ne soient extirpés du sol par une main étrangère.
Le marché arabe ne se tient plus ici depuis longtemps, quoiqu’il n’y ait pas dans Blidah de place plus pittoresque pour un marché. Tu y verrais maintenant des baraques, presque constamment des bivouacs militaires et des tranchées faites pour amener les eaux, secours tardif qui ne ressuscitera pas le bois expirant. Seul le marabout subsiste, toujours éclairé à l’intérieur d’une quantité de bougies roses et de petites lampes, toujours exhalant, comme une chapelle, une chaude et mystérieuse odeur de cire qui se consume et d’encens. Il durera autant que la superstition, c’est-à-dire très probablement plus que les oliviers.
Une agréable nouvelle que je ne t’ai pas dite : les cigognes sont arrivées. J’ai vu l’autre jour leur premier courrier. C’était le matin de très bonne heure ; beaucoup de gens dormaient encore dans Blidah. Il venait du sud, porté par une légère brise, s’ appuyant, sans presque les mouvoir, sur ses grandes ailes à l’extrémité noire, le corps suspendu entre elles « comme entre deux bannières. » Une troupe de ramiers, de corneilles et de petits milans lui faisaient un joyeux cortège, et saluaient sa bienvenue par des battemens d’ailes et par des cris. Des aigles volaient à distance, les yeux tournés vers le soleil levant. Je vis la cigogne, suivie de son escorte, descendre de la montagne et se diriger vers Bab-el-Sebt. Il y avait là des Arabes qui sans doute avaient voyagé la nuit, car ils étaient couchés pêle-mêle avec des dromadaires fatigués, toutes les charges réunies au centre du bivouac, et les animaux n’ayant plus que leurs bâts. Quand l’oiseau sacré passa sur leurs têtes, un des Arabes qui le vit étendit le bras, et dit en se levant tout droit : — Chouf el bel-ardj, regarde, voici la cigogne. Ils l’aperçurent tous aussitôt, et, comme un voyageur qui revient, ils la regardèrent en se répétant de l’un à l’autre : — Chouft’ouchi ? l’as-tu vue ? — Longtemps l’oiseau parut hésiter, tantôt rasant les murs, tantôt s’élevant à de grandes hauteurs, les pieds allongés et tournant lentement la tête vers tous les horizons du pays retrouvé. En moment il eut l’air de vouloir prendre terre ; mais le vent qui l’avait amené rebroussa ses ailes et l’emporta du côté du lac.
Les cigognes émigrent à l’automne pour ne revenir qu’au printemps. Elles se montrent rarement dans la plaine, et n’habitent jamais Alger. À Medeah au contraire et dans toutes les villes de la montagne, elles se réunissent en grand nombre. Constantine en est peuplée. Je connais peu de maisons dans cette ville, la plus africaine et la moins orientale de toutes les villes algériennes, je connais peu de toitures un peu hautes qui ne supportent un nid. Chaque mosquée a le sien, quand elle n’en a pas plusieuis. C’est une faveur pour une maison d’être choisie par les cigognes. Comme les hirondelles, elles portent bonheur à leurs hôtes. Il y a toute une fable qui les consacre et les protège : ce sont des tolba changés en oiseaux pour avoir mangé un jour de jeûne. Elles reprennent tous les ans leur forme humaine dans un pays inconnu et très éloigné, et quand, appuyées sur une patte, le cou renversé dans les épaules et la tête élevée vers le ciel, elles font avec un claquement de leur bec le bruit singulier de kuam… kuam… kuam, c’est qu’alors l’âme des tolba, toujours vivante en elles, se met en prière. — Jadis c’était Antigone, fille de Laomédon et sœur de Priam, que Junon changeait en cigogne pour la punir de l’orgueil que lui causait sa beauté. Tous les peuples ont eu le génie des métamorphoses, et chacun y a mis sa propre histoire : la Grèce artiste devait être punie dans sa vanité de femme ; l’Arabe dévot et gourmand devait l’être pour un péché commis en carême.
Aujourd’hui nous avons fait une course au fond du ravin de l’Oued-el-Kebir. L’Oued-el-Kebir, malgré son nom de grande, est une toute petite rivière, — en France on dirait un ruisseau, — dont les pluies d’hiver et la fonte des neiges font tout à coup un torrent. Réduite à ses propres "ressources, elle n’est plus rien. Elle prend naissance au fond d’un ravin étroit, peu profond, et comme toutes les rivières montagneuses à leur origine, on la surprend d’abord dans un riant berceau à fond de roche, tapissé de feuillage, de roseaux et de lauriers-roses ; elle y naît dans la fraîcheur de l’ombre, dans la retraite et dans le silence, comme les idées dans le paisible esprit d’un solitaire.
Il y a quelques années encore, les Blidiens ne sortaient pas sans avoir un fusil chargé sur l’épaule, et croyaient prudent d’être en nombre et tous armés, pour accomplir cette petite promenade à deux kilomètres au plus de leur ville. Aujourd’hui bien entendu chacun va seul aux sources de l’Oued en fumant son cigare avec autant de sécurité qu’au jardin public du Tapis-Vert, et beaucoup plus agréablement.
On a bâti, jusqu’à l’entrée de la gorge, des moulins et des rudimens d’usine. Je n’y regarde jamais de très près ; je crois cependant que ce sont des briqueteries. En peu plus loin, des travaux de barrage ont été faits pour régulariser le cours du ruisseau ; ce n’est donc que quelques cents mètres au-delà que la promenade commence à devenir intéressante. La route s’engage alors dans le ravin entre des pentes fort pittoresques, parmi des rochers tombés de la montagne et roulés par la rivière au moment des grandes eaux. L’Oued coule à côté du sentier, tantôt sur un lit de sable et de gravier ressemblant à de l’ardoise en poudre, tantôt à travers de larges blocs que le courant contourne en écumant un peu, quand il n’a pas la force de les arracher de son lit. La montagne est rocheuse, escarpée et fréquemment creusée par de profonds éboulemens. On y voit peu d’arbres, excepté de loin en loin quelques vieux oliviers plantés presque horizontalement dans les talus, qui restent attachés par les racines et dont le branchage échevelé pend sur le chemin. Un peu plus loin, la gorge s’élargit et se découpe en ravins latéraux ; la végétation s’épaissit, et chaque écartement de la montagne forme alors un entonnoir baigné par le fond et encombré de hauts feuillages.
On approche ainsi du cimetière. Il est tel que tu l’as vu : tout entouré de barrières rustiques, composées d’arbres morts et de halliers, et protégé par une ceinture impénétrable de lentisques, de myrtes et de lianes ; au fond, une sorte de bocage ombreux, de grands oliviers très verts, des caroubiers plus sombres encore, d’immenses frênes et des peupliers-trembles, au tronc blanchâtre, ayant à peu près la taille et le port des platanes ; au centre de cet enclos solitaire, très recueilli, très abrité, où le soleil ne pénètre que pendant le milieu du jour, un terrain plein d’herbes et couvert de tombeaux. Trois ou quatre seulement forment de petits monumens semblables à des marabouts de quatre ou cinq pieds de baut, avec un couronnement dentelé et la kouba conique. Telle est la sépulture ordinaire des personnages religieux ou célèbres à quelques titres.
Une vieille femme gardait le cimetière, accroupie sur le revers d’une tombe, la tête inclinée sur ses genoux. Elle avait un sarrau rayé de bleu, de jaune vif et de rouge éclatant, mal attacbé sur ses épaules. Les bras et les pieds nus, la tête entourée d’un fichu noir, et le visage à moilié caché par des cheveux tout grisonnans, elle tenait à la main, comme un emblème de toutes les fragilités humaines, une longue et mince baguette en roseau.
— Salut sur toi, ô mère ! lui dit Vandell. Que ta journée soit bonne !
— Qu’y a-t-il, et que viens-tu faire ? demanda la vieille avec un peu d’alarme en nous voyant tout à coup dans l’enceinte réservée. Nous répondîmes : — Rien que le bien. — Et nous nous assîmes sur une des barrières.
Une bougie rose brûlait dans le creux d’un arbre renversé vers le milieu du cimetière. La face des quatre marabouts qui regarde le levant était inondée de cire fondue, et dans une sorte de niche, creusée dans la paroi du plus orné et du plus ancien des quatre, brûlait une autre mèche odorante dont on voyait seulement la fumée.
— Savez-vous ce que c’était que ces gens-là, demandai-je à Vandell, vous qui savez tout ?
— Des hommes, me répondit Vandell un peu sentencieusement. Si vous y teniez, je vous dirais leurs noms et leur légende plutôt que leur histoire ; mais à quoi bon ? Ils ont fait leur temps : ils habitaient un pays qui n’est pas le vôtre, et parlaient une langue que vous entendez à peine. S’ils ont fait du bien ou du mal, cela ne nous regarde pas, et nous n’avons pas même le droit d’allumer une bougie rose en leur honneur.
Au moment où nous repassions la barrière, un Arabe qui venait d’entrer dans l’enceinte alla dévotement baiser la tombe du saint, et se mit à genoux dans l’herbe pour faire sa troisième prière, car il était une heure après midi.
À quelques pas en arrière du cimetière se cache un village, ancien séjour de l’aristocratie de Blidah. Incendié et pillé en 1836, pillé encore en 1840, aujourd’hui il est réduit à une quinzaine de masures, dont une seule couverte en tuiles, le reste en pisé avec la toiture en roseaux. Des chiens en gardaient l’entrée, et nous aboyaient aux jambes ; des enfans criaient comme s’il se fût agi d’un nouveau siége.
Nous continuâmes notre promenade en parlant très philosophiquement de la mort. — Je n'y crois pas, me disait mon compagnon. C'est un passage sombre que chacun de nous rencontre à un moment donné dans sa vie. Beaucoup de gens s'en alarment, ceux à qui l'obscurité fait peur comme aux enfans. Quant à moi, les trois ou quatre fois qu'il m'est arrivé de m'en trouver tout près, j'ai vu de l'autre côté une petite lumière, je ne sais trop laquelle, mais évidente, et qui m'a tout à fait tran'quillisé.
J'ai revu Haoûa souvent depuis trois semaines, et décidément nous voilà bons amis. Le début présageait au reste que nous n'aurions pas grand'peine à le devenir. Vandell, qui s'accommode à peu près de tout ce que je lui propose, m'accompagne ordinairement dans mes visites. Nous allumons en son honneur le narghilé. C'est là son droit d'interprète, et comme le narghilé a trois branches et que chacun de nous peut ainsi disposer d'un tuyau, souvent alors nôtre conversation consiste à faire à tour de rôle murmurer, dans le vase en cristal, l'eau parfumée de rose où se rafraîchit la fumée. Nous passons ainsi des après-midi chaudes ou des soirées, indolemment couchés sur des coussins. J'ai toute liberté de fouiller dans les meubles d'Haoûa, et j'en profite. J'ouvre ses grands coffres couleur de cinabre, à serrure de cuivre, et j'en tire tantôt sa garde-robe et tantôt ses bijoux. C'est un vestiaire arabe des plus riches et des plus variés : vestes d'été, vestes d'hiver; petits gilets tout chargés d'orfèvrerie, avec d'énormes boutons d'or ou d'argent ; kaftans de drap ou de soie, pantalons de négligé, de tenue moyenne ou d'apparat, depuis la simple cotonnade ou la mousseline des Indes jusqu'au lourd brocart chamarré de soie et d'or; plus un assortiment de fouta pour entourer la taille, de guimpes légères pour accompagner le turban, de mouchoirs de tête et de ceintures, tout cela bizarrement appelé de noms inutiles à dire et bariolé des couleurs les plus tranchantes. Les bijoux sont réunis à part, empaquetés dans un foulard ; ce sont des anneaux de jambes, des bracelets, des gourmettes en sultanins, des miroirs de main à manche écaillé de nacre ; les pantoufles y sont aussi comme représentant de vrais bijoux par le luxe et pour la valeur.
— Tu as donc hérité d'un sultan, dis-je à Haoûa le jour où je découvris ce riche mobilier et cette fortune de femme élégante.
— Ce n'est pas un sultan qui m'a donné cela, c'est mon mari.
— Lequel ? interrompit Vandell, sans se douter que sa plaisanterie devait s'appliquer si juste.
— Celui qui est mort, répondit Haoûa assez tristement pour nous convaincre qu'elle avait été veuve.
— Et qu’as-tu fait, demandai-je, de ton second mari ? Elle hésita d’abord, devint pâle autant que peut pâlir un visage qui jamais n’a l’ombre de couleur, et répondit en nous regardant fixement l’un après l’autre : Je l’ai quitté.
— Après tout, dit Vandell en manière de conclusion, tu as bien fait, s’il t’ennuyait.
Ce soir-là même, Vandell allait aux renseignemens chez Hassan, et il apprenait qu’en effet Haoûa était veuve d’un premier mari, et qu’elle avait divorcé six mois après son second mariage ; mais Hassan n’en dit pas davantage, et je ne sais pourquoi parut tenir à ne nommer aucun des deux personnages qui ont fait, l’un la fortune, et l’autre le malheur d’Haoûa. Haoûa est Arabe. Elle est née dans la plaine. Si les informations sont exactes, son père appartenait aux Arib, une famille d’origine saharienne établie dans la Mitidja, qui l’habita sans existence légale, y vivant dispersée dans les tribus et maraudant sur toutes jusqu’en 1834, époque où l’administration la réunit pour en faire une auxiliaire et comme une sentinelle avancée de la France. Haoûa conserve donc un peu de sang saharien dans les veines, et son teint plus fauve, son œil plus sombre, sinon plus ardent, la juvénilité singulière de ses formes, que l’embonpoint commun chez les Mauresques n’épaissira pas, concordent exactement avec ses origines. Par ses alliances, nous supposons qu’elle doit tenir soit aux Beni-Khrelil, soit plus probablement aux Hadjout. Au reste ce sont des éclaircissemens qui regarderaient l’état civil, s’il en existait un chez les Arabes, et non pas nous. Depuis lors, il n’a plus été question de ce que le hasard nous avait révélé de la vie antérieure d’Haoûa, et nous ne nous souvenons plus de son divorce que pour en conclure qu’elle est libre, et qu’ainsi les assiduités de ses deux nouveaux amis ne sauraient causer d’ombrage légitime à personne.
La maison, très bruyante au rez-de-chaussée, surtout si quelque différend de voisinage éclate entre les Juives, est on ne peut plus paisible à l’étage où la silencieuse Haoûa habite seule, et dont elle occupe la galerie avec Assra la négresse et le mari d’Assra, qui vient y passer la nuit. À quelque moment que ce soit de la journée, excepté aux heures du bain, nous la trouvons là, dans un angle obscur de sa chambre, assise ou couchée sur son divan, se teignant les yeux, jouant avec un miroir, fumant le tombak, couverte de guirlandes fleuries comme une madone, les bras aussi froids que le marbre, l’œil admirable et vague, inerte et comme épuisée par l’oisiveté mortelle de sa vie : personne autour d’elle, ni famille ni enfans. Exemple singulier de beauté presque accomplie et stérile, elle vit, si cela peut s’appeler vivre, pour je ne sais quelle desfnée incompréhensible qui semble l’empêcher d’être épouse et la condamne à n’être point mère. Aussi l’attrait qu’elle exerce est tout à fait étrange : il est très vif, et ne pénètre pas, j’imagine, au-delà de l’épiderme sensible du cœur. Elle a les séductions de la femme, mais sans le vouloir et moins les intentions de séduire. On l’écoute, on la contemple, on l’admire, ravi par une chose charmante sans être attiré. C’est une de ces créations bizarres qui seraient monstrueuses en Europe, où la femme est femme. Imagine quelque chose comme une fleur de luxe exquise et rare, née pour un gynécée d’Orient, qui doit l’embellir et le parfumer pendant le court épanouissement de sa jeunesse, et compare, si tu le veux, à la plus subtile des essences le charme qui se dégage, à l’insu de lui-même, de cet être inutile et délicieux.
— Vous parlez de fleurs, me disait mon ami Vandell un jour où je cherchais, comme aujourd’hui, des comparaisons pour la définir, mais vous n’avez pas trouvé le mot qui convient. Tous les termes sont trop actifs pour donner l’idée de cette existence embryonnaire, sans initiative ni conscience. Il faut un verbe neutre, et le plus neutre sera le meilleur. Je vous en propose un latin : olet, elle exhale. Ajoutez un qualificatif pour exprimer l’attrait de ce fluide odorant, et dites qu’elle sent bon et rayonne comme une bonne odeur. Voilà, je crois, tout ce qui peut être raconté d’elle, et quant à nous, nous sommes des sensuels, agréablement parfumés par le voisinage d’une plante exotique. Il n’y a rien là de bien dangereux, pourvu que de temps en temps nous changions d’air ; seulement c’est à faire douter de l’âme humaine.
La voix d’Haoûa est une musique, je te l’ai dit le jour où je l’entendis pour la première fois, plutôt une musique qu’un langage. Elle parle à peu près comme les oiseaux chantent. Aussi, pour se plaire aux entretiens d’Haoûa, il faut avoir le goût des mélodies incertaines, et l’écouter parler comme on écoute le bruit du vent. Quand on veut la rendre un peu plus tendre, il faut l’appeler aïni, mon œil. Elle alors répond hahibi, mon ami, ou bien ro’ah-diali, mon âme, et rien n’est plus musical et moins passionné : un rossignol dans sa cage en dirait autant.
Il m’est impossible de t’expliquer ce que nous faisons cliez elle, et comment le temps s’y passe. Nous y entrons, nous y restons, nous la quittons, sans que les souvenirs d’aujourd’hui soient plus vifs ni plus mémorables que ceux de la veille. Le soleil pendant ce temps-là décline au-dessus de la cour ; il éclaire alors la chambre d’Haoûa, il y filtre en fine poussière d’or à travers le tissu léger du rideau tendu devant la porte. C’est une illumination qui dure un moment, et pendant laquelle tout ce petit intérieur, plein de soieries, de meubles à facettes, d’étagères enluminées et de porcelaines peintes, est envahi par des reflets brûlans. Dès que le soleil est descendu derrière la terrasse, le crépuscule entre dans la chambre. Alors les couleurs s’effacent, les ors s’éteignent, le narghilé transpire des fumées plus bleues, et nous voyons apparaître le feu du fourneau. Le soir n’est pas loin, et nous atteignons ainsi la fin du jour.
Il nous est arrivé de dîner chez Haoûa. Ces jours-là, l’après-midi se passe en cuisine, à piler le poivre, la cannelle et le safran, à rouler le couscoussou dans les bassins de cuivre, à le faire mijoter sur un feu mesuré. Assra s’occupe des pâtisseries au miel. Vandell, qui se pique avec raison d’avoir été traité par les khalifats des trois provinces, introduit à la table d’Haoûa des mets quasi-fabuleux. Le fond de toute cette cuisine princière se compose invariablement de petits morceaux de viande et d’une grande quantité de fruits secs ; mais la nouveauté dépend du choix, de l’abondance et de la violence exagérée des épices.
Lorsque par hasard la grande amie d’Haoûa, la belle et blanche Aïchouna, arrive à l’heure du dîner, ou, ce qui est d’un meilleur monde, se fait annoncer dès le matin par sa petite négresse Yasmina, la fête alors devient complète, car on peut être assuré qu’il y aura entre les deux amies émulation de toilette et de parures. Ce plaisir nous a été donné l’autre soir. Aïchouna arriva vers six heures, suivie de sa servante toute vêtue de rouge. En entrant dans la chambre, elle ôta son grand voile, laissa tomber au bord du tapis ses sandales de cuir noir, et vint se poser sur le divan, magnifiquement, comme une idole. Elle était tout à fait splendide, les jambes entortillées dans un fouta noué très bas avec un petit corset sans manches, émaillé de métal comme un fourreau de poignard, et une simple chemisette de gaze étoilée d’argent, qui, par une vanité fort excusable, ne servait qu’à moucheter de points brillans la nudité presque absolue de ses épaules et de sa large poitrine.
— Autant vaudrait ne pas avoir de linge, observa Vandell en la voyant entrer, car il y en a si peu épais qu’on dirait une buée.
— Mon cher ami, lui dis-je, ne savez-vous pas le mot des Indiens, ces pudiques amateurs de la transparence ? Ils comparent ces gazes légères à des eaux courantes. La belle Aïchouna est de leur avis ; elle s’habille avec une métaphore.
Presque aussitôt Haoûa, qui nous avait quittés depuis une heure, souleva la portière de sa chambre de toilette, et parut. Elle portait avec un grand air le costume impérial des femmes de Constantine, c’est-à-dire trois longs kaftans l’un sur l’autre. Deux étaient de mousseline à fleurs ; le troisième, en drap d’or et l’habillant sans plis, donnait une certaine raideur à sa taille si souple, et l’enfermait dans une sorte d’armure éblouissante. Un fichu de drap d’or aussi, roulé d’une façon bizarre, cachait entièrement ses cheveux, et s’appuyait, comme une mitre asiatique, sur l’arc relevé de ses sourcils peints. Elle avait d’ailleurs peu de bijoux et pas de bagues, modestie assez rare, et qui me parut d’un goût parfait. Un simple trait d’antimoine allongeait ses yeux superbes et les bridait un peu, de manière à les faire involontairement sourire, et une toute petite étoile peinte en bleu pâle la marquait au milieu du front d’un signe hiératique et mystérieux. Elle entra, traînant ses pieds nus sur la haute laine des tapis, et secouant, pour en répandre l’odeur autour d’elle, un mouchoir turc qu’elle venait d’imbiber d’essence. Elle s’approcha du divan, très bas, posa sa main brune et nerveuse sur l’épaule nue de son amie, et se laissa glisser plutôt qu’elle ne s’assit par un mouvement de lassitude impossible à rendre.
— Admirable ! dit Vandell en lui faisant avec cérémonie le salut qu’on doit aux reines.
Nous dînâmes sur le tapis, couchés de côté autour d’une petite table en marqueterie, qui portait les bougies, et d’un haïh de négresse formant nappe, sur lequel on posait les plats. Le service était fait par les deux négresses, et c’était le mari d’Assra qui, pour la circonstance, nous présentait l’aiguière et la serviette brodée de soie de couleur.
Après le dîner, qui fut long, les convives prirent le café, puis le thé, puis fumèrent sans interruption jusqu’à dix heures. Aïchouna se leva la première. Elle s’enveloppa pour partir, mais plus négligemment qu’elle n’aurait fait le jour, du haïk épais qui est de mode à Blidah. Elle en avait seulement un pan plié deux fois sur la tête : le reste la drapait comme un manteau. Avec sa taille élevée, son corset d’argent qui miroitait au-dessous de sa gorge nue, et la tournure assez grandiose de cette draperie flottante, je la trouvai beaucoup plus imposante alors que sans voile, et je la suivis des yeux jusqu’au bout de la galerie. Elle y passa sans bruit dans la lumière blanche de la lune. Yasmina la suivait, portant quelque chose de lourd empaqueté dans un coin de son haïk couleur de sang,
— Vous savez, me dit Vandell en riant, que ce ne sont que des pâtisseries.
Hier un orage éclata dans la soirée pendant que nous prenions le café chez Haoûa. Vers dix heures, il pleuvait à torrens, et l’obscurité devenait telle qu’il était impossible de se diriger pour sortir, à moins de suivre en tâtonnant le pied des murailles. Il ne fallait pas songer à porter une lanterne allumée par un temps pareil. Je demandai donc à Haoûa qu’elle nous permît de passer la nuit chez elle, et comme elle y consentit de bonne grâce, nous restâmes. — Ne t’occupe pas de nous, lui dis-je. Si-Bou-Djâba fera ses plans, moi j’écrirai ou je dormirai si l’envie m’en vient. Ainsi bonne nuit, et à demain !
— Bonne nuit à tous deux ! dit-elle.
Et elle alla s’étendre sur le divan qui lui sert de lit. C’est une sorte d’estrade en maçonnerie, dallée et lambrissée de faïences. La garniture se compose de trois ou quatre épaisseurs de djerbi, d’un matelas de soie piquée, de coussinets pour appuyer les plis du corps, et d’oreillers de satin pour soutenir la tète. Haoûa s’y coucha tout habillée, suivant l’usage arabe, et ne tarda pas à s’endormir.
Il n’y avait plus aucun mouvement ni dans la rue ni dans la maison. Les Juifs du rez-de-chaussée s’étaient enfermés de bonne heure, n’ayant pas d’autres moyens d’empêcher l’eau de pénétrer dans leur logis que d’en barricader, puis d’en calfater l’unique ouverture. Les enfans ne criaient plus. La nuit tout entière était remplie par le ruissellement continu de la pluie, qui rejaillissait des terrasses et tombait dans la cour inondée comme dans un étang. Je descendis afin de barrer la porte extérieure, qui n’avait été que poussée, et je mis l’arc-boutant. Quand je passai devant la chambre où la négresse était couchée près de son mari, j’entendis le nègre Saïd, qui ronflait comme un lion qui dort, et la voix d’Assra, qui fredonnait avec douceur un air africain pour encourager le sommeil de son enfant.
Vandell avait renouvelé les bougies, déplié des cartes manuscrites dont il porte toujours, comme un en-cas, deux ou trois rouleaux dans ses poches, et s’était mis à déterminer l’itinéraire de ses prochains voyages. Il me prêta son livre de notes, livre un peu hiéroglyphique comme l’auteur lui-même, et je lus tant bien que mal sa récente excursion du sud dans l’est du Sahara algérien. Nous passâmes ainsi cette nuit pluvieuse, lui projetant de nouvelles aventures, moi réfléchissant au peu que j’ai vu, et n’osant pas rêver à des expéditions qui me sont interdites.
Je ne suis pas un voyageur, mon ami, je te l’ai déjà dit et plus d’une fois ; tout au plus suis-je un homme errant. Mes voyages, si j’en faisais, ne serviraient pas même à donner à d’autres la curiosité de les refaire après moi. Je battrais vainement les chemins du monde : la géographie, l’histoire et la science n’en obtiendraient pas un renseignement qui fût nouveau. Souvent le souvenir que je garde des choses est inénarrable, car, quoique très fidèle, il n’a jamais la certitude, admissible pour tous, d’un document. Plus il s’affaiblit d’ailleurs, plus il se transforme en devenant la propriété de ma mémoire, et mieux il vaut pour l’emploi qu’à tort ou à raison je lui destine. À mesure que la forme exacte s’altère, il en vient une autre, moitié réelle et moitié imaginaire, et que je crois préférable. Tout cela ne fait pas un voyageur, et cette manière de procéder prouve au contraire que je ne suis pas né pour aller loin.
— Vous avez vu Sidi-Okba ? me dit Vandell en suivant sur sa carte la ligne ponctuée qui de Biskara conduit à l’Oued-Ghrir.
— Oui, lui dis-je, à mon second voyage.
— Vous souvenez-vous de la mosquée et de la sépulture du saint, le vicaire et l’un des premiers lieutenans du prophète ? Avez-vous remarqué la forme toute particulière du monument, l’un des plus curieux des Zibans, et vous a-t-on raconté la légende extrêmement célèbre qui s’y rattache ?
— Et comme il me vit embarrassé de lui répondre : — Qu’avez-vous donc fait à Sidi-Okba, si vous ne connaissez même pas la seule chose qu’il y eut à connaître ?
— Mon cher ami, lui dis-je, il faisait très chaud, très beau le jour où j’y passai. Le ciel chauffé à blanc s’étendait comme un miroir d’étain au-dessus du village, à demi consumé déjà par une demijournée de soleil sans nuages. On me mena voir la mosquée, et je la vis ; on me raconta son histoire, et jel’écoutai ; mais ce dont je me souviens nettement, c’est surtout ce qui suivit. Il y avait une collation préparée pour nous dans un jardin ; des nattes par terre, au pied d’un figuier, sur nos têtes une étoffe de tente attachée par des cordes à trois palmiers faisant triangle. Le kaïd, que je pourrais vous peindre, nous servait. Nos chevaux étaient entravés dans le même enclos, couverts d’écume et les naseaux enflammés par la marche du uîatin. Il était midi, et c’était, je vous dirai la date exacte, le 15 mars 1848. Nous quittions la smala d’un neveu du scheik El-Arab, un Ben-Ganâh riche et beau comme tous les membres de cette famille magnifique. Comme nous étions en route et à michemin à peu près dudouar au village, un courrier arabe qui nous cherchait depuis le matin était accouru vers nous au grand galop. Il avait à nous remettre un billet et le premier feuillet d’un journal de la part du commandant, nous dit-il. Ce billet et ce journal, qui portait en tête République française, nous apprenaient une nouvelle inattendue et fort grave, comme vous voyez. Je relus l’un et l’autre et attentivement après le repas, dans le jardin même, au milieu d’un cercle de gens dont pas un ne parlait’ma langue, mais très soupçonneux comme des Arabes. Vous savez comment les nouvelles s’ébruitent dans ce pays, c’est le vent qui les porte ; les palmiers faisaient en froissant leurs feuilles un certain bruit qui ressemblait à des inquiétudes. Je cueillis des palmes mouchetées, en raison de la circonstance et puis du lieu ; je songeai à mes amis de France. Un coup de fusil parti par hasard fit envoler des centaines de moineaux et de tourterelles qui dormaient à l’ombre dans le creux des arbres, et je me souviens qu’en voyant s’enfuir à tire-d’aile tous ces oiseaux brusquement réveillés, je pensais que toute ma tranquillité d’esprit s’en allait aussi. Voilà ce qui me reste de ma visite à Sidi-Okba : la date d’une émotion politique mêlée subitement à une pastorale africaine et un faisceau de palmes qui fixe à tout jamais mes souvenirs.
— C’est une jolie promenade, me dit Vandell, qui n’avait pas écouté les dix premiers mots de mon récit. Pour la centième fois, depuis que je le connais, le voyageur né pour les voyages avait jugé l’artiste.
Entre quatre et cinq heures, la pluie cessa. On entendit la voix des coqs, qui n’avaient pas chanté depuis minuit. Des animaux logés dans un fondouck voisin commencèrent à s’agiter sur leurs litières et à faire un bruit matinal dans leurs mangeoires vides. La lune se leva ; elle était à son dernier quartier : son disque tout à fait renversé, ce qui est, dit-on, un indice d’orage, parut au-dessus des terrasses, mais trop diminué pour éclairer la nuit et pareil à un anneau brisé. Haoûa ne s’était pas éveillée une seule minute : rien absolument n’était dérangé dans sa toilette. La chaleur du sommeil avait seulement fané les colliers d’oranger dont elle aime à rester parée nuit et jour ; l’odeur même en était devenue si faible, qu’on ne la sentait presque plus. Alors, en la voyant couverte encore de ses fleurs préférées, mais de fleurs mourantes, dormant d’un sommeil sans rêves et dans un repos aussi profond que l’oubli, il me vint, je ne sais pourquoi, une pensée amère, et je dis à Vandell : N’est-ce pas mauvais signe quand les fleurs se fanent vite au corsage des femmes ?
Mais Vandell, pour toute réponse, me montra le ciel du levant où l’aube allait poindre.
— Vous avez raison, lui dis-je, il ne faut pas que le jour nous surprenne en bonne fortune ; allons-nous-en.
Et nous sortîmes avec précaution, comme si nous avions craint de
déplaire aux yeux chastes du jour naissant.
- ↑ École religieuse.