Un voyageur des pays d’en-haut/Chapitre VI

Beauchemin & fils (p. 107-122).

CHAPITRE VI


Quinze années à l’Île-à-la-Crosse et au lac Athabaska.


Nous l’avons déjà dit, Charbonneau n’était pas d’une taille colossale, et ne pouvait être choisi pour lutter contre les athlètes du Nord-Ouest. En revanche il était d’une vigueur extraordinaire et c’était le plus solide marcheur de l’époque. Peu d’hommes auraient mieux résisté que lui à la fatigue des longues courses, et supporté, sans faiblir, les jeûnes et les intempéries des saisons. Tous nos voyageurs canadiens ont été, sous ce rapport, des hommes d’une force et d’un courage incomparables. On a raconté d’eux des choses qui paraissent si extraordinaires, que, souvent, nous aurions refusé de les croire si nous ne les avions entendu rapporter par les personnes les plus dignes de foi et dont les récits ne peuvent être taxés d’exagération. Quelquefois, les chiens, exténués de fatigue, mouraient en route ; le voyageur canadien, les raquettes aux pieds, s’attelait au traîneau et poursuivait son chemin.

Les forts des compagnies étaient bâtis à des distances considérables les uns des autres ; le voyageur, pour s’y rendre, avait à franchir, à pied, des centaines de milles d’un pays inhabité ; à traverser d’immenses prairies, nues comme l’Océan ; à coucher sur la neige, en hiver, par des froids de 50 degrés ; enfin, à passer quelquefois plusieurs jours sans trouver aucune nourriture. C’était une vie rude, mais notre voyageur Charbonneau se riait de ces misères. La compagnie, qui savait utiliser les bonnes qualités de ses serviteurs, le choisit pour être messager d’un poste à l’autre. La plus grande partie du temps il était en courses. La guerre que se faisaient les compagnies, obligeait les officiers gardiens des forts à tenir les officiers supérieurs au courant de tous les plus petits incidents. Les messagers étaient souvent arrêtés par les sentinelles d’un fort ennemi et dépouillés de tous les papiers dont ils étaient porteurs. Il fallait user de ruse pour échapper à cette surveillance.

Un jour de l’année 1817, plus de la moitié des employés du fort de la baie d’Hudson étaient absents. Ceux qui étaient restés au poste, ayant peu de chose à faire, et se croyant en sûreté parce que, depuis l’arrivée de vaillants Écossais, les hostilités paraissaient suspendues, se mirent en frais d’organiser un bal pour rompre la monotonie de leur isolement. Les bals étaient à peu près le seul genre de divertissement que pouvaient se donner ces hommes livrés à eux-mêmes. De temps immémorial, il y a eu au Nord-Ouest des joueurs de violon pour faire danser. Chez les sauvages le violon est connu depuis que les blancs ont pénétré dans ces contrées. Boire, sauter et chanter après les heures de travail, était, pour les voyageurs du Nord, l’amusement favori.

Les gens de la compagnie du Nord-Ouest, qui se tenaient toujours à l’affût pour épier les mouvements de leurs ennemis, trouvèrent la circonstance favorable pour pénétrer dans le fort, et faire prisonniers tous ceux qui s’y trouveraient.

À la tombée de la nuit, pendant que le bal allait avec le plus bel entrain, et que les danseurs ne songeaient qu’à la joie, voilà que tout à coup les gens du Nord-Ouest sortent de leurs retranchements et s’avancent jusqu’à la porte du fort de la baie d’Hudson. Le fort était fermé, mais les palissades n’étaient pas infranchissables. Aucune sentinelle ne gardait la porte. Escalader les pieux fut l’affaire d’une minute, et trente vigoureux gaillards s’élancèrent dans la salle du bal. On était au beau milieu d’une contredanse écossaise. Ce fut un véritable sauve-qui-peut ; les cris remplacèrent la musique et, après quelques minutes, quatorze des danseurs étaient liés et garrottés comme de misérables criminels. L’officier en charge du fort avait réussi à s’échapper avec deux de ses serviteurs.

Charbonneau était absent ; on l’avait envoyé porter des lettres au lac Vert, d’où il devait en apporter d’autres. Il ne restait personne de libre pour aller au-devant de lui, le prévenir de la prise du fort. Deux ou trois jours plus tard, il arrivait au poste, pour rendre compte de son voyage. En entrant il fut saisi et jeté en prison avec ses compagnons d’infortune. Les prisonniers se trouvaient au nombre de quinze.

Bientôt cependant les vainqueurs durent songer à se débarrasser de leurs captifs. Dans ces régions, les forts les mieux approvisionnés ne supportaient pas longtemps un surcroît de dépenses. Il fallait régler avec parcimonie toutes les rations, quand on ne voulait pas s’exposer à la famine. D’un autre côté, des prisonniers dans un fort nécessitaient des gardiens, qui perdaient à cette surveillance un temps précieux pour le commerce. Les principaux officiers du Nord-Ouest décidèrent qu’on conduirait les prisonniers au fort Laronge, à cent milles environ de l’Île-à-la-Crosse, et que dans cet endroit on les abandonnerait à leur sort. Quant à ce qui pourrait résulter de cet abandon, la compagnie ne s’en souciait guère. Elle s’inquiétait plus d’une peau de castor que de la vie d’un homme.

Le fort Laronge est situé à l’est de l’Île-à-la-Crosse, sur les bords du lac du même nom. De tous les forts du Nord-Ouest, c’est, au dire des voyageurs, le plus isolé, le plus triste, le plus ennuyeux qu’il soit possible d’imaginer. Il est peu fréquenté par les sauvages, qui n’y vont que pour vendre leurs pelleteries ; ils n’habitent point dans ses environs.

Au milieu du lac sur les bords duquel est bâti le fort, se trouve une grande île déserte qui n’offre d’autre ressource que la pêche. Cette île est assez éloignée de terre pour qu’il soit impossible d’en sortir à la nage.

Ce fut là que la compagnie conduisit ses prisonniers. Pour les empêcher de s’évader de leur prison, on eut soin de leur ôter toute embarcation. On leur remit quelques brasses de ficelle, des hameçons pour faire la pêche, et deux ou trois haches pour couper du bois ; puis on leur dit de s’en tirer comme ils pourraient.

Ainsi abandonnés, ces hommes énergiques comprirent la gravité de leur position ; ils ne perdirent cependant pas courage. Avec les bouts de ficelle et les hameçons, ils commencèrent à se faire des lignes pour la pêche, puis, avec les cordons de leurs souliers, ils préparèrent des lacets pour prendre le rare gibier qui se trouvait sur l’Île. Pendant deux semaines ils vécurent ainsi, toujours à la veille de manquer de nourriture, et ne comptant, pour manger, que sur les bêtes qui avaient la bonne volonté de se laisser capturer.

Heureusement, une trêve conclue entre les deux compagnies vint mettre un terme aux souffrances de ces malheureux : on leur envoya des canots pour les ramener sur la terre ferme et les remettre en liberté.

Charbonneau fut envoyé au fort Dauphin où, après une semaine de repos, on le remit dans le département de postes. Mais comme le fort Dauphin était peu important, on renvoya bientôt Charbonneau au fort de l’Île-à-la-Crosse, où il avait passé ses premières années. On lui adjoignit pour compagnon un Métis montagnais du nom d’Adam.

Nous ne suivrons pas notre héros dans ses longues et nombreuses pérégrinations à travers les bois et les déserts. Il courut maints dangers et dut plus souvent son salut à la solidité de sa jambe qu’à la force de son poignet. Pendant les quinze années qu’il passa au service de la compagnie, il parcourut toutes les routes d’un poste à l’autre, depuis la rivière Rouge jusqu’au grand lac Athabaska.

Un jour, Charbonneau et son compagnon Joseph Adam furent envoyés de l’Île-à-la-Crosse au lac Athabaska : on était en hiver et la neige, cette année-là, était tombée en plus grande abondance que de coutume. Quand la neige est profonde, les marches à la raquette deviennent beaucoup plus fatigantes. Pour porter les malles et les paquets on attelle trois ou quatre chiens sur un traîneau spécial dont on se sert dans les pays du Nord. Quand la route à parcourir doit être longue, et que la charge à traîner est tant soit peu pesante, il faut choisir des chiens robustes pour résister à la fatigue de tels voyages. Si l’attelage vient à faillir ou à manquer tout à fait, les voyageurs sont obligés de prendre la charge sur leur dos.

L’officier de la compagnie qui commandait cette année-là à l’Île-à-la-Crosse ne donna à Charbonneau que deux méchants chiens. C’était insuffisant, mais il lui fallut partir quand même. À peine avaient-ils parcouru la moitié de la route, que les chiens étaient déjà épuisés et incapables de traîner leur charge. Que faire, à deux cents milles de tout secours, au milieu d’un désert, et par un froid rigoureux ? Il n’y avait pas à délibérer longtemps ; le seul parti qu’il y avait à prendre était d’abandonner les chiens aux loups et de s’atteler à leur place ; c’est ce que firent Charbonneau et Adam. Pendant trois semaines ils voyagèrent ainsi, montés sur des raquettes et traînant la charge tout le long du jour. La nuit ils couchaient sur la neige, protégés seulement par une simple couverture de laine, par un froid de 50 degrés centigrade.

Après une si fatigante marche pour atteindre le grand lac Athabaska, il leur fallut revenir à l’Île-à-la-Crosse. Heureusement, pour le retour ils se procurèrent de bons chiens ; mais, cette fois, ils faillirent périr dans une horrible tempête qui les surprit au milieu de la route.

Ceux qui n’ont jamais vu de tempêtes dans les grandes prairies du Nord-Ouest ne peuvent guère se faire une idée de ces tourmentes. Le voyageur surpris en chemin sous ces tourbillons de neige fine qui l’enveloppent de tous côtés, n’a rien autre chose à faire qu’à se camper le mieux possible pour attendre le calme. Autant vaudrait marcher dans les ténèbres les plus profondes que de s’aventurer à travers les nuages épais de neige que soulève le vent. Les Indiens les plus habitués au pays n’osent pas s’aventurer quand la tempête commence. Charbonneau et son compagnon furent obligés d’attendre trois jours pour continuer leur voyage sans danger de s’égarer. Pendant ce temps, les provisions avaient sensiblement diminué, car il avait fallu nourrir les chiens ; il ne leur restait qu’une petite quantité de pémikan d’assez mauvaise qualité. Ils avaient bien de la poudre et des balles ; mais, dans les pays du Nord, le gibier n’est pas commun à la suite d’une tempête. Ils se mirent à la ration, pour prolonger leurs vivres aussi longtemps que possible. Malgré cela, ils ne perdirent pas courage.

Les jeûnes de trois et quatre jours pendant les courses d’hiver étaient des accidents assez communs chez nos voyageurs du Nord. Celui à qui pareille aventure arrivait était aussi fier de la raconter qu’un soldat de montrer ses blessures. Un coureur des bois qui n’avait jamais été exposé à des dangers sérieux, passait pour un homme de peu de valeur. L’orgueil se mêle à tout : un voyageur aimait, dans les réunions, à raconter quelque chose d’émouvant : le simple rôle d’auditeur l’humiliait.

Un soir, ils campèrent à un endroit appelé les Îles-Aubray (on appelle île, dans le Nord-Ouest, une touffe de bois au milieu des prairies). À peine étaient-ils installés dans leur petit campement qu’ils virent arriver à eux un sauvage qui leur demanda de la poudre et du plomb pour chasser. Croyant qu’il allait continuer sa route, ils se hâtèrent de lui en donner un peu. Mais le sauvage, après avoir chargé son fusil, se mit tranquillement à préparer son gîte auprès d’eux pour y passer la nuit ; puis, avant de se coucher, il ouvrit un sac qu’il portait sur son dos, et en tira un morceau de chair humaine, qu’il dévora à belles dents. L’appétit avec lequel il mangeait cette horrible nourriture effraya Charbonneau et son compagnon. Il n’y avait plus à en douter, ils avaient affaire à un cannibale, ou, comme les Indiens l’appellent, un wendigo.[1]

Plus tard, ils apprirent qu’il avait, quelques jours auparavant, tué sa femme et son enfant. Avec le plomb qu’il venait de recevoir, il pouvait assassiner les deux voyageurs s’il lui prenait fantaisie de les manger. Ceux-ci se couchèrent, mais ne dormirent pas, épiant toute la nuit le sommeil du sauvage, qui paraissait reposer bien tranquillement. Le lendemain de grand matin, ils se levèrent sans bruit et prirent la fuite. Cependant le sauvage les suivit à la piste durant trois jours, se cachant dans les broussailles et cherchant à les surprendre.

Les gens du fort de l’Île-à-la-Crosse avaient eu connaissance du passage de ce féroce cannibale. Sachant qu’il pouvait rencontrer Charbonneau et Adam sur la route, ils craignirent pour leur vie et ils se préparaient à envoyer des hommes à leur rencontre quand ils virent arriver les deux voyageurs, exténués de fatigue.

En l’année 1821, les hostilités, suspendues pendant quelque temps, étaient recommencées avec une nouvelle intensité entre les deux compagnies. Un beau matin, les gens de la compagnie du Nord-Ouest résolurent d’en venir aux mains et de détruire, s’ils pouvaient, le fort de la baie d’Hudson. L’année précédente, il y avait eu plusieurs escarmouches entre les serviteurs des deux forts. Un ancien sergent, qui avait appartenu au régiment des Meurons, mais qui s’était mis au service de la compagnie du Nord-Ouest, faisait faire l’exercice militaire aux hommes du fort. Quelquefois, il faisait avancer sa petite compagnie jusqu’auprès du fort de la baie d’Hudson, pour insulter les serviteurs de cette compagnie et les provoquer au combat.

L’officier en charge n’était pas d’humeur à se laisser insulter et défier ainsi impunément. Il résolut d’en finir avec toutes ces bravades, et fit avertir les gens du Nord-Ouest de ne plus s’approcher des bastions de son fort à l’avenir, s’ils ne voulaient pas recevoir une décharge des canons à bout portant. Une pièce de campagne fut placée auprès de la porte et des hommes armés de grosses carabines se cachèrent aux meurtrières. De leur côté, les gens du Nord-Ouest se préparèrent à faire bonne contenance. Les choses en étaient à ce point quand la nouvelle de la réunion des compagnies arriva à l’Île-à-la-Crosse. Quelques mois après, le fort du Nord-Ouest fut abandonné, et tout ce qu’il contenait fut transporté à celui de la baie d’Hudson. La lutte entre ces deux compagnies, qui avait été la source de tant de crimes, était enfin terminée.

Charbonneau demeura au fort de l’Île-à-la-Crosse jusqu’à l’année 1830. Il fit plusieurs fois le voyage au grand lac Athabaska, descendit fort loin le cours du grand fleuve McKenzie, et devint aussi familier avec les routes du Nord-Ouest que les Indiens de ces pays.


  1. Certains Indiens sont pris de la rage pour dévorer de la chaire humaine comme on est pris d’une maladie. Dans cet état morbide ils tuent ceux qu’ils peuvent rejoindre et les mangent.