Un voyageur des pays d’en-haut/Chapitre V

Beauchemin & fils (p. 91-106).

CHAPITRE V


État de la Rivière-Rouge en 1815. — Voyage de Charbonneau à York. — Son séjour à l’Île-à-la-Crosse. — Un mot sur ce fort.


Vers l’année 1808, le commerce de la baie d’Hudson déclinait rapidement sous les coups de la compagnie du Nord-Ouest. Cette année-là ses actions ne valaient plus que 50 pour cent, et elle était à la veille de se déclarer insolvable.

L’année suivante, en 1809, Thomas Douglas, comte de Selkirk, seigneur écossais, vint en Amérique dans le but de s’occuper de colonisation. À Montréal, où il passa quelques mois, il prit de nombreux renseignements sur le territoire du Nord-Ouest et sur le commerce de pelleteries.

De retour en Angleterre, il profita de l’état de baisse où étaient tombées les actions de la compagnie de la baie d’Hudson pour en acheter une grande partie.

Puis, dans une assemblée des actionnaires, tenue le 12 mai 1811, il se fit céder une étendue de terre de cent seize mille milles carrés, sur les bords de la rivière Rouge, pour y fonder une colonie.

La compagnie du Nord-Ouest, avec son coup d’œil d’aigle, vit dans le projet de lord Selkirk un coup d’épée qu’elle allait recevoir dans le flanc. Une colonie dans ce pays, c’était la destruction de la chasse à un temps plus ou moins éloigné ; et, pour le moment présent, c’était un secours puissant fourni à la compagnie de la baie d’Hudson contre les attaques de la compagnie du Nord-Ouest.

Celle-ci songea donc à créer tous les obstacles possibles à l’exécution d’un tel dessein.

D’abord, elle commença par nier à la compagnie de la baie d’Hudson le droit de vendre un sol qui ne pouvait pas, disait-elle, lui appartenir en vertu de sa charte. Les deux partis consultèrent des avocats et des juges, et comme toujours, chacun reçut une réponse favorable.

Lord Selkirk conclut son marché, en dépit des protestations de la compagnie du Nord-Ouest, et dès la même année il envoya à la Rivière-Rouge son premier détachement de colons écossais. Ils passèrent l’hiver à York-Factory, sur les bords de la baie d’Hudson, et au printemps de 1812, ils prirent la route du fort Douglas, où ils n’arrivèrent qu’au mois de septembre, sous la conduite de M. Miles McDonall.

La compagnie du Nord-Ouest, voyant que, malgré toute l’opposition qu’elle avait suscitée à lord Selkirk en Angleterre, il n’en continuait pas moins à marcher de l’avant, prit la détermination de faire une guerre ouverte à cette colonie naissante. Elle élabora ses plans d’attaque dans une assemblée tenue au fort William et elle chargea deux de ses associés de les mettre à exécution. Ces messieurs ne s’acquittèrent que trop bien de leur mission. Au printemps de l’année 1816, la colonie, malgré tous ses éléments de vitalité, avait déjà été deux fois ruinée.

C’était l’année précédente, à la veille de la seconde dispersion des colons, que Collin Robertson était arrivé au fort Douglas avec Jean-Baptiste Charbonneau, que nous allons reprendre pour le suivre dans ses nombreuses pérégrinations. Nous aurons encore occasion de parler des compagnies et de leurs luttes.

Collin Robertson avait pendant quelques années servi dans la compagnie du Nord-Ouest avant d’entrer au service de la baie d’Hudson.

Sorti de la première, par suite de mésintelligence avec ses chefs, il était disposé à apporter tout son zèle à faire triompher la cause de lord Selkirk, tout en prenant une petite revanche contre ses anciens maîtres.

Il demeura au fort Douglas avec quelques hommes pour le défendre contre de nouvelles attaques de la part de la compagnie du Nord-Ouest, et même pour chercher à reprendre quelque avantage sur celle-ci si l’occasion s’en présentait. Il aurait voulu relever la colonie de ses désastres et rendre aux pauvres Écossais dispersés un peu de courage et d’espérance. Il fit revenir de Jack River ceux qui s’y étaient réfugiés, et les engagea à reprendre possession de leurs terres en leur promettant aide et protection contre ceux qui venaient de les chasser si cruellement de leurs demeures. La petite colonie reçut, vers la fin de l’été, de nouveaux renforts par l’arrivée d’une centaine de colons, qui venaient des montagnes d’Écosse.

Notre voyageur Charbonneau, dont nous allons reprendre les aventures, serait volontiers resté au fort Douglas ; ce genre de vie lui plaisait ; il avait été soldat, et le fusil lui allait mieux que l’aviron ; mais il n’avait pas à choisir, et, malgré les charmes qu’il eût goûtés à devenir un des gardiens du fort Douglas, il lui fallut, après une semaine de repos, reprendre le chemin du lac Winnipeg.

Il se remettait en route avec trois compagnons, un Métis, et deux Canadiens qui se rendaient à la rivière au Brochet. Ces voyageurs étaient des traiteurs qui avaient à s’arrêter à différents endroits le long du lac Winnipeg, pour y prendre des pelleteries chez les sauvages. Le troisième jour après leur départ du fort Douglas ils arrivèrent à un endroit appelé la Pointe-au-Sable. Ils descendirent sur la grève pour s’y reposer un peu, et pour aller de là visiter un petit camp sauvage qui se trouvait en dehors de leur route. On proposa à Charbonneau de demeurer là pendant qu’avec le canot les trois autres iraient au camp sauvage, qui se trouvait à une journée de distance de la Pointe-au-Sable. Sans trop réfléchir aux dangers qu’il pouvait courir, il consentit à les attendre. Le moindre accident arrivant à ses camarades, l’exposait à mourir de faim sur la grève. À peine le canot se fut-il éloigné du rivage que Charbonneau regretta son imprudence. Il n’était pas dans une île comme Robinson Crusoé, mais son sort n’en était pas meilleur. On ne lui avait laissé aucune arme pour chasser, et tout autour de lui régnait la solitude. D’un côté était le lac sur lequel sa vue se perdait comme sur l’Océan, et de l’autre des forêts sans limites dont il ignorait les sentiers. Il n’avait gardé de nourriture que tout juste pour trois jours ; si après ce temps écoulé, le canot ne revenait pas, Charbonneau serait obligé de jeûner. Tant que durèrent les provisions il supporta assez patiemment les ennuis de la solitude ; mais quand, après trois jours, il vit que ses camarades n’arrivaient pas, et que son dernier morceau de pémikan était mangé, le découragement commença à s’emparer de lui. Assis tristement sur le bord du lac, il se reporta par la pensée sur la grève du Saint-Laurent, en face de Bourcherville, où tant de fois il avait pris ses ébats avec des camarades. Le cinquième et le sixième jour se passèrent, et Charbonneau, toujours en sentinelle comme sœur Anne de Barbe-Bleue, ne voyait rien venir. C’était assez mal débuter dans sa vie de voyageur ; heureusement sa course ne devait pas se terminer là, et il était décrété par la Providence que Jean-Baptiste Charbonneau, après mille et une aventures, s’éteindrait tranquillement dans son lit.

Le septième jour, de grand matin, il aperçut un canot qui avait l’air de se diriger de son côté ; il crut que c’étaient ses compagnons qui revenaient de leur excursion ; mais après quelque temps il vit que l’embarcation ne s’approchait pas de terre et qu’elle faisait mine de passer outre. Comme elle n’était pas à une grande distance au large, il se mit à faire des signes pour attirer l’attention ; heureusement on l’aperçut et on vint à son secours. Ce canot portait deux bourgeois de la baie d’Hudson qui se rendaient à la Rivière-au-Brochet ; ils prirent avec eux Charbonneau, qui était à la veille de mourir de faim. Quant à ses compagnons, il n’en entendit plus parler.

Quelques jours après son arrivée au poste de la Rivière-au-Brochet, Charbonneau fut envoyé à York Factory, sur les bords de la baie d’Hudson. Il atteignit dans le courant du mois d’août cette mer du Nord, sous un ciel sombre et triste, dans une région où, suivant l’expression originale d’un missionnaire, l’hiver arrive un mois avant l’automne.

Quatre mois de voyages n’avaient pas suffi pour effacer de la mémoire de Charbonneau le souvenir des belles campagnes du Canada, et, quoiqu’il n’eût guère l’esprit tourné à la poésie, il ne put s’empêcher de faire la comparaison entre les landes désertes et glacées de la baie d’Hudson et les belles campagnes du Canada.

Son séjour à York ne fut pas assez long pour le faire mourir de nostalgie ; il repartit de là un mois après pour l’Île-à-la-Crosse.

Le fort de l’Île-à-la-Crosse, au temps de la rivalité des deux compagnies, fut célèbre par les scènes de batailles dont il fut le théâtre. C’était un poste très important pour la traite. L’heureuse situation du lac, l’abondance du poisson qu’on y prenait, la chasse productive qu’on faisait aux environs, rendaient cet endroit avantageux et agréable aux sauvages ; aussi plusieurs familles y habitaient-elles constamment.

La compagnie du Nord-Ouest et celle de la baie d’Hudson y avaient chacune son fort à peu de distance l’un de l’autre. Si jamais le principe du loup de La Fontaine (la raison du plus fort est toujours la meilleure) fut mis en pratique dans toute la force du terme, ce fut bien dans les forts des traiteurs du Nord-Ouest, de 1800 à 1821.

Les serviteurs de la compagnie du Nord-Ouest voulaient à tout prix des pelleteries, et ils passaient l’hiver à courir d’un camp de sauvages à un autre pour les accaparer. Quand des serviteurs de la compagnie de la baie d’Hudson avaient la chance de s’assurer le produit de la chasse d’un sauvage, ils pouvaient être certains d’en être dépouillés s’ils avaient le malheur de rencontrer des traiteurs du Nord-Ouest sur leur chemin.

C’était dans le district de l’Île-à-la-Crosse que se trouvaient les plus belles fourrures, et c’était là aussi que les commerçants apportaient le plus d’ardeur pour se les procurer. De là, des batailles et des luttes où le sang coulait.

Durant l’hiver il y avait au fort de l’Île-à-la-Crosse, en moyenne, de quarante à cinquante hommes employés à courir les camps sauvages, et à faire le service des forts. La compagnie du Nord-Ouest, pour avoir l’avantage sur sa rivale, envoyait là ses athlètes, chargés de régler à coups de poing toutes les questions en litige.

D’un fort à l’autre on s’épiait jour et nuit, et les serviteurs étaient toujours sur le qui-vive, pour se surprendre mutuellement. Quand les causes de querelles tardaient trop à venir, on s’étudiait à les faire naître. On volait les pièges de chasse, on brisait les attrapes, on coupait les rets dans les lacs, ou bien on y volait le poisson durant la nuit.

Si quelqu’un, au printemps, voulait essayer de cultiver un petit jardin auprès d’un fort, il pouvait être sûr de le voir dévasté dès que les plantes commençaient à croître.

Les simples serviteurs embrassaient la cause de la compagnie à laquelle ils appartenaient, avec autant d’ardeur que les chefs eux-mêmes. Ceux surtout qui étaient au service du Nord-Ouest se distinguaient par leur audace et leur brutalité. Cette compagnie avait acquis un tel ascendant sur l’esprit des sauvages et elle savait si bien les dominer par la crainte, qu’ils n’osaient rien faire malgré elle. Pour maintenir ce prestige dans le district de l’Île-à-la-Crosse, elle avait envoyé à ce poste, en 1814, une compagnie de forts-à-bras chargés d’empêcher les Indiens de traiter avec les gens de la compagnie de la baie d’Hudson. Elle avait bâti, près des portes du fort de sa rivale, une petite maison où elle logeait trois ou quatre batailleurs de profession, qui épiaient et harcelaient sans cesse tous ceux qui entraient au fort ou qui en sortaient. Souvent ils en venaient à des actes de violence.

On peut s’imaginer quelle vie de tels hommes menaient dans les forts. Loin de tout moyen de répression, le plus criminel était presque toujours sûr d’échapper à la justice.

Le comte Adriani, qui voyagea en Amérique vers l’année 1791, fait de l’immoralité des serviteurs de la compagnie du Nord-Ouest le tableau suivant :

« Ces employés, dit-il, sont généralement libertins, ivrognes, dépensiers ; et la compagnie n’en veut que de cette espèce. Telle est la spéculation sur leurs vices, que tout employé qui montre des dispositions à l’économie et à la sobriété, est chargé des travaux les plus fatigants, jusqu’à ce que, par suite de mauvais traitements, on ait pu l’amener à l’ivrognerie et à la débauche. » En 1791, il y avait neuf cents employés de la compagnie qui lui devaient plus que le produit de quinze années de leurs gages à venir.

Sir Alex. McKenzie écrit la même chose : Bien loin d’amasser quelque argent, les voyageurs des pays du Nord vivaient dans les dettes, et laissaient languir leur famille dans la misère.

Les étrangers qui visitaient le Canada étaient quelquefois frappés à la vue de pauvres maisons annonçant la misère, chose dont il était difficile de se rendre compte dans un pays où les terres étaient si fertiles, et à si bas prix alors. Ces misérables huttes contenaient les familles des voyageurs au service de la compagnie du Nord-Ouest. Cependant cette compagnie s’attribuait le mérite d’être très utile à la population de nos campagnes, en l’entraînant dans les pays d’en haut pour l’employer dans son commerce.

Le printemps, avant l’arrivée de Jean-Baptiste Charbonneau à l’Île-à-la-Crosse, un employé de la baie d’Hudson, nommé Johnson, avait été tué dans une querelle à l’occasion d’un piège volé.

Pour arrêter l’audace sans cesse croissante de sa rivale, la compagnie de la baie d’Hudson avait engagé, en 1815, de hauts et robustes montagnards écossais, et les avait envoyés au poste de l’Île-à-la-Crosse. Ces fiers enfants des montagnes avaient été choisis tout exprès pour soutenir bravement la lutte et faire cesser, s’il était possible, les vexations continuelles dont les employés de la baie d’Hudson étaient les victimes.

Rendus au fort, ils entendirent raconter tous les griefs dont leurs camarades avaient à se plaindre et ils jurèrent de ne plus à l’avenir se laisser outrager impunément.

Ce fut dans ces circonstances que Jean-Baptiste Charbonneau arriva à l’Île-à-la-Crosse.