Un voyageur des pays d’en-haut/Avis au lecteur

Beauchemin & fils (p. 7-11).

AVIS AU LECTEUR



Mon intention n’est pas de donner comme un héros celui dont je raconte ici les aventures. Le but que je me propose, est de conserver à la postérité un souvenir des voyages que faisaient autrefois nos Canadiens dans les pays du Nord, plutôt que de faire la biographie d’un individu. Mais, pour peindre le genre de vie de nos anciens voyageurs, il me fallait un type, j’en avais un sous la main, je l’ai pris. J’ai vécu près de lui pendant douze ans. Comme tous les vieillards, il aimait à rappeler le passé ; il m’a souvent raconté des aventures de voyageurs. Sa mémoire était heureuse, et il se souvenait d’une foule d’incidents arrivés soit à lui-même, soit à ses compagnons, alors qu’il habitait le Nord-Ouest. Sa vie ressemble à celle de tous nos anciens Canadiens engagés au service des compagnies de traite.

L’existence de quelques-uns a pu être plus mouvementée que celle de quelques autres, mais, en somme, ils avaient tous à supporter les mêmes misères et à courir les mêmes dangers ; de sorte qu’en lisant la biographie de Jean-Baptiste Charbonneau, on aura une idée assez exacte de la vie que menaient tous nos trappeurs des pays d’en haut.

Dans sa longue carrière, Charbonneau s’étant trouvé mêlé à des épisodes très intéressants de l’histoire du Nord-Ouest ; je profiterai de cette circonstance pour faire connaître certains faits qui ne s’éloignent pas trop du petit cadre que je me suis tracé.

De temps à autre, j’abandonnerai mon homme sur une grève, pour aller faire une excursion dans les prairies ou dans les bois, quitte à le reprendre après un détour de quelques lieues.

Le lecteur, en suivant mon voyageur dans ses longues et pénibles marches, si souvent accompagnées de privations et de dangers, se demandera : d’où venait cet attrait que trouvaient presque tous nos coureurs des bois à un tel genre de vie ? quel charme les attachait donc à ce pays où ils avaient à essuyer tant de misères ? comment se fait-il que la plupart d’entre eux oublièrent le sol natal et ne songèrent plus à revoir le Canada ?

Plus d’une fois je me suis adressé la même question, à la vue de ces contrées sauvages qui, alors surtout, étaient loin d’offrir l’aspect enchanteur des rives du Saint-Laurent.

La seule explication possible de ce goût étrange qui faisait abandonner si gaiement la vie civilisée pour la vie sauvage, était l’amour d’une liberté sans contrôle. Il est bien vrai que le serviteur engagé aux compagnies marchandes n’était pas complètement libre de ses mouvements : il devait à ses maîtres un rude travail pendant plusieurs années ; mais les courses qu’il faisait à travers les immenses plaines ; les horizons sans bornes qui se déroulaient devant lui ; le ciel pur dont on jouit presque continuellement au Nord-Ouest ; tout cela lui faisait oublier les liens de servitude qui le retenaient captif ; il se croyait libre du moment qu’il était hors de la vue de ses maîtres, et cela lui suffisait.

Bien peu, parmi ces voyageurs du Nord, retournèrent au pays ; les uns périrent dans ces expéditions et laissèrent leurs os dans les déserts ; les autres se marièrent, et leurs familles furent l’origine des Métis de la Rivière-Rouge.

Aux misères physiques qu’ils eurent à endurer se joignit pendant longtemps le triste sort de mourir sans les secours de la religion.

Puis, cette vie vagabonde les rendit presque tous aussi insouciants sur leur avenir que le sont les hommes de la race indienne ; de sorte que, après bien des années passées dans un travail pénible, ils n’avaient rien économisé pour mettre leurs vieux jours à l’abri de la pauvreté.

Charbonneau, dont nous racontons les aventures, n’a pas fait exception à cette règle : il est mort dans l’indigence. Heureusement, il rencontra des âmes charitables qui lui offrirent un asile à la fin de sa vie. Il mourut en bon chrétien, c’est l’essentiel.