Vue de Fowey. — Dessin de Durand-Brager.


UN VOYAGE AUX MINES DU CORNOUAILLES,


PAR M. L. SIMONIN[1].


1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VII

LES CÔTES DU CORNOUAILLES.


Pourquoi une visite des côtes après celle des mines. — Fowey et ses corsaires. — La maison de Dieu et celle du meunier. — Les étymologistes anglais. — Le château de Pendennis remis à neuf. — Falmouth, Monsieur Josse et lord Byron. — Les quakers et le poisson salé. — Ptolémée et sir Walter Raleigh. — La serpentine du cap Lizard. — Kynance Cove, l’île à l’Asperge, le pont du Diable. — Le mont Saint-Michel et le pied de la Reine. — Logan Stone. — Mill bay. — Le Chant de la mer. — Le cap Land’s end. — La première et la dernière auberge. — Le premier mille anglais. — Longship. — Les îles Scilly. — Le cap Cornouailles. — Le phare de Saint-Just. — Pelion sur Ossa. — Hayle et Saint-Yves. — Le sire de Bottreaux et les cloches de Boscastle. — Deux époux modèles. — Tintagel, le valet de trèfle et le roi Arthur.

Parler du Cornouailles sans parler de ses côtes, ce serait parler de Rome sans dire un mot du pape. Aussi, après avoir si longtemps parcouru les mines de cet intéressant comté, fallait-il bien visiter les rivages. C’était sur ces points, du reste, que tenait surtout à exercer son crayon d’artiste mon compagnon de route, Durand-Brager, un de nos peintres de marine les plus experts, et je ne pouvais là-dessus que lui donner entière satisfaction. Pour être longtemps d’accord, en route comme ailleurs, il faut se faire de mutuelles concessions, et le mineur ne pouvait que céder au désir du peintre, quand ce désir était si raisonnable et si légitime à la fois.

Sur les côtes de Cornouailles, l’artiste n’a qu’à choisir. Depuis la rivière Tamar qui sépare le comté de Devon de celui de Cornouailles, laissant au premier Plymouth et Devonport, et donnant au second Saltash où passe le beau viaduc de Brunel, jusqu’au cap Land’s end où viennent mourir dans l’Océan les derniers contre-forts granitiques du Cornouailles, que de beaux points de vue, que de paysages gracieux, pittoresques ou sauvages, que de ports aux souvenirs historiques !

Vue de Devonport. — Dessin de Durand-Brager.

Ici c’est Fowey qui jadis arma ses navires contre la France, et qui fournit cinquante vaisseaux et huit cents marins à Édouard III pour son expédition contre Calais. À cette époque, de hardis corsaires partis de Fowey faisaient sur nos côtes de la Manche des irruptions répétées, mettant tout à feu et à sang ; les Français, à leur tour, n’épargnaient pas les côtes anglaises, et ils rendaient même aux corsaires de Fowey leurs visites avec usure. En 1457, ils firent une descente dans ce port, surprirent la ville de nuit, la brûlèrent et en massacrèrent les habitants.

Fowey était autrefois, avec Plymouth et Dartmouth, le principal port du sud de l’Angleterre. Aujourd’hui il est déchu de son antique splendeur ; mais sa position à l’embouchure de la rivière Fowey est restée admirable.

L’entrée du port se signale au marin, à droite, par les ruines d’une vieille église gothique, à gauche, par celles d’un antique moulin à vent datant de 1296, et le premier peut-être qui ait été construit en Angleterre. On dit que ce fut un croisé qui le fit bâtir de retour de la Terre sainte. L’église est à deux cent quarante-trois pieds, et le moulin à deux cents au-dessus du niveau de la mer. Il était juste que la maison de Dieu fût plus haut placée que celle du meunier.

La rivière Fowey est navigable jusqu’à une distance de huit milles dans l’intérieur, jusqu’à Lostwithiel, où sont les bureaux du duché, administré, on le sait, au nom du prince de Galles, dont il forme le plus riche fief.

Les étymologistes font venir le nom de Lostwithiel de Lost within the hills, « perdu au milieu des montagnes. » La position de Lostwithiel répond à cette explication ; mais il n’en faut pas moins reconnaître que les étymologistes sont gens fort ingénieux, et qui ne sont jamais pris au dépourvu.

Après la rade de Fowey, viennent la baie de Saint-Austell et celle de Veryan, parages plus ou moins hospitaliers, puis la magnifique baie de Falmouth, commandée par le château de Pendennis, autrefois prison d’État et forteresse de guerre. Ce château a soutenu un siége fameux à l’époque de la guerre civile, en 1646. Le gouverneur, qui était resté fidèle à la cause de Charles Ier, attaqué à la fois par terre et par mer, réduit par la famine, fut obligé de se rendre. Le château de Pendennis fut, du reste, la dernière place qui tint pour le malheureux Charles. Cette vieille forteresse a été récemment restaurée, entièrement remise à neuf, sans doute pour le cas possible d’une descente des Français.

Entrée de Falmouth. Dessin de Durand-Brager.

Falmouth, que défend Pendennis, est un des plus anciens ports de l’Angleterre. À en croire un historien anglais, il aurait même été connu avant la Grande-Bretagne elle-même.

Ou je me trompe fort, ou l’écrivain qui parle ainsi n’était qu’un enfant de Falmouth. Vous êtes orfévre, monsieur Josse ; mais M. Josse me répond que l’on ne saurait trop glorifier son clocher natal. Lord Byron qui, lui, n’était pas de Falmouth, se contente de nous dire que cette ville contient beaucoup de quakers et de poissons salés. Je n’y vois pour mon compte aucun inconvénient : les quakers sont gens très-pacifiques avec lesquels les relations sont les plus commodes, et le poisson salé peut fort bien faire la fortune d’une ville, puisqu’il a fait celle de tout un pays, la Hollande.

On dit que Falmouth est citée dans Ptolémée sous le nom de Kenia. Je n’ai pas vérifié le fait ; mais ce que l’histoire moderne nous apprend fort bien, c’est que Falmouth doit son importance actuelle à sir Walter Raleigh qui, revenant de Guyane et ayant débarqué dans ces parages, en devina d’un coup d’œil l’importance, et informa la reine Élisabeth des avantages qu’offrait cette rade.

Vue de Falmouth. — Dessin de Durand-Brager.

Avançons. Aussi bien la barque sur laquelle nous sommes montés ne doit pas faire naufrage en chemin, et il fait bon naviguer sur le papier à l’abri des vents, des brumes, des écueils, sans crainte du roulis, du tangage et du mal de mer, dont on peut dire comme de tant d’autres que c’est un mal sans pitié.

Nous voici à la pointe du cap Lizard, ce cap aux roches serpentineuses, vertes, rougeâtres, bariolées, qui ont valu à la pointe que nous allons doubler le nom caractéristique qu’elle porte. Des familles de carriers et de lapidaires habitent aujourd’hui sur ce point, et la pierre du Lizard, taillée en colonnettes, en vases, en bracelets, en broches, en presse-papier, en coupes, est vendue à bon prix, dans les hôtels de Penzance, aux nombreux touristes qui visitent le Cornouailles. La serpentine du Lizard fait concurrence à la lave du Vésuve travaillée, et elle tenait dignement sa place à l’exposition universelle de 1862, à Londres, dans la section minéralogique. On en avait même fait des tables et des chambranles de cheminée qui l’emportaient presque, au dire des connaisseurs, sur les marbres fleuris italiens. Honneur donc à la serpentine du cap Lizard, et aux premiers carriers et lapidaires qui ont eu l’idée de la tailler, de la polir et d’en tirer si heureusement profit.

Le cap Lizard. — Dessin de Durand-Brager.

Auprès du cap Lizard est Kynance Cove, amas de roches disséminées dans les plus curieuses positions : un endroit qu’on peut voir, qu’on peut peindre, qu’on peut s’imaginer, mais qu’on ne peut décrire, vous disent les Anglais, eux dont les Guides ont tout décrit. Heureusement que nous donnons le dessin de Kynance Cove, et que nous rentrons ainsi dans les conditions du programme en peignant l’objet. Il y a là une roche isolée qu’on nomme l’îlot de l’Asperge, Asparagus island, parce qu’il produit en abondance l’asperge des pharmaciens, asparagus officinalis. Esculape en soit loué ! On y remarque une fissure profonde, où un jet d’eau intermittent est lancé avec force et un bruit formidable par de l’air comprimé : c’est le Soufflet du Diable. Un autre jet plus mince s’appelle le Bureau de poste ; les guides ne disent pas pourquoi. Enfin, trois cavernes ouvertes sur un escarpement sont respectivement appelées la Cuisine, la Salle à manger et le Salon, dénominations qui ne plaident guère en faveur de l’esprit inventif des Anglais.

En 1846, la reine Victoria a visité ce site curieux et sauvage. Il était digne de cette royale visite, car on dit que toutes ces énormes masses, jetées là comme au hasard, ont échappé aux mains du diable, qui voulait bâtir en ce point un pont gigantesque à travers le canal de la Manche, pour donner passage aux contrebandiers. Le diable n’en fait jamais d’autres.

Kynance Cove, près le cap Lizard. — Dessin de Durand-Brager.

En doublant le cap Lizard, nous entrons dans la baie de Penzance ou du mont Saint-Michel, Mount’s bay, qui nous est déjà connue. N’importe, visitons-la de nouveau, et saluons encore une fois ce mont vénérable au chef couronné d’un saint monastère qui fut jadis un couvent de bénédictins. On dit que ce cloître dépendait de celui du mont Saint-Michel en France, vis-à-vis Saint-Malo. On dit aussi que le mont Saint-Michel des Anglais n’a pas toujours été détaché de la terre ferme, et qu’il existait même au lieu où est aujourd’hui la mer une forêt dont on retrouve des traces sous l’eau. La géographie physique, et surtout la géologie nous dévoilent bien d’autres changements intervenus, depuis l’apparition de l’homme, dans la forme extérieure du globe. À marée basse, une chaussée de douze cents pieds unit encore aujourd’hui Saint-Michel à Marazion, le point le plus rapproché de l’île sur la côte du Cornouailles.

La reine Victoria, parcourant ces parages avec le prince Albert, en 1846, visita le mont Saint-Michel, au retour de son excursion à Kynance Cove. L’empreinte de son pied sur le quai où elle débarqua a été moulée en bronze et conservée sur place. Les Anglais, déjà si enthousiastes de leur reine, ne pouvaient pousser la vénération plus loin : Long life to the queen, Dieu garde les jours de la reine.

Le mont Saint-Michel en Cornouailles, près Penzance. — Dessin de Durand-Brager.

Descendons du mont Saint-Michel et admirons Penzance, une ville que nous connaissons aussi. Côtoyant un rivage de roches granitiques tombant d’aplomb dans la mer, nous arrivons à Saint-Buryan et à la Pierre branlante, Logan stone, dont j’ai ailleurs raconté l’histoire. La pierre pèse près de soixante-dix mille kilogrammes et elle a dix-sept pieds de long et trente pieds de circonférence. Ce sont là autant de motifs raisonnables pour lui conserver son caractère sacré.

La Logan stone ou Pierre branlante, près le cap Land’s end. — Dessin de Durand-Brager.

De Logan stone, on passe à Mill bay, un des points les plus romantiques de cette romantique côte, comme disait notre guide, aussi chaud qu’un méridional dans sa façon d’apprécier les sites de son pays. On voit dans le roc massif une ouverture, une brèche naturelle creusée de part en part et poétiquement nommée le Chant de la mer, the Song of the sea, sans doute à cause du bruit qu’y font les vagues en s’y engouffrant. Ce bruit n’a rien de fort agréable à l’oreille, et le chant des sirènes devait être bien plus doux et harmonieux, pour ceux du moins qui l’ont entendu.

Mill bay, près le cap Land’s end. — Dessin de Durand-Brager.

De Mill bay au cap Land’s end, il n’y a qu’une enjambée. Là se trouve Lennen, un pauvre petit village, et plus loin une maisonnette sur laquelle est écrit, du côté de la mer : « le premier hôtel d’Angleterre » ; du côté de la terre : « le dernier hôtel. » C’est, en effet, la première et la dernière maison que l’on voit, suivant que l’on part ou que l’on arrive, de ce côté bien entendu. Là est le commencement et la fin de la Grande-Bretagne ; c’est le Finistère des Anglais, et à un mille du rivage, un vieux terme marqué I semble indiquer comme point de départ de tous les milles géographiques anglais ce point assez curieusement choisi. Au fait, les Romains partaient bien de Rome pour compter les distances sur l’étendue de leur immense empire, et nous avons bien en France pris jusqu’à ces derniers temps le parvis de Notre-Dame de Paris pour le point originaire de toutes nos bornes kilométriques. Il est vrai que depuis l’invention des chemins de fer nous avons changé tout cela, comme disait Molière ; mais pourquoi les Anglais qui ont deux ou trois capitales, ne compteraient-ils pas leurs milles à partir du cap Land’s end pour ne déplaire à aucune d’elles ? Ce point de départ en vaut bien un autre.

Près le cap Land’s end est le phare de Longship, élevé sur un roc isolé de granit haut de soixante pieds ; le phare lui-même en a cinquante-deux. Il est en granit comme le roc sur lequel il repose, comme le cap Land’s end lui-même.

Aimez-vous le granit ? on en a mis partout.

Du phare de Longship on peut, quand le temps est beau et qu’il n’y a pas trop de brume sur la mer, presque toujours brumeuse en ces parages, apercevoir à l’horizon les îles Sorlingues ou Scilly, pour les appeler de leur nom anglais. Elles semblent se bercer sur l’océan comme des terres flottantes, et quelques géographes prétendent que ce sont les Cassitérides, ou îles d’étain des anciens.

Le phare de Longship, près le cap Land’s end. — Dessin de Durand-Brager.

Le cap Cornouailles, voisin du cap Land’s end, paraît lui donner la main comme un frère jumeau : on dirait qu’il lui dispute l’avancement sur l’Atlantique, et cherche à mériter le nom de Finistère, non content de celui de Cornouailles ou corne de Walles, qui, au demeurant, on peut le dire, a la même signification.

Le cap Cornouailles s’élève à deux cent trente pieds au-dessus du niveau de la mer. C’est dans son voisinage que sont les mines sous-marines de cuivre et d’étain que nous avons précédemment visitées, notamment celle de Botallach. La plus grande profondeur de cette mine est de mille cinquante pieds, et quelques-unes de ses galeries s’avancent jusqu’à douze cents pieds sous le lit de l’Océan. Les infiltrations d’eau marines sont considérables, et le bruit des galets roulés les uns sur les autres par les vagues profondes se reproduit quelquefois si terriblement jusque dans les galeries, que les mineurs, émus, épouvantés, abandonnent la place et s’enfuient en criant des chantiers.

À côté du cap Cornouailles, est la baie de Saint-Just, Saint-Just, la ville des mineurs d’étain, que nous voyons pour la seconde fois. Un phare, bâti sur le roc, s’élève au milieu de la rade, et ce feu, dans ce coin à peine fréquenté du rivage, prouve tout le soin que prennent les Anglais pour garantir aux navigateurs l’accès facile et sûr de leurs côtes.

Vue de Saint-Just. — Dessin de Durand-Brager.

Continuons notre périple. Longeons ces rivages déchiquetés que la mer vient battre depuis des siècles, qu’elle ronge, qu’elle mine, qu’elle fouille à la base. Le granit vaincu cède enfin. Un amas de roches éboulées, informes, s’amoncelle en débris irréguliers et, réalisant l’image du poëte de Pélion entassé sur Ossa toujours battus par les vagues. Mais bientôt la plage s’abaisse et vient mourir à la mer en lignes moins austères ; elle s’arrondit même en une baie aux eaux paisibles. C’est là qu’est Saint-Yves, qui a été comparé à un village grec, puis Hayle séparée de sa voisine par des dunes de sable au ton ferrugineux, sur lesquelles s’est fixé un roseau marin, l’arundo arenaria, arrêtant par ses racines la marche des sables envahisseurs.

Vue de Saint-Yves. — Dessin de Durand-Brager.

Parlerai-je des autres points qui, sur cette côte du Cornouailles, s’alignent sur l’Atlantique ? Citerai-je Sainte-Agnès, New-Quay, Padstow ? Non, car une plus longue série de descriptions maritimes fatiguerait peut-être. Cependant je ne puis oublier Boscastle et Tintagel. Ce sont pays de pieuses et naïves légendes, et la légende est une fleur devenue trop rare pour que le voyageur ne se baisse pas pour la cueillir et en faire jouir ses amis.

À Boscastle, donc, les habitants, il y a bien longtemps de cela, avaient prié leur seigneur, le sire de Bottreaux, quelque peu cousin du sire de Framboisy, de leur faire cadeau, pour leur église, d’une paire de cloches aussi grosses que celle de l’église voisine de Tintagel. Le sire de Bottreaux, heureux de trouver cette occasion d’être agréable à ses vassaux avec lesquels il avait, du reste, toujours vécu en fort bonne intelligence, avait commandé les cloches à un fondeur de Londres. Les cloches faites, on les chargea sur un navire pour les porter à Boscastle. À cette époque, comme bien on le pense, les chemins de fer n’existaient pas. Le navire porteur de sa précieuse cargaison était presque en vue de Boscastle, quand le pilote, qui était de Tintagel, voulut faire sonner aux cloches le carillon de son pays. C’était en signe d’actions de grâces à la Providence pour le voyage heureusement accompli. Le capitaine, qui n’était pas dévot, tant s’en faut, répondit que grâces devaient être rendues à la solidité du navire, à la force des mâts, et que l’on aurait bien le temps de prier Dieu à terre. « Nous pouvons remercier Dieu, répondit le pilote, abord aussi bien qu’à terre. — Remerciez la brise et votre habileté nautique, » repartit le capitaine. Il n’avait pas achevé sa phrase, qu’une affreuse tempête s’éleva. Le vent se mit à souffler comme un tourbillon déchaîné ; les vagues, s’élevant à de grandes hauteurs, battaient les flancs du navire comme d’irrésistibles béliers. Vaine fut l’habileté du pilote, vaine la force des mâts et la solidité de la carène. Le navire, jeté sur les écueils fort nombreux en cet endroit, fut brisé et englouti. Le capitaine et tout l’équipage se noyèrent ; le pilote seul échappa, porté sur une planche et déposé sur le rivage par une vague amie. Depuis ce jour, dès qu’une tempête venant du large menace cette partie des côtes du Cornouailles, on entend au fond de la mer le son des cloches du sire de Brotteaux roulant l’une contre l’autre.

« Et voilà, me disait le guide qui me raconta cette histoire, pourquoi il faut mettre toujours sa confiance en Dieu et pourquoi l’église de Boscastle n’a jamais eu de cloche à son clocher. »

Dans la vieille église de Boscastle se trouve une tombe qui recouvre le mari et la femme et dont l’épitaphe mérite d’être rapportée.

« Ils vécurent quarante-neuf ans mariés et, ce qui est plus rare, sans le moindre désaccord. Elle partit la première. Il essaya quelques semaines de vivre sans elle, il ne le put et il mourut. »

J’ai essayé de traduire le plus fidèlement possible les quatre vers anglais : les voici dans toute leur naïve fraîcheur :

 « Forty nine years they lived man and wife,
And, What’s more rare, thus many without strife :
She first departing, he a few weeks tried
To live without her, could not, and so died. »

Tintagel n’est séparé de Boscastle que par une distance de trois milles. C’est aussi un pays de légendes et, dit-on, le lieu de naissance du roi Arthur. S’il faut en croire l’histoire ou la fable, comme on voudra, c’est au château de Tintagel, dont on ne voit plus aujourd’hui que les ruines, que le célèbre roi breton, le brave des braves de son temps, aurait vu la lumière. Je sais bien que cette assertion n’est pas du goût des Gallois qui, à leur tour, réclament Arthur pour un des leurs ; mais je constate un dire en passant, un dire qu’on m’a répété dans le pays de Cornouailles. Maintenant que les Gallois et les Cornishmen s’arrangent, que les bardes, les ovates, les druides, les archi-druides se mettent d’accord entre eux si c’est possible ; comme Pilate, je m’en lave les mains.

Vue des côtes du Cornouailles entre Tintagel et Boscastle. — Dessin de Durand-Brager.

Le roi Arthur, que les bardes se sont plu surtout à célébrer dans leurs chants héroïques, est l’Hercule de la vieille Angleterre. Personnage légendaire, je dirai même mythologique, il est resté pour les naïfs Bretons ce que le héros grec était pour les anciens Hellènes. Arthur l’invincible a remporté douze victoires contre les Saxons, comme Hercule a exécuté ses douze travaux contre les génies du mal. L’Hercule breton, avec ses douze pairs, les chevaliers de la Table-Ronde, dont le brave Lancelot (le valet de trèfle de nos cartes) faisait partie, a illustré le Cornouailles de ses exploits. Il est mort au château de Tintagel, « comme si, dit un vieux barde qui l’a chanté, aucune autre place dans la terre spacieuse de Bretagne n’était digne de voir sa fin que celle qui le vit naître. »

 « As though no other place, on Britain’s spacious earth,
Were worthy of his end, but where he had his birth. »

Les Cornishmen s’arment de ce passage pour disputer Arthur aux Gallois. Ceux-ci, à leur tour, leur en opposent un autre et le procès menace de ne jamais finir.

Un écrivain anglais, Howitt, fort humoristique comme le sont quelquefois les Anglais, quand ils n’ont pas le spleen, raconte d’une manière fort piquante l’opinion qu’ont les habitants du pays sur le château de Tintagel. Je traduis ce passage de son livre intitulé : Visits to remarquable places, « Visites aux lieux remarquables. »

« J’étais assis sur la hauteur de Tintagel, dit Howitt, tout entier à l’admiration des magnifiques sites qu’offre en ce point la côte ouest des Cornouailles, quand une troupe d’enfants gravit joyeusement le coteau. À ma vue, ils se regardèrent indécis, et il se fit un moment de silence.

« — Mes enfants, leur dis-je, comment appelez-vous cette colline ?

« — Ça, une colline, monsieur ; c’est Tintagel, monsieur.

« — Tintagel, fort bien ; et alors quel est ce vieux château ?

« — Ce château, monsieur ; c’est le château du roi Arthur.

« — Le château du roi Arthur ! Et quel était ce roi Arthur ? »

Les enfants se regardèrent tout étonnés ; ils étaient vifs, intelligents, éveillés, mais c’était là une question que jamais personne ne leur avait posée. La renommée du roi Arthur était si bien acceptée d’ailleurs, si bien établie dans le pays, c’était chose si naturelle, qu’il n’était jamais venu à l’idée de personne de se demander ce qu’avait été le roi Arthur. Encore plus ces enfants n’étaient-ils guère préparés à répondre.

« Le roi Arthur ! dit enfin l’un d’eux, nous ne savons rien de lui, monsieur, si ce n’est que c’était un roi.

— Un roi ! quand donc cela pouvait-il être ? Cela n’était pas d’hier. Tous nos rois, dans ces derniers temps, se sont nommés Georges ou Guillaume.

— Oh ! Dieu vous bénisse, monsieur, ce château était bâti bien avant que vous fussiez né. »

Et sur cette réponse qui leur semblait la plus lumineuse solution à la difficulté pendante, les enfants s’échappèrent riants et joyeux, et descendirent en courant et se culbutant les pentes rapides du coteau. »

  1. Suite et fin. — Voy. pages 353 et 369.