Un voyage aux mines du Cornouailles/05
V
LA POINTE DU CORNOUAILLES.
Le lendemain de notre visite à Saint-Yves, nous repartions de Penzance, nous dirigeant vers les mines de Saint-Just. Ce sont les plus curieuses de tout le Cornouailles, et elles devaient marquer la fiu de notre excursion dans le comté. Aux derniers les bons, dit le proverbe.
Nous partîmes avec un brouillard comme l’Angleterre seule en produit. On n’y voyait pas à dix pas, et il fallait s’aider de la voix pour ne pas se perdre les uns les autres. En même temps l’air était frais, plus qu’il ne convient en juillet, et une petite pluie fine, tombant sans discontinuer, vous pénétrait jusqu’aux os. Ce temps dura à peu près tout le jour ; mais comme nous passâmes presque toute la journée sous terre, nous n’en fûmes incommodés qu’un moment.
La première mine où nous arrivâmes est celle de Spearn Moor. On en tire surtout de l’étain. Les ateliers de préparation mécanique autour des puits présentaient une heureuse disposition, et la division du travail, adoptée là comme partout, rendait moins coûteux le prix des opérations. Ici on cassait et triait le minerai ; plus loin il était pulvérisé sous les pilons mécaniques, puis passé aux cribles oscillants, puis lavé sur des tables inclinées en bois qui, retenant les parties les plus lourdes, débarrassaient le minerai de presque toute sa gangue. Des hommes et des femmes étaient employés à ce travail. Les hommes portaient un tablier noué à la ceinture, et sur le chef un bonnet de forme particulière ; les femmes étaient vêtues aussi du tablier, et étaient coiffées soit de la capeline, soit de la résille, celle-ci empruntée à la mode des villes, celle-là à celle des campagnes. Fraîches, jolies pour la plupart et assez bien faites, quelques-unes des jeunes ouvrières affectaient de se chausser de brodequins élégants, tandis que celles d’un sens plus rassis portaient une chaussure plus en harmonie avec leur travail. Tout ce monde était vif, animé, joyeux, chantait à l’ouvrage, et obéissait volontiers à la voix des contre-maîtres qui surveillaient et dirigeaient les opérations.
Nous entrâmes dans la chambre des machines d’extraction où régnaient également l’ordre et la propreté, où tous les ouvriers, chauffeurs et machinistes, attentifs à leurs postes, travaillaient avec plus de calme que les femmes des ateliers voisins. Je levai la tête, et sur un des murs de la salle je lus cette inscription : We seak hidden treasures, « nous cherchons des trésors cachés. » Si jamais le travail des mines a été bien défini, c’est dans ces simples paroles. Cachés en effet et profondément sont les trésors que cherche le mineur. Que de patience, de courage, d’argent, que d’ardeur et de calme à la fois ne faut-il pas aux hardis chercheurs qui vont remuer les entrailles du sol pour en arracher les métaux ! Et pour quelques trouvailles heureuses, pour quelques réussites brillantes, que de déceptions, que de ruines viennent souvent terminer toute une suite de longs efforts, toute une vie de laborieuses recherches ! Je passe sous silence les dangers sans fin qui environnent le mineur. On dirait que tous les éléments se sont à la fois conjurés contre lui : l’air qui souvent lui manque ou devient vicié dans le dédale inextricable où il s’enfonce et circule ; l’eau qui le menace de tous côtés ; la terre qui par des éboulements imprévus l’écrase et le tue ; le feu qui, s’allumant à contre-temps dans le trou de mine, provoque parfois de terribles explosions qui aveuglent et défigurent le mineur. Aussi hardis que les soldats de terre et de mer sont ces obscurs soldats des souterrains, ces pionniers de l’industrie, qui ont non moins de périls à braver, non moins de morts à affronter. Trop souvent le public ignore le mérite de ces rudes travailleurs ; ou si son attention est tout à coup reportée sur eux, c’est quand un accident lamentable vient frapper toute une mine et plonger des centaines de familles dans le deuil. Les périls de tous genres s’accroissent encore quand on passe des mines métalliques aux mines de charbon, où les éboulements et le mauvais air sont plus fréquents, où règnent les gaz explosibles, qui souvent, s’allumant tout à coup, tuent tous les ouvriers à la fois.
À côté de Spearn Moor est la mine de la Providence, un nom des mieux choisis, et sous l’égide duquel nous nous résolûmes à faire une visite dans l’intérieur. Il était temps de payer de notre personne ; jusqu’ici nous avions plus volontiers promené nos regards à la surface et jeté au fond des puits un coup d’œil simplement curieux.
La mine de la Providence n’est pas, du reste, une des moins intéressantes du district de Saint-Just. Elle produit environ trente mille kilogrammes de minerai d’étain par mois, occupe trois cents ouvriers, et est exploitée jusqu’à deux cents mètres au-dessous du niveau de la mer.
« Sous la mer ! direz-vous.
— Oui, sans doute, et vous en aurez bientôt la preuve la plus convaincante. »
Les Anglais font tout avec ordre et précision. Avant de nous conduire dans l’intérieur de sa mine, le capitaine, avec lequel nous étions partis de Saint-Just, et qui s’était fait notre complaisant cicerone, commença par nous faire revêtir le costume d’ordonnance : chemise, jaquette et pantalon de flanelle blanche, grosses bottes de cuir, chapeau de feutre noir, de forme basse et ronde, au tissu dur comme la pierre, avec une chandelle à la cime fichée dans un tampon d’argile. C’est le costume de rigueur, et le prince de Galles lui-même, quand il a visité les mines de son riche comté, les princes d’Orléans aussi quand ils ont parcouru les travaux souterrains autour de Saint-Just, ont revêtu comme nous la flanelle du mineur et coiffé le chapeau traditionnel.
Quand nous fûmes ainsi costumés, on nous demanda si nous voulions descendre par les échelles ou par le men engine[1].
« Capitaine, répondis je, quelle est la profondeur du puits ?
— Deux cents fathoms (environ quatre cents mètres).
— Fort bien, nous passerons par le men engine. »
Cette machine, que je ne puis mieux représenter que par une énorme perche oscillante, inclinée ou verticale, suivant que l’axe du puits est lui-même incliné ou vertical, est munie de distance en distance de taquets ou petits bancs sur lesquels on se tient debout appliqué contre la perche. Celle-ci règne, du reste, sur toute la longueur du puits reliée à son extrémité extérieure au balancier de la machine qui la commande.
Les men engines, véritables échelles mouvantes, ont été inventés pour épargner à l’ouvrier la fatigue journalière d’une descente et d’une montée par des échelles fixes de plusieurs centaines de mètres de longueur. Cet exercice, répété deux fois par jour, outre qu’il fait perdre aux ouvriers un temps précieux, ne tarde pas à produire chez la plupart d’entre eux, du moins après quelques années, des anémies qui les rendent impropres au travail et les conduisent peu à peu au tombeau. C’est donc autant dans un but d’utilité pratique que d’humanité que ces machines ont été inventées. Beaucoup sont d’une construction plus élégante que celle que je décris. Ainsi, en Belgique, on accouple deux machines. L’ouvrier passe successivement de l’une à l’autre ; les bancs larges, commodes, sont environnés d’une balustrade, et l’appareil se nomme waroquère, du nom de l’inventeur belge Waroqué. En Allemagne, où ces machines ont pris naissance dans les mines si profondes de la Saxe, on les appelle des farhkunst.
Voici maintenant comment fonctionne l’appareil. Un mouvement du balancier de la machine à vapeur fait descendre le men engine d’un mètre cinquante centimètres, je suppose. L’ouvrier, descendu en même temps que la perche, passe immédiatement sur un petit taquet appliqué contre la paroi du puits. Une seconde oscillation du balancier fait remonter la perche d’autant ; l’ouvrier passe aussitôt de son perchoir sur celui du men engine, sans hésiter, sans se troubler, et immédiatement le men engine s’abaisse de nouveau, et avec lui l’ouvrier qui recommence le même manége. Il faut conserver, je le répète, toute sa présence d’esprit, ne pas hésiter dans la manœuvre qu’on a à faire. Si le moindre trouble survient, on doit rester sur son perchoir dans le puits ou sur l’appareil, et attendre une nouvelle pulsation pour recommencer. Il y a, du reste, des perchoirs dans le puits de l’un et de l’autre côté du men engine ; de sorte que si l’on voit un des siéges occupé, on passe sur l’autre vis-à-vis. Enfin je ne dois pas oublier de dire que la machine, après chaque pulsation, s’arrête un temps très-court, il est vrai, mais suffisant toutefois pour qu’on puisse passer du perchoir du puits sur celui de l’appareil, et réciproquement. Tout ceci étant bien compris, un exemple va faire saisir l’avantage du men engine. Supposons qu’à chaque oscillation de la machine à vapeur qui le commande il s’abaisse d’un mètre cinquante centimètres, et que cette machine fasse vingt oscillations par minute, soit dix oscillations utiles, ce sera un abaissement total de quinze mètres par minutes ou de quatre cent cinquante mètres en une demi-heure. Il faudrait aux ouvriers le double pour descendre ou remonter par des échelles, et au prix de quelle fatigue ! Il leur faudrait beaucoup moins, il est vrai (dix minutes au plus) pour circuler au bout du câble dans le panier à minerai ; mais le puits a presque toujours un autre service à faire, et parfois le câble se casse, entraînant à une mort certaine les ouvriers au fond du puits.
Nous avions donc opiné pour le men engine, autant pour échapper à la fatigue des échelles fixes, longues comme celle de Jacob, que pour essayer un appareil aussi curieux pour nous. Le capitaine passa le premier, M. L… le second, moi le troisième. D. B…, tout entier à la vue de la mer et peu soucieux d’aller salir son pinceau au fond de ces antres ténébreux, resta au dehors pour prendre des vues. Au signal habituel : Go a head ! en avant ! la machine s’ébranle, et nous voilà en mouvement.
Tout se passa d’abord assez bien. On est ému, surpris de ce balancement gigantesque dans lequel on est entraîné ; la chandelle fixée au chapeau vous éclaire à peine. On hésite à passer du perchoir de l’appareil au perchoir du puits ; on tient à peine sur ces bois mouvants ; mais il faut aller et en mesure ; car la machine n’attend pas.
Comme j’obéissais de mon mieux à ce rhythme mécanique, passant alternativement de la machine contre le puits et du puits contre la machine, évitant autant que possible les ouvriers dont une escouade remontait pendant que nous descendions, j’entendis tout à coup un grand cri. Je regarde au-dessous de moi. C’était mon compagnon qui, trouvant le taquet sur lequel il allait mettre les pieds occupé par un des ouvriers qui remontait, n’avait pas été assez prompt à passer sur le taquet vis-à-vis, et s’était troublé au lieu d’attendre avec calme une autre pulsation du men engine. La machine l’avait saisi en remontant ; il s’était par bonheur fortement retenu au crampon de fer qui, ménagé à la hauteur des bras, permet d’y appuyer la main ; mais je vis un moment son corps balancé dans l’espace. J’entendis le capitaine crier, et je crus que c’en était fait. Heureusement mon ami ne perdit pas son sang-froid. L’ordre de stopper (arrêter) la machine fut immédiatement donné, et le capitaine, qui déjà avait appuyé la main sur M. L… pour le retenir, le ramena sain et sauf sur le perchoir. Mon ami reprit ses sens, et nous remontâmes au jour.
Quand ce premier moment d’émotion fut passé, je persistai à continuer par le men engine avec le capitaine ; celui-ci s’y refusa net. Il me dit qu’il n’était pas sans exemple que des ouvriers pris dans l’appareil aient perdu un bras ou une jambe, et quelquefois même aient été presque broyés sur le coup ; que, du reste, il répondait de nous, que notre vie lui était confiée, et que, par conséquent, pour ne pas voir se renouveler un accident qui aurait pu avoir des suites si fâcheuses, c’était par les échelles qu’il fallait désormais passer si nous voulions aller au fond du puits.
Je me rendis sans mot dire à ces raisons, et alors commença la descente la plus longue, la plus pénible que j’aie jamais faite de ma vie. Les marches succédaient aux marches, les échelles aux échelles, et c’est à peine si de loin en loin nous rencontrions un petit plancher pour nous asseoir et respirer à l’aise un instant. Parfois je me prenais à réfléchir que cette descente devait être suivie d’une montée aussi longue, mais plus pénible de beaucoup, et cette idée me coupait bras et jambes. Çà et là nous rencontrions des ouvertures de galeries, et comme je voulais y pénétrer :
« Plus bas, plus bas, me criait le capitaine ; ici les travaux sont abandonnés, il n’y a rien à voir. »
Et nous recommencions à descendre.
Enfin nous arrivâmes, non pas au fond du puits (il aurait fallu une heure pour y atteindre), mais à mi-chemin où nous fîmes une halte définitive.
J’entendais les coups de marteau des mineurs, le bruit métallique du fleuret résonnant sur la roche, et je rendis grâce au ciel.
Le point où l’on travaillait était un puits intérieur creusé dans le filon. Nous nous y rendîmes, suspendus au bout d’un mince câble enroulé autour d’un treuil, et nous visitâmes ce chantier. Un groupe de mineurs était occupé à faire un trou de mine, battant du marteau sur la tête du fleuret. La roche (quartz ou cristal de roche compacte) était dure, scintillante, faisant feu sous le choc de l’acier.
Dans une galerie voisine que nous parcourûmes également, le travail se faisait à trois hommes : l’un, accroupi, tenant le fleuret entre les mains, les deux autres debout, frappant à tour de bras sur la tête du fleuret, comme deux forgerons sur l’enclume.
Après avoir assisté à ces divers travaux, visité d’autres galeries où le minerai abattu était amené par des wagons roulant sur un chemin de fer jusqu’au bas des puits d’extraction[2], nous remontâmes une partie des échelles, puis enfilâmes un long tunnel où se déversait l’eau des pompes, coulant comme un petit ruisseau.
« Goûtez à cette eau, » me dit le capitaine.
Je me baissai, et ramassant, comme Diogène, un peu d’eau dans le creux de ma main, je la portai à mes lèvres. Je la rejetai vivement ; elle était amère comme une purge à la magnésie, comme une solution de sel d’Epsom ; c’était de l’eau de mer rendue encore plus désagréable à boire par la présence des pyrites ferrugineuses de la mine. Celles-ci ajoutaient à son goût celui de l’encre, et un long dépôt d’ocre rouge marquait le parcours de l’eau. Il n’y avait pas à en douter, les chantiers que nous venions de parcourir gisaient sous les eaux de l’Océan ; ils étaient doublement sous l’abîme.
Continuant notre course dans le tunnel où nous nous étions engagés, nous fûmes tout étonnés de nous retrouver à la lumière au bord même de la mer. Nous remerciâmes la Providence, protectrice de la mine que nous venions de visiter, de nous avoir permis de faire sans encombre cette intéressante excursion, et nous oubliâmes l’aventure du début qui avait failli se dénouer d’une manière si fatale.
Les mines du Levant et de Botallack, qui se trouvent dans le voisinage de celle de la Providence ne sont pas moins curieuses à explorer. À Botallack, un tunnel souterrain débouche également sur la mer. Un pont en charpente est jeté hardiment sur une crique battue par les vagues, et plus haut, à la pointe d’un rocher à pic, la maison principale de la mine avec sa cheminée couronnée d’un panache de vapeur ressemble à un phare d’un nouveau genre.
La grande voix de la tempête s’unit souvent dans ces parages au bruit strident des machines, et plus d’une fois, quand tonne l’ouragan, les mineurs ont entendu les cris de désespoir des naufragés, auxquels ils ne peuvent guère porter secours sur ces plages taillées à pic. On dit que dans ces jours d’orage, le bruit formidable des galets roulés par les vagues au fond des eaux se fait entendre dans les galeries sous-marines ; alors les ouvriers épouvantés s’échappent, ne pouvant supporter de sang-froid ce roulement sinistre qui semble annoncer l’irruption prochaine de la mer jusque dans ces chantiers souterrains.
Partout le rivage est taillé à pic, rivage de granit, lentement miné par les eaux, et redouté du marin. C’est ici le cap Cornouailles qui porte le nom du comté, puis le cap Land’s end ou Finistère, comme nous dirions en français. Ce point est la limite la plus avancée de la Grande-Bretagne sur la mer ; là se trouve la première et la dernière maison de la vieille Angleterre, la première qu’on rencontre en arrivant de l’Atlantique, la dernière qu’on aperçoit en partant, celle à laquelle on adresse le dernier adieu.
Dans la Manche, bien au delà de la baie de Penzance et de Saint-Michel, c’est le cap Lizard ou Lézard (ainsi nommé de la couleur des roches qui le forment), autre sentinelle avancée de la Grande-Bretagne, mur de granit et de porphyre qui, non moins que les murs de bois dont elle était naguère encore si orgueilleuse, défendent les approches de l’invincible Albion.
Tous ces rivages sont pleins de légendes. Le Devon, le Cornouailles, sont les pays des anciens géants et des fées, des enchanteurs, des chevaliers de la table ronde, et des héros comme les douze pairs, Lancelot et le roi Arthur. Le diable lui-même n’y perd pas ses droits.
À Helstone, par exemple, Belzébuth passait un jour. C’était dans une de ses nombreuses excursions à travers le Cornouailles. Il portait sur le dos une de ces énormes masses de granit qu’il a semées dans les pays, où elles ont produit les montagnes bosselées que l’on y voit aujourd’hui. Saint Michel, qui voyageait également par là (partout où se trouve le diable, il faut que saint Michel intervienne), défia son rival en un combat singulier. Une lutte à mort s’engagea entre eux, et dans le combat le diable laissa tomber sa pierre, soit pour en assommer son ennemi, soit pour fuir plus à l’aise, car il fut vaincu comme d’habitude. C’est cette pierre qui a donné son nom à la ville sur l’emplacement de laquelle elle est tombée (Hell’s Stone, la pierre de l’enfer) ; et comme le combat eut lieu le 8 mai, ainsi que l’ont affirmé les premiers habitants de Helstone qui en furent témoins, on célèbre à cette même époque, toutes les années, des jeux scéniques, où apparaît une danse locale, réservée pour ce jour-là, en souvenir du grand saint Michel. Quant à la fameuse pierre, on la voyait encore, il y a quelques années, au coin de l’hôtel de l’Anqe (l’ange Michel probablement). Elle a depuis été brisée et employée à des usages vulgaires, à faire des murs de maison. Sic transit gloria mundi !
Dans le Devon, ce n’est pas le diable, c’est le géant Ordulph qui fait les frais de toutes les légendes, Ordulph, né à Tavistock, et dont les os, de dimensions extraordinaires, comme il convient aux os d’un géant de sa taille, ont été retrouvés sous une tombe de marbre au milieu des ruines de l’Abbaye de Tavistock. Un poëte a dit de lui, en le faisant parler :
A giant I, earl Ordulf men me call,
Et le héros ajoute :
« J’ai été le champion des Devoniens contre leurs ennemis. Dans chaque rencontre, j’ai tué six mille Turcs. J’ai coupé la tête d’un lion, et je l’ai mangée. Par un coup hardi, j’ai ouvert les portes d’Exeter, pour y faire entrer saint Édouard. Dans un âge avancé, visité en songe par les anges, j’ai fait bâtir une abbaye près de la rivière Tavy. »
Ce même géant Ordulph, d’après l’historien William de Malmesbury, qui sans doute l’avait connu, pouvait, d’une enjambée, traverser une rivière de dix pieds de large. Chevauchant, en compagnie d’Édouard le confesseur, il arrive un jour devant Exeter, trouve les portes de la ville fermées et le gardien absent. Soudain, il descend de cheval, saisit dans ses mains les barres de fer qui serrent l’huis, les met en pièces, et, écartant les gonds du pied, fait sauter les portes en l’air pour laisser librement entrer son roi. C’est à ce fait qu’un passage des vers que je viens de traduire fait allusion, et il faut avouer que Samson, chargeant les portes de Gaza sur ses épaules, n’avait pas mieux agi qu’Ordulph.
Les druides, les enchanteurs, les fées, ont, comme le diable et les héros, leurs légendes dans le Cornouailles. À chaque cercle sacré, à chaque dolmen, à chaque pierre branlante s’attache un souvenir traditionnel.
Ici, c’est le cercle des filles folles (merry maiden), près Saint-Just, où des jeunes filles, pour avoir dansé un rondeau un jour de dimanche, en dépit sans doute de la défense des druides, furent changées en pierres et clouées sur place, ce qui ne valait guère mieux que si elles eussent été changées en sel comme la femme de Loth.
Plus loin, c’est la pierre mouvante (logan stone), que la fée Carabosse ou l’enchanteur Merlin ont déposée en passant sur un pic aigu. « Ne touchez pas à la pierre ! » vous diront les Cornishmen, comme ailleurs on dirait : « Ne touchez pas à la reine ! » En 1824, un mauvais plaisant négligea de suivre cet avis officieux, et remua la pierre plus que de raison, jusqu’à la précipiter à la mer, sans doute pour voir jusqu’où irait la limite d’amplitude de ses oscillations. Il fut solennellement condamné à la remettre en place. C’était un lieutenant de marine, et le pauvre diable n’avait pas plus d’argent qu’il ne fallait pour accomplir ce travail herculéen. La pierre pèse du reste soixante-dix mille kilogrammes ; mais il fallut s’exécuter devant le concert d’indignation universelle auquel tout le Cornouailles prit part. Antiquaires, savants, aubergistes, guides, peuple des campagnes, touristes eux-mêmes, tout le monde cria, non pas haro sur le baudet, mais haro sur le mécréant qui avait jeté la pierre branlante à la mer. Il fallut aller l’y repêcher. Ce n’était pas chose facile. On dit qu’aidé de ses hommes d’équipage, armés de leviers, le lieutenant avait fait rouler la pierre à l’eau. Plus difficile était de la remonter, et cette fois matelots et leviers n’y pouvaient rien. L’amirauté, à laquelle le pays avait adressé une plainte en règle, menaça l’officier de le casser de son grade, ou du moins de le mettre à la demi-solde, s’il ne parvenait à rétablir les choses dans leur primitif état. Elle voulut bien lui prêter des grues, des cabestans et des palans, tandis que le salaire des ouvriers employés à cette restauration demeurerait à la charge du coupable. Après des efforts surhumains, la pierre fut remontée, remise à la même place ; mais jamais, disent les connaisseurs, elle n’a plus présenté le même balancement, libre, gracieux et cadencé qu’autrefois. Le pauvre lieutenant fut ruiné, et à sa mort il n’avait pas encore payé tous les frais de cette coûteuse opération.
À Lennen, vers la pointe du cap Land’s end, là même où se trouve la première et la dernière maison de l’Angleterre, est une pierre non moins célèbre que la précédente, non plus branlante cette fois, mais couchée par terre. On dit que jadis (et il y a bien longtemps de cela) trois rois, de passage pour leurs affaires dans le pays, allant sans doute à quelque grand congrès européen, se rencontrèrent dans cet endroit, et dînèrent autour de cette table rustique. Avant de se mettre à table, ces rois devisèrent entre eux, comme ceux que Voltaire rassemble à Venise dans Candide. L’un était le roi des mers, l’autre le roi des forêts, le troisième le roi de la terre. Chacun défendait son royaume, et lui donnait la prééminence. Le roi des mers parlait de ses pêches, et il fit servir les plus beaux, les plus frais de ses coquillages et de ses poissons : huîtres vertes, moules rouges, soles, barbues, saumons au beurre d’anchois, bouillabaisse de poissons de roche. Le roi des forêts cita ses chasses, et il fit paraître sur la table les meilleurs de ses gibiers : râble de lièvre aux champignons, hure de sanglier aux truffes, perdrix et cailles aux marrons, biftecks d’ours à la purée de glands.
Le roi de la terre parla le dernier :
« Goûtez à ces fruits, » dit-il à ses rivaux ; et il leur fit offrir par son page des oranges des Hespérides, des figues du mont Hymète, des raisins de Corinthe, des mangues de l’Inde et des let-chis de Chine, le tout arrosé des vins des meilleurs crus. C’était le dessert, chacun se lécha les doigts. On convint d’un commun accord que l’eau, la terre et les forêts avaient du bon, et que le mieux était de jouir de tous leurs produits à la fois par la voie des échanges. Ce qui fut dit fut arrêté, conclu et signé, et c’est peut-être de cette époque que date le premier traité de commerce.
- ↑ Mot à mot : « la machine à hommes. »
- ↑ La méthode d’exploitation consiste à tracer des galeries ou niveaux, levels, suivant la direction du filon, et des descenderies ou galeries inclinées suivant sa pente. On découpe ainsi le gîte en massifs rectangulaires que l’on abat par un des angles en remblayant les vides produits avec la roche stérile.