Un voyage. Belgique, Hollande, Allemagne, Italie/03

Bernard Grasset (p. 395-504).

L’ITALIE


VÉRONE


De Munich à la frontière italienne la route est admirable. Les paysages de grand caractère se succèdent. Montagnes aux lignes graves, verdures aqueuses, fleurs sauvages, si belles, sources vives dont la fraîcheur se devine en certains replis profonds, tout cela séduit d’abord, et donne un désir de n’aller pas plus loin. Puis on change d’idée… Constamment, on aperçoit haut perchée ou, bien à l’abri du vent, quelque immense bâtisse : et c’est une maison de santé. On y soigne la tuberculose, l’anémie, la neurasthénie et d’autres misères encore. Un air si pur, saturé de parfums végétaux, restaure toutes les fatigues. Seulement, à voir se succéder tant de sanatoriums, ce n’est pas à la guérison que l’on pense mais à la maladie innombrable. Il semble que le paysage lui soit intégralement consacré, n’existe que pour elle, lui appartienne. Ce n’est pas vrai. N’importe : cette chimérique impression rend l’humeur morose.

À mesure que la journée avance, la lumière devient plus fine, les façades roses, bleues et mauves, apparaissent ; des loques pendent aux fenêtres : voici l’Italie.

Le soir venu, le train s’arrête : Verona ! crient des voix aux sonorités rondes. La gare est pleine d’un bruit gai. On se bouscule avec souplesse. Les gens paraissent n’avoir à faire rien de précis. Les porteurs prennent vos sacs par pure sympathie, et sans que rien les y oblige. L’employé qui reçoit les billets est là par gentillesse seulement. On retrouve cet air de loisir, de liberté, ce sens du bonheur qui rend les Italiens si charmants.

J’arrive à l’hôtel. De Munich, j’ai écrit pour retenir les chambres. Mais il n’y a pas de chambres !

En même temps que moi sont descendus de l’omnibus, une famille anglaise, et deux jeunes mariés à cheveux très noirs, à prunelles très luisantes qui parlent entre eux une langue inconnue. Toutes ces personnes ont aussi retenu des chambres. Le directeur de l’hôtel croit positivement qu’il n’a reçu aucune lettre. Il s’en étonne lui-même avec une grande abondance de paroles. Chacun proteste et s’évertue dans le style de sa race. Les Anglais, patients et obstinés, répètent qu’ils ont écrit, demandent à être conduits dans les appartements auxquels ils ont droit. Et c’est inutile de leur dire qu’il n’y a pas de place : quand on l’affirme pour la dixième fois, ils font remarquer qu’ils ont écrit et qu’ils veulent des chambres. Les jeunes mariés montent et descendent l’escalier avec une énergie singulière. On leur a proposé un trou à rats, ils veulent autre chose. Ils repartent, reviennent, ce n’est pas cela encore qu’il leur faut. Le monsieur gesticule, cause, rit ; la dame présente des observations timides qui restent en route. Les voilà de nouveau dans l’escalier.

Moi, je fais une scène. Pendant les mois passés au milieu du bon ordre allemand, j’ai oublié les méthodes italiennes. Je suis en colère. Le directeur sourit, affable. Il n’y a rien, rien : il le jure, la main sur sa poitrine. Puis, sans la moindre transition, il demande combien de temps je compte passer à Vérone. « Je pars demain matin. » Il regarde rêveusement l’espace, sourit encore, me fait signe de le suivre, et m’emmène dans une immense chambre, qui voudrait être somptueuse. « Vous pouvez coucher là cette nuit, dit cet aimable homme dont le sourire est devenu tendre, mais demain il me faut cet appartement, parce que vous comprenez, il pourrait arriver du monde. »

Les Anglais et le jeune ménage sont casés : il y avait toute la place nécessaire ; mais ce singulier directeur préfère garder ses chambres aux gens problématiques qui pourraient arriver. Quels gens ? Le pape et tout le sacré collège ? L’empereur d’Allemagne et sa famille ? Des gens ! Personnages extraordinaires qui en huit jours feraient la fortune de l’hôtel. Des gens ! La possibilité de gagner davantage : le rêve, la féerie. Cette peur de manquer l’occasion prochaine, ce goût de ce qui viendra, enfantins, poétiques aussi, m’amusent. Je ne suis plus en colère. J’ai retrouvé mes chers Italiens.

Après le dîner je flâne dans les rues. Il pleut. Une petite pluie fine, intermittente à laquelle nul ne fait attention. Et le ciel par places reste clair.

La pluie même est gaie dans ce pays béni. Cependant il y a de la boue sur les pavés, et une impression générale de saleté. Mais l’air humide est doux et caressant. À peine dehors, je rencontre l’odeur d’huile, d’ammoniaque, de poussière et de tubéreuse, mêlée dans mon souvenir aux nobles architectures, à tant de songes, de joies spirituelles. C’est une odeur puissante, chaude, on ne la perçoit pas seulement avec l’odorat, ni même avec le goût. On dirait qu’elle vous touche le visage, qu’en marchant on la déchire comme une substance résistante.

Quel plaisir de revoir les fruiteries qu’éclairent des chandelles enfermées dans du papier de couleur, les paquets de raisins suintant leur sucre, les grenades vernissées. Et cette foule contente de vivre, d’être dehors ! Tous ont l’air de sortir pour communiquer les plus importantes nouvelles. On cause, on fait des gestes, on a mille choses à se dire. Et ce goût de chacun pour tous les autres, cette curiosité, cette sympathie que l’on sent autour de soi rendent le cœur plus humain.

Ma promenade me conduit jusqu’à Santa-Maria Antica. Devant l’église, sur la petite place resserrée, les monuments des Scaliger se pressent.

Derrière la grille bizarrement articulée et qui, lorsqu’on la touche, est parcourue tout entière d’un large frisson vivant, j’aperçois les formes confuses et compliquées des tombes et, au sommet, mieux visibles sur le ciel, des cavaliers que l’ombre rend tragiques.

Au flanc de l’église, écrasant de sa fierté la porte, Can Grande della Scala se tient : guerrier insigne, et qui eut la gloire — plus durable qu’il ne savait — de donner asile à Dante proscrit. Can Grande fut généreux au poète, qui en rendit témoignage avec une reconnaissance, mêlée toutefois de quelque rancœur : « Combien est âcre le pain d’autrui ! Que c’est un dur chemin de monter et descendre l’escalier des autres ! » — Quoi qu’ils fassent, les tyrans ne sont pas de vrais amis pour les poètes.

Des reflets errants glissent sur la statue qu’ils dégagent à peine du mur noir. L’homme, planté droit sur son cheval, tourne la tête, regarde : tranquille, pesant, terrible. Le cheval aussi tourne la tête et regarde au travers des deux trous de la housse qui le couvre tout entier. Cette lourde étoffe tourmentée par le vent paraît un suaire, et ce cheval, un spectre. L’homme et la bête sont mal discernables dans la nuit et, mêlés ainsi aux ténèbres, ils font peur.

Plus loin, Mastino della Scala au faîte de son monument, et à cheval, lui aussi. Mais le cheval n’est plus cette redoutable créature attentive. Il courbe un peu la tête comme las, et résigné à cette station qui dure depuis six cents ans, et qui durera…

Je distingue seulement des masses simplifiées par la nuit. Pourtant, je les connais si bien tous ces gens que je les vois et mieux qu’en plein jour. Dans ce silence, cette solitude sous ces lueurs équivoques ils sont plus réels, les dangereux personnages qui, à cheval, l’épée au poing, gardent eux-mêmes leurs cendres.

L’un, Can Signorio, fit sculpter, selon sa fantaisie, ce monument à clochetons, à niches, que surmonte orgueilleuse et roide sa statue équestre. Il vit sa tombe achevée, et telle qu’il la souhaitait. Sage précaution. Peut-être n’eût-il pas dormi à côté des autres et sous de belles sculptures, s’il eût laissé à l’avenir le soin de son sarcophage.

Can Signorio était un prince très pieux. Se préoccupant fort de la vie éternelle, il redoutait que la colère divine lui fût impitoyable s’il ne faisait pas tout le nécessaire pour s’assurer qu’après lui ses fils régneraient paisiblement sur Vérone. Il mit à cela le meilleur de son effort, sa fin nous le prouve amplement. On la raconte ainsi : « Le quatorzième jour de septembre, en l’année 1375, Can Signorio sachant que la mort approchait de lui, appela deux amis, entre tous, chers à son cœur : Messire Guiglielmo Bevilacqua, et Messire Tommaso de Perigrini avec quelques hommes notables de la ville. Ensuite, il ordonna que vinssent en sa présence Bartolommeo et Antonio, ses fils, l’un âgé de quinze, l’autre de treize ans. Et il leur dit : « Mes fils, l’amour que je vous porte est si grand, que je crains, après ma mort, d’en être puni. Et si en ceci j’ai commis quelque péché, puisse le Seigneur me châtier, je le souffrirai en toute patience pourvu que vous demeuriez en prospérité. Je vous laisse un noble État et fidèle. Si vous êtes bons et modérés vous en jouirez longtemps avec une grande paix. Si vous devenez vils de cœur, imprudents, si la discorde règne entre vous, votre puissance sera brève. Aussi, je vous commande comme votre seigneur, et vous prie comme votre tendre père, d’être obéissants à ces nobles hommes que j’ai toujours chèrement aimés et sous la tutelle de qui je vous laisse. Par-dessus tous les autres, je vous donne Messire Guiglielmo Bevilacqua, que voici, pour père, et messire Tommaso de Perigrini comme tuteur. Avant aucune chose, je vous conseille la justice, la crainte du Tout-Puissant et le soin de votre peuple, qui sera loyal si vous êtes pour lui des maîtres équitables. » Puis, Can Signorio se tut, ne pouvant parler davantage, si grande était l’abondance de ses larmes.

Après cette émouvante scène, l’agonisant fit retirer tout le monde de sa chambre, et donna l’ordre qu’on s’en allât sur l’heure poignarder son frère qu’il tenait captif dans la geôle du palais. La chose fut exécutée sans le moindre délai. Ce prince dévot et prudent, qui craignait pour ses fils les oncles ambitieux, mourut l’esprit en repos, et de façon à édifier les assistants. D’ailleurs, fidèle aux manières de la famille, l’un des enfants, si bien élevés, de Can Signorio massacra l’autre, dès qu’il eut atteint l’âge où on fait ce qu’on veut. Le peuple de Vérone en conçut une grande colère — on ne devine pas pourquoi il choisit de s’indigner cette fois, plutôt que toutes les autres, mais enfin c’est ainsi — le peuple de Vérone chassa le meurtrier en qui s’achève la dynastie della Scala.

La statue de Can Signorio semble rêver aux tristes aboutissements des ambitions humaines ; droite dans la nuit au sommet du monument où la madone, des saints, des martyrs, maint personnage tiré du ciel, lui font compagnie tandis que les siècles coulent et s’effacent.

BOLOGNE


J’ai restitué l’appartement sur lequel mon hôte véronais fonde tant d’espoirs et me voici à Bologne.

À Bologne, les lettres arrivent et on se loge sans dialogue. L’hôtel est installé dans un beau vieux palais, plein de salles majestueuses et de recoins bizarres. À côté de ma chambre est une pièce absolument obscure. On y a mis la lumière électrique, et percé un vasistas qui donne sur une large galerie. Mais, dans le principe, il n’y avait certainement aucune ouverture, c’était un trou de nuit. À quoi servait cette salle de bains, — car c’en est une et très confortable ? — On y cachait des gens ? Oui, sans doute possible ! Un passage relie cet endroit mystérieux à la chambre, où on pénètre par une porte basse, secrète, mal rassurante. Le passage est si étroit que, instinctivement, on y marche de biais. La circulation normale ne se faisait ni par la drôle de porte ni par le passage étranglé. Ils avaient d’autres destinations. Peut-être de nombreux personnages sont-ils morts dans la chambre, haute et digne. À coup sûr, leurs cercueils prenaient une autre route que le petit couloir. Un cercueil n’y tiendrait pas, mais un cadavre, oui. Il faut malgré soi penser au geste lent qui ouvrait sans bruit l’étrange porte, et aux gens qui dans ce réduit obscur, attendirent l’heure de l’amour, ou du couteau. Les aventures passionnées et sanglantes de l’Italie tragique ont laissé des mémoires indistinctes dans ce bout de couloir, luisant de ripolin, dans cette salle de bains aux faïences blanches.

Je m’en vais à pied vers San Petronio, et je fais maint détour.

Bologne est d’une couleur chaude et forte. Les arcades mettent à la base des maisons de puissantes ombres qui, par contraste, animent les tons des murailles. Et ces arcades, avec leurs courbes répétées continuellement, excitent l’esprit. Les palais ont une noblesse sérieuse. Et quelle grandeur ! Toute architecture semble petite et craintive quand on la compare aux belles architectures d’Italie.

Les ornements de ces palais, construits pour des fiertés sans exemple, ont une grâce sobre. Leur beauté résulte de la communion des lignes. On dirait qu’un vouloir unique a mené tant d’artistes divers. Rien d’isolé, d’accidentel. Les formes se rejoignent à travers l’espace et se perfectionnent l’une l’autre. Ce qu’on vient de voir explique ce qu’on regarde.

Bologne a les rythmes prolongés et persuasifs de la musique et de la poésie.

Comme hier soir à Vérone, il pleut. Les jours de pluie ont une sonorité particulière dans ce pays-ci. Les gens abandonnent la partie découverte des rues et vont flâner sous les arcades. Bien entendu, ils parlent tous, tandis qu’ils circulent. Le son des voix réunies et renvoyées par les murs, forme un gros bourdonnement pareil à celui que l’on entend au cœur des forêts dans les après-midi d’été. À Venise, où rien ne le couvre, ce bruit de ruche est mieux perceptible que nulle part. Mais ici même, le fracas des voitures est trop faible pour qu’on n’en saisisse pas la rumeur joyeuse. Là-bas, au nord, quand les toits ruissellent tristement, que de grosses larmes courent sur les vitres, on se rappelle, le cœur nostalgique, ce bourdonnement des jours de pluie…

San Petronio est devant moi ; un peu plus loin, la fontaine de Neptune, œuvre de ce Flamand qu’on appelle Jean de Bologne et qui alternativement sculpta de gros hommes membrus et de minces figures élégantes – trop élégantes ! – comme le Mercure d’une grâce faite pour plaire à n’importe qui, et ennuyer quelques personnes.

Sur cette place, on voit encore le rude palais du podestat, où, vingt-deux ans, le roi Enzio, fils de l’empereur Frédéric II, fut prisonnier. On le traitait avec grand respect, même il avait une douce amie, et un fils, duquel, selon la légende, la noble famille des Bentevoglio devait ensuite glorieusement sortir. Malgré les bonnes façons des Bolonais, le tendre amour de la jolie dame, les gentillesses du petit garçon, le roi Enzio s’ennuyait. Il s’ennuya tant qu’il mourut après avoir composé des vers pour dire au monde quelles mélancolies sont celles d’un prince captif.

Le goût de la liberté est si fort que les endroits où nombre de gens furent tués inspirent moins de tristesse que la vue d’une muraille derrière laquelle, on le sait, un homme a usé sa vie sans espoir de jamais plus fouler les routes de la terre. Pauvre roi Enzio !

Je monte les marches de San Petronio, je regarde parmi les belles sculptures du porche, la place où un temps se voyait la statue de ce pape combatif et d’humeur irascible : Jules II, Michel-Ange l’avait représenté tenant l’épée de la main droite, et de la gauche faisant un geste qui marquait la colère. Car le pape n’était point content des Bolonais, et souhaitait qu’en venant à l’église ils se rappelassent son irritation. Mais eux, les Bolonais n’étaient guère plus satisfaits du pape et ils jetèrent bas sa statue, un certain jour que les Français et Bentivoglio entrèrent dans la ville où, pour un temps ils furent maîtres. Le duc de Ferrare, qui était aussi de l’aventure, transforma le pape de bronze en canon, et comme il aimait à plaisanter, le baptisa : Jules. Ainsi va le monde.

San Petronio devait être une église colossale, mais le plan ne fut point réalisé et c’est seulement une très grande église. L’histoire des monuments inachevés serait curieuse à écrire, et dans ce pays surtout. Le destin des œuvres d’art, des morceaux d’architecture, rêves splendides interrompus par les révolutions, les guerres, les bouleversements, les haines, composerait une suite de romans aussi pathétiques que les romans des humains.

Comme les palais, et davantage encore, l’intérieur de San Petronio est d’une admirable fierté. Je ne me souviens pas des raisons qui décidèrent Charles-Quint à s’y faire sacrer ; ce ne devaient pas être des raisons d’artiste ; sans doute il passait par là, tout simplement. En tous cas, il a bien choisi. San Petronio est proprement une église pour sacre d’empereur. Les lignes sont si grandes qu’on a l’impression de l’espace libre, et cela est magnifique.

On vous montre la méridienne de Cassini ; deux horloges qui indiquent : l’une, l’heure moyenne, l’autre l’heure vraie, — et ces deux horloges troublent grandement la cervelle des personnes ignardes et affamées d’absolu ; on vous montre de très beaux vitraux, une foule de choses ; et puis deux anges de marbre auxquels il faut s’intéresser.

Ils sont l’œuvre d’une demoiselle Properzia de Rossi, née à la fin du xve siècle.

Cette Properzia avait commencé sa carrière d’artiste en sculptant sur des noyaux de fruit des scènes compliquées. On admirait surtout, paraît-il, un noyau de pêche où elle avait représenté la Passion du Christ. N’est-ce pas une chose charmante, et féminine à ravir, après avoir mangé une pêche, de se mettre à graver sur le noyau la plus grande tragédie du monde ? Cependant Properzia ne s’en tint pas à ce travail délicatement symbolique, elle tailla du marbre aussi. Et puis elle devint amoureuse. Peut-être n’avait-elle guère de beauté ; peut-être sa jeunesse commençait-elle de la quitter quand lui advint cet accident. Toujours est-il que l’objet de sa tendresse ne voulut pas d’elle. Alors, Properzia fit un bas-relief que l’on voyait jadis à l’« Œuvre », de San Petronio — et qu’on y voit peut-être encore. — Ce bas-relief devait raconter la misère de la pauvre fille. Cherchant dans ses souvenirs une héroïne de l’amour méconnu, Properzia n’en trouva pas de plus significative que : Mme Putiphar… Le bas-relief, c’est l’histoire de Joseph et de cette ardente personne ; et la légende affirme que ce Joseph ressemble trait pour trait au farouche jeune homme qui refusa d’aimer quand on l’aimait si fort. Le marbre achevé, Properzia de Rossi se laissa mourir de sa langueur et de sa peine.

Tandis que je songe à cette dolente passionnée, j’aperçois une femme pauvrement vêtue qui s’agenouille devant la grille close d’une chapelle. Elle est tombée là comme blessée. Elle prie, les yeux fixes. Ce ne sont ni les dorures ni les statues embrumées qu’elle voit, ni rien de ce que je peux voir. Elle demande que ce ne soit pas vrai, qu’on détourne d’elle cette torture, que cela n’arrive pas, cela, dont elle a peur, si abominablement peur ! et que là-haut, dans le ciel, on veuille avoir pitié. Elle se lève avec effort, marche jusqu’à la chapelle voisine, s’effondre, et recommence son imploration. Je suis la pauvre créature tout autour de l’église. Chaque fois qu’elle repart elle a moins de courage, moins d’espoir. Sa figure paraît fondre comme une cire, et se défaire sous l’action d’une prodigieuse douleur. Elle sort enfin. La porte retombée, elle s’arrête avant de descendre les marches, serre d’un navrant geste frileux son châle à ses épaules maigres. Elle voudrait tenir moins de place. Et ses yeux clignent, brûlés par la lumière. Les bruits vifs du dehors, le mouvement, l’animation, la percent comme des couteaux, cette désolée. Elle hésite avant de se mêler à la vie, elle qui ne peut plus vivre. Puis, à petits pas rapides, le dos courbé, elle s’en va humble et si douloureuse, sûre que, cette fois encore, sa prière reste inexaucée.

Elle ne m’a pas vue. Elle ignore ma pitié profonde et ma tendresse…

Les inconnus qui passent en riant sont loin de nous, étrangers, mystérieux. La joie d’autrui, comment la comprendre ! Mais les souffrants, il semble qu’on les a rencontrés ailleurs ; on pénètre leur lamentable histoire, ils sont proches. À peine on les aperçoit, on les reconnaît : ces frères !

Dans le musée Civico, il y a un curieux marbre grec, une tête de Pallas, je crois. La déesse hellénique ressemble extraordinairement à l’une de ces belles Anglaises dont, encore qu’on leur trouve « le type grec », on sait, au premier regard, qu’elles sont anglaises et que leurs ascendants furent tous anglais. La dame de marbre a dans les modelés, et l’expression aussi, je ne sais quoi de contemporain qui étonne. J’aimerais apprendre d’où elle vient, mais son cartouche ne le dit pas, et le gardien ne possède aucune lumière sur ce sujet. Cependant il me révèle avec fierté que Gabriele d’Annunzio a beaucoup écrit sur ce buste. Est-ce vrai ? Alors c’est beau que ce gardien le sache ; et plus beau encore qu’il l’invente, si ce n’est pas vrai ? En Italie, la gloire des artistes ne demeure pas enfermée dans les cénacles, les salons, les académies, elle circule par les rues. Je songe avec un peu de jalousie qu’Anatole France pourrait écrire des volumes sur les antiques du Louvre, sans que les somnolents gardiens en avertissent les visiteurs.

Après avoir regardé des poteries, des verreries, des pierres, j’arrive dans la salle où est le manteau de Charles-Quint — le manteau de son sacre, et qu’il donna généreusement à Bologne pour qu’elle gardât mieux le souvenir d’une si glorieuse cérémonie. J’espère que c’est bien en vérité le manteau de Charles-Quint, mais cette auguste relique me laisse froide. Ici je ne me sens de goût que pour les gens qui ont aimé l’Italie, et je suis sûre que cet Allemand ne comprenait rien à l’Italie. J’abandonne vite le manteau et la mémoire impériale.

Mais je suis intéressée par des fragments de tombeaux élevés jadis dans quelque église à des professeurs de l’Université. On y voit des jeunes gens assis à leurs tables, attentifs, écoutant la leçon. Ils sont réels, comme des portraits soigneusement faits d’après nature. Les charmantes figurines racontent le respect des élèves pour le maître, l’amour orgueilleux et humble pour la science, et la belle intimité établie entre ceux qui enseignaient, et les disciples. L’existence spirituelle de ces temps où l’on découvrait la pensée antique, où de toutes parts on perçait des routes vers la connaissance, est inscrite, sur ces plaques de marbre, avec une force qui émeut.

Non loin de là, dressés contre le mur sont des bustes, un entre autres, de Jules III : masque de vieux noceur stupide, bas, vulgaire, le plus injurieux, et sans doute le plus ressemblant des portraits. Jules III, c’est ce pape singulier qui fit un cardinal de son valet de chambre, pour le récompenser d’avoir eu soin du singe que lui, Jules III, aimait comme un fils. Il commit bien d’autres actions, plus vilaines encore : on s’en doute, à regarder sa molle et laide figure. Seulement, il nous a laissé à Rome cette villa proche de la porte du Peuple, et alors on lui pardonne un peu. On ne parvient pas à détester sincèrement la mémoire des pires hommes quand, à leurs vices, ils ont joint le goût et le sens de la beauté ! On leur reste indulgent. C’est immoral, certes ! mais on n’y peut rien.

À deux pas du Museo Civico se rencontre une médiocre statue de Galvani. J’aime beaucoup ce que l’on m’a raconté sur la manière dont cet homme crut découvrir que les animaux étaient doués d’une électricité à eux particulière. Si cette histoire n’est pas vraie, je ne veux pas qu’on me le dise. Elle a si bien l’air d’un conte de fées comique ! Mme Galvani était malade de la poitrine, cela est triste ; mais, pour la guérir on lui faisait boire du bouillon de grenouilles, et cela est drôle. Galvani adorait sa femme et tenait à préparer lui-même un si remarquable médicament. Vous pensez, peut-être, qu’il allait à la cuisine pour cuire ses grenouilles. Point, cela se faisait dans son laboratoire. Les petites bêtes écorchées attendaient sur une table que le physicien trouvât le loisir de vaquer au bouillon. Or, un jour, qu’elles étaient ainsi, gisantes, à côté d’une machine électrique en marche, un aide s’avisa de toucher l’une d’elles avec un scalpel. La grenouille morte, de gigoter aussitôt comme une folle, et Mme Galvani qui était présente de courir annoncer le prodige à son mari. On sait la suite. De sorte, que si Galvani n’avait témoigné sa tendresse en fabriquant du bouillon de grenouilles, si, on avait chez lui cuisiné dans la cuisine, comme cela se pratique chez les gens raisonnables, ce physicien n’eût pas fait sa découverte. D’ailleurs, le bouillon de grenouilles ne guérit nullement Mme Galvani, et lui ne se consola jamais de l’avoir perdue ; on dit même que son chagrin le fit mourir avant l’heure.

Bologne a produit nombre de personnages illustres ; savants, légions d’artistes, papes : Grégoire XIII, — l’homme du calendrier, si on peut s’exprimer de façon si elliptique ; — celui qui fit célébrer le massacre de la Saint-Barthélemy par des réjouissances publiques ; en quoi il eut gravement tort. Puis, Grégoire XV, grand lettré, qui portait aux jésuites un vif amour, et se donna le plaisir de canoniser Ignace de Loyola. Et Benoît XIV, — de la famille Lambertini, — le plus spirituel, le plus sympathique des papes, qui plaisait fort à Catherine de Russie, s’entendait avec Frédéric II et ne haïssait point Voltaire. Après la mort de Clément XII, le conclave traînait, hésitait, s’agitait. Lambertini, gaiement, dit aux cardinaux : « Pourquoi tant se tourmenter ! Voulez-vous un saint ? Nommez Gatti ; un politique ? Aldobrandi ; un bon homme ? prenez-moi ! » Et ils le prirent. Il avait des mœurs très pures, le propos vif, et l’âme tolérante. Dieu l’en aura béni. Il souffrait horriblement de la goutte, quand un jour on vint l’implorer au sujet d’une béatification. Il s’agissait d’un religieux mort en odeur de sainteté : « Bien, dit le pape, en attendant, je le prie pour ma guérison : comme il me fera, je lui ferai. » Je ne sais si le religieux fut jamais béatifié car il ne semble pas s’être utilement occupé de cette guérison. Peu après la goutte eut raison de ce pape si joyeux, qui fut grandement regretté.

Saint Dominique est mort à Bologne, et Bologne l’a gardé. Dans l’église qui porte son nom, le moine espagnol a une très magnifique tombe, où Lombardo et les élèves de Nicolo Pisano ont sculpté les scènes de sa vie. Même on attribue à Michel-Ange l’un des deux petits séraphins qui, à genoux, gardent le beau sarcophage. Toutefois on hésite, tantôt on croit que c’est le séraphin de droite, et puis on suppose que c’est celui de gauche. Probablement, ce n’est ni l’un ni l’autre. Mais ils sont délicatement jolis.

Ce tombeau, de tant de luxe de grâce aimable, et d’une élégance si raffinée, s’accorde mal à l’idée un peu sombre qu’on se fait de saint Dominique. Je sais bien qu’on nous défend de voir en lui le fondateur de l’Inquisition. C’est là une calomnie à laquelle seul M. Homais s’acharne encore. Tout de même, il fut inquisiteur et appliqué à sa tâche ! Lacordaire parle éloquemment de sa douceur. Cependant, Dominique animait de son zèle pieux la croisade contre les Albigeois, — une opération dépourvue d’aménité. — On n’est pas d’accord sur la manière dont il s’occupa pendant la féroce bataille de Muret. Les mauvais esprits demeurent persuadés qu’il marchait un crucifix au poing, devant les soldats du Seigneur, excitant leur courage à massacrer les infidèles. Et puis les bons esprits sont sûrs que, tandis qu’on s’égorgeait, lui, resta en prière dans l’église. Vraisemblablement ceux-ci ont raison. Mais que demandait-il à Dieu, ce saint ? Qu’hérétiques, et soldats de la juste cause, se rappelant soudain les paroles de Jésus, posassent les armes pour s’embrasser ? Oui, il devait demander cela. Et, si Dieu ne voulait pas qu’il en fût ainsi, eh bien il demandait que les méchants hérétiques eussent le destin qu’ils méritaient. Ce destin, on sait le tour qu’il prit. Au résumé, cela ne rassure pas le cœur de voir un saint travailler avec Simon de Montfort, lequel était un personnage extrêmement atroce. Et aussi, le zèle de saint Dominique et ses méthodes aboutirent à Torquemada. Il est vrai que, pour celui-là, on ne l’a point canonisé.

Les Inquisiteurs étaient, j’imagine, portés du même esprit que les gens de la Révolution française. Les bûchers et la guillotine sont pareillement des moyens pour imposer à autrui son propre idéal. Nul parti pris de cruauté, chez ces brûleurs et guillotineurs, seulement ils étaient sûrs d’avoir raison, et sûrs que tous les autres avaient tort. Cela mène loin.

Dans l’église de saint Dominique, Guide est enterré. À la fin du xviie siècle, on ouvrit sa tombe pour y déposer près de lui Élisabeth Sirani. C’était une femme peintre de grand talent, non pas élève — elle avait trois ans lorsqu’il mourut — mais disciple posthume de Guide, qu’elle révérait comme le dieu de la peinture. Elle obtint de très grands succès. Trop grands, car ils excitèrent si bien la jalousie des peintres bolonais que ces féroces confrères la firent un beau jour empoisonner. Cette fin lamentable émut tous les cœurs. On mena grand deuil par la ville, et, pour rendre à Élisabeth l’hommage qu’entre tous elle eût souhaité, on la mit à côté du maître qu’elle admirait.

Les artistes italiens avaient à cette époque l’humeur plus violente encore qu’au xvie siècle. Ils se disputaient la gloire l’épée, et surtout le poignard à la main. Ou encore ils recouraient aux mauvaises poudres. Guide, qui n’était rien moins qu’un héros, passa son existence à fuir devant les trop dangereux confrères. Quand, sur l’ordre du pape, il allait à Rome pour y décorer des murailles, les cardinaux envoyaient leurs carrosses à sa rencontre jusqu’au Ponte Molle, afin de lui faire escorte et honneur. Cela était fort beau. Seulement les peintres ne tardaient pas à l’appeler en duel, ils menaçaient de l’assassiner, et Guide repartait en grande hâte. À Naples, c’était pire encore. On y trouvait une organisation pareille à la Mafia sicilienne. Trois peintres, Ribéra, Corenzo et Lanfranc, tenaient le pays et en défendaient l’approche. Cependant le vice-roi, s’imaginant être libre de faire ce qui lui plaisait, commanda que Guide vint exécuter des fresques dans la chapelle de Saint Janvier. Guide vint, mais pas pour longtemps. D’abord un de ses valets fut, certaine nuit, rossé presque à mort ; en quittant le malheureux, ses bourreaux lui recommandèrent bien de dire à son maître que cette correction, toute symbolique, signifiait que lui, Guido Reni, eût à décamper au plus vite, sinon il en recevrait autant, et davantage. Aussitôt Guide devint fort rêveur. Ensuite on invita deux élèves qui l’aidaient dans son travail, à venir s’amuser sur une galère qui se trouvait dans le port. Dès qu’ils y furent, la galère leva l’ancre, et on ne revit plus les deux garçons. Guide, cessant de rêver, abandonna Saint-Janvier à la Mafia triomphante, et courut tout d’un trait à Bologne.

Dominiquin fut moins sage. Le vice-roi l’avait aussi fait venir pour peindre la chapelle du saint, tant chéri par ses sujets. Mais le redoutable trio veillait. Le prince ayant prononcé des peines sévères contre qui « menacerait, outragerait ou maltraiterait » Dominiquin, on ne donna au pauvre artiste ni coups de bâtons ni coups de poignard, on se borna pour commencer à mettre de la cendre dans la chaux dont il préparait ses enduits : et les fresques s’écaillèrent à peine sèches. Ensuite, on vint régulièrement effacer pendant la nuit, son ouvrage du jour. Tout ceci le retarda grandement, il ne put livrer la commande à l’heure dite. Le vice-roi lui donna du temps. Mais survint un tremblement de terre. Le peuple était affolé. Lanfranc, le plus pervers des trois méchants peintres, suggéra de rendre Saint Janvier favorable aux napolitains en découvrant solennellement les fresques qui célébraient sa gloire. Inachevées, elles firent mauvais effet, le pauvre Dominiquin était au désespoir. Le vice-roi, mécontent, songeait à le renvoyer. Toutefois il hésitait encore, mais il fut tiré de son hésitation, car brusquement Dominiquin mourut avec les symptômes les plus nets de l’empoisonnement. La peinture n’était pas un métier de tout repos, dans ce temps et dans ce pays.

On ne trouve pas de joies bien vives à l’Académie des beaux-arts. Elle se glorifie de posséder la Sainte Cécile, de Raphaël, mais cette Sainte Cécile, c’est le tableau le plus ennuyeux du globe. Avec cela, il y a les peintres bolonais, redondants et fadasses tout ensemble, et dont la couleur a mal vieilli. Dans leurs grandes machines, les Carrache, Dominiquin, Guerchin, Guide même, montrent une facilité fatigante, une habileté molle, point d’émotion profonde, et point de goût. Guide, cependant, lorsque, en contact direct avec la nature, il se concentre et fait un « morceau », est un vigoureux peintre. De tout ce que je connais de lui, rien ne m’a autant frappée que le portrait de sa mère, qui est ici : sobre peinture, solide, pleine : et puis quel visage avait cette femme ! Les traits sont droits, d’une fermeté presque dure, la bouche est forte, serrée, secrète ; le regard lourd et volontaire a une énergie un peu sombre. C’est une inoubliable figure. Quand on a bien imprimé en soi l’image de la mère, il faut aller voir le portrait du fils peint par Cantarini. Le contraste est singulier. Les deux visages se ressemblent un peu, — même nez droit, même tempes larges — et jamais, on le voit bien, deux êtres ne furent à ce point différents. Elle a le front net, comme une plaque de marbre. Lui, un front mou ; l’indécision habituelle s’est fixée là en rides flasques ; et son cil est vague, soucieux, poltron. Sous la barbe, le retrait de la bouche marque la faiblesse. Ce visage blet a été peint lorsque, vieilli, ruiné et dégradé par le jeu, Guide allait de porte en porte offrir ses œuvres, signait de mauvaises copies faites par ses élèves, escroquait de l’argent, et achevait dans le mépris une existence chargée de gloire. Sa mère lui avait transmis l’énergie de peindre, non celle de bien vivre. Là-bas, droite dans son cadre, elle semble, cette mère, contempler une offense secrète qu’elle a reçue. Et le fils, avec son air de débile qu’on rudoie, on dirait qu’il écoute les paroles terribles qu’elle aurait dites, lui voyant une vieillesse sans honneur et sans orgueil.

Il ne pleut plus. La ville est fraîche, la gaieté plus haute. Le soleil couchant perce les rues de grands rayons jaunes. Sous les arcades, l’ombre s’amasse. C’est l’heure où les villes italiennes semblent, dans une exaltation brève, mêler à toute l’ardeur de la vie, tous les mystères du passé.

Avant la nuit, je vais revoir les deux tours qui penchent depuis tant de siècles leur lassitude invincible. Au-dessus, dans le ciel, un nuage est suspendu. Un nuage, pareil peut-être, à celui qu’un jour, Dante aperçut, et fixa pour jamais dans la mémoire humaine…

RAVENNE


C’est l’endroit le plus extraordinaire ! Probablement, les voyageurs doués d’une forte tête peuvent y songer à leurs affaires. Moi, non. Sous ces mosaïques, dans ces rues mornes, dans cette campagne plate et si vide, ma propre existence me paraît une histoire incertaine entendue jadis, et je n’y crois plus guère.

L’étonnante ville que Ravenne !

On dirait qu’en la touchant, la lumière refroidit. Ses colorations suggèrent la pâleur de la mort. L’eau vivante qui apporte la vie s’est retirée d’elle comme le sang coule des veines ouvertes. Et de même que le silence succède aux grands fracas dont elle retentissait, à l’eau mobile rénovatrice succède l’eau qui stagne et dont, sans la voir, on éprouve la présence. Sournoise, elle lutte contre l’homme. On lui ouvre des canaux, on la contraint, elle semble soumise. Puis, tout à coup, la voici : elle étale ses flaques ternes au pavé d’une église, ou bien elle scintille en mince filet persistant au milieu des plaines. C’est grâce à elle que les monuments ont pu rentrer dans le sol à de si étranges profondeurs, et comme s’ils voulaient échapper à ceux qui ne les comprennent plus. Elle est partout, l’eau mortelle. Et la nuit, on sent sa fraîcheur de couteau fendre la tiède mollesse de l’atmosphère.

Dans cette ville, la civilisation romaine et le génie barbare se sont affrontés puis conjoints. Son port fut plein de navires ; de batailles sa campagne ; de meurtres illustres, de fêtes énormes, d’orgies et de conciles, ses palais. Des artistes y vinrent de bien loin, pour créer des monuments d’une beauté étrange. Ravenne a régné sur la peur et l’espoir des hommes. Des touristes, peu nombreux, circulent un guide à la main parmi ces mémoires. Ils regardent vite, ne s’attardent pas. Et leur agitation de fourmis indiscrètes rend plus angoissante l’immobilité où se tient Ravenne la morte.

Du passé, que tant d’images encombrent, une figure surgit et domine les autres : Théodoric.

Sur les murs de S. Apollinare Nuovo, derrière une file de personnages qui processionnent vers l’autel, le mosaïste a représenté son palais. D’abord ce palais, si petit à côté des saints si longs, rappelle les maisonnettes que les enfants trouvent dans leurs boîtes de constructions. Puis, à mesure qu’on le regarde, il semble grandir, et bientôt il abolit tout ce qui l’entoure : on ne voit plus que lui. En bas, c’est un portique où pendent des rideaux tissés d’or et relevés pour permettre le passage. Sur les arcades, un seul étage très bas et entièrement ajouré. Point de mur, une succession de fenêtres que séparent de minces colonnettes — venues de Constantinople sans doute, en même temps que les rêves d’empire. — Le toit de plomb se courbe en voûte au-dessus de ces appartements, qui devaient être réservés à la vie intime. Derrière on aperçoit, dans une perspective forcée, le faîte de nombreuses constructions disparates qui emplissent la cour intérieure. Ce palais est immense, et d’une pesante magnificence. J’accepte sa réalité. Je crois être au seuil, je pourrais le franchir. Mais mon effort pour me représenter les êtres qui vivaient là, reste vain. Le palais est vide ! De l’autre côté des étoffes d’or, de laine et de soie, et il n’y a personne ; personne dans les chambres basses, personne dans la cour. Il me paraît entendre le bruit terrifiant, insoutenable que ferait mon pas sur les dalles de marbre. Entre ces murs, rien ne bouge, pas même des spectres, rien. Et pourtant ce vide est hanté. Dans l’image naïve où brillent ces étroits cubes de verres et d’or, dans ce palais si petit et si colossal, toute l’âme de Ravenne se concentre. Âme faite d’une solitude non pareille, car aucun rêve ne saurait en pénétrer le mystère.

Le palais de Théodoric, — le vrai, — il en reste un mur où s’aperçoivent encore quelques-unes des colonnettes. Et ce mur, au milieu des maisons qui le pressent, est solitaire lui aussi, plus solitaire, plus loin des hommes qu’il ne serait dans un désert.

Et puis il y a le tombeau.

Avant d’y arriver, je longe le chemin de fer. Je vois des bateaux sur un canal, on décharge des caisses, on s’interpelle, on s’agite, on crie. La voiture avance un peu, et l’immobilité se rétablit, le bruit meurt : de nouveau le temps s’arrête.

J’arrive à la porte d’un jardin verdâtre et mélancolique. Au fond, une rotonde blanche qui fait penser à quelque pavillon de chasse du xviiie siècle : le tombeau de Théodoric.

C’était une tour trapue aux sobres lignes majestueuses. Mais le lourd monument s’est enfoncé de telle sorte que l’équilibre des proportions est détruit. De près on mesure sa hauteur réelle car une fosse est creusée tout autour qui dégage la base. Cependant, de nulle part on ne le voit dans son ensemble. Il n’est plus sur la terre où nous sommes. Il ne veut plus se révéler à nous.

On a jeté au vent les cendres de Théodoric l’Arien, on a fait une chapelle de sa tombe, et la tombe violée s’est revêtue d’un secret indéchiffrable. Monument de mort et d’orgueil, elle se masque de grâce. Nous l’admirons : — ce n’est pas elle.

Des roses en buissons poussent dans le jardin, et ces longues branches fleuries, odorantes, s’adaptent à l’énigme et la complètent.

Au Forum romain, près de la basilique dont le peuple arracha les meubles pour construire le bûcher de César on retrouve César, on retrouve Charlemagne à Aix-la-Chapelle. Théodoric n’est pas à Ravenne.

Cet homme qu’on cherche inutilement dans la ville où il tint une place si singulière, est le type le plus complet de ces parvenus qui, d’abord campés à la limite du vieux monde, y sont entrés en maîtres. Étranges personnages à physionomies équivoques. La civilisation latine se déposait sur eux avec une rapidité qui étonne. En moins de rien, ces barbares devenaient plus romains que les Romains. Odoacre même, — l’héritier immédiat du sauvage entre les sauvages : Attila, — à peine tient-il le pouvoir, qu’il s’occupe respectueusement de rendre au Sénat tout ses droits. Alaric renonce deux fois à prendre Rome, parce qu’on lui donne de l’argent pour qu’il s’en aille. Et quel besoin d’argent avait Alaric ? Certes, il ne payait pas ce qu’il lui convenait de prendre. Comment ne pas voir là un signe de son adaptation aux mœurs des civilisés ? Ces barbares étaient merveilleusement plastiques. Sans doute, est-ce pour cela qu’on a tant de peine à reconstituer leur figure.

Entre eux tous, Théodoric est le plus représentatif. Enfant, il avait vécu à la cour de Constantinople. Otage d’abord, il prit si vite de bonnes manières, qu’il plut infiniment à l’empereur Zénon, fut restitué à sa famille, laquelle campait en Pannonie, et un peu plus tard, rappelé, nommé consul, et chargé de défendre l’Italie contre Odoacre. Le condottière Théodoric se battit bien ; mais les choses n’avançant point à son gré il conclut une trêve. Odoacre, en cette occasion lui donna dans Ravenne un dîner politique où l’on devait tenir une de ces « conversations » dont la mode dure encore. À la fin du repas, la cordialité devenue entière, Théodoric fit assassiner Odoacre, et aussitôt toutes les questions pendantes cessèrent de pendre. Ensuite il régna. De Constantinople, l’Empereur reconnut ses droits — comment eût-il fait pour ne les pas reconnaître ? — et le barbare fut un très grand prince.

Aux souverains étrangers il parlait de très haut, et comme le mandataire de l’antique gloire romaine ; parfois il daignait leur donner en mariage ses filles naturelles. Il rétablissait l’ordre par la violence, et par la sagesse au besoin ; encourageait grandement les arts, respectait l’intelligence et se connaissait à choisir les gens. Cassiodore, l’un des plus fins lettrés du temps, était son secrétaire et rédigeait en belle forme ses pensées. Admirateur un peu snob de la civilisation latine, il tenait à ce que ses rudes soldats vissent en lui un Romain du plus délicat raffinement ; toutefois il ne permettait pas que les Romains oubliassent trop complètement que, en somme, il était un Goth : « Aux Romains les occupations de la paix, aux Goths celles de la guerre », disait-il. En d’autres termes : « Soyez élégants, cultivés, délicieux, et restez tranquilles. » Il disait encore : « Il faut quelquefois faire le fou pour donner au peuple les joies qu’il désire. » Le peuple ne devait pas supposer qu’en aucune occasion il pût faire céder la raison du chef, mais que, parfois, le chef est déraisonnable, et alors on a le loisir de profiter de sa folie, — sans espoir qu’elle dure. Évidemment, Théodoric savait gouverner.

Vers la fin de sa vie, il devint neurasthénique. On voit reparaître en lui le Barbare soupçonneux, cruel, impulsif, qui découvre que, malgré tout, il n’est pas chez soi dans ce monde où les éléments nouveaux et les pensées anciennes cuisent ensemble et font une écume si trouble. Il se rapproche de ses compatriotes, les écoute plus docilement, les croit lorsqu’ils lui racontent les traîtrises de ses amis romains.

L’un de ces amis, Boëce, lui était particulièrement cher. Le Goth admirait la science du Latin, et goûtait fort ses panégyriques. Mais, au milieu des Barbares, Boëce gardait le sentiment d’une supériorité de race et de culture. Il traitait avec quelque dédain les seigneurs de la cour. Et puis, s’il acceptait les choses établies, il aimait le passé : la grande Rome, dont l’image se mêlait à son orgueil. Et, avec tout cela, il avait le goût de la tolérance et de la liberté. Il devait mal finir.

Les courtisans vinrent apprendre à Théodoric que Boëce conspirait. Théodoric les crut aussitôt, car il avait des idées noires, et, sans s’informer davantage, il condamna son ami. Le pauvre Boëce fut frappé de verges jusqu’à ce qu’il saignât presque à mort. Ensuite on lui serra les tempes avec une corde, de manière que ses yeux jaillirent des orbites. Après quoi, ne sachant plus trop que lui faire, à coups de hache, on en finit.

Son beau-père, Symmaque, apprenant à Rome cette affreuse histoire, se permit quelques objections. Théodoric donna ordre qu’on arrêtât Symmaque. Conduit à Ravenne, le pauvre homme fut jeté en prison et y demeura quelque temps. Mais de le sentir là, et de penser que, probablement, il s’obstinait dans sa fâcherie, cela agaçait Théodoric : alors, il dit qu’on pouvait égorger Symmaque. Et on l’égorgea.

Seulement, loin qu’elles lui rendissent la paix morale, ces exécutions aggravèrent beaucoup la névrose du souverain. Son humeur parut si difficile, sa complaisance pour ses compatriotes si menaçante, que Cassiodore se découvrit quelque rhumatisme auquel le climat de Ravenne ne convenait décidément plus. Il demanda son congé, l’obtint, et s’en fut copier des manuscrits antiques dans un coin où on ne risquait pas qu’une corde trop serrée vous fît sauter les yeux du visage.

Et Théodoric ne fut pas plus gai. Au contraire.

Un soir, à dîner, on lui présenta un poisson magnifique. L’ayant regardé, il resta soudain immobile et comme frappé d’une atroce épouvante. Au lieu de la placide figure du poisson, il croyait voir sur le plat la tête de Symmaque ; et Symmaque fixait sur lui un affreux regard. Ce spectacle inattendu donna un si grand choc au pauvre Théodoric qu’il en mourut bientôt et dans une grande confusion d’esprit.

L’histoire de ce poisson vindicatif est une légende probablement. Une légende chargée de sens. Elle ne montre pas seulement l’action destructive du remords, mais le retour du barbare vers son origine. Cruauté, crédulité, peur, n’est-ce pas tout le fond primitif de l’homme ?…

Plus de treize siècles ont couru depuis le jour où l’église de San Vitale fut inaugurée. Pourtant on n’y respire pas l’atmosphère secrète des monuments très anciens. L’inquiétude qui sort du passé, on ne l’éprouve pas devant ces ors, ces couleurs d’une richesse fabuleuse, ces chapiteaux pareils à d’épaisses et délicates guipures, et tous ces marbres : cipolin venu d’Égypte, si beau avec son rouge tragique de viscères ; jaspe au vert humide, pentélique d’un blanc onctueux, dont le grain serré pétille par place en courtes étincelles,

Malgré son style admirable, San Vitale est un bibelot exquis et frivole, une église de cour, une éblouissante salle de fêtes mondaines, destinée aux yeux, non à la prière. L’église qu’il fallait, pour que, parmi les symboles sacrés, on y plaçât — ornement suprême — le portrait de la mime Théodora.

Étrange portrait. Les restaurations successives n’ont pas réussi à en détruire le caractère. Il fascine. Le corps maigre de l’Augusta se perd aux plis abondants que fait la pourpre ourlée d’or. Un large et pesant diadème de pierreries emboîte la tête ; dessous une résille de perles énormes cache les cheveux ; des chaînes de perles pendent de chaque côté ; sur la poitrine et les épaules des colliers de perles. Entre les joyaux écrasants, surgissent le col étroit et haut, et le pâle visage qui, malgré le dur travail de la mosaïque, garde toute sa beauté. La joue est mince, l’ovale long et d’une délicatesse extrême, le nez très fin. La bouche contractée semble retenir un mauvais secret et préparer une invective. Les grands yeux obscurs sont extraordinaires. On ne les rencontre pas. Ils regardent un peu à droite, et non dans le vague. Ils regardent quelqu’un ou quelque chose qui vient et n’apporte point la joie. Elle n’est plus très jeune, la belle impératrice, et visiblement elle est malade – malade d’avoir vécu. Quelle inexprimable lassitude sur cette figure, et quelle morne méchanceté !

Devant l’image pathétique, certains traits de sa vie vous reviennent à la mémoire, se groupent, et on croit les comprendre.

Souvent, comme fatiguée de la Cour, n’en pouvant plus, Théodora quittait Constantinople pour aller presque seule dans un de ses palais sur le Bosphore. De là, elle continuait d’envoyer ordres et conseils, mais elle échappait aux regards. Et, lorsqu’elle errait dans ses jardins remplis d’eaux et de fleurs, sans doute avait-elle cette expression que le mosaïste a fixée pour toujours.

Puis elle entretenait des espions qui allaient par la ville entendre ce qu’on disait d’elle. Si quelqu’un racontait l’une des mille et dix mille anecdotes de son passé infâme, elle se vengeait férocement.

Puis encore elle accumulait de l’argent afin de pouvoir fuir, ou racheter sa vie, se défendre si, l’empereur mourant, elle devait rentrer dans son véritable personnage.

Misérable Augusta qui, sur les tréteaux, avait fait rire le peuple à ses grimaces ; qui avait appartenu. à tout venant, baigné dans toutes les fanges ! Parce que les hommes s’agenouillaient devant elle, elle méprisait l’humanité. Elle se méprisait aussi, et d’un cœur affreusement amer. Elle faisait tuer ceux qui gardaient trop bien la mémoire de son passé. Et elle, elle n’oubliait rien du passé. Sous la pourpre ourlée d’or son affreuse vie collait à sa chair. Vainement était-elle devenue impératrice, et vertueuse : elle se souvenait ! Sa vieillesse eût été horrible sans doute, mais, épuisée, dévorée par les excès anciens, elle mourut avant d’être vieille.

Un an plus tôt, l’église de San Vitale avait été ouverte au culte, étalant sur son mur d’émail et d’or, ce portrait où un naïf artisan révéla les secrets tristes de la toute puissante femme qui menait le monde.

Près de San Vitale, on trouve San Nazario e Celso : le mausolée de Galla Placidia. Une toute petite chapelle, et si grande ! La lumière traverse à peine les plaques d’albâtre des fenêtres. La voûte est basse. On avance dans une caverne bleue. Quoiqu’elles aient subi, les mosaïques de ce tombeau créent une émotion extraordinaire. Ce bleu obscur percé d’étoiles, évoque les nuits d’été pleines d’une solitude et d’un silence absolus, et fait songer à un ciel que nul œil humain n’aurait regardé.

Rien ne donne mieux le sentiment de l’infini que ce ciel enfermé dans une tombe.

Quelques sarcophages sont là : celui d’Honorius, celui de Constance III et, au fond, celui de Galla Placidia. Jadis il était revêtu d’argent : quelqu’un a enlevé l’argent — Charlemagne, peut-être, qui déménagea si bien Ravenne. — Je doute, qu’habillé de sa parure précieuse, le sarcophage de Galla Placidia fût aussi beau que nu comme le voici, avec son marbre couleur de cierge et la simplicité de ses lignes. Il est bien trop grand pour le frêle corps de femme qu’il contient, Et cette énormité, cette lourdeur sont du plus haut orgueil.

Galla Placidia m’intéresse. Je l’imagine : volontaire et habile, avec un goût d’aventure et de domination, un sens aigu des réalités, et ce défaut de scrupule que l’extrême énergie donne souvent aux femmes, et que le pouvoir leur donne presque toujours.

C’est une fort grande dame, fille de Théodose, sœur d’Arcadius, empereur d’Orient, et d’Honorius, empereur d’Occident. Comment elle dépense son activité pendant que, au début de leur règne, ses frères, remarquables nigauds, se disputent, ma courte science ne m’en dit rien. Elle m’apparaît seulement à l’époque où Alaric assiège Rome. Honorius, trouvant la place peu sûre, file en toute hâte vers Ravenne, Galla Placidia reste. Pourquoi ? Elle s’effare moins aisément qu’Honorius, peut-être, et peut-être a-t-elle quelque curiosité des Barbares ? Elle reste. Et les Barbares la prennent. Terrible catastrophe ! Pas si terrible. Ataülph, le frère d’Alaric, dès qu’il aperçoit l’impériale jeune fille, s’éprend furieusement. Et elle, qui a une opinion faite sur son auguste et déliquescente famille, et sait ce que valent les élégants personnages au milieu desquels elle a vécu, ne repousse pas si rudement le Visigoth fou d’amour. Il veut l’épouser. Pourquoi non ? Honorius consulté là-dessus, témoigne le plus vif dégoût et refuse son consentement. On se passe du consentement et le mariage se conclut à Narbonne après que les fiancés ont de compagnie couru les routes. Voici la fille de Théodose, reine des Visigoths, et très puissante reine, Ataülph lui obéit en toutes choses. Il comptait ravager l’Italie. Elle ne le veut pas : il y renonce. Au lieu de cela, pour lui plaire encore, il va en Espagne combattre les Vandales. Elle a vite fait de lui mettre dans la tête les grands rêves. Il songe à l’Empire. Régner sur des Visigoths, est-ce digne de sa princesse adorée ? Mais en pleine lune de miel — ils sont mariés depuis un an à peine — tout s’écroule. Un officier mécontent poignarde Ataülph. Il meurt. La reine devant qui tout pliait n’est plus qu’un otage aux mains de Singeric, le successeur d’Ataülph.

En de si pénibles circonstances, Galla Placidia se rappelle sa lointaine famille, et la voit sous un meilleur jour. Elle implore Honorius, et Honorius la réclame. Un traité avec les Barbares survient à propos. Galla Placidia y est comprise, Singeric l’échange contre six cent mille mesures de blé — poétique rançon, Elle part, traverse maint territoire plein de guerre et de périls et rejoint enfin Honorius. On peut croire qu’il la reçut avec peu d’enthousiasme. Elle s’était terriblement déclassée. Elle avait témoigné un insolent mépris pour l’autorité fraternelle : et que de blé pour la ravoir ! Elle n’est pas là depuis longtemps qu’Honorius lui commande d’épouser Constance, un de ses généraux. Il se méfiait probablement du tour d’esprit fantaisiste dont sa sœur avait déjà fourni d’irritantes preuves. Savait-on ce qu’elle pourrait imaginer encore ! Galla Placidia ne goûtait guère Constance, probablement gardait-elle le souvenir d’Ataülph ; car, soyons-en sûrs, elle a aimé le Visigoth qui l’aimait tant. Mais une nouvelle désobéissance rendrait dangereuse sa situation précaire. Elle cède, et, — elle a un grand génie d’adaptation — elle travaille aussitôt à la fortune de Constance et intrigue si heureusement qu’elle le fait associer à l’Empire. La reine des Visigoths est devenue la femme d’un morceau d’empereur, — si on peut parler ainsi. — Tout semble aller bien. Constance meurt. Le destin de Galla Placidia s’interrompt une fois encore. Mais rien n’est perdu : elle a un fils ! Elle se brouille avec Honorius, dont il ne lui plaît plus de subir la tutelle, et se retire à Constantinople, près de son neveu, Théodoric le jeune. Là, elle attend que quelque chose arrive : — il arrive toujours quelque chose, personne mieux qu’elle ne sait cela.

Le stupide Honorius entasse les maladresses sur les infamies, fait massacrer ceux qui le servent bien et s’amuse à Ravenne. Il est insignifiant, inexistant, au point qu’on oublie de le tuer. Cependant, à force de s’amuser, il meurt. Et Galla Placidia qui, de loin, guette et manigance, obtient que son fils monte sur le trône. Ce fils, Valentinien III, elle l’a élevé soigneusement, et de façon qu’il ne la gênât pas. Dès l’âge tendre, elle lui donne le goût de s’amuser, lui aussi, comme s’amusait l’oncle. Valentinien s’amuse toute la vie, ne se mêle aucunement de ce qui ne le regarde pas, et pendant trente-cinq ans Galla Placidia gouverne.

Après tant de hasards et de défaites, elle accomplit son destin, l’énergique femme, et sans doute fut-elle heureuse. Mais, parmi les splendeurs, les grandes joies du pouvoir absolu et les divertissements de plus d’une sorte qu’elle s’accorda, peut-être, bien des fois, se souvint-elle avec un regret taciturne, de ces temps où elle était reine des Barbares, de par la volonté du barbare si amoureux…

La porte retombe derrière moi. De nouveau, la solitude bleue enveloppe le sarcophage de Galla Placidia. Je vais maintenant saluer la tombe du plus grand parmi les grands morts de Ravenne : Dante.

Je regarde à travers la grille, sans demander qu’on ouvre. Les inévitables commentaires du gardien gêneraient ma songerie.

Lorsque Dante mourut, on posa sur lui une simple pierre. Guido da Polenta, seigneur de Ravenne, et le dernier qui abrita l’exil du poète, lui aurait probablement donné ensuite un digne tombeau : car il l’admirait fort. Mais, Guido fut chassé de ses États, et eut d’autres soucis que d’affirmer son goût pour la poésie. Cent-soixante ans plus tard, Ravenne appartenant aux Vénitiens, le podestat Bernardo Bembo jugea convenable d’élever un monument à Dante. Et il le fit. Le temps passa, les dévots sans nombre visitèrent le lieu où reposait le grand homme, lui portèrent des fleurs, des rêves, et connurent l’émotion de sentir le voisinage magique de ses restes. Or, au milieu du siècle dernier, en réparant le mur d’une église, on découvrit, noyé sous le plâtre, un cercueil : — il est au musée, maintenant. — Une inscription, rudement gravée, disait que, dans ce cercueil, le 18 octobre de l’an 1677, un religieux nommé Antonio Santi avait enfermé les ossements de Dante. La surprise fut grande. Le cercueil ouvert, on y trouva un squelette auquel manquaient seulement deux phalanges et la mâchoire inférieure. Aussitôt, on décida d’explorer le monument où on croyait Dante au repos. Le monument était vide. Toutefois, dans un coin, on aperçut certains débris : c’étaient les deux phalanges ! Pour le maxillaire, perdu au cours du déménagement, il ne s’est pas retrouvé.

Frère Antonio Santi craignait, je suppose, qu’on volât le précieux squelette, ou que, cédant à la piété tardive des Florentins, Ravenne le leur rendit. Quelles que fussent ses raisons, il les jugea bonnes, et par une nuit sans lune, aidé probablement de camarades discrets, il subtilisa le Dante, puis s’alla coucher, sûr d’avoir bien servi la gloire de Ravenne. Ensuite, il mourut sans avoir raconté l’aventure, et les pèlerins continuèrent pendant deux siècles de s’exalter auprès du tombeau vide.

Les moines, en Italie surtout, attachaient une importance capitale aux reliques. N’est-ce pas touchant de songer qu’Antonio Santi révérait Dante à tel point, que les os de l’écrivain lui parurent aussi précieux que les os des guérisseurs sacrés, qui calment les souffrances et amènent de l’argent au monastère ? Oui, un tel amour émeut le cœur. Cependant, avec cela on voudrait être sûr que le bon moine avait lu la Divine Comédie.

Je m’en vais à travers la campagne morose. L’espace est plein de vent. Les nuages courent. Parfois un char que traînent des bœufs, encombre la route. Les lentes bêtes avancent pesamment, le char pris dans une ornière penche, se redresse, passe. Et le paysage reprend sa tristesse.

Les rares gens qui cheminent ont l’expression de rêverie lointaine que donne la fièvre. Partout, à travers les cultures, on devine le marécage ; son odeur lourde traîne dans l’air.

Au bord du talus une femme et une fillette sont assises. Elles tournent la tête, montrant de merveilleux visages aux longs traits, sur lesquels, semble-t-il, le temps passera vainement. Leurs yeux sombres dans leur masque brun et mince sont graves. Chez nous, la continuelle envie de sourire amollit la figure féminine. Ici les figures restent habituellement sérieuses et le sourire a un sens précis : c’est de la gaieté, de la tendresse, non un réflexe.

Voici la Pineta. Un incendie l’a dévastée ; n’importe : elle est encore là, comme elle y a toujours été, comme elle y sera toujours.

Le silence m’accable. Lorsqu’un des grands pins, tout chauds de soleil, craque faiblement, je tressaille. Entre les troncs droits poussent des buissons couverts de graines rouges. On dirait que des bêtes en fuite ont laissé partout leur sang sur les branches.

Dante a marché là. Au centre du vent qui se gonfle, bourdonne dans les cimes épaisses, puis se tait, comme épuisé de tristesse, a-t-il saisi les rythmes de quelqu’un de ses vers ? — ses vers de fer et d’or ! —

Tout en marchant je songe à l’arbre tragique dont, arrêté une minute dans sa course au travers du deuxième cercle infernal, il casse un rameau. Soudain avec une affreuse douleur, l’arbre crie : « Pourquoi me brises-tu ? »… Tous les arbres de cette forêt fabuleuse semblent eux aussi contenir sous leurs écorces des êtres en peine.

Une rivière encaissée coupe la Pineta. Elle coule, molle, avec un air de secret. Là-bas, très loin, elle joindra la mer, au delà des longues plaines, où le sable est si blême !

On ne pourrait supporter de voir paraître une créature vivante à l’autre bord de cette eau…

Je me suis assise sur le sol sec d’où montent des odeurs brûlées. Le vent recommence son bourdonnement, il s’approche. Je le sens tout près de mon visage. Il est plein de rumeurs confuses. Je crois entendre des hordes qui passent, des cris de bataille, et des rires terribles. Puis rien, un glissement furtif sur les aiguilles rousses, un craquement dur. Et de nouveau c’est le poète exilé au cœur amer, qui hante la forêt de pins. La branche rompue saigne, le damné crie de sa voix lugubre : « Pourquoi me brises-tu ? »… Un long silence. L’antique mélancolie du grand bois éternel entre en moi avec l’arôme des résines et les souffles du marécage. Mais quelqu’un est là tout proche, invisible et qui appelle. Je le connais bien ce poète, cet exilé au cœur amer qui tant de fois est venu là poser le pied, où l’autre poète avait marché ! Je le connais bien, je l’ai suivi par les routes de l’exaltation, vers les sommets de sa gaieté, de sa colère, aux abîmes de son désespoir : Byron !

C’est lui qui maintenant occupe la forêt, la traverse au galop de son cheval et trempe son beau visage contracté dans la chaleur du vent. Il chasse les autres images. Quel meilleur endroit pour s’approcher de lui ?…

Rien n’est incompréhensible comme la légende construite autour de lord Byron, et l’obstination des Anglais – ses contemporains, veux-je dire – à faire de lui un personnage satanique.

Il a écrit Manfred — un fragment d’autobiographie, personne n’en doutait, — et Manfred est en rapports suivis avec les « puissances des ténèbres ». Mais Faust ne lui cède en rien là-dessus, et pourtant Faust n’a pas compromis la réputation de Gœthe. Dans le passé de Manfred, on entrevoit une histoire mystérieuse, et horrible probablement. Comme nul ne la sait, il faut bien qu’on l’invente. Gœthe lui même recueille une version. Cette Astarté, dont la figure invisible règne sur le drame, c’était une Florentine assassinée par un mari, jaloux de Byron. Quel rôle Byron a-t-il joué dans tout cela ?… Quand on lui parle de cette anecdote rapidement devenue indiscutable, il rit de tout son cœur. N’importe, on le tiendra pour mêlé de manière équivoque à une aventure de meurtre. À moins qu’on ne préfère croire qu’Astarté, c’est sa propre sœur, et qu’il l’a aimée d’un inavouable amour. Or, l’affection que sa vie durant il garde à cette sœur est le sentiment le plus limpide. Mille gens le savent. N’importe encore : il faut que Byron soit diabolique !

Chateaubriand nous prie de croire, si nous voulons, que sa sœur l’a trop chéri et montre à ce sujet un désespoir assez trouble. Byron ne parle de sa sœur que pour témoigner de la plus pure et grave tendresse : l’incestueux, ce sera Byron.

Lorsqu’il écrit Caïn on l’accuse d’une repoussante irréligion. Et l’Angleterre se révolte en masse. Mais elle n’a pas d’étonnement, puisque Byron, c’est le diable. Lui s’étonne, — et nous aussi. Il écrit à son ami Moor, qui, comme les autres, est révolté : « Je ne pourrai jamais vous convaincre que je ne partage pas les sentiments des héros de ce drame. Toutefois ce qu’ils disent n’est rien si on le compare aux paroles de Faust. Et le Satan de Milton a d’autres hardiesses… Je ne suis pas l’ennemi de la religion, bien au contraire. » Si ! il est l’ennemi de la Religion, et par la bouche de ce Satan il exprime le fond de son âme !

Et quelle vie est la sienne ! Il boit sec — comme tous les Anglais de ce temps-là. Il fait des dettes, il a des maîtresses, — sous la Régence de ce prince sans préjugés qui fut ensuite Georges IV, où l’Angleterre pouvait-elle prendre la pruderie féroce qui l’acharne contre l’amour et la prodigalité ? On se le demande. — Et puis, sa femme l’a quitté, sans dire pourquoi. Lui-même n’en saura jamais le motif. Il était hideux, inexprimable, ce motif. — L’Angleterre, qui ne possède aucun renseignement là-dessus, l’affirme d’une seule voix. — Au résumé, il semble que, fort simplement, lady Byron s’offensa d’être trahie pour une actrice, un peu vite après son mariage.

Byron eut tort de tromper sa femme, de trop boire, de dépenser trop d’argent, d’avoir de l’esprit, du génie, et de l’insolence : toutes choses incorrectes. Mais cela suffisait-il pour soulever l’opinion à tel point qu’on le menaçât d’une avanie s’il allait au théâtre ? Cela suffisait-il pour que, quand moralement chassé, il partit, on eut lieu de craindre que la populace attaquât sa voiture de voyage — une si belle voiture, et copiée sur celle de Napoléon ! — De pareils fureurs étaient sans doute excessives et très ridicules encore.

Il alla vivre en Italie. Les Italiens ont l’esprit vif et fin, et de la bonhomie. Byron ne les terrifia nullement. Ils le trouvaient un peu fou d’avoir des chevaux à Venise, de nager dans les canaux ; et les gondoliers malins inventaient cent contes sur le « mylord », afin d’amuser les voyageurs. Mais personne ne croyait qu’il fût le diable. Et, les pauvres de Ravenne qui, apprenant son départ, envoyèrent une députation aux autorités, afin qu’elles le priassent de rester dans la ville, eussent été, je pense, bien surpris, d’apprendre l’homme affreux qu’était leur bienfaiteur.

Les touristes anglais et les pauvres de Ravenne ne causaient point ensemble, par malheur. De sorte que ceux-là, ayant pris mille peines pour rencontrer le « monstre » comme ils eussent gravi une montagne dangereuse, non parce que le paysage est noble, mais parce qu’il est terrifiant – revenaient chez eux la tête farcie de suppositions saugrenues, et grâce à leur ignorance bavarde la légende se développait.

Cependant, après avoir eu quelques maîtresses vulgaires, Byron était devenu le servente de la comtesse Guiccioli, et, sage, soumis, menait une vie fort régulière et assez plate. Il écrivait énormément ; montait à cheval chaque jour à la même heure ; portait le châle de sa dame ; fréquentait des personnes paisibles ; allait au bal masqué et s’y amusait gentiment. Ses excentricités consistaient à souhaiter d’un cœur chaud l’affranchissement de l’Italie, à donner beaucoup d’argent aux révolutionnaires. Et puis il avait nombre de bêtes dans sa maison : deux singes, cinq chats, huit chiens, dix chevaux, et quelques volatiles, dont un corbeau et un faucon au sujet desquels on trouve cette note dans son journal : « En rentrant, battu le corbeau qui avait mangé la pâtée du faucon ». Et tout cela n’est guère satanique.

Sans doute, Byron a subi plus que personne la crise de désespoir éloquent, négateur, destructeur et plein de fracas, qui par toute l’Europe secouait alors les nerfs et les âmes. Mais, comme beaucoup d’autres, il localise ses violences. À sa table de travail il est Lara, Manfred, Don Juan ; et puis il redevient lord Byron, c’est-à-dire un Anglais plein de préjugés et, au fond, amoureux de l’ordre. Écoutez-le : — il raconte la visite d’un jeune admirateur « Je ne crois pas l’avoir enthousiasmé. Il s’attendait à trouver, non un homme de ce monde, mais un gentleman misanthrope, vêtu de braies en peau de loup, et répondant par monosyllabes furieux. Je n’arrive jamais à faire comprendre aux gens que la poésie représente un état de passion exaltée, et qu’une vie de passion constante n’est pas plus possible qu’un tremblement de terre ou une fièvre continuels. D’ailleurs qui parviendrait jamais à se raser, dans de telles conditions ! »

Il se rasait avec grand soin, ce dandy. Cependant, encore que ses passions inspiratrices fussent brèves, elles étaient violentes. On peut n’être pas le diable et cependant avoir une âme émue. Le génie perturbe l’équilibre ; et puis la mère de Byron était une grande nerveuse, il se connaît quelques ancêtres hypocondriaques : un même semble avoir fini par le suicide. Et lui, il a mal au foie, Dès sa jeunesse il souffre d’une dépression que l’alcool combat et aggrave. Très bon observateur de lui-même, il dit que boire, le « calme », mais le rend sombre, irritable, avide de solitude, point querelleur pourtant « si on évite de lui adresser la parole ». Tous les matins de sa vie, il s’éveille triste. L’abstinence et les exercices physiques pratiqués avec suite à diverses périodes, ne lui font aucun bien, « Seules, les passions violentes, dit-il, m’ont tiré pour un temps de cet état. Tandis qu’elles durent je suis agité, mais je cesse d’être déprimé. » Il est émotif, colère, et ses colères finissent presque en syncopes. Mais avec tout cela, et quoique, aux heures noires, il répète qu’il finira « par le sommet », ce n’est aucunement un fou. Ce n’est même pas un impulsif. Il a une vision claire. Ses amitiés et ses haines durent, car il en sait les motifs. Au milieu des excès, il se garde. Il est pratique, il veille à ses affaires d’argent, sait organiser sa vie matérielle. Le sens qu’il a des réalités demeure vif et exact. Il conserve la fierté de sa caste, et malgré ses invectives contre l’Angleterre, l’orgueil d’être Anglais. Lorsqu’on le prie de changer sa livrée parce qu’elle ressemble trop à celle du pape, sa bile s’échauffe et on entend parler des ancêtres dont il tient ses couleurs : de celui qui vint avec Guillaume conquérir l’Angleterre, et des autres. Il n’est plus du tout un cosmopolite à ce moment. — Il ne l’est à aucun moment. — Jusqu’au bout, sa construction intérieure reste entière. Quoi qu’il dise, cet Anglais souffre affreusement de son exil, et de sentir l’opinion de ses compatriotes dressée contre lui. Il souffre encore, ce viveur, de n’avoir pas de foyer. Au milieu de sa liaison avec Mme Guiccioli, il écrit à sa femme et propose de revenir vivre avec elle — ce à quoi lady Byron ne daigne répondre. — Le souvenir d’Ada, sa fille, à qui on ne parle jamais d’un père si exécrable, à qui il est interdit même de connaître son portrait, ce souvenir l’habite constamment. Et c’est chose curieuse d’entendre changer son accent, selon qu’il parle d’elle ou de la petite Allegra, sa fille naturelle. Il aime bien Allegra, mais elle ne tient pas à ses fibres profondes. C’est un enfant pareil aux autres, non le sien. Et quand elle meurt, sa pensée court d’abord vers Ada : si elle allait mourir aussi ! Ada, c’est la fière race qui continue : la règle ! Et il se console de la mort d’Allegra en pensant qu’elle n’eût point été heureuse, puisque sa naissance était illégitime.

Il y a en lui un tel besoin de discipline que, par son aspect établi, solide, de quasi-mariage, sa liaison avec la comtesse Guiccioli suffit à changer toutes ses habitudes et, dans les apparences, son caractère.

Non, ce n’est ni un fou, ni un pervers. C’est seulement un homme qui a manqué son destin. Il s’agite, s’ennuie et cherche à fuir un tourment dont il n’aperçoit pas les causes. « La littérature n’est pas ce qui me convient véritablement », dit-il parfois. Ce qui lui convient, c’est l’action. S’il est plus fier d’avoir traversé l’Hellespont à la nage que d’avoir écrit Childe Harold, c’est que les faits de courage s’adaptent par-dessus tout à son instinct. Enfermés dans la littérature, les généraux du Premier Empire auraient probablement connu des inquiétudes pareilles aux siennes. Une phrase qu’il jette au hasard me paraît éclairer d’un jour brusque tout son malaise : « La chute de Napoléon m’a donné un coup sur la tête. » C’est que pour lui, comme pour tant d’autres, cette chute détruisait l’image d’un mouvement, et de possibilités sans limites ; elle fermait les chemins ouverts devant les esprits violents et, leur rendait la vie trop étroite.

La nature ne fabrique pas de héros absolument isolés. Quand l’heure vient où il faut qu’elle crée Napoléon, elle fait du même coup nombre d’âmes napoléoniennes. Byron avait une de ces âmes de lutte et de conquête. La gloire sans le risque, l’effort, et le triomphe physique du champ de bataille, ne suffisait ni à le nourrir ni à le calmer. Son nom retentissait, ébranlant colères et tendresses ; d’austères puritaines inconnues demandaient au ciel sa conversion avec d’étranges ardeurs ; des mourantes écrivaient pour le remercier d’avoir mis l’extase dans leurs souffrances et leur agonie ; les cris d’admiration couvraient les cris de rage, et l’amour, la haine. Il sentait son destin manqué !… À la fin, il comprit. En partant pour combattre avec la Grèce, Byron faisait pour la première fois un acte conforme à ses nécessités profondes.

Tout le reste, folies, passions, n’a servi qu’à tromper l’immense besoin aperçu trop tard. Et même son amour tant célébré pour la Guiccioli. Il obéissait à la jolie femme. Si elle ne voulait pas qu’il continuât Don Juan, car Don Juan heurtait ses pudeurs, lesquelles étaient grandes, il ne continuait pas Don Juan. Mais lorsqu’il parle d’elle, sous l’éloge, l’admiration, la tendresse, on perçoit l’accent moqueur d’un esprit resté libre. Mme Guiccioli a fait obéir Byron à ses volontés, — souvent raisonnables quand il ne s’agissait pas de littérature, — elle ne l’a pas asservi. Il ne lui appartenait pas. Il n’appartint jamais à personne puisque, enfin, la guerre ne voulut pas de lui ; puisque, pour en mourir, au lieu de la bataille, c’est la fièvre qu’il trouva.

Quand il rencontre la Guiccioli à Venise, elle vient de se marier. Elle est dans le plein désenchantement de sa lune de miel. Le comte Guiccioli semble un assez vilain vieux monsieur. Elle, délicieuse, mais non à l’italienne. Le teint clair, d’admirables cheveux d’un blond « suédois » : — peut-être quelqu’une de ses grands’mères avait-elle eu aussi du goût pour les Septentrionaux. — Elle a vingt ans. Aussitôt qu’elle voit Byron, elle s’émeut. « Sa noble et belle figure, le son de sa voix, ses manières et ses mille charmes[1] » font sur la jeune dame une forte impression. Les avances sont certainement venues d’elle. Et elle dit simplement : « Depuis ce soir-là, nous nous vîmes tous les jours ». Voilà !

Elle retourne à Ravenne, Byron l’y rejoint. Le comte Guiccioli veut emprunter de l’argent à Byron. Et Byron, si amoureux qu’il soit, refuse nettement. Ensuite Mme Guiccioli va en toute sérénité vivre avec son amant dans sa villa sur la Brenta. Mais le mari se fâche. Que sa femme le trompe à domicile, rien de mieux ; hors de chez lui, cela ne se peut souffrir. Il arrive, enlève la pauvre petite, la réinstalle à Ravenne. Ce procédé choque grandement le public. De quoi se mêle le comte Guiccioli ! Aussi, sentant le blâme général peser sur ses épaules, dès que la comtesse a pris le parti de tomber malade, il rappelle Byron, et lui loue un appartement de son palais… Tout va au mieux quelque temps. Le poète s’exerce au rôle de Sigisbée. À vrai dire cela comble ses ambitions, il n’en demande pas plus. Mais la jolie femme souhaite la liberté. Le comte Guiccioli redevient désagréable, elle veut une séparation. Lorsque Byron énumérera tous les désagréments que l’année 1820 lui a fournis, après la perte d’un procès qui lui tient fort au cœur, il notera le divorce de son amie, et dira qu’il a tout fait pour l’empêcher. Il ne se soucie pas trop d’avoir pour toujours cette charmante créature sur les bras. Il se sait incapable de l’abandonner. Elle aussi sait bien qu’il en est incapable. Alors elle veut divorcer, et lui ne veut pas. Elle divorce. C’est la maison paternelle qui abritera leur tendresse. Byron a l’estime de sa belle famille irrégulière, et la sympathie de toute la ville. Il ne se plaint pas de son bonheur, seulement il en parle d’un ton léger. Sans cesse, dans ses lettres, il affirme que « Teresa » est la plus jolie femme d’Italie, mais rien d’autre. Elle, adore le bel Anglais, si spirituel, qui agite la vie et la pare. Et puis ils conspirent ensemble, ils veulent délivrer l’Italie. Ils ne délivrent rien ; mais, au bout de certain temps, le comte Gamba, père de la Guiccioli, reçoit l’ordre de quitter Ravenne. Le décret papal qui a séparé Teresa de son maussade époux impose à la jeune femme l’obligation de vivre avec son père ou, sinon, dans un couvent. Elle part donc, elle aussi ; et Byron écrit : « Comme je ne peux pas dire avec Hamlet : « Va-t-en au monastère ! Je me prépare à les suivre. » Mais il s’attarde des mois, à Ravenne, dans le travail, la rêverie, les longues promenades solitaires. Il n’est plus très amoureux, et il est triste singulièrement d’avoir vu avorter le mouvement patriotique où ses espoirs s’engageaient avec une si belle fièvre. Il commence de penser à la Grèce vaguement. Et Mme Guiccioli le réclame. « Surtout, ne revenez pas sans my lord  », écrit-elle à Shelley, en visite chez Byron. Il part enfin. Et l’aimable femme est contente. Elle l’a repris, le tient bien, l’aurait tenu toujours sans doute, si soudain, n’avait éclaté dans ce cœur troublé l’appel d’une autre gloire que sa gloire ; et l’appel de la mort qui délivre du tourment, de l’injustice et de l’amour.

Mme Guiccioli regretta Byron, je suppose. Elle a écrit sur lui de nombreuses pages d’une merveilleuse fadeur. Je ne sais si elle eut une vision très précise de l’aigle qu’elle avait dans sa cage. Tout ce dont elle parle, même quand c’est lui, devient d’un ennui mortel. Elle a un don de banalité véritablement digne de remarque et développe avec lenteur une sorte de niaiserie sérieuse qui n’appartient guère qu’à elle. Don Juan ne lui plaisait point ? Je le crois sans peine ! Mais elle, pourquoi plaisait-elle à Byron ? Elle avait un teint adorable, et ses cheveux si blonds, une taille exquise. Oui. Et un charmant caractère. Oui encore, mais chaque fois qu’on a regardé dans leur histoire, il paraît un peu plus certain que Byron n’aima pas tant, et qu’elle, mon Dieu, ne devait pas savoir qui c’était ce Byron — pas du tout !

Longtemps après la mort du poète, elle épouse le marquis de Boissy, pair de France. Elle a quarante-huit ans, mais sa beauté persiste, et sa grâce. Elle hésite d’abord, car elle apprécie la liberté. M. de Boissy vient en visite chez son père, le comte Gamba, qui l’accueille, — comme il accueillait Byron, — avec une réchauffante cordialité. Puis tout s’arrange.

Après la mort du marquis, la Guiccioli — elle reste la Guiccioli, quoi qu’on fasse ! – eut soin qu’on publiât des Mémoires où la carrière politique de son époux se trouve tout au long étendue. Et elle y ajouta une préface copieuse où les mêmes agréments se rencontrent qu’à ses souvenirs de Byron. Elle dit comment se décida le mariage : « J’étais veuve, — entend-elle veuve de Guiccioli, de Byron ou des deux ? on ne sait, — comme il était veuf, et la pensée de s’unir à moi ne tarda guère à se présenter à son esprit. Quant à moi, je ne tardai pas non plus à l’apprécier pour son noble caractère, et pour son esprit si sympathique et si original. » Chez Byron, c’était plutôt la noblesse du visage qui l’avait séduite. Pour l’originalité, on devine bien que celle de M. de Boissy devait lui être plus voisine.

Ce second — ou troisième — mari avait toutes les vertus, nul défaut, pas même — comme elle dit ! — pas même de « caprices gênants », — et Byron ?… — Il est un point, toutefois, où le lord et le pair se rapprochent. Byron aimait les bêtes : le marquis les adorait, et tellement, qu’il donnait à ses chiens malades « des soins qui auraient répugné à tout domestique ». — Cela, je crois que Byron n’en eût rien fait ! — Attendrie par les souvenirs d’une telle bonté, la Guiccioli ajoute : « Sa bienveillance s’étendait jusqu’aux chats. » Mais, avec tant de vertus familières, M. de Boissy était encore un écrivain de grand ordre : « Ses lettres, écrites dans un style incisif, pleines de verve originale et spirituelle, rappellent le style aristocratique, spirituel et caustique de Saint-Simon. »

C’est promettre beaucoup. Veut-on un exemple de ce style aristocratique et incisif ? Voici la fin d’une lettre écrite au temps de leurs fiançailles : « Direz-vous encore que je fais de la politique ? Mais de quoi parler quand l’orage gronde, quand à l’horizon tout présage l’éclat de la foudre, quand l’état du bâtiment fait croire à la destruction et au naufrage ? De quoi parler, sinon de l’orage, du tonnerre, du naufrage ? Vous parlerais-je plutôt de la jolie pelouse verte qui est sous mes fenêtres, des jolies corbeilles de fleurs variées, bien fournies, bien mélangées, du gazouillement des oiseaux et de toutes les autres niaiseries poétiques que je n’ai jamais dites, pas plus que je n’ai fait de ces phrases amoureuses que débitent si bien ceux qui ne sont pas amoureux, que disent si mal, au contraire, ceux qui sont atteints de cette folie. »

Ce morceau est ironique. Passons à la grande éloquence. M. de Boissy, ayant perdu sa mère, est dans un chagrin profond, il écrit : « Hélas ! souffrir pour naître ! Souffrir pendant la vie ! Souffrir pour mourir ! Triste chose que de recevoir l’existence ! Il y a longtemps que je l’ai dit et que je le pense. » Puis ce trait : « Oh ! ce que c’est que de nous ! » Et enfin ! « Ecrivez à ma fille. Vous savez que j’ignore le langage du sentiment. » — Oui.

Dans ses lettres à la Saint-Simon, M. de Boissy donne sur son caractère des renseignements très topiques : « On me dit : Faites cela, charmé de le faire ; ne le faites pas, charmé de ne pas le faire ». « Je suis comme un enfant en voyage, je ne sais rien vouloir, rien décider, sauf le moment du départ ; je suis un emplâtre allant où l’on veut. » — L’image est forte et curieuse ! — Et ailleurs : « Je suis bâti de telle sorte que je ne sais jouir que par contre-coup, par ricochet ; je ne sais prendre ou éprouver un plaisir direct. » Ne vous semble-t-il pas voir M. de Boissy tout comme s’il était là ?

Quant à sa carrière politique, Victor Hugo en fournit une image résumée, suffisante pourtant : « Le marquis de Boissy, dit-il, a tout l’accessoire du grand orateur. Il ne lui manque que le talent. Il fatigue la Chambre, ce qui fait que les ministres se dispensent de lui répondre. Il parle tant, que tout le monde se tait… Hier, en sortant de la séance que M. de Boissy avait pauvrement et tristement occupée tout entière, M. Guizot me disait : « C’est un fléau. La Chambre des députés ne le souffrirait pas dix minutes. La Chambre des pairs lui applique sa haute politesse et elle a tort. Boissy ne se taira que le jour où la Chambre se lèvera et s’en ira en l’entendant demander la parole. »

Voilà comment était fait l’homme qui remplaça celui auquel le grand Goethe s’adressait ainsi : « Dans les jours sereins et dans les jours sombres, ton chant et ton âme furent grands et beaux. Hélas ! Fleur de jeunesse moissonnée ; regard profond pour contempler le monde ; sympathie pour toutes les angoisses du cœur ; chant dont toi seul avais le secret !… »

Avec le marquis de Boissy, Mme Guiccioli fut parfaitement heureuse.

PADOUE


Padoue est morne. Même dans ses rues animées, on sent, toutes proches, les immenses places solitaires, poudreuses, que tout à l’heure on traversera sous le soleil.

Et quand on les traverse — combien elles sont immobiles et silencieuses ! — quand on les traverse on a peine à croire que là, où rien ne bouge, sinon cette poussière jaune et qui semble lasse, tant de gens aient travaillé, pensé, se soient tant battus.

L’histoire de Sismondi m’a persuadée que, pendant le Moyen Âge, les Vénitiens, ou d’autres personnes, prenaient Padoue une fois par an, — au moins — passaient tous ses habitants « au fil de l’épée », détruisaient toutes ses maisons et s’en allaient pour revenir bientôt recommencer l’opération. Comment on retrouvait sans cesse des Padouans à occire, une Padoue à détruire, je ne l’ai jamais pu comprendre ; mais enfin je sais avec certitude qu’on s’est furieusement battu à Padoue, et, aussi, copieusement massacré entre soi. Peut-être les grandes places dorment-elles pour se reposer de tels souvenirs.

Cette ville est pleine de chefs-d’œuvre. On y goûte la naïveté sublime de Giotto, l’élégance héroïque et savante de Mantegna, l’art brusque, passionné, presque trop vivant et si héroïque de Donatello. Et puis, il y a le jardin adorable où Goethe alla songer. Et puis : l’église du grand thaumaturge !

Encore que né à Lisbonne, saint Antoine est le plus italien des saints : un saint à miracles comme il n’en fut pas beaucoup. Aussi, lorsqu’ils l’invoquent les padouans l’appellent-ils : saint Antoine, mais en parlant de lui, ils disent : « le saint », comme s’il était le seul de son espèce.

De même, l’église où ses reliques ne cessent de consoler les pauvres humains se nomme : Il Santo. Elle est admirable et pittoresque, grave et amusante. Aux murs sont de très beaux monuments d’un goût noble, d’autres fort déclamatoires, d’autres burlesques. Il ne faut pas négliger de voir certaines têtes de mort qu’un nœud de ruban coiffe d’une manière surprenante et agréable.

La chapelle du Saint est d’un mauvais goût qui charme. Des lampes d’argent y pendent si nombreuses, tant de plaques d’argent, de chandeliers d’argent, y brillent partout, tant d’ornements l’encombrent, et d’ex voto ! Et les sculptures, — médiocres malgré leur réputation, mais si plaisantes !

Dans cette chapelle, la puissance du Saint éclate aux yeux. Ici, grâce à lui, un nouveau-né prend la parole et certifie que sa maman n’est pas adultère, comme le croyait son papa ; plus loin, un jeune homme tombé d’un toit et parfaitement mort, revit, Et on voit plusieurs miracles encore, faits pour vous rassurer.

Je suis venue bien des fois dans la chapelle de saint Antoine. À aucune heure je ne l’ai trouvée vide. On y rencontre sans cesse des visages brûlants d’espoir. Femmes et hommes appuient leurs fronts, leurs lèvres, leurs mains ouvertes, à la pierre fraîche du sarcophage. Parmi tous ces marbres toutes ces argenteries, chacun croit au miracle, l’attend. Et l’air est chargé de foi, de douleur, d’amour.

Comme les autres pèlerins, je touche la pierre du sarcophage, et je reste là, songeant avec un frisson superstitieux, à tout ce que je redoute.

J’ai fait le tour de l’église, regardé le portrait du Saint, — dont la ressemblance est garantie, — traversé les beaux cloîtres, et je reviens, attirée comme par un aimant, à l’étrange chapelle de la Vierge noire.

La chapelle est noire aussi, et, dirait-on, pleine d’une étouffante fumée. Les fenêtres sont étroites comme des meurtrières. Le jour se pose en lames minces sur les ténèbres, qu’il ne pénètre pas. À peine discerne-t-on des traces de fresque. Cette chapelle, semblable à une grotte obscure incrustée dans la claire église, est énigmatique. Sur le sol, des dalles funéraires. Une des tombes que l’on foule insoucieusement, c’est d’elle que vient l’énigme, l’oppressant mystère de la chapelle noire…

Cette tombe appartient à la famille Obizzo degl’Obizzi : de grandes gens ! Au xie siècle, deux frères, Oppizione et Fiesco, très nobles et vaillants, après avoir beaucoup guerroyé, se fixèrent l’un, à Gênes, l’autre à Lucques, ils firent souche, c’est d’eux que vinrent les Fiesque et les Obizzi.

Les Obizzi, ensuite, se trouvent à Ferrare, à Padoue, et en 1629, le chef de la maison, le marquis Pio, épousait Lucrezia Dondi Orologio, dont la race ancienne avait fourni des savants insignes, des capitaines et de grands prélats.

Ce Pio et cette Lucrezia qui dorment dans la chapelle ténébreuse, je vais vous dire leur histoire.

Lucrezia, élevée par une mère attentive et de grand caractère, était admirablement pure et mystique. D’abord, elle souhaitait de prendre le voile. Mais sa mère l’en détourna, et elle fit ce mariage avec un seigneur hautement né, de grande richesse, et qui l’aimait je pense, sinon pour son âme de cristal, au moins pour sa beauté touchante et noble.

Mariée, Lucrezia fut de ces femmes qui restent chez elles et filent la laine. Elle eut trois enfants dont elle s’occupait tendrement, dirigea la grande maison avec sagesse, et trouva sa passion, sa rêverie, son roman dans la religion.

Aux grandes fêtes, elle entend cinq ou six messes. Elle jeûne trois fois la semaine. Chaque matin elle prie une heure entière. Le soir, elle assemble ses gens et récite avec eux le rosaire. Souvent elle s’échappe, et va goûter son cœur, loin du monde, en des lieux de sainte réputation. Dans son château de Cataio, on a construit une chapelle pour loger les reliques dont elle est friande. Même le cardinal Corredi lui fait hommage du corps entier d’un saint — on ne sait pas quel saint, mais n’importe ! — Avec cela Lucrezia est une dame de belle mine et de grandes façons. Elle a une gaieté douce, une affabilité qui prend les âmes ; nulle roideur ascétique : de la grâce, seulement. On ne vient pas près d’elle sans qu’on ne l’aime aussitôt.

Sa vie est un peu resserrée par des méfiances inquiètes, car Pio degl’Obizzi a un grand nombre d’ennemis. Avoir des ennemis, en ce temps-là et à Padoue, cela vous exposait chaque soir à trouver un assassin à l’angle des rues. Une fois, ces ennemis attaquèrent le marquis dans l’église de Saint Augustin, pensant le tuer. Mais, le ciel le protégeait. Il échappa.

Doit-on attribuer à ces alarmes le trouble nerveux que l’on s’étonne de rencontrer chez l’harmonieuse Lucrezia ? Presque chaque nuit elle rêve de meurtres, on l’entend se plaindre, crier. Cette sainte est-elle moins tranquille qu’on ne croit ? Ou, sait-elle son destin ?…

Donc, Pio est grandement détesté. On envie sa fortune, son faste, voire sa générosité. Et puis, certains libelles, anonymes, et fort agressifs envers la noblesse courent Padoue. Et on les lui attribue. Les a-t-il écrits ? C’est probable. Il aimait à écrire, et notamment, des drames et des comédies qu’il faisait représenter sur le théâtre de son palais, et dont ensuite il tirait de l’orgueil.

On débrouille mal le caractère de Pio degl’Obizzi. Aucun de ses actes ne s’explique. Il ne paraît pas avoir un grand goût de risquer sa peau ; il est certainement un peu fourbe. Une ombre reste sur lui.

Le temps coule. La radieuse jeune femme mûrit comme une pêche solidement attachée à la branche. Toujours belle, et d’une plus émouvante beauté, elle a quarante ans lorsque se produit un incident de l’aspect le plus banal.

Les Obizzi, voyageant avec le duc et la duchesse de Mantoue, avaient laissé Robert, leur fils aîné, aux soins d’un prêtre, client et ami de la famille : l’abbé Giambattista Cattabeni. L’absence de ses parents, et peut-être la conversation de l’abbé, jettent Robert dans la mélancolie, et il s’ennuie affreusement. Un jour, certain neveu de Cattabeni vient le voir. Ce neveu Attilio Pavanello, le bon abbé l’aime comme ses yeux. C’est son héritier, sa gloire ; il lui croit un grand avenir, et d’ailleurs tous les mérites. Qui mieux qu’Attilio saurait tirer le petit marquis de sa tristesse ! L’abbé présente Attilio. Les jeunes gens se conviennent d’abord. Surtout, Attilio convient à Robert.

Attilio parle bien, son esprit est fertile. Il a de la souplesse, une grâce un peu féminine et pourtant un air de grande énergie. Il est de belle taille, sombre de peau, élégant, avec des manières charmantes. Il organise des promenades, des divertissements. Robert s’amuse et adore ce précieux camarade, guère plus âgé que lui — Robert a dix-huit ans, Attilio ving-trois.

Quand les Obizzi reviennent, ils trouvent leur fils dans tout le feu de cette nouvelle amitié. On remercie chaudement Attilio Pavanello. On lui ouvre la maison. Grande aubaine pour lui dont la fortune est mince et la noblesse petite. Il s’efforce de plaire, et réussit à miracle. Le marquis ne peut plus se passer de lui un seul instant, l’emmène partout, le fait coucher dans sa chambre — sans doute le jour ne suffit pas pour causer théâtre avec le cher Attilio, qui goûte comme personne les pièces de son patron.

Lucrezia traite le jeune homme avec la bonté qu’elle a pour tous, et s’accommode sans déplaisir de sa perpétuelle compagnie. Il conte des drôleries qui la font rire. À la promenade, il s’assied en face d’elle dans le carrosse. C’est avec lui qu’elle organise au château de Cataio, les installations pour l’été. Et elle ne veut nul autre que lui pour l’aider. Il amuse la belle sainte pendant qu’elle vaque à ses travaux de ménagère. Attilio choisit et achète les étoffes, les parures, les bijoux. La familiarité est telle que, Lucrezia s’étant blessé au pied, Attilio panse chaque jour la plaie. Il est le page, l’ami, le grand enfant. Pio lui lit ses pièces ; Lucrezia l’emmène à l’église.

Et puis… Lucrezia est belle de cette pathétique beauté qui va finir. Son innocence, son calme font autour d’elle une atmosphère dangereuse pour la paix des âmes. Elle apparaît comme une sœur de Mme de Mortsauf et de Mme de Rênal : adorables femmes qui tentent parce qu’elles sont pures, plus encore que par leur beauté, et dont, mieux qu’aucune coquetterie, la grâce maternelle enflamme le sang des passionnés. Ces angéliques créatures appellent le sacrilège.

Attilio aime la marquise. Il le niera toujours avec obstination. — Mais, que ne niera-t-il pas !

Dans la suite les servantes avoueront que, toutes, elles devinaient cet amour. On se rappellera que Lucrezia ayant dit qu’elle préférait à toutes autres couleurs le blanc et le rouge, Pavanello courut se faire faire des habits blancs et rouges. Et aussi que parfois, Lucrezia étant à sa toilette, il entrait brusquement et d’un air tout ému. Et mille autres signes encore. Il aime. Humblement d’abord, et de très loin. Il se contente d’être près d’elle, dans le silence parfumé des églises, de communier avec elle, au cours des pieuses excursions qu’ensemble ils font à Rome, à Lorette, à Assise. Et puis, tant d’intimité, le voisinage de cette âme qui brûle, pour Dieu seul, mais elle brûle, enfin ! — tout contribue à empoisonner la pure tendresse. Pavanello est sensuel, et violent sous ses grâces. Il n’aime pas longtemps d’un amour résigné.

Et Lucrezia ? Si elle a aimé Pavanello, elle n’en a rien su. Seulement, lorsqu’elle est d’humeur gaie ce jeune homme la fait rire ; si elle est mélancolique il se tait : il prie auprès d’elle fervemment ! Aux heures où l’âme de Lucrezia monte vers le ciel, l’âme d’Attilio suit la sienne — elle le croit. — Quand le bonheur d’avoir reçu son Dieu la bouleverse, les yeux émus d’Attilio cherchent ses yeux… Comment dire quelle place Attilio tient dans ce cœur ?

Quatre ans se passent ainsi. Un jour Pio est à sa villa de Finale. Il souhaite que sa femme le rejoigne. Il serait simple de lui écrire. Mais Pio fait tout bizarrement. C’est à Pavanello qu’il écrit de venir le trouver, et ensuite il le charge d’aller dire à la marquise de se rendre à Finale. Attilio apporte son message au château de Cataio où se trouve Lucrezia.

Je l’ai vu ce château, qu’elle allait quitter pour n’y pas revenir. C’est un endroit magnifique et sinistre. Dans les pièces, la lumière semble morte. Que de semaines avaient passé là ce jeune homme et cette femme. Elle, jouissant, le cœur plus léger, du calme libre des campagnes. Et lui, dévoré par les longs jours pesants de l’été et les nuits où le bleu du ciel est redoutable, sentant son amour devenir impatient et cruel…

Avant de quitter Cataio, Lucrezia fait découvrir les reliques et communie. Puis elle se met en route.

Elle reste à Padoue la journée du lendemain. C’est un dimanche, Attilio vient la saluer au début de l’après-midi. Il se retire vite, et elle va à Saint-Antoine, y demeure jusqu’au soir, dans la chapelle de marbre et d’argent.

Lorsqu’on ferme l’église elle rentre au palais Obizzi où elle a ordonné un petit déménagement. Jusqu’alors, son fils Ferdinand dormait dans sa chambre. La veille, Pavanello lui a représenté que le garçon était trop grand pour qu’une telle intimité fût convenable. Elle n’y avait pas songé, la très chaste ; Ferdinand, c’était toujours pour elle le bébé que l’on berce. Mais Attilio parle sagement. Elle commande qu’on mette le lit de son fils dans une pièce contiguë à sa chambre. L’enfant pleure un peu. Elle tient bon. Pour la première fois, cette nuit-là, Ferdinand dormira loin de sa mère…

On soupe, on récite le chapelet en commun, à dix heures Lucrezia renvoie tout le monde.

Il y a trois portes à sa chambre, l’une ouvre sur la pièce où couchent ses femmes, l’autre sur la nouvelle chambre de Ferdinand ; la troisième cachée par le cuir d’or peint de la tenture, est une porte secrète, et derrière, il y a un petit escalier.

Lucrezia se couche. Tout est calme dans la nuit. Soudain, les femmes sont réveillées par un bruit étrange. On dirait des gémissements étouffés. Sans doute la marquise fait un de ses mauvais rêves. Les servantes cherchent à se rendormir. Mais les gémissements augmentent de force, un meuble tombe, Et, comme libre du bâillon qui l’étouffait, la voix de Lucrezia éclate, terrible, désespérée : « Sainte Vierge ! Saint-Antoine, secourez-moi ! Traître ! Non ! Non ! Plutôt mourir. À l’aide ! Ferdinand ! Au secours… On m’assassine ! »

Qui est avec la marquise ? Elle répète : Traître ! Traître ! Mais elle ne nomme pas le traître.

Les femmes se jettent sur la porte. Elle est fermée. Le petit garçon est debout, lui aussi. On l’entend crier d’une voix qui s’étrangle : « Ouvre-moi, mère ! Ouvre ! » car cette porte-là encore est fermée.


La lutte continue, parmi les meubles bousculés. Lucrezia clame plus haut. Les femmes hurlent. Le petit garçon répète : « Ouvre, mère, ouvre ! » Puis dans la chambre de la marquise il y a un grand silence. Ferdinand, pieds nus, est sorti, il arrive devant la porte secrète. Il va l’ouvrir. Elle s’ouvre. Un homme caché jusqu’aux yeux dans son manteau bondit, renverse l’enfant qui garde aux épaules l’empreinte de deux mains rouges. L’homme est parti.

Les servantes n’osent entrer chez Lucrezia. Elles appellent jusqu’à ce que l’estaffier qui dort dans une arrière-cour s’éveille. Il arrive. La marquise est à terre, noyée de sang, la gorge coupée. Elle vit encore, s’accroche à la jambe du domestique, retombe.

C’est une dangereuse affaire que d’être mêlé à un meurtre. Après on vous accuse. L’estaffier voit bien que sa maîtresse est perdue… Il retourne à son somme.

Ferdinand, fou de peur, croit que l’assassin va revenir le tuer lui aussi. Il se cache sous le lit d’une servante. Les femmes restent là, sidérées, immobiles. Et Lucrezia finit de mourir dans la flaque de son sang.

Elle a pu se traîner un peu, cependant et prendre son rosaire sur la table. Le lendemain on la trouvera les mains jointes, serrant les grains poissés.

Plus tard, le valet de Pavanello a raconté qu’il vit son maître revenir à l’aube, la face blanche et haletant « comme un homme poursuivi par les sbires », lui ordonnant de laver des linges sanglants qu’il tenait à la main. Seulement, c’est sous la torture que le valet avoua ces choses. Et Pavanello soutint jusqu’au bout qu’il était, ce soir-là, rentré à dix heures pour ne plus ressortir.

Le lendemain, il se présente au palais Obizzi, témoigne d’une grande douleur, et jure que les ennemis de Pio ont sûrement fait ce coup damnable. On lui offre de l’introduire dans la chambre mortuaire. Il refuse avec horreur. Il ne peut pas voir la marquise, il l’aimait trop !

La famille se réunit, on décide que nul ne convient mieux qu’Attilio, pour porter au marquis la déchirante nouvelle. Il va partir avec Ferdinand. Mais d’abord il rend visite aux magistrats, afin de leur dire son opinion sur le drame. On lui montre deux objets trouvés auprès du cadavre : un rasoir sans manche, et un bouton d’or repercé plein d’ambre odoriférant, et tel qu’en portent au col les élégants. Il demande qu’on lui donne le bouton. Le magistrat refuse. Il insiste. On devrait l’arrêter là-dessus, semble-t-il ? On ne l’arrête pas. Et il se met en chemin avec Ferdinand et quelques serviteurs. L’un d’eux remarque qu’il a des égratignures au visage, et à la main droite des entailles, qu’il essaye de cacher : « Qu’est-ce là ? — Un chat m’a griffé. » L’autre riposte : « Les chats ne font pas de coupures. » Ferdinand a vu les cicatrices, il entend ce dialogue. Que pense Ferdinand ?

Peut-être sa tendresse pour l’ami lutte-t-elle contre le soupçon. Peut-être la peur de cette nuit atroce dure-t-elle en lui. Il ne dit rien. Longtemps, il se taira. Mais il a de la mémoire.

Le marquis, en apprenant la mort de Lucrezia, témoigne une douleur théâtrale, qu’il vainc assez rapidement pour songer à ses propres périls. On veut l’emmener à Padoue. Le Conseil de Dix a envoyé un magistrat pour étudier l’affaire. Il faut que Pio voie le magistrat. Pio s’y refuse tout net. Ses ennemis ont massacré Lucrezia, maintenant ils s’en prendront à lui ! Mais, le comte Sambonifacio qui, par pitié de son malheur, est venu le rejoindre, dit : « C’est une affaire délicate pour un mari, que l’assassinat de sa femme… d’autant plus que certains vous accusent de la mort de Lucrezia ». Et se tournant vers Pavanello qui écoute en silence : « N’est-il pas vrai ? » ajoute-t-il. Pavanello convient qu’un tel bruit court en effet, et le marquis décide de rentrer à Padoue.

Le peuple ne partage pas son opinion. La ville entière assiste aux funérailles de Lucrezia, et personne dans cette foule n’admet que l’assassin soit un ennemi. C’est un amoureux, et la marquise est morte en défendant sa vertu.

On arrête quatre de ces fameux « ennemis » et quelques domestiques. Leur innocence éclate. On les relâche tous. Pourtant on condamne un serviteur à quelques supplices ! Il aura le poing droit coupé ; sera tenaillé au fer rouge ; tiré à quatre chevaux, et décapité. Seulement : il n’est pas là ! Et il n’y était pas la nuit du crime, car, depuis longtemps, les magistrats l’avaient banni, pour un vol, je crois. Quelle raison avait le Conseil des Dix de condamner cet absent ? On ne saurait le dire.

Après cela, Pio degl’Obizzį reprend ses habitudes. La seule différence qu’on remarque, c’est que sa tendresse pour Attilio s’est grandement accrue. Il le charge de toutes ses affaires, de toutes ses dépenses. Attilio — et sans doute, voilà une marque de confiance singulière — mettra en ordre les robes, le linge, les bijoux de la morte… Quelles heures étranges, il dut passer, tandis qu’il maniait ces vêtements, où restait la forme de Lucrezia, où s’attardait son parfum…

Les choses continuent ainsi une année. Elles auraient pu ne changer jamais si Obizzo le frère cadet du marquis, n’y avait pourvu. Il haïssait Pavanello. Soit qu’il le jugeât un parasite trop bien traité. Soit pour d’autres motifs qu’on ignore. Dans cette noire aventure, les motifs de tous restent impénétrables.

Obizzo se met à recueillir des indices. Les femmes de Lucrezia causaient beaucoup, l’une affirma qu’elle avait entendu Pavanello dire, avec un visage hagard : « Depuis que j’ai fait cela, je n’ai plus de repos, » Et elle s’écriant : « Mais qu’avez-vous donc fait ? » — « Je me trompe, je veux dire depuis qu’on a fait cela… depuis que la marquise est morte, » avait-il répondu dans un grand trouble. Ayant ramassé mille petits faits qui lui paraissent des preuves, Obizzo les apporte à son frère. D’abord le marquis s’indigne ne veut rien croire. Mais, Pavanello en a tout à coup assez de vivre auprès de son patron : il va le quitter, pour quelque temps au moins. Pio fait de grands efforts pour le retenir, Pavanello persiste dans sa résolution. Il a un irrésistible besoin de solitude. À peine est-il parti, Pio admet que c’est lui le coupable. — Un homme bizarre ce Pio, en vérité !

Le voilà convaincu : va-t-il courir sus au traître, le tuer, le faire saisir, lui reprocher son infamie, au moins ? Non pas ! Il ne lui laisse rien voir. Mais il écrit à Pavanello que, le duc de la Mirandole lui ayant promis l’envoi d’un petit canon, il compte avec ce canon, bombarder et détruire la villa d’un certain Dottori, qui tient une notable place entre ses « ennemis ». Alors, qu’Attilio ramasse quelques hommes et vienne l’aider à cette entreprise, Attilio vient. Il est reçu tendrement. Mais il se trouve que, après tout, le duc de la Mirandole n’envoie pas le canon. L’aventure est ajournée, Attilio veut repartir. Pio l’en empêche. Il faut qu’ensemble ils aillent à Ferrare, saluer un grand personnage. Et puis la reine de Suède doit passer par là. On prépare des fêtes. Il y aura des représentations théâtrales. Attilio est en ces matières d’un précieux conseil…

Les voilà à Ferrare. Le marquis passe son temps chez des gens de loi, chez le lieutenant-criminel. Sans doute, il demande qu’on arrête Attilio et il rencontre des résistances. Enfin, il s’en retourne, laissant à Ferrare son frère Obizzo, et Attilio. Avant de partir, il a pris à ce dernier son permis de porter des armes qui n’est pas correct, a-t-il assuré, une signature manque. Et il charge son frère d’obtenir la signature, en attendant celui-ci met le permis dans sa poche.

Le marquis n’est pas à une heure de Ferrare qu’Obizzo offre d’acheter les pistolets de Pavanello. Ils arrêtent le prix, et comme il n’est pas prudent de sortir désarmé. Obizzo donne gentiment à l’autre un petit pistolet court de crosse et tel que la loi interdit d’en porter. Deux heures après, on arrête Pavanello, non parce qu’il a assassiné la marquise degl’Obizzi, mais parce que son pistolet n’est pas de la forme qui convient.

Pio alors formule-t-il son accusation ? Nullement. Il attend trois semaines et ne se décide qu’après avoir reçu une lettre anonyme d’un « bon serviteur de lui et de Dieu » qui lui dit que dans Padoue, à Venise, à Ferrare, tout le monde sait qu’Attilio est le coupable. Puisque tout le monde le veut, Pio se met à le vouloir aussi.

Attilio, transporté à Venise, on le jette sous les plombs, dans un cachot sans air ni lumière, trop petit pour qu’il y fasse quatre pas, et meublé d’un grabat et d’un seau immonde qu’on vide une fois par mois. C’est l’hiver, l’humidité est telle que le lit tombe en pourriture. Puis vient l’été intolérable. On devient fou, on meurt là-dedans. Attilio y reste un an, avec ses craintes et ses souvenirs. Il ne meurt pas, ne devient pas fou, au contraire. Les pièces du procès ont été perdues — ou détruites. — Seuls demeurent les interrogatoires. Jamais accusé ne montra plus imperturbable sang-froid. On lui met sous les yeux le manche de rasoir trouvé chez lui et qui s’adapte exactement à la lame trouvée près de la marquise. « Bien des rasoirs s’adaptent à bien des manches », dit-il. Le bouton d’or et d’ambre est pareil aux siens. — Le bouton d’ambre n’est pas à lui. — Il a acheté un narcotique, disant qu’il voulait endormir une femme qui lui résistait ? — Il nie. Il nie tout. Pas une hésitation, une maladresse. Il nie. Les juges annoncent qu’on va lui donner la torture : « Vos Hautes Seigneuries tortureront un innocent », répond-il avec calme. On lui donne la torture. Il est étendu sur une table qui s’élève et s’abaisse au moyen de poulies. Ses pieds dépassent la table ; dessous il y a un brasier si ardent que, malgré le froid extérieur, les « Hautes Seigneuries » suent à grosses gouttes et font ouvrir les fenêtres. On descend la table, la flamme touche les pieds nus, Pavanello hurle : « Saint Antoine ! » — comme faisait Lucrezia dans l’affreuse nuit. — Puis il crie : « Je suis innocent ! » Il le répète encore lors qu’on le brûle une seconde fois. Encore lorsqu’on le brûle une troisième. Et tandis qu’on l’emporte dans son cachot, il dit aux geôliers cette étrange parole : « Je souffre tout cela pour ce chien de marquis, que j’ai si bien servi. » On recommence trois jours la torture, on n’obtient de lui aucun aveu. D’ailleurs, les juges ne lui étaient pas hostiles, l’un d’eux, lui dit à mi-voix : « Ne crains rien, Pavanello, Dieu t’aidera. » Le Conseil des Dix ne tenait pas à ce que Pavanello fût l’assassin de Lucrezia. Il y tenait si peu que Pavanello fut acquitté.

Il disparaît pendant six ans, Après quoi, chose incroyable, il revient à Padoue, s’installe chez sa mère, et vit tranquillement, Pense-t-il que les Obizzi ont oublié ? Sent-il sur lui quelque haute protection qui le rassure ? Revient-il chercher la trace de son amour et de son crime ?… Il revient ! Et les Obizzi l’apprennent promptement, Pio habite Ferrare ; il se garde de bouger. Mais Ferdinand, le petit garçon qui, derrière la porte close, a entendu les cris de sa mère à l’agonie, ce petit garçon a vingt-deux ans : il se rappelle.

Il prend quatre bravi, arrive à Padoue, se cache et guette. Pavanello sort peu, sinon pour aller aux églises, à Saint-Antoine surtout. — À Saint-Antoine où est la tombe de Lucrezia. — Il sort de là certain jour, et, sans le voir, passe tout près de Ferdinand, embusqué avec sa bande. À peine a-t-il passé, tous tirent. Attilio tombe, c’est une mêlée sur son corps. L’attaque est si sauvage qu’un des bravi est tué par les autres. On traîne Attilio dans la poussière ; Ferdinand lui plante son épée dans la gorge, une fois, deux fois, tant de fois que la tête se détache. Sans doute, il songe au coup de rasoir qu’il a vu sur le pauvre cou pâle de sa mère…

Ensuite, laissant là le cadavre, il s’enfuit.

La République voulut poursuivre Pio degl’Obizzi ; mais il protesta hautement qu’il n’avait nulle part à l’affaire. Il ignorait tout, bien tranquille chez lui. On l’y laissa. Il vécut jusqu’à soixante-neuf ans, et d’une manière fort agréable. Car, soit qu’il renonçât à publier des libelles anonymes, ou pour d’autres causes, il se réconcilia chaudement avec tous ses ennemis, eut d’excellents rapports avec le gouvernement de Venise, et enfin mourut, honoré de tous.

Quant à Ferdinand, il alla en Autriche, il fit une glorieuse carrière. Deux empereurs l’honorèrent de leur amitié. On le nomma successivement marquis du Saint-Empire, camérier, conseiller d’État et de guerre, maréchal d’artillerie, gouverneur de Vienne. En 1683, il délivra la ville assiégée par les Turcs. Le petit garçon, épouvanté, qui se cachait sous le lit d’une servante, l’assassin d’Attilio Pavanello, était devenu un héros.

L’année qui précéda sa mort, et, pour la première fois depuis trente ans, il revint à Padoue. Lui aussi, alla prier à Saint-Antoine ou, dans le cloître del Noviziato, reposait l’ami de son enfance, qu’il avait tué, et, dans cette chapelle noire, la mère qu’il croyait avoir vengée. Qu’il avait vengée… Peut-être : sait-on !…

L’OMBRIE


On s’accorde à déclarer merveilleux les paysages d’Ombrie. J’en vois les beautés — comment ne pas les voir ! — Toutefois, cet accueil que tant d’autres y rencontrent, cette grâce affectueuse, mêlée à la grandeur, cette joie surtout, je ne puis les sentir. Pour moi, ces nobles paysages sont d’une mélancolie poignante. Et, il me semble que leurs colorations et leurs lignes parfaites, loin qu’elles vous donnent l’envie de rester là en une contemplation heureuse, vous poussent ailleurs. Non vers d’autres paysages : hors de la réalité.

Ces vastes horizons, ces montagnes, les larges lumières opposées à de si belles ombres, provoquent la sorte de rêverie qui tourne le regard en dedans. L’Ombrie n’est pas faite pour qu’on l’examine avec les yeux du corps.

On sent cela vivement, lorsque, debout sur la terrasse de Gubbio, on contemple la vallée. Le décor défend son secret contre notre curiosité profane. D’autres l’ont pénétré ce secret : les saints, qui au long de ces pentes sinueuses, sur ces sommets où s’attarde le soleil couchant, partout ! rencontraient Jésus l’adorable, et Marie pleine de grâces.

Ils sont remontés au ciel, les saints. Et nous, le paysage d’Ombrie, désaffecté pour ainsi dire, nous apporte une étrange sensation de solitude et d’exil.

Le palais que construisit, à Gubbio, le duc d’Urbin, Frédéric de Montefeltre — qui avait un nez si comique, et que Piero della Francesca peignit de profil, afin qu’on ne vît pas qu’il était borgne, — une tristesse non pareille l’habite, ce palais désert et dévasté. Bien des maisons magnifiques sont comme celle-là, ruineuses et abandonnées, nulle n’affirme la vanité de l’effort humain, comme cette belle carcasse vide, dont les murs lézardés montrent toutes nues et rudes, leurs pierres, jadis peintes si finement ; comme cette pauvre maison d’orgueil et de plaisir où l’escalier s’effondre, où l’on n’entend rien.

Par les fenêtres béantes, je regarde encore la vallée immobile sous la pure lumière. À quoi bon bâtir des palais ?… La vallée, le grand ciel nous le disent : les biens de la terre sont des jouets fragiles qui tombent de nos mains et s’en vont en poussière. Frédéric de Montefeltre prit des peines pour rendre sa demeure très belle. Dans cette salle lugubre, ses musiciens chantaient mille chansons. Ou bien, pendant les repas, on lui lisait les poètes latins. Il goûtait toutes les joies fines ou violentes offertes par la vie. Son palais silencieux, croule dans le silence et la solitude… On éprouve là un désir de rester immobile, de ne vouloir plus rien.

J’ai passé à Gubbio une des heures les plus chargées de tristesse dont je me souvienne.

À Citta di Castello, j’achève ma visite de la ville au palais Vitelli. Un Florentin de grand goût, l’a arrangé, — non restauré, grâces au ciel ! — Les fresques gardent leurs éraflures. Quelques vieux meubles, contemporains du palais, font mieux sentir le vide des salles obscures. Derrière, on voit un jardin où poussent des légumes et des fruits. Au xve siècle, des fruits et des légumes pareils mûrissaient dans le clair enclos. Des tables, des coffres, des tableaux analogues à ceux-ci, décoraient les chambres. Et les fresques sont là depuis quatre cents ans. Toutes ces choses usées, fanées, dégagent de la poésie, puisqu’elles rapportent l’image pâlie, mais exacte du passé… Mon esprit, dompté par les mystiques paysages, refuse l’enchantement. Et voici le souvenir que j’emporte de ce palais. Dans la plus riche salle, sous les arabesques et les personnages qui ornent le mur de leurs inventions abondantes, l’artiste a mis un chien. Pas bien beau, ni de grande race : c’est un chien vulgaire, un peu niais, un vrai chien, un portrait ressemblant. Il sautait, aboyait, dans ces pièces moroses, où le pas des visiteurs étrangers s’entend seul. Au retour du maître, le bon chien faisait mille folies joyeuses. On l’aimait, puisqu’on a voulu conserver son image. Peut-être quand, très vieux, il s’endormit pour toujours, quelqu’un, dont le cœur s’attachait à ce qui passe, pleura un peu.

Pauvre chien, mort depuis si longtemps…

Tout près d’Umbertide, une haute maison, perchée sur une colline, me tente. L’automobile grimpe, et bientôt j’entre dans la grande cour d’un château-fort. Au milieu, il y a une statue de guerrier en armure. Ce guerrier fit des actions considérables sans doute. J’ignore lesquelles. Il est trapu, engoncé. On dirait qu’il éprouve quelque ennui d’être là, et qu’il se repent d’avoir avec un grand courage, tué beaucoup d’hommes. Solitaire et rongé par le temps, il n’est pas gai à voir, cet homme en armure.

Un jardin tout fleuri dévale du plateau. Le jardinier cultive ces fleurs pour s’amuser, j’imagine, car depuis longtemps les propriétaires n’habitent plus le château. Dans la cour intérieure, si fière, et d’ se voient encore le chemin de ronde et les défenses, les ouvriers agricoles épluchent du maïs. L’endroit majestueux fait pour la bataille est devenu une ferme. Comme ce guerrier de pierre qui le garde inutilement, il n’a plus de sens. Les derniers rayons du soleil frappent en vain sa masse lourde : ce grand château est mortellement triste.

Et toute la beauté du paysage ombrien, qui détache le cœur de la terre et de ses joies fugitives, est mortellement triste.

Cette tristesse, je l’ai vue, accumulée dans un regard… C’est à Borgo San Sepulcro ; et le regard, c’est celui du Christ peint par Piero della Francesca.

L’Être divin remonte des Enfers. Il a contemplé tout le crime, toute la misère de l’homme. Il sait que crime et misère sont éternels, que la pitié, la tendresse, le pardon même ne peuvent les guérir. Et ses yeux creux sont pleins de désespoir. Le bouleversant chef-d’œuvre vous ordonne avec une force irrésistible de quitter les désirs trompeurs, de renoncer, de fuir…

Ce sublime, ce désolant regard qu’on ne peut oublier, m’a paru être l’expression même des paysages qui, eux aussi, conseillent la fuite hors du réel : l’extase, où, devant le ciel large ouvert, on oublie les luttes, les fautes, la joie brève et les longues douleurs d’ici-bas…

On trouve en Ombrie des curieux d’une autre sorte que dans le reste de l’Italie. Il y a, comme ailleurs, des gens qui voyagent sans savoir pourquoi. Mais ceux-ci passent vite. Le pays ne les « amuse » guère. Les vrais fervents s’attardent. Même, certains restent. Les uns, de cœur ému, cherchent longuement la trace de saint François, et les réponses à de secrètes questions qui les tourmentent. D’autres — nombre d’Anglais et d’Anglaises — étudient la peinture ombrienne avec un intérêt passionné ! Tous sont sérieux, pleins de respect, disciplinés par l’atmosphère religieuse de la région.

Les peintres ombriens l’ont tous subie, cette atmosphère. Beaucoup de leurs tableaux, on les dirait peints à l’ombre fraîche des cloîtres. C’est la même patience, le même soin, la même délicatesse qu’avaient les enlumineurs de livres saints. Point de personnages à durs tendons d’athlètes, comme chez Mantegna ; de géants membrus, écrasés par leur propre force comme chez Michel-Ange. Point d’expressions violentes, de brusques gestes. Ils ne nous montrent pas la bonhomie réaliste de Carpaccio, ni le charme tendrement voluptueux de Bellini. Ils sont ensemble un peu secs et très doux. Leur grâce pliante a je ne sais quelle délicieuse faiblesse féminine.

Voyez par exemple, dans les tableaux de Fiorenzo di Lorenzo, au musée de Pérouse, ces jeunes hommes si bien faits, si bien habillés. Les maillots étroits dessinent à merveille leurs élégantes formes, leurs vestes tuyautées s’évasent drôlement sous leurs tailles de demoiselles. Ils cambrent les reins, montrent avec un plaisir évident de si beaux costumes, et surtout de si belles jambes, et ces cous ronds et blancs, ces longs cheveux savamment coiffés. Ils sont contents d’être jolis — contents comme des femmes. Sur leurs fins petits visages, l’expression flotte. Ils regardent vaguement, au hasard, sans intention, sans projet, sans vouloir. Et ces figures, malgré leur ferme ossature, sont molles, Plus tard, ces jeunes gens indécis, aux corps flexibles, porteront de lourdes cuirasses, et avec de grandes épées frapperont de grands coups ?… J’imagine plutôt que, soudain las d’élégance, de dissipation, de fêtes profanes, ils iront au monastère et verront la Vierge leur apparaître, si belle… Une vierge semblable à celles qui sont là toutes proches, peintes par Bonfigli : longues jeunes femmes aux traits fins, aux grands fronts pleins de molles rêveries. Leurs gestes sont lents ; les plis de leurs manteaux, on sait bien que jamais un mouvement vif n’en rompra l’harmonie. Elles baissent les yeux. L’une a son divin fils sur les genoux. Elle ne de le regarde pas, ni les anges agenouillés au bord sa robe. Elle ne regarde rien de ce qui existe. Le paysage d’Ombrie l’a, elle aussi, chassée hors du monde.


ASSISE


De loin, posée sur la colline parmi les feuillages, Assise semble un ostensoir. Quand on approche, la grande basilique, et l’immense couvent qui la flanque, prennent un air de forteresse. L’endroit est plein d’orgueil.

Dans les rues grimpantes, on rencontre à chaque pas quelque maison noble ou familièrement jolie ; des murs s’écartent et le grand paysage, soudain révélé, brille dans la pure lumière. Voici un fragment de temple antique aux belles colonnes ; la cathédrale avec sa rose si ample et si délicate. On redescend et c’est l’église de Sainte-Claire. Une nonne, qui se cache soigneusement, offre de montrer la momie de la sainte. Le spectacle ne coûterait pas bien cher. Je le refuse pourtant… Sainte-Claire, âme fine et secrète, auriez-vous songé avec plaisir que l’on exhiberait vos restes à la curiosité des passants ?…

Me voici enfin dans la basilique de Saint-François. Je me garderai de la décrire ! Qui n’est venu dans les ombres de l’église basse, qui n’a contemplé avec dévotion sur les murs de l’église haute les peintures mourantes, ou, hélas ! restaurées ?

C’est une admirable église. Trop admirable peut-être… Quand on l’a vue, on visite le réfectoire du couvent. Saint-François disait : « Je considère comme un grand trésor de ne rien posséder de tout ce que prépare l’industrie humaine. » Il n’eût pas approuvé cette salle magnifique.

Ensuite, on va dans le long promenoir suspendu sur la vallée. Rien de si beau. Le vaste paysage, encadré par les colonnes, a une noblesse hautaine et qui rend le cœur hautain, car dans cette galerie splendide, on sent qu’on est le maître de ce paysage, on règne sur lui. Ce ne sont pas des pauvres moines que l’on imagine là, rêvant aux bonheur du ciel. Plutôt, des prélats vêtus de soies rouges ou violettes, et dont les mains paresseuses jouent avec une croix de pierreries. Au soleil couchant, ils venaient — on croit les voir ! admirer l’incomparable décor, prendre un peu l’air, tout en causant de doctes sujets, ou de politique ; et leur luxe, leurs élégances intellectuelles s’harmonisaient au luxe du promenoir suspendu… Saint-François, avec sa pauvre mine, n’eût point fait bonne figure. Mais il était mort, et bien mort quand on bâtit ce glorieux couvent.

C’est lui, saint François, que l’on cherche ici. Et nulle part on ne le trouve. Pourtant, il y a dans le monastère un petit cloître infiniment poétique, et humble à sa manière. Au milieu, le sol est surélevé. Quelques arbres poussent difficilement, et quantité de cyclamens mauves qui sentent si bon ! Ce cloître a un air abandonné, une grâce touchante. Si on l’avait contraint de vivre dans un si riche couvent, François se serait, plus d’une fois, réfugié là pour causer avec les cyclamens, les insectes qui bourdonnent tout bas. Et les oiseaux lui auraient conté leurs histoires.

Je me représente saint François à vingt ans, très pareil aux frêles et jolis jeunes hommes que, deux siècles plus tard, peignait Fiorenzo di Lorenzo. Comme eux, il devait avoir l’expression flottante des êtres qui ne connaissent pas leur volonté. Comme eux, il aimait les beaux habits, et follement. Son père, Bernardone, gros marchand fort riche, voyageait à travers l’Europe pour vendre et acheter des soieries. Bernardone prenait un vaniteux plaisir aux prodigalités de François. Et François lui fournissait ce plaisir en abondance. Outre qu’il était l’un des garçons les mieux vêtus d’Assise, il était le plus dissipé, menant ses camarades en bruyantes expéditions nocturnes, donnant des festins, et faisant mainte action déréglée. Aussi, il avait un énorme orgueil : « Je serai un grand prince », déclarait-il volontiers.

Assise et Pérouse étant en guerre, il fut pris et demeura un an captif. Il ne perdit là ni sa gaieté ni ses espoirs. Lorsque ses compagnons de misère se décourageaient, il leur promettait mille dédommagements. Et quant à lui, il disait : « Vous verrez qu’un jour le monde entier m’adorera. »

Rendu à sa ville natale, et voulant effacer le souvenir de cette année perdue pour le plaisir, il se divertit avec tant de violence que bientôt il s’alita, et crut mourir. Peut-être fut ce le début de ce mal de poitrine qui devait l’emporter.

Longtemps, il reste si faible qu’il ne peut marcher sans bâtons. Dans cette convalescence pénible, la couleur du monde commence de changer à ses yeux. Nous autres, qui n’avons plus la foi, la maladie nous paraît une irritante injustice et ne nous perfectionne pas. Pour les gens du passé, elle était un avertissement paternel et une punition méritée. Ils la toléraient mieux, et en sortaient plus sages et plus purs. Ainsi arriva-t-il de François, Écrasé de fatigue, il croit que ses joies tapageuses ne pourraient à présent lui donner que déception. Le beau paysage où il se promène à pas lents ne le rend plus heureux. Il ne sait ce qui le rendrait heureux. Et puis il guérit complètement, oublie ces impressions morbides, se remet à faire du bruit par les rues, à rêver de gloire. Une troupe d’Assisiates va, avec Gauthier de Brienne, combattre pour le pape. François se joint à eux. Il est tout éperdu en songeant aux rencontres où il fera merveille. Et surtout il s’occupe de s’habiller avec magnificence. Son équipement est si riche, il s’en vante si fort qu’il fâche ceux qui, moins bien mis, vont avec lui. Il part triomphant, et peu de jours après revient très sombre et malade. Que s’est-il passé ? Une vision a commandé qu’il rentrât au logis. C’est du moins ce qu’on racontera plus tard. Il semblerait plutôt que ses camarades, impatients de sa vanité, lui eussent infligé quelque mortification intolérable. On ne sait. Il revient et le vieux Bernardone, qui avait payé armes, chevaux, harnachements et beaux costumes afin que son fils couvrît de gloire la famille, le vieux Bernardone n’est pas content. François ne s’en soucie guère. La terrible mélancolie de sa convalescence est revenue, il lui appartient tout entier. Ses désordres lui font peine et honte. Il voudrait leur échapper, échapper à lui-même. Il hésite, cherche, dans une grande solitude intime. Les pauvres, parmi lesquels il passe de plus en plus sa vie, l’aiment, comme un riche bienfaiteur, non comme un frère ; et au milieu de leur reconnaissance, il se trouve seul encore.

Un jour, à Rome, une inspiration le traverse. Il dépouille ses beaux vêtements, emprunte les haillons d’un miséreux, et jusqu’au soir reste sur le parvis de Saint-Pierre, demandant l’aumône. Il a reçu mainte rebuffade, vu du mépris dans certains regards, tout son orgueil a souffert. Et puis, il est étrangement heureux et calme…

À quelque temps de là, près d’Assise, il se promène à cheval, rêvant au besoin, encore mal compris, qui tourmente son cœur. En travers du chemin, un lépreux se présente. La lèpre, c’est le dégoût de François, son épouvante. Il tourne bride, part au galop. À l’instant même une détresse inouïe pénètre toutes ses fibres. Il a honte. Il se hait. D’un effort terrible, il dompte sa répulsion ; il revient sur ses pas, rattrape le lépreux, donne tout son argent, et baise la main, rongée par le mal hideux. Ensuite, frémissant de son dégoût maîtrisé, ivre de sa victoire, il se remet en route.

Le lendemain, il va à la léproserie, soigne les malades avec tendresse. Il n’a plus d’horreur ; de la joie seulement. Il a trouvé ce qu’il cherchait ; il est libre !

Saint François a enseigné l’amour, mais bien davantage, la liberté. Il nous a dit que posséder, c’est esclavage ; que s’aimer soi-même, c’est esclavage : esclavage, l’orgueil, la domination. Il nous a dit, et montré, qu’on est libre, lorsqu’on prend plaisir à jeter les pièces d’or dans la poussière ; lorsqu’on baise la main du lépreux ; lorsque, sans moins aimer, on accepte que l’outrage réponde à votre amour ; lorsque le pain qu’on mange, et le soleil levant, on les regarde comme des dons exquis auxquels on n’avait pas droit, car on n’a droit à rien.

Quand il a trouvé son secret de bonheur, François rebâtit les chapelles en ruines, car le travail est saint ; soigne les malades et console tout ce qui souffre, parce que l’amour veut être employé. Il ne possède plus aucune chose. Il est heureux. Sa famille le tourmente, le renie. Mais il prend un vieux pauvre : « Tu seras mon père. Et quand je te dirai : mon père, bénis-moi, tu me béniras. » Il est hâve, haillonneux, ses yeux brillent de fièvre, les enfants lui jettent des pierres en criant : « Au fou ! » Les gens le méprisent et rient. Bientôt ils ne riront plus. Il se met à prêcher. Sa parole entre dans les cœurs comme une épée. On l’écoute : il apporte la joie.

Ce sont pour l’Italie de rudes temps, ces temps-là. Famines, pestes, guerres continuelles ; le travail menacé sans trêve, et cette atmosphère de haines : haines de ville à ville, de famille à famille, de voisin à voisin. Et les cruautés atroces des soldats, et l’atroce justice des princes. Les pauvres âmes peureuses regardent vers le ciel. Le pape en tient les clefs, il excommunie – damne — à son plaisir. Autour de lui sont les prélats : « de pierre pour comprendre, de bois pour juger, de feu pour se courroucer, de fer pour pardonner ; trompeurs comme des renards, orgueilleux comme des taureaux, aussi avides et insatiables que le minotaure ». Ce n’est pas de là que tombent les consolations. Ce n’est pas non plus des cloîtres où se réfugient ceux qui veulent penser, étudier sans qu’on les dérange et ceux qui veulent vivre à l’aise et hors du péril. Ce n’est pas encore des huttes où les anachorètes rêvent dans le silence et la solitude. Nulles paroles ne venaient de tous ces lieux rafraîchir les pauvres cœurs, nul exemple pour redresser les volontés. François parle, il apporte l’exemple et l’espoir. Il n’est pas un prêtre — jamais il ne reçut les ordres. Il n’est pas un moine — le propre du moine, c’est d’être clos en un couvent ; François errait sous le ciel, et il n’aimait guère les couvents ; l’orgueil et l’avarice sont des prisons, pensait-il, et les habitudes du cloître sont aussi des prisons. Il est un homme parmi les hommes : le frère ! C’est là le secret de son action. Il ne rêvait pas de fonder un ordre, d’être un chef, mais seulement de prouver que l’on peut être heureux. « Personne ne me montrait ce que je devais faire », dit-il dans son testament. Certes !

Pour qu’on lui permette d’être pauvre, et saint à sa manière, il se montre respectueux envers l’Église, et même avec quelque ostentation. Il commande à ses frères de saluer les prêtres qu’ils rencontrent, et de baiser les pieds de leur cheval. Il est soumis au pape très humblement ; mais il défend que, lorsqu’il ne sera plus là, l’ordre sollicite du Saint-Siège aucune bulle, aucune faveur : il y insiste passionnément. Les bienfaits vous mettent en servitude. Il ne veut nulle servitude.

Il ne souhaite pas que tous les riches se dépouillent et le suivent. Ceux qui aiment leurs entraves, qu’ils les gardent, qu’ils renoncent à la haine seulement. Il ne conseille pas à tous l’ascétisme. Quand il rencontre un homme qui porte des colombes au marché, il obtient que l’homme les lui donne, leur construit lui-même un nid et tendrement leur dit de multiplier ainsi que Dieu l’ordonne. Et ceux qui veulent vivre comme il vit, il ne permet pas qu’ils s’enferment pour jeûner et se flageller : il veut qu’ils aillent joyeusement par les chemins annoncer que l’amour guérit et sauve.

Et l’amour vient à lui, abondant. Les disciples augmentent de nombre ; bientôt il y en aura trop — beaucoup trop ! — Mais aux premiers temps quelle joyeuse vie pleine, rayonnante et gaie ! Quelles charmantes âmes claires ramassées autour de son âme ! C’est frère Jean qui l’admire si fort que non content d’imiter ses actes, il imite ses gestes ; quand François se lève, Jean se lève, il s’assied quand François s’est assis. François soupire-t-il, Jean soupire aussitôt. Et si François tousse, voilà Jean qui tousse. Il fallut gronder Jean pour qu’il se résignât à soupirer et à tousser pour son propre compte. Il y a aussi frère Léon si tendre et si fin, qui ne peut obéir quand François ordonne qu’il lui dise des injures pour le ramener à l’humilité. Il y a aussi Junipère, le comique de la sainte troupe. Junipère va visiter un malade, et le malade avoue qu’il a bien envie de manger un pied de porc. Junipère s’élance hors de la chambre. Il a vu des cochons sur sa route, il les rejoint, coupe la patte de l’un d’eux et revient tout triomphant vers son malade. Mais arrive aussi le maître du troupeau dans une affreuse rage. L’impulsif Junipère se porte bravement à sa rencontre et lui peint en traits si vifs la joie de faire plaisir à son semblable, que l’homme ému de tendresse s’en va tuer la bête estropiée et l’apporte en cadeau à Junipère. Ce drôle de Junipère comprenait fort bien les volontés profondes de saint François et s’y associait. François craignait que l’orgueil ne détruisît son œuvre, — hélas, il avait bien raison de craindre. Il voulait de l’amour, non de l’admiration ; et toutes les marques d’honneur que l’on donnait à lui et aux siens lui causaient du déplaisir. Junipère pensait comme François. Un jour qu’il arrive à Rome pour prêcher, il voit sortir de la ville une foule venue pour lui faire cortège. Junipère ne veut pas de cortège. Apercevant de petits garçons qui se balancent sur de grandes pièces de bois posées en équilibre, il leur demande la permission de prendre part à leur jeu. Et quand les dévots s’approchent pour témoigner leur déférence au saint homme, ils le trouvent à califourchon sur sa poutre, montant et descendant avec une grande joie, au milieu des rires enfantins. Les dévots saluent Junipère, il ne les entend pas : il se balance.

Après un peu de temps, les dévots, très fâchés, rentrèrent dans Rome ; et ainsi Junipère n’eut pas de cortège.

Excepté qu’il charme les oiseaux, apaise les disputes et prédit les bonnes récoltes, saint François ne fait guère de miracles, mais il a des visions, et on en a autour de lui. Ne pensons pas que ces visions soient inventées après coup par les fabricants de légendes. Ne disons pas que les mystiques du temps passé « croyaient voir » : ils voyaient ! Vous, les réalistes, assurés de votre équilibre mental, n’arrive-t-il pas, lorsque la pensée d’un être vous obsède que vous vous figuriez sans cesse le reconnaître dans quelque passant ? Ce passant ne lui ressemble en rien : n’importe, la personne qui vous occupe violemment est là devant vous. C’est qu’une seule image habite votre esprit et le ferme aux intérêts, aux curiosités, à tout ce qui n’est pas elle. L’image qui supprime les autres a tant de force qu’elle se projette hors de vous et se réalise. Vous ne « croyez » pas voir l’être dont vous êtes plein : vous le voyez. Cet effort involontaire dont nous sommes tous capables lorsqu’une grande passion, une grande peur nous dominent, les mystiques étaient constamment prêts à le faire. Le Christ, la Madone, les saints, qui venaient les consoler, ils les tiraient de leur propre cœur. En vérité, ils les ont vus !

Et puis, tout gardait pour eux cet éclat et ce mystère, que les enfants aperçoivent sur les choses et autour d’elles. Les vrais saints, ceux qui ne tournent pas en hommes d’affaires, ou en politiques, restent des enfants jusqu’au bout. Le propre de l’enfance c’est d’ignorer les limites, de ne pas admettre l’impossibilité. L’enfant a le goût et le besoin de la métamorphose. La réalité n’est qu’un thème pour son imagination. Quand la vieille femme en loques change soudain en une fée scintillante, c’est pour lui un fait logique, conforme à son attente et à son besoin. L’enfant a des visions du même genre que la vision de frère Élie par exemple. Frère Élie était « plein de superbe » et d’un caractère irritable. Un jeune homme d’une beauté merveilleuse et richement vêtu, frappe un jour à la porte du monastère, et demande à voir le coléreux Élie. D’abord, celui-ci ne veut point se déranger. Il y consent enfin, tout grognon, et le beau jeune homme aussitôt l’interroge sur l’interprétation d’une certaine parole, dont Élie était tourmenté. « Je sais fort bien tout cela, mais je ne veux pas te le dire ! Va-t’en à tes affaires ! », riposte Élie, furieux. Il claque la porte au nez du visiteur, et rentre dans sa cellule. Mais aussitôt, un remords le prend et une inquiétude. Il était bien beau, ce voyageur inconnu ; et comment avait-il inventé de faire juste cette question-là ? Élie retourne en hâte vers la porte. Le jeune homme n’y est plus. Alors, se rappelant le visage radieux, Élie se demande, en tremblant, si ce n’était pas un ange. Et tout de suite, il est sûr que c’était un ange. Et les autres frères, auxquels il en parle, sont sûrs que c’était un ange. Et bientôt, l’un d’eux rencontre au bord d’un fleuve, un admirable jeune homme vêtu comme un voyageur. Et il le reconnaît. C’est le même que, dans sa superbe, frère Élie a mis à la porte. Il demande à l’étranger comment il s’appelle, l’étranger dit : « Mon nom est trop merveilleux pour être connu », et aussitôt il disparaît aux yeux éblouis du bon religieux qui se hâte de porter la nouvelle au couvent : c’était bien un ange !

François fut très heureux parmi ces êtres naïfs qui l’aimaient tant ; plus heureux encore de voir accourir des foules inquiètes qui, ayant ouï sa parole, s’en retournaient apaisées, et vivaient plus saintement. Et parmi ses bonheurs il faut mettre l’amitié adorable de sainte Claire.

Tentée par le renoncement, la belle jeune fille vint vers lui de tout son cœur, et il la reçut de tout son cœur, lui enseigna les joies de la pauvreté, et l’aima infiniment. Puisse l’image que Simone Martini nous a laissé d’elle dans l’église basse d’Assise être ressemblante ! La longue figure en amande est si fine, si pure, les yeux sont si graves et d’une douceur si pénétrante ; la bouche entr’ouverte a tant de calme et de courage ! Noble et jolie créature. On se la représente dans le jardin de son couvent, au sommet de la colline, soignant ses fleurs, et priant. Cette tendre oraison, le vent du soir l’emporte jusqu’aux maisonnettes d’en bas. Là, saint François prie, lui aussi, pour que la misère humaine soit moins lourde, et pour son amie si chère, peut-être…

Une intimité limpide et charmante régnait entre les fils de François et les filles de Claire. On mangeait en commun parfois ; et c’étaient des fêtes délicieuses. Pour cadeaux, on s’envoyait des malades. Claire filait activement, de façon que François eût en abondance de belles nappes blanches à mettre sur les autels. Et puis on parlait du ciel où, peut-être, on se retrouverait.

Certes, saint François fut heureux profondément. Et puis, le rêve était trop beau. On l’en réveilla.

Il partit pour l’Égypte, laissant la direction de l’ordre, prodigieusement accru, à deux vicaires, Mathieu de Narni et Grégoire de Naples. Dès qu’il ne fut plus là, ces gens commencèrent de tout bouleverser. Ils trouvaient un appui, un consentement tout au moins, chez un très bon ami de saint François, le cardinal Hugolin qui ensuite fut le pape Grégoire IX. Hugolin admirait fort saint François, et l’aimait. Seulement, Hugolin était un bon politique, un homme de gouvernement. La force énorme de ces prêcheurs qui allaient gagnant les âmes par milliers, il voulait la mettre au service de l’église. À son gré, les franciscains étaient trop pauvres, trop humbles : trop libres ! Et Hugolin vit faire avec plaisir, ceux qui détruisaient l’œuvre de saint François. On multiplia les observances, les pratiques religieuses, et les austérités que François réprouvait. On mitigea le vœu de pauvreté. Les doctes personnes qui dans un enthousiasme sincère étaient entrées dans l’ordre pour y oublier l’orgueil de la science, retournèrent à la science. Le temps allait bientôt venir où les franciscains disputeraient aux dominicains les savants, les lettrés qui devait faire briller l’ordre d’un éclat intellectuel. Le temps allait bientôt venir où les franciscains posséderaient les plus immenses églises, les plus magnifiques couvents. Or, François ne voulait pas que l’ordre possédât rien. Si quelqu’un souhaite la maison où vous habitez, disait-il à ses frères, sortez sur-le-champ et la lui cédez. Et il ne voulait pas qu’ils fussent avides de science. Il pensait qu’on trouvera toujours des hommes pour se livrer aux recherches de l’esprit, mais qu’on n’en trouve pas tant pour montrer l’image du détachement parfait, du sacrifice total et joyeux, de l’amour. Ses fils n’avaient que faire d’étudier, leur besogne c’était d’offrir au cœur un magnifique idéal réalisé.

Une fois, il arriva qu’un novice vint lui demander permission d’avoir un psautier : « Quand tu auras ton psautier, dit François, tu voudras avoir un bréviaire. Et quand tu auras un bréviaire, tu t’assiéras sur une chaire comme un grand prélat, et tu feras signe à ton compagnon : « Apportez-moi, mon bréviaire ! » Puis, d’un geste vif, il prit de la cendre dans la cheminée, il la répandit sur la tête du novice en répétant : « Voilà le bréviaire ! Voilà le bréviaire ! »

Un an d’absence suffit pour que la physionomie de l’ordre, son intention soient changées. François a vu en rêve une malheureuse poule noire qui s’efforçait vainement d’abriter ses poussins sous ses ailes. Les poussins échappaient, échappaient… Ainsi sa famille lui échappe. À Bologne, il trouve des frères installés, chez eux, dans un bon couvent. Il leur ordonne d’en sortir. Ils sont très fâchés. Mais Hugolin arrive, déclare que la maison lui appartient, et que les frères y sont par sa volonté. François cède tristement. C’est Hugolin encore qui persuade François qu’il ne saurait plus longtemps rester à la tête de l’ordre. Il faut un administrateur pour mener cet immense troupeau. Lui, François, n’est qu’un saint… Il cède encore. Résister, ne serait-ce pas se démentir ? Pour successeur, — ce n’est pas lui sans doute qui l’a choisi ! — il aura Pierre de Catane, un noble, et un docteur ès lois. Un grand chapitre se tient. On y arrête les termes d’une nouvelle règle. On en biffe l’article où François avait mis tout son espoir : N’emportez rien avec vous. Et puis il abdique : « Désormais, dit-il aux frères, je suis mort pour vous ; mais voici frère Pierre de Catane, auquel vous et moi nous obéirons tous. »

Les frères pleurent à grand bruit. Et, sans doute, ils sont bien contents au fond du cœur.

François vécut cinq ans encore après ce jour si triste. Sa réputation grandissait sans cesse. Les foules le suivaient, et de fidèles disciples. Mais quelles douleurs il portait avec lui. Il avait dit que, la joie parfaite ce n’est pas, de donner un grand exemple de sainteté ; ni de rendre la vue aux aveugles ; ni de connaître le cours des astres, ni de convertir tous les infidèles, mais bien, lorsqu’on a marché jusqu’au soir, qu’on est las, transi, affamé, d’être repoussé de l’abri qu’on espérait, insulté, brutalisé : « Et si nous acceptons avec joie ces injures et ces coups, alors, ce sera la joie parfaite ! » Hélas, à la fin de sa journée, on l’avait repoussé hors de la maison. Il acceptait, et il n’avait pas la joie parfaite mais une âpre souffrance. Pauvre saint, il se croyait dégagé de tous les esclavages, et il n’avait pas vu quels liens puissants son idée tissait autour de lui. Il l’avait trop chérie, cette idée. Il ne pouvait supporter de la voir mourir.

Il n’y a guère de drame moral plus déchirant. Peut-être, cette tristesse étrange que l’on respire avec l’air dans les paysages d’Ombrie, c’est la tristesse de saint François…

Il la porte de place en place. Partout on montre des lieux où il s’est retiré pour prier, pour souffrir. Il est malade, crache le sang, se traîne : il ne cesse de prêcher l’espoir et la paix. Et puis, seul dans ses grottes, ses cabanes de feuillages, il désespère. Ses yeux sont presque perdus, tant il a pleuré. – Il pleure de tendresse et de pitié sur la Passion du Christ. Oui. Et il pleure sur ses fils qui ont cessé de le comprendre, sur son idéal, son bonheur perdu.

Une nuit, près de Chiusi, il fut attaqué par la suprême tentation : le regret du sacrifice. Il faisait grand froid, la terre était blanche de neige. Très malade, grelotant sous les branchages de sa hutte, il vit soudain l’existence qu’il avait refusée : la famille, les tendresses paisibles, la douceur du foyer que Dieu bénit. Il lui parut que tout son grand effort était vain, vaine son œuvre, et il connut une mortelle angoisse. Soudain, rejetant les pauvres vêtements qui ne le réchauffaient pas, il sortit dans la nuit, glacé, et prenant de la neige, il modela de petites figures, qu’ensuite il posait à terre, en file, et à haute voix il disait : « Regarde, celle-ci est ta femme, puis derrière elle, viennent deux fils et deux filles, puis le serviteur et la servante qui portent le bagage… » Et s’étant satisfait de cette douloureuse ironie, François rentra dans la cabane froide. Il dût pleurer beaucoup cette nuit-là…

« Si mes frères pouvaient savoir ce que je souffre, disait-il parfois, ils auraient pitié. » Mais ce n’est pas la pitié qu’il leur inspire ce moribond au cœur si triste, c’est une vénération cupide et atroce. Il est devenu une relique vivante — en attendant ! On tâche de couper un bout de son vêtement, on cherche à obtenir de ses cheveux, des rognures d’ongles. Il excite un abominable intérêt.

Épuisé, sentant que la fin approche, il veut revoir sa ville. Les Assisiates envoient des soldats pour le ramener. On craint que, dans le voyage, quelque autre ville ne vole le mourant. — Posséder son cadavre, ce sera une fortune ! — Mais il arrive ; le peuple témoigne une joie frénétique ! On le tient !

Il loge à l’évêché. Et l’évêque, le peuple, les frères, tous attendent sa mort. Mais l’agonie dure trois mois. Il a les illusions des poitrinaires. Il parle de fonder un nouvel ordre où nul n’oubliera l’humilité, où tous chériront sincèrement la pauvreté. Sa longue douleur s’échappe de lui. Il crie : « Où sont ceux qui m’ont volé mes frères ? Où sont ceux qui m’ont volé ma famille ? » Il dit des paroles si amères qu’on ne laisse personne venir auprès de lui. Dans une de ces minutes où il se trompe sur son état, il interroge le médecin : peut-il durer quelque temps encore ? L’autre hésite. François insiste gaiement. Le médecin avoue qu’il ne vivra plus que des semaines. Une paix magnifique descend sur le saint. Il ouvre les bras dans un grand geste tendre et dit : « Sœur Mort, soyez la bienvenue. » Puis il se met à chanter le cantique du soleil, qu’il a fait pour louer Dieu de toutes ces créations : les astres, le vent, le nuage, le ciel pur, et l’eau « utile, humble, précieuse et chaste ». Il chante ce jour-là, et tous les jours ensuite, et tout le jour. L’évêque, qu’une si longue agonie importune, et que tous les religieux circulant par sa maison irritent, fait dire à François que tant chanter, ce n’est pas convenable. Un saint doit se recueillir devant la mort, l’attendre avec gravité, inquiétude. Mais François n’a aucune inquiétude ; toute sa belle joie est revenue ; il chante le soleil éblouissant, et l’eau précieuse et chaste.

On l’emporte enfin dans le petit couvent où il a tant espéré, tant prié, connu un tel bonheur : la Portioncule. Il a fait, dans un testament, ses adieux à sainte Claire, maintenant il songe à une autre amie chère à son cœur : Jacqueline de Settesoli, une grande dame romaine qu’il appelle en riant : frère Jacqueline. Il veut qu’on écrive à frère Jacqueline de le venir trouver. L’aurait-on fait ?… On n’eut pas à le faire. Guidée pas l’instinct des grandes tendresses, Mme de Settesoli arrivait à la porte au moment même où il commandait qu’on envoyât un messager vers elle. En la voyant, il devint si gai qu’elle crut qu’il pouvait guérir. Il la détrompa. Et, heureux d’être ensemble, malgré la fin si proche, ils causèrent délicieusement dans les sublimes journées d’automne.

Les forces de François déclinaient, mais sa faible parole brisée gardait une merveilleuse puissance, soutenait les cœurs, répandait les forces et la joie. Le 3 octobre 1224, à la nuit tombante, il mourut, si doucement, qu’on n’entendit pas son dernier souffle. Et comme tous restaient silencieux, doutant s’il vivait encore, un grand vol d’alouettes tomba en chantant sur le chaume de la cellule.

Ce soir-là, du fond de la campagne, les gens virent qu’Assise était toute illuminée. Ils comprirent que le saint était mort, et en conçurent une grande joie. Et dans les rues de la ville, il y eut une fête aussi bruyante que les fêtes où le jeune François Bernadone menait le tapage à tête de ses compagnons.

Deux ans plus tard, Grégoire IX venait présider une autre fête ; la canonisation de son grand ami, saint François d’Assise. — Deux ans plus tard encore, Grégoire IX déclarait que les Franciscains n’étaient pas tenus d’observer le testament de leur fondateur.

Après l’avoir canonisé, l’ami de saint François posa la première pierre de cette basilique orgueilleuse et si belle qui se dresse sur la colline comme un démenti éternel au rêve de saint François.

En bas, à cette place où sainte Claire regarda si souvent, où son cœur s’en allait chercher le cœur fraternel, il y a aussi une immense église, pleine de marbre, d’or, de peintures : Sainte-Marie-des-Anges. On y montre une chapelle exiguë encastrée dans l’énorme bâtiment. C’est la pauvre petite église de la Portioncule, assez grande pour saint François, qui aimait à chercher Dieu sous le ciel. On montre ensuite une manière de grotte, toute environnée de matières précieuses et de riches bibelots – et c’est là que mourut saint François. Enfin, on montre un jardinet, enveloppé aussi par l’église géante ; et c’est le jardin où saint François cultivait des roses. Il y a encore des roses. On les cueille, on les colle sur des papiers à bord de dentelle, et on les vend dans la luxueuse église… Pauvre François !

Qu’importe tout cela ! Il offrait la liberté : et l’instinct d’esclavage a ressaisi les fils chers à son cœur ? Qu’importe ! Les fils de saint François, ce ne sont pas tels moines. Ce sont tous les êtres, religieux, laïcs, incroyants même, que tentent les rêves supérieurs. Tous ceux qui voudraient, ou qui veulent se donner sans restriction, accepter la souffrance qui purifie, et l’aimer. Ceux que le sacrifice enivre, qui domptent l’horreur du lépreux, l’amour des pièces d’or, le goût de la gloire. Ceux qui travaillent non pour le pain quotidien, mais pour un idéal, et, vainqueurs d’eux-mêmes, saignants, joyeux, sont libres.

Ma longue course va finir. Les figures si nombreuses, sorties toutes vivantes du passé se décolorent, reculent. La douce et puissante figure de saint François rayonne, solitaire… Pourtant, sur cette belle colline d’Assise, verte, dorée, si calme dans le soleil d’automne, je songe à une colline du pays allemand. La colline où, après une nuit d’orage, mourut celui qui, d’une voix forte, nous a prêché l’orgueil : Nietzsche ! Quelle distance infranchissable entre ces deux âmes : l’une si humble, l’autre d’une fierté si dure ! François ne savait rien, ne voulait pas savoir ; Nietzsche ouvrait à la pensée des chemins inconnus. François recommandait à ses disciples l’obéissance ; Nietzsche ordonnait la domination. Cependant, les naïves paroles qui bouleversaient les cœurs et les mots de feu qui embrasent l’esprit, conseillent pareillement de briser les esclavages. François baise la main du lépreux ; Nietzsche dit : « L’homme doit être surmonté ». Et c’est la même chose. Le frêle et tendre petit saint, l’âpre penseur donnent la même leçon de liberté.

Comprendre, aimer, ce sont deux routes, qui, sur le sommet se rejoignent…


Fin
  1. Comtesse Guiccioli. Souvenirs.