Un vieux bougre/09
IX
La fontaine de Jouvence n’est pas seulement cachée en un site fabuleux. Il faut croire les poètes qui vantèrent son eau surnaturelle, car le rythme lui-même est assez peu commun dans les livres pour tenir du miracle. Mais la source puissante qu’on n’a découverte nulle part, existe partout où le destin se plaît à mésallier la jeunesse et la décrépitude dans une tragique parodie de l’amour.
À force de soumission, Mlle Youyou dominait Gaspard. Il s’étonnait d’éprouver encore cette frénésie de plaisir, de fraîcheur, et, dans ses bras secs, la fille était orgueilleuse. Elle avait des attentions empressées, comme s’il eût été capable de lui préférer d’autres femmes et de les vaincre toutes par des grâces triomphantes.
M. Gotte ne la tentait plus, ni aucun homme. Elle appartenait à ce vieillard, dans la joie d’en être toujours désirée, de le réchauffer à la chaleur de son printemps, et de le conquérir sur le long passé légendaire qu’il traînait après soi comme une loque héroïque.
Pour elle, il évoquait des heures d’amour, des moments de lutte. Il disait le silence vide qui suit un meurtre, et l’âpre allégresse de se sentir un cœur fougueux de vie quand on vient de tuer. Il assemblait sans recherche des mots d’une sonorité très expressive, ayant vu de terribles drames, des lieux décriés, des agonies. Quelquefois il parlait avec ferveur du parfum des orangers sur les terrasses maltaises, des pierres de Jérusalem, ou des lianes qui encombrent les forêts serrées du Brésil vierge.
Tandis qu’il contait, fascinée par ses yeux volontaires, elle le fixait, et elle adorait la caresse sur son cou maigre, de la main qui avait étouffé, brandi le poignard ou déchargé le pistolet. Elle l’adorait d’avoir été cet audacieux et elle n’en jugeait les actes qu’à l’intensité du frisson dont elle était prise.
Le bien ni le mal n’existaient plus pour elle, s’il s’agissait de Gaspard. Elle ne se demandait même pas s’il était véridique, ou si un être peut avoir accumulé de tels crimes impunément et sans en regretter les pires.
Par ces récits, elle apprenait l’étendue de l’univers, le nom des océans, l’existence d’animaux invraisemblables et la dure loi de la force. Il devenait un dieu fatal qu’elle s’étonnait d’approcher, de servir, d’émouvoir. Et, quand il l’avait éblouie en son âme ignorante et candide, elle exigeait de lui une preuve de servitude qu’il lui donnait sans marchander.
C’est ainsi, par caprice, qu’elle le fit remplacer sa blouse paysanne, son gilet gris à carreaux bruns et son pantalon rayé, par un vêtement complet, de couleur sobre, taillé à l’avant-dernière mode. Il le portait avec une aisance inattendue qui impressionna Mme Naton. Elle en félicita Mlle Youyou et, de cet air pensif qu’ont les pécheresses repenties à l’ancienneté, elle prophétisa, abandonnant pour mieux soupirer le châle qu’elle tricotait :
— Si vous savez vous y prendre avec un homme sérieux comme ça, vot’position est faite, ma p’tite, c’est moi qui en réponds !
À la façon dont il morigéna devant elle M. Gotte qui poursuivait Mlle Youyou de protestations ardentes, elle fut conquise absolument. De prononcer : « M. Gaspard », sa voix devenait plus onctueuse, et son regard usé cherchait le ciel où les vieilles personnes de sa carrière placent volontiers les paradis qu’elles ont connus en y admettant une légion d’adorateurs.
Ses homélies fatiguaient un peu Mlle Youyou, parce quelles contrastaient exactement avec les remarques amères de Mlle Rubis. Celle-ci supportait mal l’état de dépendance qu’elle devait à l’attitude soumise de son amant envers l’aïeul. Gaspard la traitait de haut comme il traitait Michel, impératif et rude à leur adresse, par honte d’aliéner sa volonté à une femme.
Quand ils se retrouvaient seuls, Michel et Mlle Rubis avaient de pénibles intimités. Elle lui reprochait d’avoir obéi à l’ancien comme un enfant, de ne pas la soutenir dans les débats qui s’élevaient et, par suite, de la subordonner à une sœur qu’étant l’aînée, elle avait toujours tenue sous son égide.
Michel n’écoutait point, abîmé dans un songe douloureux. Elle s’emportait alors, l’accusant de veulerie, et elle déplorait sa liberté de naguère avec l’exaltation d’une vraie captive :
— Sans toi, j’en serais pas à me d’mander comment j’vivrai d’main… J’avais mon travail… et j’aurais pu trouver des amants riches aussi !
À la fin, elle envisageait la face morale de la situation et elle accablait l’homme silencieux :
— Mais tu crois donc qu’c’est du prop’de viv’comme on vit !… Ah ! ça s’passe en famille, y a pas d’erreur !… Mais on a l’air de quoi, dis ?… aux yeux du monde !…
Il patientait, étant très malheureux et parce qu’il avait pitié d’elle dont l’amour ne lui suffisait plus. Les champs, son village pareil à une île dans la plaine de Beauce, les travaux agricoles, l’odeur bonne de la terre quand le soc la blesse, il en avait la nostalgie décourageante. L’air natal manquait à ses poumons comme, à sa vue, les nuées épiques, les lignes du sol plat, les rideaux de peupliers au loin, et, rose dans l’aurore violacée, ou gris perle, tantôt ivoirine, parfois d’un jaune plus opulent que celui des blés, la flèche de Chartres ! Il revoyait aussi la maison de ses parents, la route, sa place à la table.
Et Mlle Rubis continuait :
— J’te dis qu’ça m’dégoûte, cette vie-là… et qu’j’en ai assez… d’perd’ma jeunesse avec toi… Si c’est pas malheureux, à présent, quand on a besoin d’un sou, d’avoir à l’demander à Youyou !… sans compter l’vieux et ses mauvaises humeurs qu’y faut supporter…
Ayant formulé son grief principal, elle éclatait de colère :
— Réponds, au moins, au lieu d’rouler des yeux d’merlan frit !
— Me tourmente pas, ma Marie, disait-il ; et il suivait ses mêmes pensées tristes.
Ce jour-là, elles l’avaient abattu plus encore. Il s’était refusé à sortir. Allongé sur le lit, suçant un bout de cigarette éteinte, il avait passé l’après-midi à méditer. Il ne jouissait pas de la paresse comme au régiment, où elle lui semblait exquise à cause de l’effort qu’on exigeait de ses camarades dans le même temps qu’il la goûtait. La veille, il avait été près de confesser au grand-père son envie de retourner au village. Gaspard s’était abandonné à une de ses narrations interminables et farouches ; — et il n’avait pas osé le pauvre aveu.
Ses lèvres le murmuraient pour son propre allègement, quand le soir tomba. L’ombre complice l’isolait des choses. Sa vision les remplaça peu à peu, et il se prit à sangloter de bonheur. Tel était le charme, qu’il croyait entendre la brise et la sentir qui frôlait sa peau. Et il regardait sa mère active, le père se mouvoir en boitant, la flamme qui léchait la marmite noire d’où s’échappait une vapeur odorante.
Il continua de pleurer, lorsque tout cela se fut évanoui, dissous par des voix. À celle de Mme Naton, dont la parole indistincte troubla son rêve heureux, l’organe rude de l’ancien répondit :
— Y n’a point dit de nom ? Ben, vous m’l’enverrez, c’gaillard-là, si y s’présente !… Moi, j’attends personne…
Michel se dressa sur son séant. Il surprit encore quelques mots confus de la logeuse, une réplique de Mlle Youyou, un commentaire énergique et bref de Mlle Rubis, couvert d’éclats de rire. Le bâton du vieux frappa chaque marche ensuite, et son pas lourd monta seul, avant que les talons des femmes prestes eussent battu les degrés, Michel se mit debout, et, d’une allumette frottée à son pantalon, il alluma la lampe, gémissant :
— Ah ! misère de moi, bon Dieu ! Gaspard le contempla longuement :
— T’en fais une tête ! lui reprocha-t-il.
— On a bien rigolé, va !… T’as eu tort d’pas venir ! dit Mlle Youyou.
La sœur, sèchement, ajouta : — Oui, l’grand-père nous a payé l’champagne… Youyou n’a eu qu’à d’mander… Elle a d’la veine, elle !
Mlle Youyou reprit, joyeuse : — On a été dans l’île… à la Jatte… Y avait qu’nous… On a bien passé l’temps !…
— Tant mieux, si vous vous êtes amusés… Moi, j’m’embête bien pour quatre…
— C’est pour pas s’embêter, imbécile, qu’on va s’prom’ner et boire ! déclara le vieux.
Michel, résolu, alla vers lui, et il avoua :
— J’m’ennuie du pays… Faut qu’j’y r’tourne, l’grand-père… ou alors…
— Ou alors ? répéta l’aïeul.
— Ou alors, j’s’rais trop malheureux.
Les femmes, curieuses, les contemplaient. Face à face, — Michel très intimidé quoiqu’il soutint le regard dont Gaspard le jugeait, — leur ressemblance apparaissait. Hauts de stature, larges, le crâne bossué, les mâchoires saillantes, ils portaient les signes d’une race opiniâtre. Chez Gaspard, le menton était aussi fort que Michel l’avait fuyant ; mais c’était l’unique disparité entre eux.
— Tu veux donc r’tourner au pays ?
— Ah ! oui, que j’voudrais !
— Et ta femme ? demanda l’aïeul.
Michel évita les yeux de Mlle Rubis qui le guettaient. Elle intervint :
— Moi, ça n’compte pas, parbleu !
Il leva les épaules et il dit, péniblement :
— Tu viendrais… quand j’aurais préparé mes vieux…
Gaspard saisit Mlle Youyou dans ses longs bras et il protesta :
— Partout où qu’j’irai, moi, elle ira !… V’là comme on parle, Michel !… T’as peur de c’qu’on dira ?… C’est pas d’mon sang, j’ai pas mieux à t’dire…
Il se faisait dans Mlle Rubis un obscur travail. À l’idée de perdre Michel, elle avait connu, dans une douleur, la force de son attachement à lui. Le geste de Gaspard venait de dissiper cette impression et elle ne savait plus, du grand’père ou du petit-fils, lequel lui valait l’angoisse qui dilatait son cœur dans sa poitrine, séchait sa gorge et lui provoquait aux tempes ce froid humide. Elle tressaillit au claquement d’un baiser que Mlle Youyou donna à son maître, et elle éprouva un dégoût haineux de la joie gamine dont sa cadette était saisie.
Tenant le dossier d’une chaise, Michel secouait la tête. Gaspard détacha avec douceur les doigts de sa petite amie croisés contre sa nuque, et, les gardant entre ses mains énormes, il trouva ces mots de pitié :
— Allons, mon gas… tu t’plains qu’la mariée est trop belle !… Embrasse Rubis… Pour le reste, on verra d’main à en causer… Embrasse-la, que j’te dis !
Mlle Rubis accepta le baiser de son amant ; et c’est au vieillard qu’elle souriait.
— On va mettre le couvert ! proposa Mlle Youyou.
— C’est ça ! Et tu vas aider, Michel, pour t’changer les idées ! s’écria l’ancien.
Tirant son couteau, il tailla le pain pour tous, comme il avait l’habitude ; et le garçon d’un restaurant proche apporta le dîner. Mais quelqu’un se présenta à la porte entr’ouverte. Nul ne l’avait remarqué. Il semblait avide de voir. L’œil vif, il attendit le départ de l’homme aux victuailles pour avancer et dire :
— Le nommé Gaspard Michel ?
Le vieux se retourna. Il avait gardé son couteau et il commanda rudement aux femmes, qui montraient de l’inquiétude :
— Silence, vous autres !… C’est à moi d’causer, ici !
Alors, s’adressant à l’inconnu :
— Qui que t’es, d’abord ?
Sans attendre la réponse, il bondit jusqu’à la porte avec une souplesse incroyable ; et, la barrant de son corps osseux, il ajouta :
— Tu sens la rousse… et j’en aime pas l’odeur…
— C’est vous, Gaspard Michel ?
— Oui… et après ?
Quels souvenirs terribles pouvaient le hanter ! Il était livide, et sa balafre blanche semblait continuer le rictus qui tordait sa bouche. L’inconnu le dévisagea ; puis il regarda tour à tour Michel et les femmes. Un sourire furtif créa de petites ombres sur sa face :
— Ça suffit… J’en d’mande pas plus… dit-il.
— On n’entre pas chez moi sans raison… Qu’est-ce qu’on m’veut ?… hurla Gaspard.
Il était terrible, son couteau à la main. Le visiteur recula d’un pas, pour s’adosser à la muraille. S’efforçant de plaisanter, il expliqua :
— C’est d’vot’patelin qu’on voulait savoir d’vos nouvelles… J’suis v’nu… Y a pas aut’ chose, qu’on vous croyait mort… J’m’en vas…
Gaspard lui livra passage. Il demeura hébété, la sueur au front. Pour arriver à lui la première, Mlle Rubis bouscula Michel et Mlle Youyou.
— Vous êtes malade ? s’informa-t-elle.
Gaspard se frotta les yeux, et il dit :
— Un coup de vin, pour me r’taper !
Ce fut Mlle Youyou qui lui offrit le verre. L’ayant vidé, il remercia, d’un mouvement de la tête, et il prononça, la voix sourde :
— Mes enfants… j’me croyais pris… Il est temps qu’on r’tourne au pays… J’aime pas les mouchards…
— On vous suivra ! s’écria Mlle Rubis. Mlle Youyou sentait chez celle-ci la rivalité de demain. Elle déclara :
— toi, ça dépend d’Michel, que tu viennes…
— J’irai ! affirma Mlle Rubis.
Par lassitude, Michel consentit. Il ne vit point qu’elles se mesuraient du regard. Il pensait seulement qu’il allait rentrer là-bas, dans sa Beauce, et cela allégeait son cœur. L’aïeul, cependant, les devinait. Sur l’une et l’autre, il dirigea sa vue, et ses prunelles jetèrent des feux.
— À table, mes belles ! annonça-t-il gaiement.
Il les cueillit ensemble, de ses deux bras fauchant l’espace, et il les pressa contre lui jusqu’à ce que leurs joues rencontrassent les siennes.