Un vieux bougre/08
VIII
La puanteur de la corne brûlée n’écartait pas les gens. Ils demeuraient pour recueillir le verbe de Loriot-Moquin qui ferrait un cheval. Entre un avertissement à la bête et une observation à l’aide qui en maintenait le pied, il prononçait des sentences. S’il se taisait, trop absorbé par le travail, on commentait son dernier dire. Ce que répétaient les bouches, à la longue, les têtes en étaient persuadées.
Jetant son marteau, il cracha dans ses mains, les frotta l’une contre l’autre comme pour les préparer à un nouvel effort, et il déclara :
— On peut pas avoir des assassins dans l’village… Ça nous salit tous autant dire…
Mieux qu’en période électorale, son accent ferme impressionnait l’auditoire. À l’approbation des femmes se joignait celle de ses adversaires politiques, heureux de pouvoir l’approuver sans faillir à leurs principes. Il en appela au curé qui, près du groupe, semblait s’amuser d’un marmot accroché au tablier de sa mère :
— Ça vous étonne pas, m’sieu l’curé, l’affaire du vieux Gaspard Michel ?
Onctueux, rapprochant ses paupières en finaud capable de suggérer plus qu’il ne sait, le prêtre répliqua :
— Rien n’m’étonne du vieux Michel… C’est un pêcheur endurci…
Plusieurs de ses pénitentes rougirent, et ses prunelles vives baignées d’eau les dénombraient.
— Minute ! commanda le maréchal à son aide qui soulevait le sabot à ferrer.
L’animal se mit à piaffer et à hennir. Attaquée des mouches, sa robe frémissait, du garrot au poitrail, par secousses brusques.
— Carne de bique ! hurla Loriot-Moquin. Il reprit, parlant à l’ecclésiastique :
— Tout ça n’est pas naturel, m’sieu l’curé, vous auriez beau croire… Pensez donc ! un homme qu’on n’voit plus… qu’est pus chez lui… et les Michel qui r’mueraient s’ment pas un doigt pour savoir ! Si vous voudriez connaît’ mon avis… et ell’vaut c’qu’ell’vaut !… ben, y a du vilain là-dessous !…
L’homme d’église fit discrètement le geste de Ponce-Pilate. Il tapota les joues de deux fillettes qui le contemplaient en suçant la médaille bénite pendue à leur cou ; et il s’éloigna, suivi de son ombre qui avait la forme d’une bouteille.
Loriot-Moquin haussa les épaules avant de ressaisir son marteau, et il murmura :
— C’est pas c’lui-là qui s’compromettra jamais !
Les partisans du curé louaient sa réserve, d’autres la nommaient de l’hypocrisie, et ils en vinrent tous à des généralités déplorables qui les conduisirent à s’injurier. Le maréchal ayant achevé sa besogne, il éleva la voix :
— Tout ça n’nous f’ra pas r’trouver l’Gaspard !
Il eut les femmes pour lui donner raison et l’assemblée reconnut que la discussion est vaine, qui se détourne des faits.
Le facteur, son képi en arrière, raconta comme il venait de lire aux Michel les inscriptions tracées à la craie sur la porte et les volets de leur maison :
— J’leur-z’y ai dit comme ça : « Quand c’est qu’on a fait l’mal, on l’paye ! » Et y f’saient une tête, qu’il aurait fallu les voir !
On le pressait. Il inventa des détails et, pour être cru, de sa canne d’épine, il frappait le sol affirmant ainsi qu’une preuve :
— Et j’l’ai raconté tout pareil à Menu d’la ferme de Jupelle… y pourrait vous l’répéter !
— C’lui qu’a écrit : « parricides » et « assassins », il a mis c’qu’on pense tous, sensément ! prononça Loriot-Moquin.
Son épouse l’avertit, d’une poussée dans les côtes, qui parlait à la légère ; et, pour sa part, elle expliqua :
— C’est pour sûr pas Loriot qu’a écrit ces mots-là su’la maison… Il en cause… comme on en cause… sans savoir au juste… Un garçon accourait, portant ses sabots sous le bras pour aller plus vite. À cinquante mètres du groupe, il parlait déjà ; mais on le questionnait, hommes et femmes l’entourèrent, impatients d’apprendre la nouvelle :
— Qu’é’qu’t’as vu, l’gas Roubeau ?
— Y a… qu’les Michel, tout est fermé chez eux… et qu’on n’entend rien…
— On n’entend rien ?
— J’ai mis l’oreille pour écouter… et j’ai entendu qu’l’horloge.
Le facteur préférait son histoire ; Loriot-Moquin méprisait en général l’apport d’autrui dans les conciliabules. Ils s’entretenaient avec importance, tandis que le jeune Roubeau répétait sans fin :
— Ils ont tout fermé et on n’entend pas un bruit chez eux…
Il était le fils du maire : quelque chose de la magistrature paternelle augmentait la valeur de sa déclaration, et on lui soumettait des hypothèses. Celle qui prévalut montrait les Michel suicidés sur leur lit ; et on s’imaginait l’affluence des journalistes parisiens au village.
Chez la plupart, il y avait une arrière-pensée de lucre. Les deux cabaretiers du lieu se mesuraient du regard, jaloux irréductibles entre qui la trêve consentie va finir. Songeant à ce qu’elles diraient, les femmes dont le vieux Michel avait abusé, ressentaient un certain orgueil, de la pudeur, et un trouble physique énervant.
— On peut pas rester comm’ça sans savoir ! protesta l’une d’elles.
Mme Loriot-Moquin rallia la majorité des commères :
— Y a qu’à aller voir… c’est pas malin !
Et, la cernant, elle qui avait la chair abondante, le menton poilu, un port glorieux, elles couvrirent la largeur de la route, avançant en ligne, la démarche oscillante comme celle des oies qui les précédaient, et s’affolèrent, après quelques pas, au tapage que menait la marmaille.
Des hommes suivirent. Les plus sages, imitant Loriot-Moquin et le facteur, transportèrent au cabaret leur soif de vérité.
— Et quand ils auront vu la porte fermée, les volets et les murs d’la maison… quoi qu’y sauront d’pus qu’nous ? observa un vieillard, l’ancien garde champêtre.
— C’est vrai, pourtant ! observa Loriot-Moquin.
Il commanda une absinthe, du ton dont il aurait ordonné la charge à un régiment de cavalerie. Le débat continuait, dirigé par le facteur qui dégustait une mixture brève :
— Moi, dans mon congé en Afrique, y en a un… on l’app’lait Witzler… C’était un Alsacien… et il était zouave comme moi… On occupait dans l’Sud… Ben, c’type-là, on l’avait vu entrer dans un café… Y n’en a pas sorti !… On a tout r’mué là d’dans pour le r’trouver… on a trouvé macache… C’était un grand bougre… Y avait dans l’café qu’un vieux Arbico et deux femm’s…
Son récit impatientait, comme on n’en devinait pas le lien avec l’aventure de Gaspard.
— J’vous dis ça… rapport que l’fils, avec sa jambe croche, et la bru, si usée qu’elle soye, ils auront pu démolir Gaspard quand même…
— On a vu plus raide à croire que ça, dit un buveur.
Chacun émettait son avis, et les Michel étaient condamnés. L’alcool excitait le sentiment de la justice. Absorbant un troisième petit verre de marc, le facteur répéta l’histoire du zouave pour conclure :
— Les Michel ont fait l’coup. Menu, d’la ferme de Jupelle, y vous l’dira tout comme’moi !…
Dix voix l’approuvèrent ; mais celle de Loriot-Moquin les domina, brutale :
— Faudrait pas leur laisser l’temps, aux Michel, d’cuire le vieux ou d’en fair’de l’engrais !… Si les gendarm’s sont trop feignants pour y aller voir, allons-y, parbleu !
Il fut le premier sur la route et, colossal, la nuque et les bras rouges, il avança dans le poudroiement du soleil de midi.
— V’là les femmes ! s’écria-t-il, montrant leur groupe qui revenait, et sa face exprimait un immense dédain.
Mme Loriot-Moquin l’arrêta :
— Tu f’rais mieux d’rentrer… t’en verras pas plus qu’nous !
Il passa outre :
— J’fais c’que j’veux, la mère !… Va au fricot, toi !…
— Loriot, j’sens qu’t’as bu, sois pas méchant, dit-elle.
Le jeune Roubeau certifia encore :
— On n’entend rien… et tout est fermé chez les Michel…
Cependant, le maréchal le saisit par l’oreille et, goguenard :
— As-tu s’ment pensé avoir c’qui peut sortir d’la cheminée su’l’toit ?
À ces mots, ils comprirent la clairvoyance supérieure de Loriot-Moquin. Les deux groupes fondus en un seul, il marchait en tête, attiré vers la maison, jouissant de son pouvoir sur ses concitoyens :
— J’vous parie qu’ils vont l’brûler, leur vieux !… On n’est pas des gendarmes, pour les laisser faire…
Les Michel avaient eu terriblement peur. Affalés sur le banc, dans le demi-jour lugubre de la salle, ils retenaient leur souffle, attentifs à ne pas se trahir par le moindre bruit et à épier tous ceux du dehors, le piétinement, les propos. Ils cherchaient à savoir qui était là, combien ils pouvaient être, ce qu’on disait ; et, dans leur effroi, ils percevaient un murmure confus où leur nom était le seul mot qu’ils distinguassent, avec des pas sur la route, des frôlements contre les panneaux de la porte et les volets ; car, pour mieux écouter, à l’exemple de Roubeau, les curieux, tour à tour, y collaient une joue.
Le couple suait la terreur. Hantés d’imaginations les plus tragiques, les Michel n’avaient pas reconnu l’apaisement progressif des bruits. Ce fut, soudain, un calme total, épouvantable et mystérieux. La femme gémissait :
— Jésus-Marie-Joseph ! qu’veulent-y nous faire ?
Michel ne bougeait point, assis, le menton entre ses poings, l’œil fixe. Tout à coup, il se dressa en disant :
— J’m’en fous, l’premier qui passe le nez, j’tire dessus !…
Et il alla décrocher un fusil de chasse.
— Michel… Ah ! prends garde !
Tandis qu’il tâtait s’il y avait une cartouche dans l’arme, la femme le supplia encore :
— Laisse ça… tu f’rais un malheur !
Fou de peur, il arma le chien et, boitant, le corps ployé, il tourna, en quête d’une place d’où guetter ensemble la fenêtre et l’entrée.
— Mon homme… voyons… on est assez malheureux comme ça…
L’horloge sonna douze fois. Son timbre familier prit un sens inconnu et sinistre pour Michel. Il ricana, bravant son propre effroi dans celui de la vieille qui suppliait, les mains avancées vers lui, murmurante, à bout de souffle :
— Michel… pose le fusil… pose le fusil, mon homme…
Lui, il serrait la crosse et le canon, immobile dans une attitude de chasseur à l’affût, et il parlait d’un ton saccadé :
— Vieille taupe… c’est d’ta faute à toi, si l’père a parti… et tout c’qui peut arriver… et t’as peur de tout…
Une voix du dehors couvrit la sienne, et ils entendirent d’autres voix qui les appelaient, proféraient des abominations dans un vacarme de sabots, de souliers battant la route.
— Réponds, Michel, ou on crève ta baraque ! hurla Loriot-Moquin.
— Assassins ! Parricides ! crièrent ceux que son audace et sa décision excitaient.
Des poings heurtèrent l’huis, des pierres ébranlaient les contrevents, les injures pénétraient, annonçant la mort à ces pauvres êtres traités en parias depuis une semaine, dans le lieu même où ils avaient uni leurs adolescences et où la vieillesse les avait cassés avant l’âge, semblablement, parce qu’ils avaient travaillé à part égale, sans ménager jamais leurs soins à la terre avide.
— Tu les entends, vieille taupe !… Et c’est à cause de toi !… Y gueulent après not’peau… Gare à toi, va !…
— Michel !… mon homme !
Elle se rappelait leurs joies communes, les peines partagées. Michel ne voyait que le présent implacable, et sa tête bourdonnait, des cris, des chocs, dont la maison résonnait, comme si toutes les forces conjuguées de l’espace l’eussent assaillie.
Son ricanement éclata et il frappait le fût de son fusil, disant au milieu d’invectives ordurières :
— C’est du gros plomb pour gibier d’taille…
Sa femme était auprès de lui, un peu en arrière, et elle l’adjurait de se désarmer. Elle arrivait jusqu’à toucher la crosse qu’il maintenait du coude contre sa hanche. On n’entendait plus que ce commandement de l’extérieur :
— Oh ! hisse !… Oh ! hisse !…
Et des pieds, pour se retenir de glisser, se calaient aux cailloux.
— Hardi, donc ! fit Loriot-Moquin.
Alors, la porte craqua. Dans le même temps, Michel fit feu. La charge, déviée du but, cribla l’horloge. Les plombs atteignant le pendule de cuivre, il tinta faux ; puis un silence terrible filtra dans la pièce où la poudre sentait.
— Raté ! constata Michel, douloureusement.
La femme tira les verrous et elle ouvrit la porte :
— Qu’est-ce qu’on vous a fait, pour l’amour de Dieu ? demanda-t-elle.
À sa vue, inondée de soleil et blême, tout ce peuple prêt à se ruer une minute plus tôt, demeura stupide et muet, n’osant passer le seuil accessible.
Mme Loriot-Moquin se rapprocha de son mari et elle lui proposa, tout bas :
— Viens-nous-en, Loriot ?…
Or, le jeune Roubeau qui tenait le milieu de la route annonça :
— V’là les gendarmes !
Ils étaient deux, flanquant leur brigadier.
L’autorité n’a pas de symbole qui impressionne davantage l’esprit des multitudes, Chacun songeant à sa responsabilité personnelle, d’instinct, la foule élargit le cercle autour du maréchal, et prévenant le désir du chef de légion, vingt bouches accusèrent le fauteur de cette émeute villageoise :
— C’est Loriot-Moquin ! C’est Loriot-Moquin !…