Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 8-13).

ii

les graves conséquences d’un tour de cochon


Si Edgard et Éléonore ne pensaient plus aux époux Couillard, ceux-ci, par contre, ne les oubliaient pas.

Le jeune attaché s’en aperçut lorsque le lendemain, vers onze heures du matin, le ministre le fit appeler.

Le ministre de l’Intérieur n’était pas seul, son collègue Durand, de l’Économie nationale, se tenait auprès de lui.

Dès qu’il eut franchi le seuil du cabinet ministériel, Edgard comprit que les choses n’allaient pas s’arranger facilement.

Le ministre — celui auquel il était attaché — faisait tous ses efforts pour prendre un air solennel :

— Eh bien ! Monsieur Dumoulin. Vous en faites de belles ! Vous causez des scandales publics… Vous traînez dans les établissements de nuit avec des filles… Et la police est obligée de vous ramasser à demi-ivre dans la rue, insultant les personnes les plus honorables…

— Permettez, monsieur le ministre, permettez que je vous explique.

— Vos explications seraient superflues, votre cas est grave, très grave… M. Durand, ici présent, exige une sanction.

— Oui, monsieur, je l’exige, affirma le second ministre en regardant le malheureux Edgard, car vous vous êtes conduit d’une façon indigne à l’égard d’une parente qui m’est chère.

— Je sais, monsieur le ministre. Mais pouvais-je supposer que Mme Couillard était votre tante ? Je suis prêt à lui faire toutes les excuses qu’elle désirera.

— Elle ne veut pas d’excuses. Elle veut une sanction.

— Je ne dis pas. Mais vous même, monsieur le ministre, ne pouvez pas être aussi intransigeant.

— Hé ! monsieur… Je comprends naturellement, je comprends. Mais, ma tante, elle ne comprendra pas. Et je suis député de Loire-et-Garonne, moi, monsieur… Et le conseil général de ce département est présidé par ma tante.

— Par votre oncle, voulez-vous dire.

— Par mon oncle si vous préférez. Mais mon oncle ne fait que ce que ma tante lui ordonne.

— Vous voyez dans quelle situation difficile vous mettez le gouvernement, jeune homme, reprit le ministre de l’Intérieur.

— Sans doute, mais qu’exigez-vous de moi ?


Serrés l’un contre l’autre dans leur lit (page 8).

— Voici : d’accord avec mon collègue, nous avons décidé de vous changer de poste. Par un décret qui paraîtra demain matin à l’Officiel, vous êtes relevé de vos fonctions à mon cabinet, un autre décret vous nomme sous-préfet à Château-du-Lac. Et dès demain, vous devez rejoindre votre poste.

Edgard essaya vainement de protester ; il dut s’incliner.

Rentré dans son bureau, il maugréa tout seul, puis se demanda :

— Château-du-Lac ? Qu’est-ce que c’est que ce patelin-là ?

Sa mémoire étant insuffisante, il sonna l’huissier.

— Félix, lui dit-il, apportez-moi le Bottin des départements.

Un instant après, il feuilletait les pages jaunes du volumineux annuaire à la lettre C.

Il tourna fébrilement les feuillets s’arrêta à la page indiquée où il put lire, sous la rubrique du département de Nièvre-et-Loire :

Château-du-Lac. — 4.357 habitants. 423 kilomètres de Paris. Fête patronale le dimanche qui suit la Saint-Jean. Grand marché de bestiaux. Gare du chemin de fer d’intérêt local de X… à Z…

— Eh bien ! pour un trou, voilà un trou ! s’écria l’ami d’Éléonore en refermant avec colère le livre. Et dire qu’il va falloir m’exiler dans ce pays perdu parce qu’il a plu à la tante d’un ministre de faire faire à sa petite-nièce un tour de cochon !…

« Le tour de cochon, c’est à moi qu’on le joue ! »

La pendule sonnait midi :

— Zut ! dit-il. Et Éléonore qui m’attend pour déjeuner.

Rageusement il prit son chapeau et sortit du ministère.

Un quart d’heure après, il était chez son amie.

Celle-ci était encore au lit et s’étirait paresseusement lorsque Edgard entra :

— Te voilà, mon chéri, dit-elle. Alors, ça s’est bien passé.

— Ah ! Tu peux le dire que ça c’est bien passé !… Ça a très mal marché au contraire…

— Vraiment ?… Qu’est-ce qu’il y a donc ?…

— Il y a que je suis révoqué… exilé de Paris…

— Non… Tu plaisantes ?

— Je suis nommé sous-préfet dans un trou perdu, à 423 kilomètres de Paris, dans la Nièvre-et-Loire… à Château-du-Lac !

Comme mue par un ressort, Éléonore sautait à bas de son lit :

— Pas possible !… Non, ce n’est pas vrai ?…

— C’est tellement vrai, que je dois rejoindre immédiatement mon nouveau poste…

Éléonore regardait son ami. Elle semblait stupéfaite. Elle lui demanda :

— Répète un peu comment ça s’appelle, ce pays-là.

— Château-du-Lac ! Naturellement, tu ne connais pas cela.

— Non. Pas le moins du monde…

Néanmoins Éléonore resta songeuse un moment, puis elle s’écria :

— Eh bien ! Tu n’as qu’à ne pas y aller, quoi ?

— Tu arranges ça à ta façon, toi. C’est tout simple !… Je n’ai qu’à ne pas y aller… Qu’est-ce que je ferai après ? Je serai brouillé avec le ministre. Ma carrière est fichue.

Éléonore cependant insistait :

— Moi, je ne veux pas que tu y ailles. Si tu m’aimes, tu n’iras pas.

— C’est impossible !

— Je t’en supplie, mon chéri, je t’en supplie. Reste avec moi. Tiens, on va se recoucher !…

Et, se faisant caressante, Éléonore passait ses jolis bras autour du cou de son amant.

Mais Edgard ne se laissa pas tenter. Pour la première fois il restait insensible aux caresses de sa maîtresse.

Celle-ci alors changea de tactique :

— Ah ! je vois bien ce que c’est. Tu as assez de moi. C’est un prétexte pour me quitter. Tu t’es dit : « Quand je serai à Château-du-Lac, elle sera loin de moi, je pourrai m’en débarrasser à mon aise. » Eh bien ! mon petit, on ne se débarrasser pas de moi comme ça. Je te jure que je t’empêcherai d’aller à Château-du-Lac, ou, si tu y vas, que je t’en ferai revenir…

— Voyons, ma chérie, sois raisonnable, ça ne peut pas durer longtemps.

— Je ne veux pas, moi, que tu ailles à ce Château-du-Lac… Je ne veux pas que tu partes…

Edgard se sentait faiblir.

Il comprit que s’il restait une minute de plus, il ne résisterait pas à sa maîtresse.

Aussi prit-il un parti héroïque.

— Non, dit-il avec énergie, je dois partir.

Et il se dirigea vers la porte.

Éléonore l’appela :

— Edgard, tu m’abandonnes… Où vas-tu ?

— Je vais où le devoir m’appelle.

Et, fermant la porte derrière lui, il dégringola l’escalier.

— Ah ! le cochon ! s’écria la jeune femme, le cochon ? Il me le payera.

Elle sonna sa femme de chambre :

— Vite, Emma !… Habille-moi tout de suite… Je suis très pressée.

Une heure plus tard, Éléonore sautait d’un taxi devant la porte de son amie Irène d’Ambleuse.

À la bonne qui vint lui ouvrir, elle demanda :

— Madame est là ?

— Oui, mais elle est encore couchée.

— Ça n’a pas d’importance.

— C’est que Madame n’est pas seule.

— Avec qui est-elle ?

— Avec M. Julien.

— Justement. Ça tombe à pic.

Repoussant la servante, Éléonore fit irruption dans le logis, et, d’autorité, pénétra dans la chambre de son amie au moment précis où celle-ci se pâmait dans les bras de son amant.

Des cris effarouchés accueillirent la nouvelle venue.

Lorsqu’elle eut repris ses esprits, Irène s’assit sur le lit, et, interpellant Éléonore :

— En voilà des façons d’entrer sans frapper… Qu’est-ce qu’il t’arrive donc ?

— Il m’arrive… Il m’arrive qu’Edgard m’a plaquée.

— Pas possible ! Non ?… Tu blagues ?…

— Je ne blague pas. C’est la vérité absolue… alors j’ai besoin de toi.

— De moi ?

— Ou plutôt non, pas de toi. C’est Julien que je veux.

Assis lui aussi sur le bord du lit, le jeune homme regarda Éléonore.

— Oui, vous.

Mais Irène protesta :

— Ah ! non ! non !… Si tu es venue ici pour me prendre mon amant, tu peux t’en retourner.

— T’es bête ! Ce n’est pas ça que j’ai voulu dire. J’ai besoin de Julien pour me rendre un service.

— Cent, si vous le voulez, répondit l’amant d’Irène.

— Un seul sera suffisant.

Éléonore raconta alors ce qui s’était passé chez elle.

— Et qu’attendez-vous de moi, en la circonstance, belle enfant ? interrogea Julien.

— Voici : vous êtes journaliste, c’est ce qu’il me faut !… Vous allez faire passer dans le Figaro une petite note pour raconter l’histoire de la nuit dernière…

— Quelle histoire ?

— Eh bien ! celle des cochons de bois et de M. et Mme Couillard. Vous la connaissez bien, puisque vous y étiez avec nous. Vous dénoncerez le scandale… Vous tournerez cela habilement de façon à désigner clairement Edgard sans le nommer.

— Ah ! non ! ça, c’est une rosserie !… Je ne peux pas faire une rosserie à Edgard, c’est mon ami !

— Est-ce qu’on ne fait pas tous les jours des rosseries à ses amis, surtout pour faire plaisir à une femme !

— Éléonore a raison, appuya Irène. Edgard l’a plaquée salement. Il faut qu’elle se venge.

Julien protesta encore un peu, mais plus mollement, surtout qu’Irène se joignait à son amie.

Que vouliez-vous qu’un homme fît contre deux femmes en pareil cas ? Il céda finalement et accepta de rendre à Éléonore le service qu’elle lui demandait.

C’est ainsi que le surlendemain, dans ses échos, le Figaro publiait la note suivante.

« Il n’est bruit, dans les milieux politiques, que de la mésaventure survenue à un jeune attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur. À la suite d’un scandale provoqué par ce jeune fonctionnaire, le gouvernement a dû l’éloigner de Paris. Qu’on ne s’apitoie d’ailleurs pas trop sur son sort ! Le régime a, pour ses serviteurs, de douces disgrâces. Et notre jeune attaché est provisoirement au vert dans une sous-préfecture d’un département du Centre.

« Les habitants de cette charmante cité, qui mire les tourelles de son castel dans les eaux pures de son lac, seront peut-être peu flattés d’avoir été choisis pour être administrés par un habitué trop bruyant des dancings et des établissements de nuit. Et, sans doute, préféreraient-ils rendre leur nouveau sous-préfet à sa belle amie qui, pour être une des plus joyeuses jolies filles de Paris, n’en est pas moins aussi inconsolable du départ de son jeune attaché que la nymphe Calypso le fut du départ d’Ulysse. »

Ce texte, rédigé par le complaisant Julien, avait été soumis, avant d’être publié, à Éléonore, qui l’avait approuvé, ajoutant en manière de commentaire :

— Si, après cela, les gens de Château-du-Lac ne le forcent pas à revenir, ce serait à désespérer de la vertu traditionnelle de la province. Mais je parie bien qu’avant huit jours, vous le verrez rappliquer. Pour sa punition, il ne me trouvera pas là. Je vais me payer un petit voyage de trois semaines en attendant le retour de l’amant prodigue.

Effectivement, le lendemain, les persiennes de l’appartement d’Éléonore étaient closes. Une fois de plus, elle avait disparu sans laisser d’adresse sinon, comme de coutume, à sa camériste fidèle, laquelle seule savait où expédier à sa maîtresse un télégramme l’avisant du retour de l’infidèle Edgard Dumoulin.