Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 14-19).

iii

la vertueuse comtesse de la Roche Pelée


La ville de Château-du-Lac s’étendait moelleusement au flanc d’un coteau. Sans y être jamais allé, le journaliste l’avait admirablement dépeinte en disant « qu’elle mirait les tourelles de son castel dans les eaux claires de son lac ».

Or, le castel était précisément devenu la sous-préfecture et c’est là que le lendemain de son départ, Edgard Dumoulin venait s’installer officiellement. Il ne goûta ni le charme paisible du chef-lieu de l’arrondissement qu’il allait avoir à administrer, ni la beauté historique du monument où il allait habiter.

L’aspect de sa nouvelle résidence confirma l’ami d’Éléonore dans sa première impression et, à part lui, il pensa :

— Zut ! Ce que je vais me barber ici !

Aussi, après avoir reçu les fonctionnaires et les autorités municipales, s’enferma-t-il dans ses appartements pour maudire à son aise les époux Couillard et leur neveu le ministre, à qui il devait ce lointain exil de la capitale.

Cependant les Castrolaguniens — ainsi se dénommaient les habitants de Château-du-Lac — se tenaient sur une grande réserve à l’égard du nouveau sous-préfet.

Le député de l’arrondissement, d’opinion conservatrice, était le descendant des anciens comtes de La Roche Pelée, qui avaient été jadis les seigneurs du pays et dont le château était devenu la sous-préfecture, chose que, de père en fils, les de La Roche Pelée n’avaient jamais pardonné aux régimes divers qui s’étaient succédé depuis la Révolution.

L’opinion républicaine n’était guère représentée dans la ville paisible que par un médecin qui rêvait de remplacer un jour le comte, à la fois au Palais Bourbon et à la mairie de Château-du-Lac. Mais les temps n’étaient pas encore révolus, et le docteur Rabaud se bornait pour le moment à l’opposition que faisait au vieux comte le Républicain castrolagunien, journal hebdomadaire subventionné par l’ambitieux disciple d’Hippocrate.

La haute société de Château-du-Lac réservait son opinion sur leur nouveau sous-préfet jusqu’à ce que se fût prononcée la comtesse de La Roche Pelée.

Disons tout de suite que celle-ci était loin d’être une vieille douairière. Le comte, en effet, avait épousé une cousine éloignée, Isabelle de Puyprofonds, jeune orpheline noble mais ruinée, qui n’avait pas craint, dix ans plus tôt, d’unir ses vingt printemps aux soixante-neuf hivers du député-maire. On comprend qu’après ces dix années d’une union si disparate le comte soit devenu presque complètement gâteux.

La ville aurait pu jaser… Mais il n’y avait rien à dire contre la comtesse. Elle était sortie du couvent pour convoler en justes noces avec l’homme qui aurait pu être son grand-père, mais elle était restée un modèle de vertu.

Aussi sobre dans sa toilette que réservée dans son attitude, elle donnait le ton aux dames de la ville. Très dévote, elle était donnée en modèle.

À peu près tous les mois, elle se retirait dans un couvent pour faire une retraite de plusieurs jours. Ces retraites étaient même devenues de plus en plus longues et de plus en plus fréquentes, si bien que nul ne doutait qu’elle n’entrât définitivement en religion à la mort de son podagre époux.

Or, le couvent où Mme de La Roche Pelée s’en allait ainsi « se purifier » était fort éloigné de Château-du-Lac. C’était celui où elle avait été élevée, au fond de l’Auvergne.

Précisément, lorsque le nouveau sous-préfet arriva à Château-du-Lac, la comtesse était en train d’accomplir une de ces retraites.

Le comte était seul dans le vieil hôtel familial.

Et cela l’ennuyait beaucoup. Car, moins que tout autre, il ne pouvait se faire une opinion en l’absence de la comtesse.

Celle-ci arriva deux jours plus tard. Toute la ville l’attendait impatiemment. D’elle dépendait le sort du sous-préfet. Celui-ci avait été prévenu et il n’était pas moins anxieux que ses administrés de connaître le phénomène de vertu extraordinaire qu’était Isabelle de La Roche Pelée, née de Puyprofonds.

En débarquant la comtesse était vêtue de noir comme toujours, le visage couvert d’une voilette à gros pois qui dissimulait presque les traits (c’était un principe chez elle qu’une femme honnête doit éviter de montrer son visage) ; une robe très montante emprisonnait sa gorge (la comtesse ne pouvait souffrir « l’outrageux décolleté de la mode parisienne »).

Elle monta dans le coupé fermé qui l’attendait à la gare et une demi-heure plus tard, elle était auprès de son mari.

— Eh bien ! Isabelle ? lui dit celui-ci. Êtes-vous satisfaite de votre voyage ?

— Très satisfaite, mon ami. J’ai purifié mon âme et mon corps auprès de ces bonnes mères. Et la mère supérieure m’a fait cadeau d’un scapulaire, béni par notre Saint Père le Pape, qui ne quittera plus ma poitrine.

Et, tendant son front, elle reçut de son époux un chaste baiser, le seul qu’elle lui permettait à présent.

Le vieux comte d’ailleurs s’en contentait, étant fort incapable d’en exiger davantage.

— Quoi de neuf à Château-du-Lac pendant mon absence ? demanda la comtesse.

— Nous avons un nouveau sous-préfet.

— Ah ! fit la vertueuse comtesse. D’où nous vient-il ?

— C’est un jeune attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur, M. Edgard Dumoulin. Il a l’air très bien.

— Oh ! mon ami ! ne vous hâtez pas de juger ainsi. S’il nous vient de Paris, nous devons nous méfier. Vous savez que ces jeunes gens qui vivent dans la capitale sont presque tous des hommes dissolus. Et d’avance je serai circonspecte.

Et sur ces paroles pleines de réserve, la comtesse passa dans ses appartements, où elle ôta son chapeau et sa voilette.

Si alors quelque indiscret l’avait vue, il n’aurait pu s’empêcher d’admirer la beauté de cette jeune femme et de regretter qu’une attitude trop étudiée voilât l’éclat des yeux que l’on devinait langoureux et passionnés.

Quelques instants plus tard, elle pénétrait dans le bureau de son mari. Lorsqu’elle était à Château-du-Lac, nulle autre qu’elle-même, en effet, ne servait de secrétaire au comte dont elle décachetait la correspondance, répondant aux lettres au nom de son époux.

Elle commença par la lecture des journaux ; les seuls qui franchissaient le seuil de l’hôtel des La Roche Pelée étaient le Nouvelliste de Château-du-Lac, la Semaine religieuse, la Croix, et, comme journal parisien, le Figaro.

Soudain, la comtesse bondit. Brandissant un journal, elle fit irruption dans le salon où somnolait le député-maire, enfoui dans un fauteuil.

— Oh ! par exemple ! s’écriait-elle. Par exemple ! C’est une indignité ! C’est une infamie ! Vous ne supporterez pas un pareil scandale !

— Qu’y a-t-il donc, ma bonne amie ? demandait le comte réveillé en sursaut.

Le lecteur a déjà compris que la comtesse avait trouvé dans le Figaro l’écho tendancieux rédigé par l’amant d’Irène d’Ambleuse en collaboration avec la perfide Éléonore. On juge de l’effet produit par cet écho sur la vertueuse femme de M. de La Roche Pelée.

Elle le lut à haute voix, ajoutant :

— Non, vous ne pouvez endurez un semblable affront. Ah ! C’est bien le régime honteux qui vous a volé le château de vos ancêtres pour en faire une sous-préfecture. Il y loge maintenant un débauché.

— Mais, ma chère amie, reprit le comte, il y a peut-être une confusion. Rien ne prouve qu’il s’agit de M. Dumoulin, ni même de Château-du-Lac.

— Comment osez-vous soutenir pareille chose ? Que serait-ce donc alors que « la cité qui mire les tourelles de son


Irène s’assit sur le lit (page 12).

castel dans les eaux pures de son lac » ? Dites donc plutôt que, comme toujours, vous vous résignez à subir cette nouvelle infamie, alors que votre devoir serait d’écrire au ministre, d’interpeller à la Chambre des députés, de réunir d’urgence le conseil municipal pour rédiger une protestation indignée.

« Mais ce que vous ne ferez pas, je le ferai, moi !

« Je comprends maintenant le sens de mon apparition.

— Quelle apparition ?

— L’autre soir (pendant que j’accomplissais pieusement ma retraite) j’étais dans la chapelle du couvent, prosternée au pied de la statue de la Vierge. Soudain, celle-ci disparut et à sa place, j’aperçus une femme, une de ces odieuses créatures de plaisir… elle était complètement nue et dansait en me narguant…

« Je poussai un cri : l’horrible vision s’évanouit et, de nouveau, la Vierge reparut à mes yeux. Elle me parla : « Ma fille, me dit-elle, prends garde. Quand tu retourneras chez toi, tu trouveras sur ta route cette créature possédée du démon ! Dieu t’avertit parce que tu es désignée pour la combattre et sauver de la tentation tes frères et sœurs menacés. Sois forte, le seigneur est avec toi. Et tu triompheras de l’esprit du mal, malgré tous les obstacles que tu rencontreras. »

« Oh ! Je vois à présent ! Je vois ! Cette créature qui m’est apparue ainsi, c’est l’amie du sous-préfet, cette Calypso dont parle le journal, et le sous-préfet lui-même est possédé par l’esprit du mal. Il doit donc être chassé.

« Si personne n’ose le combattre, moi je le ferai… et Dieu me rendra forte !

Puis, laissant son vieux mari abasourdi, elle rentra dans ses appartements.

— Grand Dieu ! murmura le comte en levant les bras au ciel. Voici ma femme atteinte de folie mystique !

La comtesse réapparaissait bientôt. Elle avait repris son manteau sévère, son chapeau lui cachant les cheveux et la voilette épaisse derrière laquelle disparaissait son visage.

— Où allez-vous, chère amie ? demanda son mari.

— Je vais au combat !… Je tiens seulement à vous avertir que je refuse de me rencontrer jamais avec votre sous-préfet immoral. Si vous aviez des velléités de le recevoir, je quitterais cette maison.

« Et je me rends de ce pas chez les dames de la ville pour les avertir et les liguer avec moi.

Après quoi Mme de La Roche-Pelée s’en fut.

Sa première visite fut pour la rédaction du journal conservateur le Nouvelliste de Château-du-Lac. Elle eut un long entretien avec le directeur, entretien qui dut la satisfaire, car elle sortit radieuse.

Elle commença alors la tournée chez les dames de la ville. Partout, elle fut reçue comme elle s’y attendait, et toutes partagèrent son indignation.

À la fin de la journée, la comtesse fit le bilan : elle avait réussi à embrigader avec elle pour la lutte active plusieurs personnes, indignées comme elle qu’on envoyât dans leur ville un jeune débauché comme sous-préfet. Parmi ces dernières se trouvaient quatre ou cinq vieilles demoiselles confites en dévotion, qui avaient juré la perte du nouveau sous-préfet.