Un roman politique en Allemagne — Pour le sceptre et la couronne, de M. Gregor Samarow

Un roman politique en Allemagne — Pour le sceptre et la couronne, de M. Gregor Samarow
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 950-976).
UN
ROMAN POLITIQUE
EN ALLEMAGNE

Um Scepter und Kronen (Pour le sceptre et la couronne), von Smarow, 8 vol. ; Stuttgart 1872.

Le temps est loin où Henri Heine, en commençant une de ces œuvres exquises qui jaillissaient de sa plume toutes empreintes de grâce, de malice et de finesse, se trouvait obligé de dire en guise de préface : « Ne crains rien, lecteur allemand ; il ne s’agit point ici de politique, il s’agit de philosophie, — c’est ce que tu aimes. Il est réellement très-politique de ta part de ne vouloir pas entendre parler de politique, car tu n’apprendrais que des choses désagréables ou humiliantes. Mes amis avaient bien raison d’être dépités contre moi parce que ces dernières années je ne me suis guère occupé que de politique, et j’ai même publié des écrits politiques. Il est vrai, disent-ils, que nous ne les lisons pas ; mais que de semblables choses soient imprimées en Allemagne, dans le pays de la philosophie et de la poésie, cela suffit déjà pour nous rendre inquiets. Puisque tu ne veux plus rêver avec nous, au moins ne nous éveille pas de notre doux sommeil. » Ces temps sont loin : la littérature allemande s’est attachée au front une cocarde officielle dès le lendemain de la victoire ; il n’y a plus, MM. Strauss, Geibel, Redwitz et tant d’autres l’ont prouvé, que des philosophes et des poètes de l’empire. Voici venir maintenant le romancier de l’empire, romancier ou historien ? Quel nom donner à ce Samarow dont on parle en Allemagne pour la première fois ? Et d’abord qu’est-ce que ce Samarow ? C’est encore un secret, un de ces secrets mal gardés que tout le monde se chuchote à l’oreille. Quand Um Scepter und Kronen parut dans le journal universel hebdomadaire Uber Land und Meer ; que dirige à Stuttgart M. Hackländer, la curiosité publique fut vivement excitée.

Une certaine habileté dans la disposition des événemens, une certaine facilité de style trahissant l’écrivain de profession, on l’attribua tout naturellement à M. Hackländer lui-même, auteur de la Vie militaire en Prusse et de plusieurs romans estimés ; il paraissait invraisemblable cependant qu’un simple particulier eût ainsi la clé de la politique de son temps, et qu’il eût surtout l’audace de s’en servir, fût-ce pour glorifier un souverain victorieux. On s’étonnait surtout que les plus grands personnages contemporains donnassent à un publiciste quelconque le droit de les mettre en scène comme autant de marionnettes, et non pas sur les nuages de l’apothéose où nous sont apparus l’empereur Guillaume et son grand-chancelier entre Alexandre, Napoléon et Wellington, dans le Chant du nouvel empire allemand, mais en déshabillé pour ainsi dire, débarrassés même du masque transparent qui permettait de nommer à demi-voix les originaux du Grand Cyrus. Si nous nous avisions de poursuivre une comparaison, impossible d’ailleurs, avec notre Grand Cyrus, Um Scepter und Kronen, histoire ou roman, aurait deux infériorités : la première serait de remplacer la peinture affectée, mais ingénieuse en somme, des nobles sentimens d’une société polie, par les tableaux sanglans de la guerre entremêlée à ces effusions mystiques dont les Allemands ont l’habitude, et qui révoltent si justement notre goût ; parmi les vices welches ne figure pas du moins l’hypocrisie. La seconde infériorité serait l’absence d’esprit ; ceci ne doit point être reproché à M. Samarow, l’équivalent d’esprit n’existant ni dans la tête allemande la mieux organisée, ni dans le vocabulaire allemand le plus complet.

A défaut de ce don particulier, qui ne saurait leur être ravi, M. Samarow a emprunté aux Français telle contrefaçon du patriotisme affublée d’un nom ridicule et que l’Allemagne à raillée bien longtemps. Encore le chauvinisme français est-il naïf et franc, tout d’élan, d’instinct irréfléchi ; en Allemagne, il est farouche comme le fanatisme, raisonné, savant, éclos dans des cerveaux hégéliens qui ne s’ouvrent à aucune émotion naturelle aussitôt qu’il est question de principes et d’idées. Quelque forme qu’il prenne du reste, il doit paraître sans excuse quand c’est une guerre fratricide qui l’allume, car Um Scepter und Kronen n’est autre que le récit des événemens précurseurs de Sadowa, en attendant peut-être un récit bien autrement emphatique de l’invasion de 1870 et du siège de Paris : Si l’auteur était de ceux qui, persuadés qu’on ne peut atteindre à la liberté que par l’unité, prennent à cause de cela leur parti de la prépondérance prussienne ; mais on voit trop qu’avant ce que M. Strauss salue comme l’achèvement de la réforme, il acclame, lui, l’avènement du césarisme, et que c’est un encens de courtisan qu’il fait fumer aux pieds d’idoles dont le plus grand mérite à ses yeux est d’avoir pleinement réussi. Il met dans la bouche même des ennemis de M. de Bismarck l’éloge du ministre, et celui-ci, armé de foudres qu’il lance à regret, quoique d’un bras implacable, prend tout à coup les proportions d’une figure surnaturelle du destin. Cette admiration aveugle pour la force et le succès est moins rare qu’on ne pourrait le croire au « pays de la philosophie ; » elle explique ce qui a étonné tant de voyageurs en Allemagne, la secrète sympathie vouée à Napoléon Ier par ceux-là mêmes qui ont été ses victimes, l’étrange faveur dont on entoure, dans les classes inférieures surtout, la légende du moderne Attila. Le droit est un mot prononcé souvent, et faiblement compris : être fort, être habile, vaincre, conquérir, dominer, voilà l’essentiel, la vraie grandeur, la suprématie, l’empire avant tout.

L’intérêt qu’inspire à Samarow cette suprématie de la Prusse est si tendre que dès les premières pages on avait cru deviner sous un pseudonyme exotique le prince George, cousin du roi Guillaume et auteur d’une Phèdre qui éclipse celle de Racine au même titre que la Phèdre de Pradon. Il est avéré aujourd’hui que le prince George se repose sur l’éclatante renommée que lui valent une douzaine de tragédies, et les soupçons après avoir effleuré de hautes individualités politiques ont fini par s’arrêter sur M. Meding, qui, Prussien d’origine, exerça naguère d’importantes fonctions en Hanovre. À cette époque déjà il écrivait, paraît-il, des articles officieux qui n’avaient pas précisément le ton de son roman. Que la rumeur soit ou non fondée, on peut, sans risque de calomnie, supposer que Samarow n’écrit pas avec un complet désintéressement, et. que M. le prince de Bismarck est en mesure de calculer à peu de chose près ce que vaut son enthousiasme. Cet enthousiasme officiel se manifeste parfois de façon à faire sourire le grand homme lui-même, n’importe ! Il se sert volontiers pour impressionner les masses de ce que sa haute sagesse, doublée d’un profond scepticisme tient sans doute en mépris. Voici comment, dès les premières pages, sont placés en présence M. de Manteuffel et M. de Bismarck, la vieille et la nouvelle Prusse :


Au mois d’avril 1866, vers neuf heures du soir, une voiture s’arrête devant le ministère des affaires étrangères à Berlin. Il en descend un homme de moyenne taille, de soixante ans environ, au teint quelque peu jaunâtre, à l’œil vif et sombre, très perçant, bien qu’il exprime aussi le calme et la bienveillance. — Monsieur le ministre de Bismarck est-il chez lui ? demande-t-il avec une affabilité hautaine. — La porte d’un salon s’ouvre, et l’on annonce : — Son excellence de Manteuffel.

M. de Bismarck, assis devant un secrétaire encombré de papiers, se lève avec empressement pour saluer son visiteur, qui lui tend la main avec un sourire ému. Antithèse vivante, le passé, l’avenir, se touchent en la personne de ces deux hommes ; tous deux le sentent, et ils restent debout un instant sans parler. M. de Bismarck dépasse presque de la tête M. de Manteuffel, son extérieur est imposant, son maintien prouve qu’il est habitué à porter l’uniforme, sa physionomie parle d’une vie agitée, ses yeux gris et clairs semblent pénétrer chaque objet qui s’offre à eux ; sous le front haut et large, on croit voir travailler la pensée. — Je vous suis obligé d’être venu, dit-il, bien que je vous eusse prié de me recevoir chez vous.

— Cela vaut mieux ainsi, votre visite aurait fait trop d’éclat ; d’ailleurs ici on est plus sûr de n’être pas écouté, en supposant que notre entretien ait un objet grave.

— Hélas ! il faut en effet une cause bien extraordinaire pour que la joie me soit donnée d’entendre les conseils de mon ancien chef ! Vous savez combien je désire vous confier mes pensées, et vous semblez me fuir, dit Bismarck d’un ton à demi douloureux.

— A quoi bon ? reprend Manteuffel. Agir moi-même, avoir seul la responsabilité, c’était là ma maxime lorsque j’occupais votre place. Quand un homme d’état commence à recevoir des conseils de ci de là il perd la force d’avancer sur le chemin que lui tracent sa raison et sa conscience.

— Oh ! s’écrie M. de Bismarck, ce n’est pas mon système d’écouter tout le monde, et je ne manque pas de résolution pour faire mon chemin moi-même ; au contraire, ajoute-t-il avec un fin sourire, mes amis les députés me le reprochent chaque jour ; mais il faut convenir qu’il y a des momens où l’esprit le plus ferme a besoin de consulter un maître qui puisse se flatter de succès tels que les vôtres, mon ami.

— Et un de ces momens est venu ? demande M. de, Manteuffel en laissant reposer un regard tranquille sur les traits agités de M. de Bismarck.

— Vous connaissez la situation de l’Allemagne et de l’Europe, vous comprenez donc que la crise est imminente, la crise d’où dépend l’avenir des siècles prochains.

— Je crois qu’elle viendra, s’il est nécessaire qu’elle vienne ; mais, dit M. de Manteuffel après une pause, vous savez mon appréhension de me mêler d’affaires qui ne me regardent pas. Est-il permis de demander si le roi a connaissance de notre entretien ? — Sa majesté désire avoir votre avis.

— Alors c’est mon devoir de le donner ; cependant il faut d’abord que je sois mis au courant du but de votre politique et des moyens par lesquels vous croyez pouvoir l’atteindre.

M. de Bismarck baisse silencieusement la tête.

— D’après la conviction que je me suis formée en observant les événemens, continue son interlocuteur, vous voulez résoudre la question allemande ou plutôt la trancher : vous voulez mettre entre les mains de la Prusse toute la puissance de l’Allemagne et tourner l’épée contre ceux qui s’y opposent ; en un mot, vous voulez presser la crise de cette maladie chronique qu’on appelle la question allemande.

— Oui, je le veux, répond Bismarck d’une voix vibrante.

— Ne vous y trompez pas, vous rencontrerez une vigoureuse résistance.

— Je le sais.

— Eh bien ! continue M. de Manteuffel, considérons seulement les moyens dont vous pouvez disposer. Vous avez l’armée prussienne, un moyen dont je ne méconnais assurément pas l’importance, bien que dans cette lutte il y ait encore d’autres points à considérer, les alliances, l’opinion publique. Les alliances me semblent bien douteuses ! .. La France ? Vous devez vous rendre compte mieux que personne de la situation à l’égard de l’homme silencieux ? — L’Angleterre ? .. L’Angleterre attendra le succès. La Russie, elle, est sûre ; la voix publique…

— Est-ce qu’il y a une voix publique ?

— Il y en a une, répond en souriant M. de Manteuffel, il y a une opinion publique qui s’élève comme le vent, aussi fugitive et aussi terrible que lui lorsqu’il apporte la tempête. L’événement qui repose encore dans le sein de l’avenir, c’est une guerre d’Allemands contre Allemands, une guerre civile, et dans de telles conjonctures l’opinion publique réclame son droit. Elle peut être un allié puissant ou un ennemi formidable, et elle est contre la guerre en Prusse plus encore que dans le reste de l’Allemagne. A ne considérer que le concours même de l’armée prussienne, ceci n’est pas indifférent.

— Supposez-vous donc…, interrompt M. de Bismarck.

— Que l’armée soit capable d’oublier son devoir et ose refuser de marcher ? Non, jamais ! Il pourra survenir quelques irrégularités dans la landwehr, mais elles seront rares ; l’armée fera son devoir, elle est l’incarnation de l’obéissance. Nierez-vous cependant qu’il n’y ait une grande différence entre le devoir accompli avec joie et enthousiasme ou avec appréhension ?

— La joie, l’enthousiasme, naissent du succès. — Et jusque-là ?

— Jusque-là le devoir doit suffire.

— Eh bien ! répond M. de Manteuffel, je ne doute pas que le devoir ne soit accompli, je voulais seulement vous prouver que ce point important n’est pas pour vous.

— Soit ! Aujourd’hui elle est contre moi, cette opinion publique que vous avez si justement comparée au vent et qui, changeante par conséquent, tournera comme tournent les girouettes.

— Mais le succès est-il sûr, est-il préparé ? Nous avons traité deux questions, venons maintenant à la troisième, la plus grave, aux alliances. Où en êtes-vous avec la France, avec Napoléon ?

À cette question directe, les lèvres de M. de Bismarck frémissent en répliquant : — Nous sommes d’accord autant qu’on peut l’être avec ce sphinx.

— Avez-vous des promesses, des traités, ou une parole personnelle de Napoléon ?

— Je répondrai, dit Bismarck, puisque je me trouve devant mon maître. Eh bien ! j’ai parlé à l’empereur, mais vous savez combien il est difficile de pénétrer ce caractère mystérieux et d’obtenir de lui des promesses formelles.

Pendant cette conversation, M. de Bismarck feuillette des papiers qui se trouvent sur la table. — Voici le traité avec l’Italie, fait avec le général Gorone, qui nous promet d’attaquer l’Autriche méridionale.

— La France, qu’exige-t-elle pour sa part ?

— Elle demande la Vénétie pour l’Italie.

— Et pour elle-même ?

— Rien du tout.

— Rien ? réplique M. de Manteuffel avec un sourire de doute. Et le Hanovre, vous est-il favorable ?

— C’est ma sincère volonté de lui donner une position honorable dans l’Allemagne du nord et de gagner sa sympathie ; mais il faut que l’on cesse aussi de nous faire sentir toujours que nous sommes pour lui un obstacle.

— Qu’a promis le comte de Platen à cet égard ?

— La neutralité.

— Le traité est-il conclu ? demande M. de Manteuffel.

— Le comte de Platen ne pouvait le décider seul et désirait que cette affaire restât secrète ; je l’ai assuré que l’amitié du Hanovre nous était précieuse, que nous souhaitions la conservation du trône, bien que ce ne soit pas l’avis de tous les Prussiens, comme vous savez.

— Croyez-vous que le Wurtemberg et la Bavière restent neutres en cas de guerre contre l’Autriche ? — Non, répond M. de Bismarck.

— C’est alors l’armée prussienne seule qui vous donne de la sécurité ; tous les autres points d’appui sont imaginaires. L’attitude de la France n’est ni ferme ni définie, l’Allemagne en général me paraît être ennemie ; je ne me fie pas au Hanovre, il peut devenir dangereux. Une question encore, qui n’est pas la moins sérieuse : cette guerre est-elle nécessaire ? Vous savez si je désire que la Prusse se place à la tête de l’Allemagne ; j’ai toujours compté sur le temps pour obtenir pacifiquement ce résultat. Pourquoi troubler la Prusse par les chances incertaines d’une guerre ?

À ces mots, Bismarck se lève vivement, et, saisissant la main de Manteuffel, répond : — O mon ami, je reconnais votre prudence et votre délicatesse, mais moi non plus, je ne joue pas légèrement avec le sort de la Prusse. Ce n’est pas moi qui ai provoqué la guerre, on me l’impose. N’y a-t-il pas aussi des momens dans la vie où l’action prompte et la résolution hardie sont nécessaires pour atteindre aux grandes choses et pour détourner de grands maux ?

— Si pourtant vous ne réussissiez pas, demande M. de Manteuffel, quelles précautions aurez-vous prises pour sauver la Prusse de sa perte ? Vous savez qu’un bon général pense d’abord à la retraite.

— Si je croyais possible que notre armée fût battue par l’armée autrichienne, je ne serais pas ministre prussien.

À ces mots, M. de Manteuffel prend congé. — Notre conversation, dit-il, me semble terminée.

— Adieu, dit tristement M. de Bismarck, vous m’ôtez une espérance, un appui.

— Mes vœux les plus ardens, répond M. de Manteuffel, seront toujours pour le bonheur de la Prusse.

M. de Bismarck reconduit silencieusement son hôte en songeant :

N’a-t-il pas raison ? Peut-être ? Si le succès nous faisait défaut, quelle serait l’issue ? .. . Il faudrait se retirer comme un joueur imprudent, condamné par tous dans l’avenir ; — d’un autre côté, reculer avec la conviction de la victoire dans le cœur, perdre le moment propice et avec lui l’avenir de la Prusse, que je vois si brillant devant moi ! Ce que tu perds en une minute, une éternité ne saurait te le rendre…

Sur cette sentencieuse réflexion, il passe dans le salon, où se trouvent Mme de Bismarck, sa fille et son confident, M. de Keudell ; il s’assied affectueusement auprès de sa femme et prie son jeune ami de faire un peu de musique. M. de Keudell obéit, il exécute en virtuose la marche funèbre de Beethoven. « Tous les trois se sentirent émus en écoutant. M. de Bismarck regardait autour de lui comme s’il venait de s’éveiller d’un songe. Pendant quelques minutes, il resta debout, immobile, puis, s’adressant à lui-même, il prononça ces mots : — Quand je mourrai, que mon âme s’élève au ciel entourée de pareils sons. — Oubliant la société, tout absorbé en lui-même, il sortit de la chambre, suivi des regards de Mme de Bismarck. » Lorsque M. de Keudell, appelé par le ministre, se rend dans son appartement : — Cher ami, lui dit ce dernier, voici quelques instructions pour nos ambassadeurs à Vienne, à Francfort, à Berlin. Voulez-vous les expédier sur-le-champ ?

— Aussi promptement que possible, répond M. de Keudell, — et jetant un coup d’œil sur les papiers : — Excellence, c’est la guerre ! dit-il avec effroi.

— C’est la guerre, répète Bismarck, et maintenant bonne nuit ! Je suis fatigué, mes nerfs demandent du repos.

Après la difficulté de traduire en allemand un roman français, difficulté à peu près insurmontable, pour les scènes dialoguées surtout, à cause des tournures alertes et familières qui font notre supériorité dans la conversation et le style épistolaire, il n’y en a pas de plus grande que de traduire en français les lenteurs, l’emphase, les circonlocutions, les richesses surabondantes d’un ouvrage d’imagination allemand. La forme où se coule la pensée diffère déjà beaucoup chez les deux peuples, et cette fois il ne s’agit pas seulement de la forme, le fond lui-même est souvent d’une véritable étrangeté.

Du chapitre caractéristique qui vient de nous montrer le Dieu des armées, la patrie, Beethoven, mêlés en un ragoût éminemment prussien, nous passerons à celui qui nous transporte par opposition au milieu des frivoles élégances de la cour de Vienne.

Dans les salons du comte de Mensdorf, meublés avec un luxe incomparable, brillent les riches toilettes, les uniformes somptueux, et s’entre-croisent les rires légers, les conversations mondaines. La comtesse reçoit ses invités avec cette grâce aisée qui est propre à l’aristocratie viennoise. Suivent de nombreux portraits, celui de la princesse Obrenovitch, femme séparée du prince Michel de Serbie, toujours vêtue de noir, ce qui rend sa beauté plus touchante, celui du brave et galant baron de Reischach, que ses blessures glorieuses ont forcé de se retirer du service actif, mais qui porte sur l’uniforme gris de feld-maréchal-lieutenant la croix de Marie-Thérèse, la médaille de Léopold, la croix de Malte, attestant une carrière noblement remplie, — tous les membres du corps diplomatique, parmi lesquels l’ambassadeur français, M. le duc de Gramont, avec sa taille élevée, sa tournure presque militaire, ses traits aristocratiques, sa réserve affable et gracieuse. « Son front est haut et franc, dit l’auteur, mais dans ses yeux on lit cette insouciance flegmatique qui est aussi un héritage de l’ancienne noblesse française, si souvent disposée à prendre, dans les phases les plus critiques de l’histoire, tant de choses sérieuses avec une légèreté qu’on ne peut s’expliquer. » — La conversation s’engage entre lui et un homme vêtu avec une simplicité recherchée, la poitrine ornée du ruban blanc et orange et de la plaque de l’aigle rouge de Prusse, — dans aucun de ces portraits, on ne nous fait grâce de la moindre décoration. C’est M. de Werther, ambassadeur de Prusse.

— Enfin, monsieur le duc, dit-il en français, je trouve l’occasion de vous souhaiter le bonsoir. Comment est Mme la duchesse ? Je ne l’aperçois pas.

— Un peu enrhumée, réplique l’ambassadeur, et Mme de Werther ? Elle aussi apparemment est victime de la grippe.

— Oui, monsieur, elle est souffrante, et je ne serais pas venu, si ce n’était mon devoir de recueillir des nouvelles.

— Avez-vous réussi ? demande le duc.

— Pas encore. Le comte de Mensdorf est chez l’empereur, m’a dit la comtesse. Vous savez sans doute que la situation se tend de plus en plus ?

— Je regrette qu’il en soit ainsi, dit M. de Gramont ; des prétentions opposées ne peuvent que provoquer la guerre, et je ne la désire nullement pour ma part.

— Vous savez que nous ne cherchons pas la guerre ; cependant pouvons-nous l’éviter au prix de notre honneur et de notre rang de puissance ? Nous le conseilleriez-vous ?

— Ces événemens sont éloignés, répond le duc, et nous ne sommes que spectateurs. D’ailleurs, ajoute-t-il avec un sourire gracieux, on nous observe, et on pourrait tirer des conséquences de cet innocent entretien.

— Vous avez raison, reprend M. de Werther, évitons les regards curieux. — Il quitte le duc en murmurant : — Il ne sait rien, — pour aller chercher d’autres nouvelles auprès du général hanovrien de Knesebeck, qui répond avec une réserve de mauvais augure, en se bornant à exprimer ses vœux pour que la sécurité de la confédération allemande, l’union entre la Prusse et l’Autriche, ne soit pas compromise.

Tandis que la comtesse de Mensdorf met tout son art à faire régner autour d’elle, en dépit des menaces de l’horizon politique, le plaisir et la gaîté, le comte s’efforce d’amener son souverain à la conciliation. Il est résolu, assure-t-on, dans le cas où il échouerait, à quitter le ministère, ne voulant pas prendre la responsabilité d’une rupture ; mais l’orgueil de la maison de Habsbourg regimbé contre les conseils, et M. de Mensdorf n’est pas à la hauteur de la situation. « Il a le type français, » — n’est-ce pas dire d’un mot sa faiblesse ? Voici en quels termes il annonce au secrétaire d’état baron de Meysenbug l’issue de son débat avec l’empereur. — J’ai fait tout ce qui était possible pour empêcher cette résolution, qui peut-être aura des suites terribles. Je n’entends pas grand’chose à la politique, mais je suis soldat, et je comprends ce que doit être une armée prête à marcher. La politique que nous faisons produira certainement la guerre, car Bismarck n’est pas homme à se laisser offenser. Pour faire la guerre, on a besoin d’une armée bien organisée ; or, à mon avis, nous ne l’avons pas.

— Votre excellence s’alarme trop, s’écrie M. de Meysenbug, nous avons huit cent mille hommes, le ministère de la guerre le constate…

— Le ministère de la guerre peut constater ce qu’il veut, interrompt M. de Mensdorf ; je suis soldat, je connais bien la situation de l’armée. Si nous étions en état de faire marcher seulement la moitié de vos huit cent mille hommes, je me tiendrais pour satisfait. Et avec une pareille armée nous serons obligés d’opérer sur deux théâtres à la fois, car vous verrez qu’au premier coup de canon l’Italie se tournera contre nous ; je suis même persuadé qu’il existe déjà une alliance entre elle et la Prusse. Les fils de cette alliance aboutissent à Paris.

— M. de Gramont dit pourtant…

— Gramont ! s’écrie M. de Mensdorf en s’animant, eh ! croyez-vous donc que Gramont sache ce qui se passe à Paris ? Croyez-vous que l’empereur lui donne le dernier mot de sa politique mystérieuse dans des dépêches officielles ? Gramont sait qu’il ne doit rien dire de ce qui pourrait empêcher la guerre, car cette guerre sert trop bien les intérêts français. La réunion des armées de l’Autriche et de la Prusse inquiète Paris ; à cause de cela, l’Allemagne doit à son gré être divisée. L’Allemagne sera vaincue dans celle des deux puissances qui perdra la partie ; celle qui la gagnera la gagnera pour la France. Je ne puis croire à la victoire de l’Autriche, je l’ai dit à l’empereur, j’ai voulu donner ma démission ; mais sa majesté m’ordonne de rester, et je reste comme soldat. Si j’étais un ministre politique de l’école moderne, je ne resterais pas. — Après cette tirade, il rentre dans ses salons et s’en va causer avec M. de Gramont. Peu à peu chacun sent qu’une atmosphère glaciale entoure M. de Werther, qui dissimule à grand’peine son isolement jusqu’à l’heure où il peut enfin se retirer.


Troisième changement de décor, et celui-ci est le plus intéressant pour nous. Ce diable-boiteux Samarow, pour qui les palais n’ont pas de secrets, nous transporte aux Tuileries. Un homme d’un extérieur modeste monte l’escalier qui conduit au cabinet de M. Piétri. C’est M. Hansen, un Danois qui se remue beaucoup pour les intérêts de son pays natal. — Eh bien ! dit M. Piétri, vous arrivez d’Allemagne, qu’avez-vous vu et entendu ?

Au moment où Hansen va répondre, on entend du bruit de l’autre côté du cabinet, une portière se lève, et l’empereur Napoléon paraît. — Sire, fui dit M. Piétri, voici M. Hansen, un Danois qui aime par-dessus tout sa patrie, et qui nous a rendu aussi de grands services, parce qu’il a comme Danois des sympathies pour la France. il a parcouru l’Allemagne, il a vu des personnages importans et vient me communiquer le résultat de ses observations.

L’empereur s’incline légèrement, « et le sourire bienveillant qui dans la conversation éclairait parfois avec tant de charme son visage immobile passe sur ses traits comme un rayon de soleil. »

— Je sais, dit-il d’une voix basse, mais nette, que tous les Danois aiment leur pays et qu’ils sont par conséquent sympathiques à la France, son amie. Votre nom, monsieur, m’est connu comme celui d’un homme qui se distingue par son patriotisme ardent et actif, même dans une nation de patriotes telle que la vôtre.

M. Hansen salue en rougissant. — Sire, de si bienveillantes paroles me font presque oublier que mes efforts ont été jusqu’à présent inutiles. Puisque mon nom modeste est connu de votre majesté, elle doit savoir aussi combien j’aime la France et combien j’honore son empereur, à qui est donné le pouvoir de décider si le Danemark doit conserver la place qui lui convient parmi les nations européennes.

L’empereur baisse la tête, puis, relevant son regard observateur sur M. Hansen, lui dit, après avoir demandé à M. Piétri les dépêches nouvellement arrivées : — Je ne veux pas troubler votre conversation, monsieur ; faites comme s’il n’y avait personne ici, pendant que je lis mes lettres.

M. Piétri reprend sa place devant son bureau et fait signe à M. Hansen de l’imiter. — Vous êtes allé d’abord à Berlin ? demande-t-il.

— Oui, et j’en ai rapporté la conviction que le grand conflit allemand est inévitable.

— Est-ce qu’on le veut partout ?

— On ne voudrait pas le conflit, mais on veut ce qui ne saurait être atteint sans conflit.

— Et ce serait ?

— La réforme complète de la confédération, la prépondérance militaire jusqu’au Mein, la rupture avec les traditions créées par Metternich. M. de Bismarck a pris son parti d’atteindre au but qu’il prépare, fût-ce par les armes.

— Ne se contenterait-il pas de la possession unique. du Slesvig et du Holstein ? — Non, sur cette base la guerre ne serait pas conjurée. Croyez-moi, monsieur, elle n’aura pas lieu à cause des duchés allemands. Berlin sait qu’ils lui reviendront tôt ou tard, et on ne craint guère les résolutions du duc d’Augustenbourg ; la guerre est fondée sur le développement historique de l’Allemagne et de la Prusse. En effet, la Prusse est non pas le second état de l’Allemagne, mais le premier, el la confédération, qui lui assigne le second rang, arrête son développement naturel par un mécanisme dont les ressorts se meuvent à Vienne. La Prusse veut la place qui lui appartient en Allemagne, et que l’Autriche lui ravit injustement. Cette querelle n’est pas nouvelle, et le jeu de la diplomatie européenne l’eût peut-être longtemps laissée pendante, si le comte de Bismarck n’avait pas été mis à la tête du gouvernement prussien. Ce diplomate est l’incarnation de la Prusse, fortifiée par son génie rare et original. Il n’ira jamais à Olmütz, il acquerra pour son pays le rang qu’il envie, ou il périra.

L’empereur avait laissé tomber les lettres sur ses genoux, et son œil était fixé pensif sur le visage de M. Hansen. M. Piétri, s’apercevant de l’attention qu’il prêtait à cet entretien, dit en souriant : — Il est étrange d’entendre un Danois parler ici, à Paris, avec une telle effusion d’un ministre prussien.

— Pourquoi ? répartit Hansen avec calme ; l’homme qui sait ce qu’il veut et qui emploie toutes ses forces pour faire prévaloir sa volonté, qui aime sa patrie et qui travaille à lui procurer grandeur et puissance, celui-là m’impose, et il a droit assurément à l’estime par ses efforts, à l’admiration s’il réussit. Entre moi et M. de Bismarck, il y a le Danemark. Ce qui est allemand dans les duchés, nous n’y prétendons pas, nous réclamons ce qui est danois et ce qu’il faut au Danemark pour garder ses frontières. Quand on nous aura donné cela, nous n’aurons plus de raisons pour être ennemis de l’Allemagne ; mais, en refusant d’accomplir nos vœux légitimes, la Prusse trouvera toujours le petit Danemark du côté de ses ennemis et guidé par le même motif qui détermine les actes de M. de Bismarck.

Napoléon écoute attentivement. — Croyez-vous, reprend M. Piétri, que la Prusse soit disposée à satisfaire vos désirs ?

— Ce n’est pas impossible, réplique avec sécurité l’agitateur danois, surtout si la Prusse peut s’allier avec une autre grande nation pour cet arrangement. Il n’y aurait alors qu’à fixer les limites des intérêts allemands et danois.

— Mais, interrompt M. Piétri, si M. de Bismarck veut la guerre, le roi ira-t-il aussi loin que lui ? N’abandonnera-t-il pas plutôt, son ministre ? N’avez-vous pas rapporté de Berlin l’impression que M. de Bismarck pût être remplacé par le comte de Goltz ? — Non, monsieur, bien que le roi désire éviter autant que possible une guerre avec l’Allemagne ; mais, la question de principe une fois touchée, le roi ne cédera pas non plus. Il a créé la nouvelle organisation de l’armée, qui doit être admirable, il l’a emporté de haute lutte malgré l’opposition du parlement ; comment voulez-vous qu’il cède dès la première occasion qui s’offrira d’utiliser cette armée pour l’agrandissement de la Prusse ? Quant à la position de M. de Bismarck, elle est solide ; rien n’ébranlera la confiance qu’a le roi en son ministre.

— Et pourquoi ? interrompt encore M. Piétri.

— Parce qu’il est soldat, qu’il porte l’uniforme de la landwehr. Ceci compte plus que vous ne pouvez le croire. M. de Bismarck est soldat, il traversera les champs de bataille aussi tranquillement que s’il s’asseyait à son bureau. Le roi le sent bien parce qu’il est soldat lui-même. De là sa confiance.

— Qu’est-ce que dit le peuple ? Selon les voix de la presse, il n’est point favorable à la guerre.

— En. effet, répond M. Hansen, on craint une défaite, et la myopie qui prévaut chez les membres de l’opposition est cause que l’on croit que M. de Bismarck veut la guerre seulement pour sortir de l’impasse où il s’est censé fourvoyé.

— Mais, reprend M. Piétri, ne serait-il pas périlleux pour la Prusse de commencer la guerre à l’heure même où l’opposition se lève pour la condamner ?

— Je crois, réplique froidement M. Hansen, que l’opposition se taira dès la première bataille gagnée ; chaque pas fait vers l’unité de l’Allemagne rendra populaire la guerre qui aura conduit à ce but.

— Vous croyez au succès de la Prusse ?

— J’y crois, répond M. Hansen d’un ton ferme. La puissance de la Prusse est concentrée, celle de l’Autriche est affaiblie, privée du vrai lien, l’unité dans le commandement. A mon avis, une politique prévoyante doit calculer ces chances-là

— Vous parliez d’abord de l’agrandissement de la Prusse ; de quoi croyez-vous donc qu’elle s’empare, si la victoire lui reste ?

— De tout le nord de l’Allemagne sans doute. Le peuple lui-même exigera les conquêtes les plus étendues après que le sang prussien aura une fois coulé. Ce qu’on peut attendre de la Prusse doit être demandé avant la guerre ; une victoire, et l’on ne fera plus de concessions à Berlin.

L’empereur se lève, et salue M. Hansen en disant : — Je suis bien aise, monsieur, d’avoir fait votre connaissance ; ce sera toujours pour moi un bonheur d’être utile à une nation qui sait inspirer à ses membres tant de patriotisme. M. Hansen s’incline profondément et sort. Alors l’empereur s’approche de Piétri avec vivacité : — Croyez-vous qu’il soit bien informé ?

— Je le connais pour un bon observateur, je sais qu’il a été reçu par M. de Bismarck, et qu’il est en relation avec différens personnages politiques ; il s’entend très bien à sonder l’opinion, mais je crois pourtant qu’il exagère la puissance de la Prusse.

— Je crains, moi, qu’il n’ait raison, répond tout bas l’empereur, et nous nous trouvons devant un grand problème historique. Peut-on secourir l’Autriche sans offenser l’Italie, qui est déjà trop forte pour qu’on la dédaigne ? Peut-on laisser faire la Prusse ? Peut-on voir se constituer l’Allemagne sans mettre en péril le prestige de la France, même nos frontières, l’Alsace et la Lorraine, ces anciens pays allemands ?

Piétri se met à sourire : — Votre majesté daigne plaisanter.

— Piétri, réplique l’empereur, vous ne connaissez pas les Allemands ; moi je les connais et je les comprends, car j’ai vécu parmi eux. Ce peuple allemand est un lion qui ignore sa force. Un enfant peut le conduire par une chaîne de fleurs, mais il est capable de mettre en pièces notre frêle monde européen, s’il apprend à connaître sa nature, s’il lèche du sang, et il léchera du sang dans ce combat. Le proverbe : l’appétit. vient en mangeant, pourra bien être justifié. Peut-être le lion allemand dévorera-t-il aussi un jour son dompteur prussien ; mais ce dernier nous sera d’abord un voisin dangereux.

— Que votre majesté me permette de lui dire, hasarde M. Piétri, que l’élément de la vie du lion allemand est le sommeil. S’il s’éveille jamais et qu’il ait des envies aussi terribles, il trouvera sur nos frontières la grande armée, et les aigles impériales sauront indiquer sa place à ce lion impertinent.

L’empereur répond d’un ton triste : — Je ne suis pas mon oncle !

A croire M. Samarow, l’empereur pressent déjà que l’incendie qui s’allume pourra bien menacer l’existence de la France et la sienne ; cependant, lorsque M. Drouyn de Lhuys vient le conjurer d’intervenir, il se retranche dans l’immuable volonté de gagner du temps avant tout. Un rapport de Vienne prouve que l’Autriche a été assez aveugle pour provoquer les hostilités par une quasi-sommation hautaine qui s’ajoute à l’injure de la convocation des états dans les duchés sans que la Prusse ait été consultée ; un rapport de M. Benedetti affirme que M. de Bismarck est résolu à tout. M. Drouyn de Lhuys met ces pièces sous les yeux de Napoléon III, il est d’avis que la guerre doit être empêchée à tout prix pour le repos de la France et celui de l’Europe entière. L’empereur répond toujours imperturbable : — Croyez-vous donc que je sois assez fort pour faire rentrer dans leur fourreau les épées déjà tirées à moitié ? Si Palmerston vivait encore, il eût été possible de s’entendre avec lui, mais l’Angleterre a remplacé les grandes actions par les grands mots. Vous figurez-vous que ma voix seule suffise, et, si on ne l’entend pas, ne dois-je pas craindre que les deux adversaires ne se réunissent contre moi ? Un tel jeu serait digne de Bismarck. Ah ! j’ai laissé cet homme devenir trop grand !

M. Drouyn de Lhuys, pour rassurer l’empereur, lui répète une conversation qu’il a eue autrefois avec le ministre de Prusse, qui, parlant sans détours de la guerre contre l’Autriche comme d’une nécessité fondée sur le développement historique de l’Allemagne, ajoutait que le moment de cette guerre dépendrait des exigences de la politique, et qu’il ne serait jamais assez hardi, quant à lui, pour rien entreprendre contre la France et l’Autriche réunies. — Il suffira, continue M. Drouyn de Lhuys, que votre majesté m’autorise à lui déclarer que la France ne veut pas maintenant d’une guerre en Allemagne, et que, si elle se faisait, nous enverrions nos armées aux frontières.

— Je ne suis pas tout à fait de votre avis, réplique obstinément l’empereur, bien que je ne méconnaisse ni les inconvéniens qui peuvent naître pour la France d’une guerre allemande, ni les facilités que nous avons de faire valoir notre influence ; mais il y a un penchant général qui entraîne les nations à s’unir dans une activité de travail commun, et il me semblerait grave de m’opposer à cette impulsion du moment. L’Allemagne ne sera pas aussi dangereuse que vous le craignez. D’abord la soif de centralisation n’existe pas chez les Allemands ; ils tendent toujours à l’état fédératif. Puis je ne crois pas que l’un des adversaires triomphe absolument de l’autre ; ils s’affaibliront mutuellement, nous nous opposerons au vainqueur pour le modérer, et le résultat pourra bien être le partage de l’Allemagne en deux parties : la Prusse et l’Allemagne du nord, l’Autriche et l’Allemagne du sud.

— Ainsi votre majesté ne veut pas empêcher cette guerre ?

— Je ne crois pas que je le puisse ni que je le doive. L’Italie aussi me presse d’accomplir ma promesse : libre jusqu’à l’Adriatique.

— Un mot que votre majesté n’aurait jamais dû prononcer ! dit le ministre d’un ton ferme.

Napoléon soupire profondément. — Je veux faire encore une tentative de conciliation. Laissez-moi demander à Vienne si l’on est disposé à me céder la Vénétie pour la donner à l’Italie. Cela formerait la base d’une alliance possible avec l’Autriche, qui nous permît d’agir sur les affaires allemandes avec une vraie autorité et une espérance de succès. La Saxe insiste auprès de moi. pour que je ne prête pas assistance à la Prusse. Voulez-vous instruire en secret notre ambassadeur à Dresde pour qu’il fasse entendre qu’il dépend du cabinet de Vienne que cette requête obtienne la réponse que je désire lui donner ? — M. Drouyn de Lhuys s’incline. — Pourtant, continue l’empereur, il sera nécessaire de parler aussi à Berlin des garanties que M. de Bismarck est disposé à nous donner dans le cas où les vues de sa politique se réaliseraient en Allemagne. Vous savez de quelle manière évasive on a traité ce sujet à Berlin. : — L’empereur se lève et congédie son ministre en lui tendant la main. — Je ne puis me mêler directement de tout cela, se dit-il à lui-même, il faut que je laisse aller les événemens ; si mon veto n’était pas écouté, je serais obligé de livrer un combat terrible, et après ? .. Oui, il faut que j’essaie de diriger les événemens par une action prudente et mesurée. — Il s’approche d’un buste de César qui se trouve dans son cabinet, et le regarde longtemps tristement. — Grand idéal de ma maison, je dirai encore une fois comme toi : Alea jacta est, mais, continue-t-il assombri, tu jetais toi-même les dés, et tu les forçais à tomber comme tu voulais ; les miens sont jetés par la main d’une destinée impitoyable, et il faut que je les accepte comme ils tombent…

Le tableau ne serait pas complet, si nous n’étions témoins et outre des incertitudes et des bonnes intentions du roi George de Hanovre, ce modèle des vieux princes allemands qu’un écrivain de leur pays nous montre mettant la nuit un bonnet de coton sur la couronne qui leur a poussé tout naturellement sur la tête, pour reposer en paix avec les peuples endormis à leurs pieds. — « Bonjour, père ! » crient les peuples en s’éveillant, et ces princes-là de répondre : « Bonjour, mes enfans ! » — Le bon roi aveugle est surpris par les préludes de la guerre dans les vertes allées de son beau parc de Herrenhausen, ce Versailles en miniature créé par Le Nôtre, où il se promène appuyé sur un bras ami, au milieu des fleurs, des opulens ombrages, de sa famille chérie, des tombeaux vénérés des ancêtres. Le comte de Platen, l’opinion publique, l’armée surtout, le poussent à l’alliance contre l’Autriche ; mais les excellens conseils de M. le conseiller de régence Meding conspirent avec ses sympathies personnelles pour le rapprocher de la Prusse. Si M. Meding est, comme on le prétend, l’auteur du roman, il ne s’est assurément pas calomnié dans cette galerie de portraits où figure le sien. Il s’attribue toutes les sincérités, toutes les prévoyances, tous les courages ; il presse le roi de conclure ce traité de neutralité qui, rédigé à temps, en s’assurant le concours de l’électeur de Hesse et du grand-duc d’Oldenbourg, eût empêché l’annihilation du Hanovre, assuré peut-être l’indépendance de la nouvelle Allemagne. Il refuse de croire à la victoire de l’Autriche, il démêle le profond égoïsme de la politique anglaise, il sauverait tout, mais sur ces entrefaites arrive de Vienne le prince Charles de Solms, beau-frère du roi, général autrichien, chargé d’une mission de l’empereur. François-Joseph est résolu d’accepter la lutte pour la formation future de l’Allemagne ; il attache le plus grand prix à être entouré dans cette crise par les princes allemands, comme il l’a été à la convocation de Francfort…

— Où l’on m’a voulu médiatiser, murmure le roi, non sans méfiance.

— L’empereur désire avant tout une ferme alliance avec le Hanovre, regardant comme identiques les intérêts de la maison de Habsbourg et ceux de la maison des Guelfes.

— La maison des Guelfes a toujours combattu le césarisme, dit le roi.

— L’empereur trouve qu’au congrès de Vienne le Hanovre n’a pas obtenu la position qui lui était due dans l’Allemagne du nord.

— Parce que les efforts du comte de Munster n’ont pas été soutenus par Metternich, riposte le roi, s’obstinant à se souvenir.

— L’empereur reconnaît la nécessité de réparer cette faute du congrès dans la nouvelle formation de l’Allemagne, et propose pour cela une alliance offensive et défensive.

— Sur quelles bases ?

— Les voici : le Hanovre préparera immédiatement son armée pour la guerre qu’il prendra l’engagement de déclarer à la Prusse, de concert avec l’Autriche. En échange, l’empereur met à la disposition du Hanovre la brigade Kalik, qui se trouve en Holstein, et lui cède pour la durée de la campagne le général de Gablenz. Il garantit, quelle que soit l’issue, l’intégrité du Hanovre, et lui promet en cas de victoire le Holstein et la Westphalie prussienne.

À cette dernière proposition, tous les sentimens de l’honnête roi George se révoltent. Il y a là une question de principes. Son avis est qu’une guerre entre deux membres de la confédération est impossible d’après les lois mêmes de la confédération ; si elle se présente, il l’acceptera comme un fléau de Dieu, mais loin de lui l’impiété de conclure des traités en vue d’une telle réalité ! Jamais il ne combattra des Allemands autrement qu’en cas de légitime défense, jamais il n’acceptera les offres qu’on lui fait pour l’agrandissement du Hanovre. Il s’enorgueillit que dans le pays gouverné par lui il n’y ait pas un pied de terre qui n’appartienne en propre à sa maison, et il respecte le bien du prochain, comme il prétend qu’on respecte le royaume qui est à lui par la grâce de Dieu.

— Ainsi parle ce doux prince aveugle, digne de vivre au temps des légendes, et dont les raisonnemens naïfs ont dû fort divertir en leur sagesse pratique le roi Guillaume et son grand-chancelier.

— C’est un noble, un aimable caractère que celui de mon cousin George, dit cependant le roi Guillaume. Combien j’eusse désiré qu’il nous fût possible de rester plus intimement unis ! Bien des choses iraient peut-être mieux en Allemagne. Malheureusement il a toujours eu de la Prusse une sorte d’appréhension. — Il plaint du fond de l’âme ce pauvre roitelet qui s’imagine qu’il peut agir, conformément à son éducation de prince anglais, avec autant d’indépendance et de dignité que le souverain d’un grand empire, tenant entre ses mains des flottes et des armées ; il s’attendrit sur tant d’illusions, mais un regard par la fenêtre au monument de Frédéric le Grand lui rend toute l’énergie nécessaire. — Lui aussi était seul, se dit-il, seul comme moi, abandonné de tous, et seul il était le plus grand ; — puis par un retour douloureux sur lui-même : — Qui aurait pensé qu’il me faudrait à mon âge subir une telle épreuve, conduire au combat cette armée nouvellement organisée, fruit de mes pensées, de mes efforts, et que je voulais laisser à mon fils comme un héritage, une garantie de puissance et de grandeur à venir ? Lorsque je reçus l’épée à l’heure de mon couronnement, la promesse monta du fond de mon cœur de ne la tirer jamais sans la nécessité la plus sérieuse, et, si je la tirais un jour, d’en faire usage avec l’aide de Dieu.

Le roi joint les mains et s’absorbe dans une méditation fervente, qu’il interrompt pour autoriser le comte de Bismarck à commencer sans retard les opérations militaires dans le cas où ses cousins resteraient sourds à une dernière tentative de conciliation. — Que la volonté de Dieu soit faite ! — ajoute-t-il. Louis XI n’eût pas mieux dit en préparant une chausse-trape après génuflexion faite aux amulettes de son chapeau.

Quelle différence, selon le romancier prussien, avec l’attitude légère, délibérée, provocatrice de la cour de Vienne en ces graves conjonctures ! Il s’agit pourtant d’un adversaire inconnu depuis la guerre de sept ans et dont on n’ignore pas la merveilleuse organisation militaire ; mais l’orgueil de l’Autriche est en jeu et aussi l’indépendance des princes allemands. François-Joseph n’hésite pas : il croit même pouvoir se passer de l’alliance française, subissant sur ce point l’influence du conseiller d’état Klindworth, un débris du temps où l’oreille de Metternich était dans tous les cabinets européens, où sa puissante main dirigeait les résolutions des cours. Le Staatsrath Klindworth est d’avis que la plus dangereuse de toutes les fautes serait l’irrésolution ; déjà on a trop tardé, il fallait agir contre la Prusse avant qu’elle n’eût conclu son traité avec l’Italie, et que celle-ci se fût armée. Le coup devait être brusque, rapide, et surprendre l’adversaire mal préparé ; au lieu de cela, on a échangé des dépêches aussi vaines, aussi oiseuses que les interminables disputes des héros grecs devant Troie. Dès la première sommation faite, les armées autrichiennes devaient passer en Saxe : maintenant l’armée saxonne a passé au contraire en Bohême ; c’est là qu’il faudra se battre et porter les misères de la guerre. Le seul moyen de réparer les premières fautes commises, c’est de ne pas perdre un instant de plus.

— Mais l’armée n’est pas prête…

— Elle ne le deviendra pas en restant oisive en Bohême ; qu’on la fasse combattre, et elle sera prête. Quant aux offres françaises, — une alliance en échange de la Vénétie, — elles sont inacceptables. Napoléon ne prendrait pas son parti de la suprématie de l’Autriche sur l’Allemagne unie ; ce serait se préparer de nouvelles luttes contre un allié qui n’est pas capable en ce moment d’un grand effort militaire et dont le concours compromettrait la position de la maison de Habsbourg en Allemagne. L’Autriche fût-elle victorieuse avec l’aide des Français, l’Allemagne verrait toujours dans la Prusse une martyre forcée de reculer devant l’ennemi juré de la nation allemande. De cette façon, la Prusse s’assurerait des partisans et recommencerait plus tard avec de nouveaux avantages. Il suffirait d’une alliance française pour que l’Allemagne appartînt à la Prusse. — Ces leçons de Nestor trahissent toute la profondeur des haines de l’Allemagne entière contre la France, haines que l’on a tant niées, que l’on nie encore au lendemain d’une guerre moins impie peut-être, mais non moins cruelle que celle de 1866.

La prétendue tentative de conciliation du roi Guillaume se trouvant n’être qu’un redoublement d’exigences, le roi de Hanovre sort de son imperturbable douceur. Il repousse formellement l’offre d’alliance fondée sur la proposition d’une réforme qui lui enlèverait la plus grande partie de sa souveraineté, puis, après des scènes de famille touchantes, part comme un chevalier du moyen âge, appuyé sur le bras de son fils, ses yeux sans regard levés vers le ciel, qu’il appelle au secours d’une cause juste, et confiant aux citoyens de sa résidence ce qu’il a de plus cher après la patrie, sa noble femme, ses jeunes filles. Les journées qui suivirent appartiennent à l’histoire. Chacun connaît cette marche héroïque de l’armée hanovrienne, qui se termina par la sanglante bataille de Langensalza, et, une capitulation contre laquelle s’indignèrent les braves troupes que leur roi ne voulut pas sacrifier inutilement. Nous négligerons donc un instant la partie politique pour dire quelques mots du double roman d’amour qui s’entrelace aux secrets des cabinets européens et aux mêlées sanglantes des champs de bataille ; il n’est évidemment qu’un hors-d’œuvre dont l’auteur se sert pour relier des événemens qui sans cela ressembleraient parfois aux images incohérentes d’une lanterne magique. C’est avec une sorte de plaisir d’abord que l’on est transporté du cabinet de M. de Bismarck dans une contrée pastorale du Hanovre, le riche Wendtland aux plaines fertiles, aux magnifiques forêts, où se conservent encore les usages poétiques et hospitaliers du vieux temps, pour assister aux préludés des fiançailles de M. de Wendenstein, jeune officier hanovrien, fils du digne bailli de ce district, avec Hélène Berger, la fille du pasteur de Blechow. Celui-ci avait rêvé pour elle une autre destinée, un mariage avec son neveu, le candidat Behrmann, qui doit lui succéder dans le saint ministère ; mais, lorsque la guerre éclate, la douleur d’Hélène trahit le penchant de son cœur. Il se révèle plus ouvertement encore lorsqu’elle supplie Mme de Wendenstein, sur le point de partir pour Langensalza, où le jeune homme a été blessé, de lui permettre de l’accompagner. Le candidat Behrmann, tourmenté de jalousie, est du voyage. Lui aussi veut consoler les malades et les mourans : on peut supposer en outre qu’il compte veiller sur celle qu’il aime. Il lui faut enfin se résigner à perdre Hélène. Au pied de ce lit où le jeune officier revient lentement à la vie sont décidées des fiançailles qui se célébreront un peu plus tard, dans un temps de deuil pour les Hanovriens, après la cession de leur beau pays à la Prusse. M. de Wendenstein donne sa démission de bailli, son fils renonce à la carrière des armes afin de ne point servir la Prusse, mais il leur reste après tout le bonheur domestique.

Parmi les muses allemandes, la plus belle, la plus pure, la plus sympathique est assurément la muse pastorale, qui chante les beautés de la nature et les affections de la famille, celle qui a créé des types incomparables, la Louise de Voss, la Dorothée de Goethe ; cette muse-là évite les sentiers tortueux où rampe volontiers la politique à l’œil louche, elle craindrait d’y salir sa robe immaculée, il lui suffit pour s’inspirer de regarder l’œuvre de Dieu ou de sonder son propre cœur. M. Samarow a dû s’apercevoir qu’il l’invitait en vain à semer les fleurs du ciel dans les régions basses et troublées des passions humaines ; la trouvant sourde à son appel, il a voulu relever la fadeur de cette idylle par le réalisme d’un autre tableau. Aux chastes amours de l’Allemagne du nord, il s’est plu à opposer la corruption des mœurs viennoises ; il nous montre le beau lieutenant de Stielow, éblouissant d’élégance sous l’uniforme vert, rouge et or des hulans, partagé entre sa tendresse naissante pour la jeune comtesse Clara de Frankenstein et l’ascendant que conserve sur lui Mme Balzer, sa maîtresse. Cette Balzer a un mari qui l’exploite pour payer ses dettes de jeu, elle a un amant, le comte de Rivero, qui se sert d’elle au profit de la politique italienne, étant lui-même agent du pape. Après s’être battu, apparemment par jalousie, avec Stielow, Rivero finit par montrer à ce dernier une lettre qui ramène l’officier au bon sens et au devoir. Il se jette une fois pour toutes dans les bras de son bon ange. « Le feu follet a disparu… Maintenant sois-moi propice, belle étoile dont la clarté me sourit si paisible et si douce ! » — L’étoile daigne, sans trop se faire prier, descendre jusqu’à lui, et en même temps qu’il obtient la main de la comtesse Clara, il est nommé officier d’ordonnance du général Gablenz, car dans l’intervalle la guerre a été déclarée ; mais la Balzer est résolue à le reconquérir. En vain M. de Rivero essaie-t-il de la faire renoncer à tout ce qui n’est pas la politique de l’église, en vain cet étrange Rivero et un abbé Rosti, non moins invraisemblable, veulent-ils lui persuader que l’œuvre de sa vie doit être de se dévouer à la conservation du patrimoine de saint Pierre ; elle pense que l’affaire importante pour elle est sa vengeance, et elle emploie les moyens les plus infâmes pour empêcher le mariage de M. de Stielow. Voyant qu’ils échouent devant la confiance et la générosité de la comtesse Clara, devant la ferme résolution de son ancien amant, cette Messaline se joint aux femmes charitables qui s’empressent dans les ambulances improvisées pour l’arrivée à Vienne d’un train de blessés. Là elle trouve moyen de s’approcher de sa rivale, et comme par accident lui pique la main avec ses ciseaux trempés dans le poison d’une blessure en suppuration. Le ridicule de cette tentative de meurtre, qui n’échapperait pas au lecteur français le moins exigeant, n’a pas été senti en Allemagne. Aucune critique ne paraît s’être élevée contre l’aventure des ciseaux empoisonnés ni contre l’intervention du mystérieux Rivero, qui se trouve être médecin fort à propos pour secourir la victime. Cet Italien chimérique, au milieu de ses correspondances et de ses menées occultes, s’érige en vengeur de l’innocence. Il reproche à celle qui a été un instrument dans ses mains tous les crimes de son passé ; il lui déclare qu’il pourrait la livrer à la justice, mais que, faisant partie de la ligue des défenseurs de l’église, il veut lui laisser encore l’occasion d’expier des forfaits épouvantables. Pour cela, elle doit exécuter aveuglément désormais les ordres qui lui seront donnés touchant le service de la sainte cause. L’odieuse créature promet tout ce que veut ce représentant du fanatisme catholique, type de fantaisie d’une incroyable absurdité. Leur entretien terminé, Rivero va froidement annoncer à M. Balzer les desseins qu’il a sur sa femme. Le mari fait bien quelques objections ; toutefois une somme d’argent dont il a besoin le décide à partir sans bruit pour l’Amérique, et Mme Balzer se croit veuve, la nouvelle lui étant annoncée quelques jours après que le chapeau, la redingote et les gants de son digne époux ont été trouvés au bord d’un lac voisin.

Cela se passe de commentaires. Tout ce qu’a pu enfanter le dévergondage d’imagination de nos romanciers de dernier ordre est dépassé. Des caractères aussi faux, des situations aussi forcées, sont au-dessous de la critique ; à quoi bon les intercaler dans un ouvrage qui, débarrassé de ces fioritures plus qu’inutiles, perdrait du moins le caractère hybride également désagréable aux lecteurs frivoles et aux lecteurs sérieux ? On ne pense pas en Allemagne comme chez nous. M. Samarow a besoin de ce prétexte du roman pour déguiser la propagande d’idées prussiennes qu’il poursuit ; il voit qu’un romancier n’inspire pas de méfiance, que le roman pénètre à tous les rangs de la société, chez les gens même qui n’ouvriraient ni journaux ni brochures politiques, insoucians qu’ils sont de se former une opinion personnelle. Ces gens-là sont nombreux en Allemagne ; chacun ne s’y croit pas obligé comme ailleurs de pousser ou d’enrayer à sa manière le char de l’état, de discuter pour sa propre part les questions de liberté, de droit, de constitution. Dans ce pays, le plus avancé peut-être sous le rapport de la science et de la philosophie, on a encore une tendance féodale à tout remettre aux mains du maître, qui est naturellement le plus fort. Quant à considérer les questions politiques sous leurs différentes faces, ne demandez pas cela au peuple, ni même à une partie considérable de la bourgeoisie, qui s’en rapporte à la sagesse d’une seule gazette locale dûment muselée ; l’écrivain politique qui leur rappellerait en passant que l’empire qu’ils acclament n’est autre que l’empire détruit jadis au nom de la liberté de conscience risquerait de déplaire, et les mots sonores de développement historique, d’unité, de pangermanisme, seront toujours accueillis avec ravissement, quelque sens qu’on leur prête. M. Samarow l’a bien compris, et il a su accommoder au goût de ses convives un mélange d’illusions et de préjugés plus agréables à ceux qui en sont pénétrés que de bonnes vérités toutes crues. Tâchons de le suivre jusqu’au bout, mais en écartant une fois pour toutes les Balzer, les Stielow, les Rivero, les Wendenstein, les bergeries hanovriennes et les stylets viennois. Mieux vaut retourner aux personnages historiques, bien qu’ils ne soient pas toujours beaucoup plus sérieux au fond que les personnages de fantaisie, — évoquer par exemple la scène curieuse où Napoléon III, en tête-à-tête avec son confident Piétri, se réjouit d’avoir su attendre. L’empereur d’Autriche, après les premiers revers qui l’ont humilié, invoque son alliance au prix même de la Vénétie, le roi de Prusse accepte son entremise pour l’armistice ; il est devenu l’arbitre de l’Allemagne. Aurait-il obtenu davantage, si l’armée française se fût mise en campagne ? Les résultats atteints valent presque ceux d’une bataille gagnée, sans que l’on ait tiré un coup de canon ni dépensé un liard. Il faut que la presse présente les choses sous cet aspect à l’opinion publique, — et l’empereur descend à des détails de journalisme qu’il serait scandaleux de reproduire ici. Dans son allégresse, il est tenté de profiter de ces chances heureuses pour s’assurer l’acquisition de la Belgique, M. Benedetti présumant qu’aucune difficulté ne s’élèverait là-dessus à Berlin ; d’ailleurs la Belgique est française… — Au même titre que l’Alsace est allemande, — répond M. Drouyn de Lhuys, dont l’avis finit par prévaloir. En compensation du péril que suscite à la sécurité de la France l’union de l’Allemagne sous le commandement militaire de la Prusse, on réclamera sans tarder à M. de Bismarck la reconstitution des limites tracées par le congrès de 1814 ainsi que le Luxembourg et Mayence. Nous ne pouvons manquer, bien entendu, d’assister à l’entrevue qui eut lieu à cet effet dans le vieux château de Nikolsburg, entre MM. de Bismarck et Benedetti. Écoutez la réponse du ministre allemand, faite d’une voix tremblante d’émotion. — J’aimerais mieux me retirer de la carrière politique que de céder jamais Mayence ! — Puis, ayant remis la discussion des autres points après conclusion de la paix avec l’Autriche : — L’Allemagne, dit-il à part lui, l’Allemagne ne paiera pas son unité, comme l’Italie, de sa propre chair et de son propre sang, du moins elle ne le fera pas tant que j’aurai quelque influence sur sa destinée. Qu’ils viennent sur le Rhin ! Moi, je ne recule pas… Ils croient tenir le jeu ; c’est moi qui mêlerai les cartes !

La guerre est terminée, l’annexion du Hanovre va se consommer malgré les prodiges de courage et de fidélité de ce malheureux pays ; le roi George, après avoir offert en vain d’abdiquer pour conserver la couronne à son fils, s’est résigné douloureusement à l’exil, et le roi Jean de Saxe envie son rôle lorsqu’il le compare au rôle humiliant qui lui est imposé. Selon la version de M. Samarow, voici comment notre ambassadeur explique à Napoléon le revirement de l’opinion publique en Allemagne : — La guerre contre l’Autriche n’était pas populaire à Berlin, et si elle s’était terminée malheureusement, des agitations sérieuses à l’intérieur seraient sans doute survenues ; mais je ne puis dissimuler à votre majesté que le succès a produit son effet. Le peuple prussien croit s’éveiller d’un long sommeil, la politique de M. de Bismarck se dessine désormais si clairement que non-seulement on approuve, mais on exalte la fermeté, l’énergie dont il fait preuve dans les choses militaires de même que dans les choses politiques. Le comte de Bismarck est l’homme le plus populaire en Prusse, et si ce prestige pouvait être augmenté, ce serait par une nouvelle guerre, entreprise afin d’éviter toute cession du territoire allemand. Quant à l’Allemagne vaincue, elle n’oserait, quoi qu’il arrivât, s’allier en ce moment avec la France contre la Prusse, D’ailleurs je dois confier à votre majesté que j’ai entendu parler d’un traité secret d’après lequel les armées des états allemands du sud devraient être mises sous le commandement prussien en cas de guerre…

Napoléon, ému, mais résolu néanmoins à ne pas reculer, s’il s’agit de l’honneur de la France, convoque tous ses maréchaux. — Messieurs, vous connaissez les événemens qui viennent d’avoir lieu en Allemagne. La Prusse, abusant de la victoire de Sadowa, veut créer un grand état militaire qui sera une menace continuelle à nos frontières, dont j’ai le devoir, comme souverain, de garantir la sécurité. Pour cela, j’ai entamé des négociations avec la Prusse en réclamant la restitution des frontières de 1814. On a repoussé ma demande. Avant d’aller plus loin, avant de laisser arriver les choses à un ultimatum, je veux entendre votre avis au sujet d’une guerre avec l’Allemagne, la guerre la plus importante et la plus sérieuse que la France puisse entreprendre.

— Sire, dit le maréchal Vaillant, il y a vingt ans, mon cœur eût tressailli à la pensée d’une telle guerre, d’une revanche de Waterloo ; aujourd’hui la prudence domine tout autre sentiment, et je n’oserais me prononcer sur une question qui touche d’une façon si essentielle au sort de la France. Si je suis trop circonspect, que votre majesté pardonne à mon âge. — Le maréchal Baraguay d’Hilliers et le maréchal Canrobert l’approuvent.

— Vous savez, sire, interrompt le duc de Magenta, que j’aimerais tirer l’épée contre l’ennemi ; mais réfléchissons pourtant, et puis agissons vite !

— La réflexion ne servirait de rien, réplique le maréchal Niel. Nous ne sommes pas prêts. Une guerre contre l’Allemagne exigerait la force entière de la nation et une arme qui surpassât leur fusil à aiguille. Sire, de nouvelles armes exigent une nouvelle tactique : il faudra modifier l’importance de la cavalerie, donner à l’artillerie la tâche principale. Nos forteresses de la frontière ne sont pas non plus en état de soutenir la guerre. D’ailleurs nous nous trouvons vis-à-vis d’une puissance militaire dont l’organisation exige que chaque homme soit soldat. Contre une nation entière, nous n’avons que notre armée ; si elle est battue, rien ne nous restera que des masses sans discipline, qui seront sacrifiées inutilement.

— Sire, s’écrie M. Drouyn de Lhuys, je ne suis pas militaire, mais je trouve que M. le maréchal a raison ; seulement il me semble que, pour commencer la guerre dans les conditions qu’il juge nécessaires, il faudra beaucoup de temps ; or nous n’avons pas un instant à perdre. La Prusse organisera et concentrera de plus en plus les forces militaires de l’Allemagne, et, quand nous aurons terminé tout ce que le maréchal exige, nos forces augmentées se trouveront en face d’un ennemi doublement formidable. Je suis sûr que toute la nation française se lèvera en cas de guerre ; le grand Napoléon a vaincu avec des soldats formés dans l’action et non dans les casernes ; ne tardons pas à l’imiter.

Le visage de l’empereur s’assombrit. — Qu’en dites-vous, mon cher Niel ? Les paroles de M. le ministre retentiront dans tous les cœurs français, et il faut tout le sentiment de mon devoir pour m’empêcher d’y applaudir moi-même. Immédiatement, après Sadowa, lorsque l’Allemagne était encore sous les armes, la Prusse ébranlée par le choc, et que l’Autriche n’avait pas conclu la paix, il aurait été possible de faire ce que M. le ministre conseille ; aujourd’hui ce serait un jeu dangereux. Et combien de temps vous faut-il, ajoute l’empereur, pour exécuter ce que vous croyez être indispensable ?

— Deux années, sire.

Napoléon III se retire et va écrire ses résolutions ; il ne veut pas agir, il accepte les changemens qui ont eu lieu en Allemagne ; mais accepter n’est point reconnaître, ce n’est encore que gagner du temps, — et il avoue à son fidèle confident Piétri qu’il est toujours reconnaissant envers ceux qui le forcent de faire ce qu’il désire lui-même. — Nous ne voyons plus Napoléon III que dans une scène mélodramatique avec la malheureuse impératrice Charlotte, qui épuise les supplications sans réussir à l’émouvoir. L’empereur a besoin pour les desseins de sa politique des troupes qu’il a fait revenir du Mexique. La malédiction de la souveraine déchue, de l’épouse au désespoir, pèsera sur sa tête comme un nuage plein de tempêtes, et nous pouvons pressentir qu’une série de désastres va commencer pour la France, tandis que se lève d’un autre côté le soleil resplendissant de la Prusse.

Avec la paix d’une bonne conscience et d’un grand devoir accompli, le roi Guillaume est rentré à Berlin au milieu de l’enthousiasme de ses sujets qui s’émerveillent des résultats presque fantastiques de cette campagne de sept jours. Il conserve dans le succès l’humilité chrétienne la plus édifiante. A ceux qui le félicitent d’avoir triomphé seul : — La Prusse, répond-il dévotement, avait les deux alliés qui composent notre devise : Dieu et la patrie. Je suis touché des sentimens de mon peuple, mais je voudrais qu’il se rappelât celui à qui nous devons une grande partie de nos succès. Avec quel zèle et quelle constance feu mon frère Frédéric-Guillaume IV, n’a-t-il pas travaillé au bonheur de la Prusse, à la grandeur de l’Allemagne ! .. Si Dieu nous a permis de recueillir les fruits de ses efforts, il ne faut pas oublier la main qui planta cet arbre, qui en arrosa les racines au temps de la sécheresse. Pour réveiller sur ce point le souvenir de mes sujets, un article a été préparé sur les travaux de mon frère, qui doit leur être communiqué par les journaux.

Il semble que le haut comique de cette scène, qui laisse loin derrière elle les odes, les sonnets, les cantates en l’honneur de l’impérial soldat de la chasteté, de la religion et de la tempérance, ne puisse être dépassé ; on se trompe, ce n’est rien encore. Pour savoir jusqu’où peut aller l’amalgame de sentimens contradictoires dans un pays où l’on mêle dans la salade le sucre et le vinaigre, il faut avoir vu M. de Bismarck, de retour à Berlin, prier M. de Keudell de lui jouer une fois encore la marche funèbre de Beethoven, qu’il a entendue, on s’en souvient, avec un si profond recueillement la veille de la guerre. Cette marche ouvre et clôt le récit.

— Beaucoup de braves soldats ont péri dans la lutte, dit M. de Bismarck lorsque s’est éteint le dernier accord, — mais leur sang n’a pas coulé en vain ; l’ère qui s’ouvre est remplie d’espérances. Que les dissonances se changent en harmonie, et puisse l’union de toute l’Allemagne être notre récompense ! — À ces mots, qui résument l’œuvre de M. Samarow, glorification ininterrompue de l’unitarisme, la comtesse regarde tendrement son époux, et M. de Keudell commence l’hymne guerrier qui fortifia jadis l’âme d’un grand réformateur allemand, tandis que M. de Bismarck, les mains jointes, les yeux levés au ciel, murmure ces paroles :

Eine feste Burg ist unser Gott,
Ein starke Wehr und Waffen !


La plus cruelle parodie du sentimentalisme allemand n’imaginerait rien de mieux : musique, philosophie, amour, mitrailleuses, et, au-dessus de tout cela, ses ailes d’aigle éployées, ce Dieu des armées qui ressemble à Odin plutôt qu’à Jésus.

Est-ce là vraiment ce que va devenir le roman allemand, qui si longtemps s’est obstiné à planer dans un monde supérieur et fantastique, au-dessus des passions humaines, sur les plus hauts sommets de la pure fantaisie, qui ensuite, par un revirement heureux, a inauguré avec Goethe le règne de la vérité, de la nature, de l’observation, tout ensemble délicate et sincère, cette école réaliste, détournée depuis de sa voie, mais si prospère jusqu’ici dans le pays qui la vit naître ? Que de noms illustres ou sympathiques nous saluions naguère encore ! Fritz Reuter, dont les récits pleins d’humour, de simplicité, de grâce jeune, agreste et sereine, nous promenaient à travers ces belles campagnes du Mecklembourg, si passionnément, si douloureusement évoquées par l’auteur d’Olle Kamellen durant sept années de captivité dans les prisons d’état de la Prusse, — et tant d’autres, qui depuis la guerre ont gardé le silence ! Ils ont bien fait, puisque le livre en vogue devait être celui dont nous venons de donner l’analyse. Ce livre sera suivi, n’en doutons pas, de beaucoup d’œuvres du même genre, car le succès encourage. Déjà on annonce une suite, qui nous conduira jusqu’aux événemens de 1870[1], et on s’occupe d’un roman nouveau de M. G. Freytag[2], dédié à la princesse royale de Prusse, qui, sous prétexte de traiter des ancêtres, semble avoir encore des tendances politiques. Or la politique n’est pas un champ propice aux jeux de l’imagination ; le vrai talent ne saurait s’abaisser à servir les passions d’un parti, descendre à des complaisances ni à des flatteries inévitables lorsqu’il s’agit d’événemens contemporains. Lourde comme un traité d’histoire, l’œuvre de M. Samarow rappelle par certains côtés les travaux oubliés de ceux qu’on appointait autrefois chez nous pour écrire, sous prétexte d’histoire, des panégyriques assez plats et qui « louaient le roi sur un buisson, sur un arbre, sur un rien. » — « Quand on leur fait quelque remontrance à ce sujet, ils répondent qu’ils veulent louer le roi. » Ce que Despréaux disait spirituellement de Pélisson pourrait s’appliquer à M. Samarow et à plusieurs de ses concitoyens. Poètes et romanciers ne s’inspirent plus d’un âge d’or légendaire ni de l’âme humaine, éternellement féconde : les bulletins de victoire leur suffisent désormais. Malheureusement ce n’est pas là un sujet d’inspiration bien relevé ni surtout inépuisable ; nous avons pu nous en assurer au temps de nos gloires funestes, sous le premier empire, qui produisit une si maigre moisson littéraire, tandis que le désespoir de la défaite, la haine du joug étranger, éclataient au contraire chez nos voisins en chants sublimes. Triomphante, l’Allemagne n’eût pas produit les Kœrner, les Rückert, les Uhland, les poètes patriotes de 1813. Le laurier qui les couronne devant la postérité ne se ramasse pas dans le sang de la victoire, il est donné plutôt comme une divine, compensation à ceux qu’écrase un hasard brutal. Nos vainqueurs auront vite épuisé l’enthousiasme que leur inspire la restauration d’un pouvoir tyrannique et militaire, tandis que le malheur, la constance, la foi, la liberté, offrent une carrière illimitée. A défaut d’autres armes, nous en possédons deux dont l’Allemagne n’a jamais su bien se servir, l’esprit et le goût. Efforçons-nous d’en tirer parti pour établir notre supériorité dans cette lice ouverte aux productions contemporaines de chaque nation, et là du moins soyons les plus forts. Ce sera notre première, notre plus glorieuse revanche.


TH. BENTZON.

  1. Europäische Minen und Gegenminen, Zeitroman von Greger Samarow.
  2. Ingo und Ingraban.