Alphonse Lemerre (tome 1p. 305-320).

XIV


C’étaient eux, en effet. Ils étaient à Néhou, venus du matin même, quand la nouvelle de l’accident de Néel y avait été portée par le fils Herpin. À cette nouvelle qui les atteignait presque autant que le vicomte lui-même, Bernardine s’était évanouie. Elle aimait Néel et le regardait toujours comme lié à elle par la promesse, quoiqu’elle sentît bien qu’il ne l’aimait plus.

Doublement malheureuse ce jour-là, l’énergie ne lui était revenue que quand on avait parlé d’aller voir le blessé au Quesnay. Pendant tout le temps du trajet avec son père et le vicomte, cette idée du Quesnay lui faisait plus de mal que l’idée de Néel brisé, abîmé, peut-être mourant.

Oui, cette idée qu’il allait passer, là, bien des jours, — on parlait de quarante, seulement sans se lever du lit où il gisait, — dans cette maison où il était bien trop allé, peut-être, la pensée que cette Calixte dont elle était jalouse déjà et qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver si belle et si touchante pourrait soigner son fiancé, à elle, et que n’étant que sa fiancée, elle ne pourrait disputer ce bonheur à une étrangère, la mordait au cœur, sous son châle bleu qu’elle tenait croisé dans ses mains crispées, silencieuse au fond du char à bancs pendant que les deux vieillards parlaient de la chute de celui qu’ils appelaient également leur fils.

Ces vieillards, qui étaient deux soldats et qui avaient vu sur les champs de bataille de bien autres blessures que celles de Néel, étaient calmes, malgré leur tristesse. Mais, quand ils entrèrent dans ce salon où Néel était étendu, l’œil plein de feu, la bouche souriante, malgré ses douleurs, parce qu’il avait près de lui son dictame vivant, sa Calixte, ils retrouvèrent la gaieté et la plaisanterie d’hommes forts qui n’ont pas élevé dans du coton leur progéniture et qui aiment les périls, gaillardement bravés.

— Diable ! chevalier, — dit le vicomte, que l’air de son fils électrisa, — tu vas bien, — un peu roide pourtant ! Un cheval éventré, l’autre sur les dents, ruiné à jamais ! le meilleur briska de la Pologne en quarante morceaux comme un flacon de vin du Rhin qu’on jette d’un quatrième étage, et toi, en trois ou quatre morceaux aussi, à ce qu’il paraît…

— Bah !… une cuisse cassée… qu’est-ce que cela ? — fit Néel, qui était de sa race et qui regarda Calixte avec la coquetterie triomphale de l’espèce de martyre qu’il souffrait pour elle.

— J’ai eu la jambe brisée en trois endroits, — reprit le vicomte, — et trois mois après, jour pour jour, je pinçais si fort mon cheval à la bataille de… qu’en roulant les quatre fers en l’air dans cette carrière que le brouillard nous empêchait de voir, et où nous nous engouffrâmes tout un escadron de uhlans, j’emportai avec moi ma selle, croupière rompue, sangle brisée, comme si j’avais été vissé et pattefiché sur son cuir.

Cependant Bernardine restait les dents serrées sous ses belles lèvres roses. Son œil, si doux d’ordinaire, affreusement dilaté maintenant, allait incessamment du visage de Néel au visage de Calixte, et du visage de Calixte retournait au visage de Néel. C’était l’attention fixe et perçante qui dominait en elle d’ordinaire et qui n’était pas méchante encore, quoiqu’elle eût un sillon creusé par la peine entre ses deux sourcils d’or bruni. Elle voulait savoir s’ils s’aimaient. Elle était venue pour cela encore plus que pour le voir, lui. Esclave de cette avide et cruelle préoccupation, elle avait oublié de s’asseoir dans le fauteuil que Calixte avait traîné vers elle, et, debout, les bras appuyés sur le bois doré du lit où Néel était étendu, avait — serrée comme elle l’était dans son châle bleu qu’elle tenait toujours collé à ses hanches et qui lui faisait comme une tunique par-dessus sa robe sombre — l’attitude pensive de la Polymnie. Immobile, elle observait en silence. Elle s’imbibait lentement de douleur. Elle s’en pénétrait pendant que son père et le vicomte Éphrem disaient leurs joyeusetés autour de Néel, exalté, triomphant, et couché sur ce lit de soie verte avec l’air superbe qu’il aurait eu sur un pavois de lauriers.

« Il l’aime ! » — pensait-elle, mais il lui était impossible de savoir si Calixte partageait l’amour qu’elle inspirait à Néel. Calixte, la pure et tranquille Calixte, échappait au regard qui l’étudiait et qui cherchait en elle l’ombre d’un trouble. Elle y échappait comme l’éther échappe à la vue dans les profondeurs bleues du ciel. « Elle est peut-être trop malade pour aimer, » se disait Bernardine, car le bruit qui courait dans le pays, et qui était venu jusqu’à elle, d’une incompréhensible maladie qui dévorait Calixte, était justifié par l’étrange et pâle matidité de son teint et par ce bandeau qui lui liait le front à la maison comme à l’église et qui cachait, sans doute, quelque plaie par laquelle s’en allait la vie. « Cependant, disait ingénument en soi la pauvre Éprise, si je n’avais, moi, que deux jours à vivre, je l’aimerais encore ces deux jours. » Cette idée d’une mort prochaine menaçant une rivale qu’elle croyait heureuse, puisqu’elle la croyait aimée, ne causait pas, du reste, de joie amère à ce cœur que la jalousie déchirait sans le dépraver. Cette jalousie n’était pas cruelle. Et comment l’aurait-elle été avec Calixte, avec cet agneau ? Calixte, qui n’avait jamais eu d’amie, qui avait passé son enfance solitaire dans l’intimité sérieuse de son père et de son aïeul, éprouvait alors pour la première fois cette sympathie des êtres jeunes les uns pour les autres, et elle la montrait délicieusement à cette fille de son âge dont elle voyait le cœur avec le regard intuitif de l’innocence. Elle devinait que mademoiselle de Lieusaint aimait Néel et commençait d’être jalouse, et la pitié qu’elle avait pour Bernardine lui faisait prendre mille adorables précautions pour ne pas augmenter le mal dont l’infortunée était atteinte.

Les cœurs qui souffrent ont leur finesse. Bernardine comprit et fut touchée. Elle était sous le charme dont avait parlé Sombreval. Ils y étaient tous ! Les deux vieillards, gens de l’ancien monde et d’une société où les femmes tenaient beaucoup de place, reprenaient le ton de leur jeunesse avec cette douce personne qui leur paraissait tout à la fois imposante et touchante, et ils montraient la plus belle chose peut-être qu’on puisse admirer dans la vie, la majesté de la vieillesse inclinée devant la pureté de la jeune fille, — de presque un enfant ! En la regardant, ils oubliaient son origine.

Quand, suivant l’immémorial usage en Normandie, elle leur offrit le verre de vin hospitalier qui s’offrait encore à cette époque dans toute visite à la campagne, ils acceptèrent. Ils ne se souvenaient plus qu’ils étaient au Quesnay, chez l’abbé Sombreval, et qu’ils allaient mettre entre eux et lui le lien de ce verre de vin, pris sous son toit et versé par la fille au prêtre !

— Nous avons passé le Rubicon, Lieusaint, — fit à voix basse le vicomte à son ami en lui montrant la couleur du vin dans son verre, pendant que Calixte, pour vaquer à ses soins de maîtresse de maison, s’était un instant éloignée. — Après ce vin là (comment le trouvez-vous ?) nous ne pouvons plus nous dispenser de lui parler de son père !

Aussi, comme elle revenait vers eux : — Mademoiselle, fit le vieillard en belle humeur, remerciez pour nous tous, et surtout pour moi, monsieur votre père, et dites-lui bien que de tout ce que nous avons trouvé chez lui, ce n’est pas son vin qui nous a semblé le meilleur, quoiqu’il soit fort bon !

Et ce n’était pas là une vaine politesse. Quand il fut remonté dans son char-à-bancs et qu’il eut repris la route de Néhou : — Il faut avouer, compère, dit-il à M. de Lieusaint, — que Dieu permet quelquefois au Diable de travailler aussi bien que lui. Comprenez-vous que ce prêtre marié de Sombreval ait une fille pareille à celle que nous venons de voir ?…

M. de Lieusaint en était tout aussi étonné que le vicomte, et ses inquiétudes le reprenaient. Il n’osait pas exprimer devant Bernardine les pensées que ce qu’il venait de voir lui inspirait, mais il sentait, ainsi qu’il le dit le soir même au vicomte, que « c’était le mariage de Néel qui avait versé et qui s’était cassé la tête et les jambes. » — Et si ce n’était que cela, ajouta-t-il, nous sommes de trop anciens amis, compère, pour que nos relations ne résistent pas à cette culbute, mais le cœur de Bernardine en sera brisé.

Pendant sa visite au Quesnay, il avait été frappé de la profonde altération des traits de sa fille et de son silence. Mais il n’avait pas tout vu, M. de Lieusaint. Les jours sont courts à la Saint-Martin et la nuit tomba vite sur le char-à-bancs, attardé par le mauvais état des routes. Bernardine s’était placée derrière les deux vieillards au fond de la voiture pour y pleurer tout à son aise les larmes qu’elle avait jusque-là réprimées.

Elle les versa dans le bouquet que lui avait donné Calixte et dont elle se voilait le visage, en les respirant. Calixte avait cueilli pour Bernardine les plus belles fleurs de la serre du Quesnay.

Ces magnifiques fleurs, apportées avec une générosité si sincère par cet ange, — cet Ange blanc (comme l’appelait Néel), qui aurait voulu donner avec à Bernardine la paix du cœur, brûlaient les mains de la jalouse par la pensée que ces fleurs venaient de la femme qui lui prenait le cœur de son fiancé, et elle fit un mouvement pour les jeter furtivement dans la fondrière du Bocquenay, quand ils y passèrent. Mais quelque chose du charme de Calixte était infusé dans ce bouquet, et elle le garda.

— Ce n’est pas sa faute, après tout, à elle, s’il l’aime ! pensa-t-elle.

Et, le visage enseveli dans les fleurs qu’elle ne jeta pas, elle prit ce soir-là une résolution héroïque, celle de renoncer à Néel pour toujours. Comme toutes les femmes qui aiment à s’enterrer vives de leurs propres mains, elle ne parla de sa résolution à personne. Seulement, le jour que Bernard de Lieusaint et le vicomte Éphrem retournèrent voir leur blessé au Quesnay, elle voulut encore aller avec eux.

Elle y vint donc, grave, calme, et déjà pâle, avec une tache de pêche meurtrie aux joues. Ce n’était plus cette Bernardine qu’on aurait dû appeler Ambroisine bien plutôt, si l’on avait pu deviner l’espèce d’ambroisie qu’il y aurait un jour dans sa beauté savoureuse ! Elle y fut douce avec Calixte dont elle prit mélancoliquement la main qu’elle garda longtemps dans les siennes.

Néel s’étonnait et s’émerveillait de cette douceur dont il imputait le miracle à la puissance irrésistible de la bien-aimée. Mais, quand l’égoïste amoureux voulut, pour lui marquer sa reconnaissance, lui serrer la main, à la fin de sa visite, mademoiselle de Lieusaint la retira sans rudesse, et en la retirant elle laissa sur le lit la petite boîte en galuchat si connue de Néel et qui renfermait les topazes sibériennes et l’opale arlequine de la belle Polonaise.

— Ah ! dit-il, heureux et délivré du lien qu’elle venait de dénouer plutôt que de rompre, Bernardine ne veut plus des bijoux de ma mère. Elle a compris, Calixte, que je vous aimais !

Il avait ouvert l’écrin qui renfermait les parures maternelles, et Calixte, enfant et femme tout ensemble, pencha curieusement son front sur ces pierres qui renferment des fascinations.

— Voici l’anneau de ma mère ! — dit Néel avec l’ardeur d’une prière qu’il ne faisait pas.

Elle l’entendit, et secouant avec mélancolie son front penché auquel le feu orangé des topazes envoyait des lueurs mystérieuses :

— Rendez-le à qui vous l’aviez donné, — fit-elle. Vous avez mon secret, Néel ; moi aussi je suis promise ; mais je serais libre, que ce n’est pas moi qui pourrais jamais séparer les deux mains que Dieu a unies.

— Mais nous ne sommes pas fiancés — comme vous l’entendez, Calixte ! — reprit Néel. Nos pères seuls, à Bernardine et à moi, se sont entendus pour ce mariage…

— Mais les pères, Néel, c’est Dieu sur la terre ! — interrompit-elle ; et, comme Sombreval, qui allait toujours se cacher au fond de son laboratoire, quand les Néhou et les Lieusaint venaient au Quesnay, rentrait dans la chambre : — N’est-ce pas, père ? ajouta-t-elle avec une coquetterie filiale, croyant qu’il l’avait entendue.

— Ah ! Dieu, c’est toi ! répondit-il en l’enlevant joyeusement sur son cœur avec ses mains noires de son fourneau et de sa chimie. Si les pères étaient Dieu sur la terre, est-ce que toi tu résisterais au tien ?…

Ce mot gaiement lancé, mais qui disait pour la première fois devant Néel de Néhou qu’il y avait une chose sur laquelle Calixte ne cédait pas au désir ou à la volonté de son père, fit monter le rouge passager de la confusion sur le visage de la pure enfant, comme si elle eût été coupable.

Dans l’intimité où ils vivaient tous les trois, elle ignorait qu’il y en eût une autre entre Néel et Sombreval. Elle ignorait qu’ils se fussent rencontrés, un soir, chez la Malgaigne, qu’ils se fussent parlé, qu’ils se fussent tout dit, qu’ils eussent mis enfin en commun leur désir de la voir rentrer dans la santé et dans la vie par le mariage et par l’amour, et comploté presque l’un et l’autre contre la tranquillité de son cœur !

Elle savait que son père, cet homme d’une sagacité si redoutable, avait pénétré l’amour de Néel et qu’il le voyait avec joie. Comme il l’avait confié à Néel dans le chemin de Taillepied, Sombreval parlait souvent à Calixte de cet amour du jeune de Néhou et du bonheur qu’il aurait de la voir mariée à ce bel et noble enfant ; mais il avait toujours trouvé une résistance absolue aux sentiments qu’il voulait faire naître, et c’est à cette résistance qu’il venait de faire allusion.

Hélas ! ils se résistaient tous ! La vie n’est faite que de résistances. Quand elles ne viennent pas des événements qui composent l’indifférente destinée, elles viennent jusque des êtres que nous aimons le plus. Néel, pour la première fois, en refusant de rendre à Bernardine les bijoux de sa mère, résistait à Calixte elle-même.

Calixte résistait à l’amour de Néel et au désir de son père, qui voulait la voir mariée, heureuse et guérie ; et lui, à son tour, Sombreval, résistait à sa toute-puissante Calixte vaincue, qui voulait le ramener à Dieu et qui ne le pouvait pas !

Et le temps qui passait ne diminuait point ces résistances. Elles jetaient entre eux une tristesse qu’ils sentaient, mais qu’ils ne se reprochaient pas. Sans cette tristesse dont il avait sa part, sans cette certitude de n’être pas aimé comme il voulait l’être de cette créature inouïe de charme, mais désespérante de fermeté, Néel aurait été, sur son lit de douleur, le plus heureux des hommes.

Les quarante jours de repos et d’immobile attitude nécessaires à sa guérison, passaient bien vite pour ce jeune impatient qui, à Néhou par exemple, se serait dévoré de rester si longtemps à la même place, cloué sur ce lit insupportable, même quand on n’y souffre pas, aux êtres d’une activité si bouillante.

Néel mettait toute sa vie dans la contemplation de Calixte. Il ne sentait rien que sa vue, comme les fakirs qui ne sentent pas la douleur dans leur extase et vivent absorbés dans la chimérique vision de leur dieu. Il faut avoir été soigné par une femme aimée pour savoir toute la profondeur et toute l’ivresse de ce bonheur lentement dégusté, dont chaque goutte est un infini ! Il faut avoir senti autour de son pauvre visage enfiévré les souffles chargés de vie de la robe qui renferme la femme qu’on aime ; il faut l’avoir longuement regardée, debout devant vous, attendant que vous ayez bu la potion calmante qui ne vous calmera pas, parce qu’elle l’a touchée, et être retombé de cette contemplation éperdue au fond de l’oreiller, relevé par elle, et où vous sentez errer le long de vos tempes ses mains fraîches ! Délices qui payeraient mille fois la vie !

Vous figurez-vous ce qu’elles furent pour Néel pendant ces quarante jours d’intimité sous le plafond de la grande chambre du Quesnay ?… Il n’aurait pas été insensé déjà de Calixte qu’il le serait devenu. Seul le plus souvent avec elle (Sombreval étant toujours à ses fourneaux et d’ailleurs espérant toujours que du tête-à-tête l’amour jaillirait un jour pour sa fille), il lui parlait de sa passion pour elle avec des flammes d’expression qui l’auraient enfin pénétrée, si elle n’avait pas mis entre elle et lui cette croix de la chrétienne qui est le meilleur bouclier.

Dans ces longues conversations au bord du lit de Néel, Calixte revint plus d’une fois à ces bijoux répudiés par Bernardine et que Néel avait été presque heureux de reprendre quand elle les avait rapportés. En les reprenant, il s’était comme repris lui-même à mademoiselle de Lieusaint, car à ses yeux les bijoux portés par sa mère et donnés à Bernardine formaient comme une chaîne qu’il aurait eu peut-être la superstitieuse faiblesse de ne pas briser. Tous les sentiments profonds sont-ils autre chose que des superstitions de nos âmes ? Il y avait plusieurs sentiments dans sa manière d’aimer sa mère. Il l’aimait parce qu’elle était une mère adorable, et il l’aimait encore comme un astre charmant qui s’était couché derrière la première aurore de sa vie, et sur ces pierreries il en retrouvait les rayons !

— Maintenant, disait-il en étalant les richesses de son écrin sur sa courte-pointe de soie verte, — ah ! maintenant ces bijoux, ces reliques vénérées qui ont encore le parfum de la peau de ma mère ne seront à personne… ou seront à vous, ma Calixte chère ! Il n’y a que vous de digne à mes yeux de porter ce qu’elle porta ; ce qui fut longtemps autour de son cou, sur son front, autour de ses bras ! — Et, enfant comme tous les amoureux, il voulut un jour attacher un de ces bracelets autour du poignet délié de Calixte.

— Voyez-vous ! — lui dit-il en lui montrant le diamètre de ce bracelet, dentelle d’or, semis d’étoiles en pierreries, chef-d’œuvre d’un orfèvre polonais du dix-huitième siècle ; — il n’y a que vous qui puissiez passer à votre bras cette merveille de fée. Les gros bras roses de Bernardine n’y tiendraient jamais… Vous seule avez le bras assez fin pour entrer dans le bracelet de ma mère ; et il essaya de le lui agrafer.

— Non, — dit-elle, de souriante devenant tout à coup sérieuse, en retirant doucement le bras qu’il avait pris, — la règle de mon Ordre s’y oppose, Néel !

Par un tel mot, elle lui rappelait cette étonnante confidence dont elle l’avait foudroyé un jour. Elle lui rappelait ce qu’elle était, — la carmélite cachée encore aux yeux des hommes, mais vouée à Dieu et acceptée ! Le front de Néel, guéri des blessures de sa chute, retrouva sa veine de colère.

Il trouvait Calixte si belle qu’il la croyait parée quand elle ne l’était pas, et que, pour la première fois, en la regardant, il s’apercevait que ses mains n’avaient pas de bagues, et que ses pauvres charmants bras étaient entièrement nus dans les manches flottantes d’une robe de laine brune.

— Monsieur Sombreval, lui dit-il, le soir, quand ils furent seuls, — j’ai voulu donner aujourd’hui à Calixte le bracelet que préférait ma mère.

— Si elle l’avait pris, — répondit Sombreval, qui lut dans la tristesse de Néel, — vous étiez aimé ! C’était là un symptôme ! Moi qui suis comme tous les idolâtres, enragé de parer mon idole, j’ai rempli ses coffrets d’une masse de bijoux à tourner toutes les têtes de jeunes filles, excepté celle de ce Chérubin qui ne va vêtu et orné que de sa lumière. Eh bien ! je suis resté avec mon bagage de vieil orfèvre et ma courte honte, car de tous ces bijoux dont les femmes raffolent, elle n’a jamais voulu rien porter !