Un philosophe sous les toits/Chapitre 9

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 157-179).

CHAPITRE IX.
LA FAMILLE DE MICHEL AROUT.
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Le 15 septembre, huit heures. — Ce matin, pendant que je rangeais mes livres, la mère Geneviève est venue m’apporter le panier de fruits que je lui achète tous les dimanches. Depuis bientôt vingt ans que j’habite le quartier, je me fournis à sa petite boutique de fruitière. Ailleurs, peut-être, je serais mieux servi ; mais la mère Geneviève a peu de pratiques ; la quitter serait lui faire un tort et un chagrin volontaires ; il me semble que l’ancienneté de nos relations m’a fait contracter envers elle une sorte d’obligation tacite ; ma clientèle est devenue sa propriété.

Elle a posé le panier sur ma table, et comme j’avais besoin de son mari, qui est menuisier, afin d’ajouter quelques rayons à ma bibliothèque, elle est redescendue aussitôt, pour me l’envoyer.

Au premier instant, je n’ai pris garde, ni à son air, ni à son accent ; mais maintenant je me les rappelle, et il me semble qu’ils n’avaient point leur jovialité habituelle. La mère Geneviève aurait-elle quelque souci ?

Pauvre femme ! ses meilleures années ont été pourtant soumises à d’assez cruelles épreuves pour qu’elle regardât sa dette comme payée ! Dussé-je vivre un siècle, je n’oublierai jamais les circonstances qui me l’ont fait connaître et qui lui ont conquis mon respect.

C’était aux premiers mois de mon établissement dans le faubourg. J’avais remarqué sa fruiterie dégarnie où personne n’entrait, et, attiré par cet abandon, j’y faisais mes modestes achats. J’ai toujours préféré, d’instinct, les pauvres boutiques, j’y trouve moins de choix et d’avantages ; mais il me semble que mon achat est un témoignage de sympathie pour un frère en pauvreté. Ces petits commerces sont presque toujours l’ancre de miséricorde de destinées en péril, l’unique ressource de quelque orphelin. Là le but du marchand n’est point de s’enrichir, mais de vivre ! L’achat que vous lui faites est plus qu’un échange, c’est une bonne action.

La mère Geneviève était encore jeune alors, mais déjà dépouillée de cette fleur des premières années que la souffrance fane si vite chez les femmes du peuple. Son mari, menuisier habile, s’était insensiblement désaccoutumé du travail pour devenir, selon la pittoresque expression des ateliers, un adorateur de saint Lundi. Le salaire de la semaine, toujours réduite à deux ou trois jours de travail, était complétement consacré par lui au culte de cette divinité des barrières, et Geneviève devait suffire, par elle-même, à toutes les nécessités du ménage.

Un soir que j’entrais chez elle pour quelques menus achats, j’entendis se quereller dans l’arrière-boutique. Il y avait plusieurs voix de femmes parmi lesquelles je distinguai celle de Geneviève altérée par les larmes. En jetant un coup d’œil vers le fond, j’aperçus la fruitière qui tenait dans ses bras un enfant qu’elle embrassait, tandis qu’une nourrice campagnarde semblait lui réclamer le prix de ses soins. La pauvre femme, qui avait sans doute épuisé toutes les explications et toutes les excuses, pleurait sans répondre, et une de ses voisines cherchait inutilement à apaiser la paysanne. Exaltée par cette avarice villageoise (que justifient trop bien les misères de la rude existence des champs), et par la déception que lui causait le refus du salaire espéré, la nourrice se répandait en récriminations, en menaces, en invectives. J’écoutais, malgré moi, ce triste débat, n’osant l’interrompre et ne songeant point à me retirer, lorsque Michel Arout parut à la porte de la boutique.

Le menuisier arrivait de la barrière, où il avait passé une partie du jour au cabaret. Sa blouse, sans ceinture et désagrafée au cou, ne portait aucune des nobles souillures du travail ; il tenait à la main sa casquette qu’il venait de relever dans la boue ; il avait les cheveux en désordre, l’œil fixe et la pâleur de l’ivresse. Il entra en trébuchant, regarda autour de lui d’un air égaré, et appela Geneviève.

Celle-ci entendit sa voix, poussa un cri et s’élança dans la boutique ; mais à la vue du malheureux qui cherchait en vain son équilibre, elle serra l’enfant dans ses bras et se pencha sur sa tête en pleurant.

La paysanne et la voisine l’avaient suivie.

— À ça ! à la fin de tout, veut-on me payer ? cria la première exaspérée.

— Demandez l’argent au bourgeois, répondit ironiquement la voisine, en montrant le menuisier qui venait de s’affaisser sur le comptoir.

La paysanne lui jeta un regard.

— Ah ! c’est ça le père, reprit-elle. Eh bien ! en voilà des gueux ! N’avoir pas le sou pour payer les braves gens, et s’abîmer comme ça dans le vin.

L’ivrogne releva la tête.

— De quoi, de quoi ? bégaya-t-il ; qui est-ce qui parle de vin ? J’ai bu que de l’eau-de-vie ! Mais je vais retourner en prendre, du vin ! femme, donne-moi ta monnaie, il y a des amis qui m’attendent au Père la Tuille.

Geneviève ne répondit rien ; il tourna autour du comptoir, ouvrit le tiroir et se mit à y fouiller.

— Vous voyez où passe l’argent de la maison ! fit observer la voisine à la paysanne ; comment la pauvre malheureuse pourrait-elle vous payer quand on lui prend tout ?

— Est-ce que c’est donc ma faute à moi ? reprit aigrement la nourrice ; on me doit ; de manière ou d’autre, faut qu’on me paye !

Et, s’abandonnant à ce flux de paroles habituel aux femmes de la campagne, elle se mit à raconter longuement tous les soins donnés à l’enfant, et tous les frais dont il avait été l’occasion. À mesure qu’elle rappelait ces souvenirs, sa parole semblait la convaincre plus complétement de son bon droit, et exalter son indignation. La pauvre mère, qui craignait sans doute que ces violences ne finissent par effrayer le nourrisson, rentra dans l’arrière-boutique et le déposa dans son berceau.

Soit que la paysanne vît dans cet acte le parti pris d’échapper à ses réclamations, soit qu’elle fût aveuglée par la colère, elle se précipita vers la pièce du fond, où j’entendis le bruit d’un débat auquel se mêlèrent bientôt les cris de l’enfant. Le menuisier, qui continuait à chercher dans le tiroir, tressaillit et leva la tête.

Au même instant, Geneviève parut à la porte, tenant dans ses bras le nourrisson que la paysanne voulait lui arracher. Elle courut au comptoir et se précipita derrière son mari en criant :

— Michel, défends ton fils !

L’homme ivre se redressa brusquement de toute sa hauteur, comme quelqu’un qui se réveille en sursaut.

— Mon fils ! balbutia-t-il ; quel fils ?

Ses regards tombèrent sur l’enfant ; un vague éclair d’intelligence traversa ses traits.

— Robert, reprit-il… c’est Robert !

Il voulut s’affermir sur ses pieds pour prendre le nourrisson ; mais il vacillait. La nourrice s’approcha exaspérée.

— Mon argent ou j’emporte le petit ! s’écria-t-elle ; c’est moi qui l’ai nourri et élevé: si vous ne payez pas ce qui l’a fait vivre, il doit être pour vous comme s’il était mort. Je ne m’en irai pas sans avoir mon dû ou le nourrisson.

— Et qu’en voulez-vous faire ? murmura Geneviève qui serrait Robert contre son sein.

— Un enfant trouvé! répliqua durement la paysanne ; l’hospice est un meilleur parent que vous, car il paye pour les petits qu’on lui nourrit.

Au mot d’enfant trouvé, Geneviève avait poussé un cri d’horreur. Les bras enlacés autour de son fils dont elle cachait la tête dans sa poitrine, et les deux mains étendues sur lui, elle avait reculé jusqu’au mur et s’y tenait adossée comme une lionne défendant ses petits. La voisine et moi contemplions cette scène sans savoir par quel moyen nous entremettre. Quant à Michel, il nous regardait alternativement, en faisant un visible effort pour comprendre. Lorsque son œil s’arrêtait sur Geneviève et sur l’enfant, une rapide expression de joie s’y reflétait ; mais en se retournant vers nous, il reprenait sa stupidité et son hésitation.

Enfin, il sembla faire un effort prodigieux, s’écria :

— Attendez !

Et, s’avançant vers un baquet plein d’eau, il s’y plongea le visage à plusieurs reprises.

Tous les yeux s’étaient tournés vers lui ; la paysanne elle-même semblait étonnée. Enfin il releva sa tête ruisselante. Cette ablution avait dissipé une partie de son ivresse ; il nous regarda un instant ; puis se tourna vers Geneviève, et tout son visage s’illumina.

— Robert ! s’écria-t-il en allant à l’enfant qu’il prit dans ses bras. Ah ! donne, femme, je veux le voir.

La mère parut lui abandonner son fils avec répugnance, et resta devant lui les bras étendus, comme si elle eût craint une chute pour l’enfant. La nourrice reprit à son tour la parole et renouvela ses réclamations, en menaçant cette fois de la justice. Michel écouta d’abord attentivement ; mais quand il eut compris, il remit le nourrisson à sa mère.

— Combien doit-on ? demanda-t-il.

La paysanne se mit à détailler les différentes dépenses, qui montaient à un peu plus de trente francs. Le menuisier cherchait au fond de ses poches, sans rien trouver. Son front se plissait de plus en plus ; de sourdes malédictions commençaient à lui échapper ; tout à coup il fouilla dans sa poitrine, en retira une grosse montre, et l’élevant au-dessus de sa tête :

— Le voilà, votre argent ! s’écria-t-il, avec un éclat de gaieté; une montre, premier numéro ! Je me disais toujours que ça serait une poire pour la soif ; mais c’est pas moi qui l’aurai bue, c’est le petit… Ah ! ah ! ah ! allez me la vendre, voisine, et si ça ne suffit pas, j’ai mes boucles d’oreilles. Eh ! Geneviève, tire-les-moi, les boucles d’oreilles à l’équerre ! Il ne sera pas dit qu’on t’aura fait affront pour l’enfant. Non… quand je devrais mettre en gage un morceau de ma chair ! La montre, les boucles d’oreilles et ma bague, lavez-moi tout ça chez l’orfèvre ; payez la campagnarde et laissez dormir le moutard ! Donne, Geneviève, je vas le mettre au lit.

Et prenant le nourrisson des bras de la mère, il le porta d’un pas ferme à son berceau.

Il fut facile de remarquer le changement qui se fit dans Michel à partir de cette journée. Toutes les vieilles relations de débauche furent rompues. Partant pour le travail dès le matin, il revenait régulièrement chaque soir pour finir le jour avec Geneviève et Robert. Bientôt même, il ne voulut plus les quitter, il loua une boutique près de la fruiterie et y travailla pour son compte.

L’aisance serait revenue à la maison sans les dépenses que nécessitait l’enfant. Tout était sacrifié à son éducation. Il avait suivi les écoles, étudié les mathématiques, le dessin, la coupe des charpentes, et ne commençait à travailler que depuis quelques mois. Jusqu’ici le laborieux ménage avait donc épuisé ses ressources à lui préparer une place d’élite dans sa profession ; mais, par bonheur, tant d’efforts n’étaient point inutiles ; la semence avait porté ses fruits, et l’on touchait aux jours de la moisson…

Pendant que je repassais ainsi mes souvenirs ; Michel était arrivé et s’occupait de poser les étagères à l’endroit indiqué.

Tout en écrivant les notes de mon journal, je me suis mis à examiner le menuisier.

Les excès de la jeunesse et le travail de l’âge mûr ont profondément sillonné son visage ; les cheveux sont rares et grisonnants, les épaules courbées, les jambes amaigries et légèrement ployées. On sent, dans tout son être, une sorte d’affaissement. Les traits eux-mêmes ont une expression de tristesse découragée. Il répond à mes questions par monosyllabes et comme un homme qui veut éviter l’entretien. D’où peut venir cet abbattement quand il semble devoir être au terme de ses désirs ? Je veux le savoir !…

Dix heures. — Michel vient de redescendre pour chercher un outil qui lui manquait. J’ai enfin réussi à lui arracher le secret de sa tristesse et de celle de Geneviève. Leur fils Robert en est cause !

Non qu’il ait mal répondu à leurs soins, qu’il soit paresseux ou libertin ; mais tous deux espéraient qu’il ne les quitterait plus ! La présence du jeune homme devaient renouveler et refleurir ces deux existences ; la mère comptait les jours, le père préparait tout pour recevoir ce cher compagnon de travail, et, au moment où ils allaient ainsi être payés de leurs sacrifices, Robert leur avait tout à coup annoncé qu’il venait de s’engager avec un entrepreneur de Versailles !

Toutes les remontrances et toutes les prières avaient été inutiles ; il avait mis en avant la nécessité de s’initier au mécanisme d’une grande entreprise, la facilité de poursuivre, dans sa nouvelle position, des recherches commencées, et l’espoir de les appliquer. Enfin, lorsque sa mère, à bout de raisons, s’était mise à pleurer, il l’avait embrassée avec précipitation, et était parti pour échapper à de nouvelles prières.

Son absence durait depuis un an, et rien n’annonçait son retour. Ses parents le voyaient à peine une fois chaque mois, encore ne restait-il que quelques instants.

— J’ai été puni par où j’espérais être récompensé, me disait tout à l’heure Michel ; j’avais désiré un fils économe et laborieux ; Dieu m’a donné un fils ambitieux et avare ! Je m’étais toujours dit qu’une fois élevé, nous l’aurions à nos côtés pour nous rappeler notre jeunesse et nous égayer le cœur ; sa mère ne pensait qu’à le marier pour avoir encore des enfants à soigner. Vous savez que les femmes, ça a toujours besoin de s’occuper des autres ! Moi, je le voyais travailler près de mon établi en chantant les nouveaux airs… car il a appris la musique, et c’était le plus fort de l’Orphéon ! — Une vraie rêverie, monsieur ! — Dès qu’il a eu ses plumes, l’oiseau a pris sa volée, et il ne reconnaît plus ni père, ni mère ! Hier, par exemple, c’était le jour où nous l’attendions ; il devait arriver pour souper avec nous ! Pas plus de Robert qu’aujourd’hui ! Il aura eu quelque dessin à finir, quelque marché à traiter, et les vieux parents, ça ne vient qu’en dernière ligne, après les pratiques et la menuiserie. Ah ! si j’avais deviné comment tournerait la chose ! Imbécile ! qui ai sacrifié pendant près de vingt ans mes goûts et mon argent pour élever un ingrat ! C’était bien la peine de me guérir de ma soif, de rompre avec les amis, et de devenir le modèle du quartier ! Le bon vivant s’ est fait père-dindon ! — Oh ! si j’étais à recommencer ! — Non, non, voyez-vous, les femmes et les enfants, c’est notre perte. Ils nous amollissent le cœur ; ils nous amènent à vivre d’espérance, de dévouement ; nous passons un quart de notre existence à faire pousser un grain de blé qui doit nous tenir lieu de tout dans nos vieux jours, et quand l’heure de la moisson vient, bonsoir, il n’y a rien dans l’épi !

En parlant ainsi, Michel avait la voix rauque, l’œil ardent et les lèvres tremblantes. J’ai voulu lui répondre, mais je n’ai trouvé que des consolations banales : je me suis tu. Le menuisier a prétendu qu’il lui manquait un outil et m’a quitté.

Pauvre père ! ah ! je connais ces moments de tentations où, mal récompensé de la vertu, on regrette d’y avoir obéi ! Qui n’a eu de ces défaillances aux heures d’épreuve, et qui n’a jeté, au moins une fois, le funeste cri de Brutus ?

Mais si la vertu n’est qu’un mot, qu’y a-t-il donc de réel et de sérieux dans la vie ? — Non je ne veux point croire à la vanité du bien ! Il ne donne pas toujours les joies que nous avions espérées, mais il en apporte d’autres. Tout, dans le monde, a sa logique et son résultat, la vertu ne peut échapper seule à la loi commune. Si elle devait être dommageable à qui l’exerce, l’expérience en aurait fait justice, et l’expérience l’a, au contraire, rendue plus générale et plus sainte. Nous ne l’accusons d’être une débitrice infidèle que parce que nous lui demandons un paiement immédiat et qui puisse frapper nos sens. La vie est toujours, pour nous, un conte de fées où chaque bonne action doit être récompensée par une merveille. Nous n’acceptons en paiement ni le repos de la conscience, ni le contentement de nous-mêmes, ni la bonne renommée parmi les hommes, trésors plus précieux qu’aucun autre, mais dont on ne sent le prix qu’après les avoir perdus !

Michel est de retour et s’est remis au travail. Son fils n’est point encore arrivé.

En me racontant ses espérances et ses douloureux désappointements, son esprit s’est exalté; il reprend sans cesse le même sujet et ajoute quelque chose à ses griefs. Il vient de me compléter ses confidences en me parlant d’un fonds de menuiserie qu’il avait espéré acquérir et exploiter avec l’aide de Robert. Le maître actuel s’y était enrichi : après trente années d’activité, il songeait à se retirer dans un de ces cottages fleuris de la banlieue, retraites ordinaires du travailleur économe que le hasard a servi. À la vérité, les deux mille francs qui devaient être payés comptant manquaient à Michel ; mais peut-être eût-il décidé maître Benoît à attendre ; la présence de Robert eût été pour lui une garantie ; car le jeune homme ne pouvait manquer de faire prospérer un atelier ; outre la science et l’adresse, il avait l’imagination qui découvre ou perfectionne. Son père avait surpris, dans ses dessins, une nouvelle coupe d’escalier qui le préoccupait depuis longtemps, et le soupçonnait même de n’avoir traité avec l’entrepreneur de Versailles que pour l’exécuter. Le jeune garçon était tourmenté par ce génie de l’invention qui s’empare de la vie tout entière, et, livré aux calculs de l’intelligence, il n’avait point le loisir d’écouter son cœur.

Michel me raconte tout cela avec un mélange de fierté et de dépit. On sent qu’il tire orgueil du fils qu’il accuse, et que cet orgueil même le rend plus sensible à son abandon.

Six heures du soir. Je viens de finir une heureuse journée. Que d’événements en quelques heures et quel changement pour Geneviève et pour Michel.

Celui-ci achevait de poser les étagères, en me parlant de son fils, tandis que je mettais le couvert pour mon déjeuner.

Tout à coup, des pas pressés ont retenti dans le corridor, la porte s’est ouverte, et Geneviève est entrée avec Robert.

Le menuisier a fait un mouvement de joyeuse surprise, mais qu’il a réprimé aussitôt, comme s’il eût voulu garder l’apparence du ressentiment.

Le jeune homme n’a point paru s’en apercevoir ; il s’est jeté dans ses bras avec une expansion qui m’a surpris. Geneviève, la figure rayonnante, semblait vouloir parler et se retenir avec peine.

J’ai souhaité la bienvenue à Robert, qui m’a salué d’un air d’aisance polie.

— Je t’attendais hier, a dit Michel Arout un peu sèchement.

— Pardon, père, a répondu le jeune ouvrier ; mais j’avais affaire à Saint-Germain. Je n’ai pu rentrer que très-tard, et le bourgeois m’a retenu.

Le menuisier a regardé son fils de côté et a repris son marteau.

— C’est juste ! a-t-il murmuré d’un ton boudeur ; quand on est chez les autres, faut faire leurs volontés ; aussi il y en a qui aiment mieux manger du pain noir avec leur couteau, que des perdrix avec la fourchette d’un maître.

— Et je suis de ceux-là, mon père, a répliqué Robert gaîment ; mais, comme dit le proverbe, pour manger les poids il faut les écosser. J’avais besoin de travailler d’abord dans un grand atelier…

— Pour ton système d’escalier ! a interrompu Michel ironiquement.

— Il faut dire maintenant le système de M. Raymond, mon père, a répliqué Robert en souriant.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je lui ai vendu l’invention.

Le menuisier, qui rabotait une planche, s’est retourné vivement.

— Vendu ! s’est-il écrié l’œil étincelant.

— Par la raison que je n’étais pas assez riche pour la donner.

Michel a rejeté la planche et l’outil.

— Voilà qui lui manquait ! a-t-il repris avec colère, son bon génie lui envoie une idée qui pouvait faire parler de lui, et il la vend à un richard qui s’en fera honneur.

— Eh bien ! quel mal y a-t-il ? a demandé Geneviève.

— Quel mal ! s’est écrié le menuisier avec emportement ; tu ne comprends rien à cela toi, tu es une femme ; mais lui, lui, il sait bien qu’un véritable ouvrier ne cède pas plus son invention pour de l’argent qu’un soldat ne céderait sa croix. C’est sa gloire aussi ; faut qu’il la garde pour s’en faire honneur ! Ah ! tonnerre ! si j’avais jamais fait une découverte, plutôt que de la mettre à l’encan, j’aurais vendu un de mes yeux ! Une invention pour un ouvrier qui a de çà, vois-tu, c’est comme un enfant ! il la soigne, il l’élève, il lui fait faire son chemin dans le monde, et il n’y a que les sans-cœurs qui en font marché.

Robert à rougi légèrement.

— Vous penserez autrement, mon père, a-t-il dit, quand vous saurez pourquoi j’ai vendu mon système.

— Oui, et tu le remercieras, a ajouté Geneviève, qui ne pouvait plus se taire.

— Jamais, a répondu Michel.

— Mais, malheureux, s’est-elle écriée, il ne l’a vendu que pour nous !

Le menuisier a regardé sa femme et son fils d’un air stupéfait. Il a fallu en venir aux explications.

Celui-ci a raconté comment il était entré en pourparlers avec maître Benoît qui, pour céder son établissement, avait absolument exigé moitié des deux mille francs comptant. C’était dans l’espoir de se les procurer qu’il était entré chez le maître entrepreneur de Versailles ; il avait pu y expérimenter son invention et trouver un acheteur. Grâce à l’argent reçu, il venait de conclure avec Benoît, et il apportait à son père la clef du nouveau chantier.

Cette explication du jeune ouvrier avait été donnée avec tant de modestie et de simplicité, que j’en ai été tout ému. Geneviève pleurait, Michel a serré son fils sur sa poitrine, et, dans ce long embrassement, il a semblé lui demander pardon de l’avoir accusé!

Tout s’explique maintenant à la gloire de Robert. L’éloignement que ses parents avaient pris pour de l’indifférence n’était que du dévouement ; il n’avait obéi ni à l’ambition, ni à l’avarice, ni même à cette passion plus noble d’un génie inventeur ; sa seule inspiration et son seul but avaient été le bonheur de Geneviève et de Michel. Le jour de la reconnaissance était venu pour lui, et il leur rendait sacrifice pour sacrifice !

Après les exclamations de joie et les explications tous trois ont voulu me quitter ; mais la table était dressée ; j’ai ajouté trois couverts, je les ai retenus à déjeuner.

Le repas s’est prolongé; la chère y était médiocrement succulente ; mais les épanchements du cœur l’ont rendue délicieuse. Jamais je n’avais mieux compris l’ineffable attrait de la famille. Quelle douceur dans ces joies toujours partagées, dans cette communauté d’intérêts qui confond les sensations, dans cette association d’existences qui de plusieurs êtres forme un seul être ! qu’est-ce que l’homme sans ces affections du foyer qui, comme autant de racines, le fixent solidement à la terre et lui permettent d’aspirer tous les sucs de la vie ? Force, bonheur, tout ne vient-il point de là? Sans la famille, où l’homme apprendrait-il à aimer, à s’associer, à se dévouer ? Société en petit, n’est-ce point elle qui nous enseigne à vivre dans la grande ? Telle est la sainteté du foyer que, pour exprimer nos rapports avec Dieu, nous avons dû emprunter les mots inventés pour la famille. Les hommes se sont nommés eux-mêmes les fils du Père suprême !

Ah ! conservons-les, ces chaînes de l’intimité domestique ; ne délions pas la gerbe humaine pour livrer ses épis à tous les caprices du hasard et du vent ; mais élargissons plutôt cette sainte loi, transportons les habitudes de la famille au-dehors, et réalisons, s’il se peut, le vœu de l’apôtre des gentils, quand il criait aux nouveaux enfants du Christ : Soyez tous ensemble comme si vous étiez un seul !