Un philosophe sous les toits/Chapitre 8

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 139-156).

CHAPITRE VIII.
MISANTHROPIE ET REPENTIR.
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5 août neuf heures du soir. — Il y a des jours où tout se présente à vous sous un sombre aspect ; le monde est, comme le ciel, couvert d’un brouillard sinistre. Rien ne paraît à sa place ; vous ne voyez que misères, imprévoyances, dureté; la société se montre sans providence, livrée à toutes les iniquités du hasard.

J’étais aujourd’hui dans ces tristes dispositions. Après une longue promenade dans les faubourgs, j’étais rentré malheureux et découragé.

Tout ce que j’avais aperçu semblait accuser la civilisation dont nous sommes si fiers ! Égaré dans une petite rue de traverse qui m’était inconnue, je me suis trouvé, tout à coup, au milieu de ces affreuses demeures où le pauvre naît, languit et meurt. J’ai regardé ces murs lézardés que le temps a revêtus d’une lèpre immonde ; ces fenêtres où sèchent des lambeaux souillés ; ces égouts fétides qui serpentent le long des façades cornue de venimeux reptiles !… mon cœur s’est serré et j’ai pressé le pas.

Un peu plus loin, il a fallu s’arrêter devant le corbillard de l’hôpital ; un mort, cloué dans sa bière de sapin, gagnait sa dernière demeure sans ornements funèbres, sans cérémonies et sans suite. Il n’y avait pas même ici ce dernier ami des abandonnés, le chien qu’un artiste a donné pour cortége au convoi du pauvre ! Celui qu’on se disposait à enfouir sous la terre s’en allait seul au sépulcre comme il avait vécu ; nul ne s’apercevrait sans doute de sa fin. Dans cette grande bataille de la société qu’importait un soldat de moins ?

Mais qu’est-ce donc que l’association humaine, si l’un de ses membres peut disparaître ainsi comme une feuille emportée par le vent ?

L’hôpital était voisin d’une caserne ; à l’entrée, des vieillards, des femmes et des enfants se disputaient les restes de pain noir que la charité du soldat leur avait accordés ! Ainsi des êtres semblables à nous tous attendent chaque jour sur le pavé que notre pitié leur donne le droit de vivre ! Des troupes entières de déshérités ont à subir, outre les épreuves infligées à tous les enfants de Dieu, les angoisses du froid, de l’humiliation, de la faim ! Tristes républiques humaines où l’homme a une condition pire que l’abeille dans sa ruche, que la fourmi dans sa cité souterraine !

Ah ! que faisons-nous donc de notre raison ? À quoi bon tant de facultés suprêmes, si nous ne sommes ni plus sages, ni plus heureux ! Qui de nous n’échangerait sa vie laborieuse et tourmentée contre celle de l’oiseau habitant des airs, et pour qui le monde entier est un festin ?

Que je comprends bien la plainte de Mao, dans les contes populaires du Foyer breton, lorsque, mourant de soif et de faim, il dit en regardant les bouvreuils butiner sur les buissons :

— « Hélas ! ces oiseaux-là sont plus heureux que les être baptisés ! Ils n’ont besoin ni d’auberges, ni de bouchers, ni de fourniers, ni de jardiniers. Le ciel de Dieu leur appartient et la terre s’étend devant eux comme une table toujours servie. Les petites mouches sont leur gibier, les herbes en graine leurs champs de blé, les fruits de l’aubépine ou du rosier sauvage leur dessert. Ils ont droit de prendre partout sans payer et sans demander : aussi les petits oiseaux sont joyeux, et ils chantent tant que dure le jour ! »

Mais la destinée de l’homme à l’état de nature est celle de l’oiseau ; il jouit également de la création. « La terre aussi s’étend devant lui comme une table toujours servie. » Qu’a-t-il donc gagné à cette association égoïste et incomplète qui forme les nations ? Ne vaudrait-il point mieux pour tous rentrer dans le sein fécond de la nature et y vivre de ses largesses, dans le repos de la liberté?

10 août, quatre heures du matin. — L’aube rougit les rideaux de mon alcôve ; la brise m’apporte les senteurs des jardins qui fleurissent au-dessous de la maison ; me voici encore accoudé à ma fenêtre, respirant la fraîcheur et la joie de ce réveil du jour.

Mon regard se promène toujours avec le même plaisir sur les toits pleins de fleurs, de gazouillements et de lumière ; mais aujourd’hui il s’est arrêté sur l’extrémité du mur en arc-boutant qui sépare notre maison de celle du voisin : les orages ont dépouillé la cime de son enveloppe de plâtre ; la poussière emportée par le vent s’est entassée dans les interstices, les pluies l’y ont fixée et en ont fait une sorte de terrasse aérienne où verdissent quelques herbes. Parmi elles se dresse le chalumeau d’une tige de blé, aujourd’hui couronnée d’un maigre épi qui penche sa tête jaunâtre.

Cette pauvre moisson égarée sur les toits, et dont profiteront les passeraux du voisinage, a reporté ma pensée vers les riches récoltes qui tombent aujourd’hui sous la faucille ; elle m’a rappelé les belles promenades que je faisais, enfant, à travers les campagnes de ma province, quand les aires des métairies retentissaient de toutes parts sous les fléaux des batteurs, et que par tous les chemins arrivaient les chariots chargés de gerbes dorées. Je me souviens encore des chants des jeunes filles, de la sérénité des vieillards, de l’expansion joyeuse des laboureurs. Il y avait, ce jour-là, dans leur aspect, quelque chose de fier et d’attendri. L’attendrissement venait de la reconnaissance pour Dieu, la fierté de cette moisson, récompense du travail. Ils sentaient confusément la grandeur et la sainteté de leur rôle dans l’œuvre générale ; leur regards, orgueilleusement promenés sur ces montagnes d’épis, semblaient dire : — Après Dieu c’est nous qui nourrissons le monde !

Merveilleuse entente de toutes les activités humaines ! Tandis que le laboureur, attaché à son sillon, prépare pour chacun le pain de tous les jours, loin de là, l’ouvrier des villes tisse l’étoffe dont il sera revêtu ; le mineur cherche dans les galeries souterraines le fer de sa charrue ; le soldat le défend contre l’étranger ; le juge veille à ce que la loi protége son champ ; l’administrateur règle les rapports de ses intérêts particuliers avec les intérêts généraux ; le commerçant s’occupe d’échanger ses produits contre ceux des contrées lointaines ; le savant et l’artiste ajoutent, chaque jours quelques coursiers à cet attelage idéal qui entraîne le monde matériel, comme la vapeur emporte les gigantesques convois de nos routes ferrées ! Ainsi tout s’allie, tout s’entr’aide ; le travail de chacun profite à lui-même et à tout le monde ; une convention tacite a partagé l’œuvre entre les différents membres de la société tout entière. Si des erreurs sont commises dans ce partage ; si certaines capacités n’ont pas leur meilleur emploi, les défectuosités de détail s’amoindrissent dans la sublime conception de l’ensemble. Le plus pauvre intéressé dans cette association a sa place, son travail, sa raison d’ être ; chacun est quelque chose dans le tout.

Rien de semblable pour l’homme à l’état de nature ; chargé seul de lui-même, il faut qu’il suffise à tout : la création est sa propriété; mais il y trouve aussi souvent un obstacle qu’une ressource. Il faut qu’il surmonte ces résistances avec les forces isolées que Dieu lui a données ; il ne peut compter sur d’autre auxiliaire que la rencontre et le hasard. Nul ne moissonne, ne fabrique, ne combat, ne pense à son intention ; il n’est rien pour personne. C’est une unité multipliée par le chiffre de ses seules forces, tandis que l’homme civilisé est une unité multipliée par les forces de la société tout entière.

Et l’autre jour pourtant, attristé par quelques vices de détail, je maudissais celle-ci et j’ai presque envié le sort de l’homme sauvage.

Une des infirmités de notre esprit est de prendre toujours la sensation pour une preuve, et de juger la saison sur un nuage ou sur un rayon de soleil.

Ces misères, dont la vue me faisait regretter les bois, étaient-elles bien réellement le fruit de la civilisation ? Fallait-il accuser la société de les avoir créées, ou reconnaître, au contraire, qu’elle les avait adoucies ? Les femmes et les enfants qui recevaient le pain noir du soldat pouvaient-ils espérer, dans le désert, plus de ressources ou de pitié? Ce mort, dont je déplorais l’abandon, n’avait-il point trouvé les soins de l’hôpital, la bière et l’humble sépulture où il allait reposer ? Isolé loin des hommes, il eût fini, comme la bête fauve, au fond de sa tanière, et servirait aujourd’hui de pâture aux vautours ! Ces bienfaits de l’association humaine vont donc chercher les plus déshérités. Quiconque mange le pain qu’un autre a moissonné et pétri, est l’obligé de ses frères, et ne peut dire qu’il ne leur doit rien en retour. Le plus pauvre de nous a reçu de la société bien plus que ses seules forces ne lui eussent permis d’arracher à la nature.

Mais la société ne peut-elle nous donner davantage ? Qui en doute ? Dans cette distribution des instruments et des tâches, des erreurs ont été commises ! Le temps en diminuera le nombre ; les lumières amèneront un meilleur partage ; les éléments d’association iront se perfectionnant comme tout le reste ; le difficile est de savoir se mettre au pas lent des siècles dont on ne peut jamais forcer la marche sans danger.

14 août, six heures du soir. — La fenêtre de ma mansarde se dresse sur le toit comme une guérite massive ; les arêtes sont garnies de larges feuilles de plomb qui vont se perdre sous les tuiles ; l’action successive du froid et du soleil les a soulevées ; une crevasse s’est formée à l’angle du côté droit. Un moineau y a abrité son nid.

Depuis le premier jour, j’ai suivi les progrès de cet établissement aérien. J’ai vu l’oiseau y transporter successivement la paille, la mousse, la laine destinées à la construction de sa demeure, et j’ai admiré l’adresse persévérante dépensée dans ce difficile travail. Auparavant, mon voisin des toits perdait ses journées à voleter sur le peuplier du jardin, et à gazouiller le long des gouttières. Le métier de grand seigneur semblait le seul qui lui convînt ; puis, tout à coup, la nécessité de préparer un abri à sa couvée si transformé notre oisif en travailleur. Il ne s’est plus donné ni repos, ni trève. Je l’ai vu toujours courant, cherchant, apportant ; ni pluie ni soleil ne l’arrêtaient ! Éloquent exemple de ce que peut la nécessité! Nous ne lui devons pas seulement la plupart de nos talents, mais beaucoup de nos vertus !

N’est-ce pas elle qui a donné aux peuples des zones les moins favorisées l’activité dévorante qui les a placés si vite à la tête des nations ? Privés de la plupart des dons naturels, ils y ont suppléé par leur industrie ; le besoin a aiguisé leur esprit, la douleur éveillé leur prévoyance. Tandis qu’ailleurs l’homme, réchauffé par un soleil toujours brillant, et comblé des largesses de la terre, restait pauvre, ignorant et nu au milieu de ces dons inexplorés, lui, forcé par la nécessité, arrachait au sol sa nourriture, bâtissait des demeures contre les intempéries de l’air, et réchauffait ses membres sous la laine des troupeaux. Le travail le rendait à la fois plus intelligent et plus robuste ; éprouvé par lui il semblait monter plus haut dans l’échelle des êtres, tandis que le privilégié de la création, engourdi dans sa nonchalance, restait au degré le plus voisin de la brute.

Je faisais ces réflexions en regardant l’oiseau dont l’instinct semblait être devenu plus subtil depuis qu’il se livrait à son travail. Enfin le nid a été construit ; le ménage ailé s’y est établi, et j’ai pu suivre toutes les phases de son existence nouvelle.

Les œufs couvés, les petits sont éclos et ont été nourris avec les soins les plus attentifs. Le coin de ma fenêtre était devenu un théâtre de morale en action, où les pères et mères de famille auraient pu venir prendre des leçons. Les petits ont grandi vite, et, ce matin, je les ai vu prendre leur volée. Un seul, plus faible que les autres, n’a pu franchir le rebord du toit, et est venu tomber dans la gouttière. Je l’ai rattrapé à grand’ peine et je l’ai replacé sur la tuile devant l’ouverture de sa demeure ; mais la mère n’y a point pris garde. Délivrée des soucis de la famille, elle a recommencé sa vie d’aventurière dans les arbres et le long des toits. En vain je me suis tenu éloigné de ma fenêtre pour lui ôter tout prétexte de crainte ; en vain l’oisillon infirme l’a appelée par des petits cris plaintifs, la mauvaise mère passait en chantant et voletait avec mille coquetteries. Le père s’est approché une seule fois, il a regardé sa progéniture d’un air dédaigneux, puis il a disparu pour ne plus revenir !

J’ai émietté du pain devant le petit orphelin, mais il n’a point su le becqueter. J’ai voulu le saisir, il s’est enfui dans le nid abandonné. Que va-t-il devenir là, si sa mère ne reparaît plus ?

15 août six heures. — Ce matin, en ouvrant ma fenêtre, j’ai trouvé le petit oiseau à demi-mort sur la tuile ; ses blessures m’ont prouvé qu’il avait été chassé du nid par l’indigne mère. J’ai vainement essayé de le réchauffer sous mon haleine ; je le sens agité des dernières palpitations : ses paupières sont déjà closes, ses ailes pendantes ! Je l’ai déposé sur le toit dans un rayon de soleil, et j’ai refermé ma fenêtre. Cette lutte de la vie contre la mort a toujours quelque chose de sinistre : c’est un avertissement !

Heureusement que j’entends venir dans le corridor : c’est sans doute mon vieux voisin ; sa conversation me distraira…


C’était ma portière. Excellente femme ! elle voulait me faire lire une lettre de son fils, le marin, et me prier de lui répondre.

J’ai gardé la première pour la copier sur mon journal. La voici :

« Chère mère,

» La présente est pour vous dire que j’ai toujours été bien portant depuis la dernière fois, sauf que la semaine passée j’ai manqué de me noyer avec le canot, ce qui aurait été une grande perte, vu qu’il n’y a pas de meilleure embarcation.

» Nous avons capoté par un coup de vent ; et juste comme je revenais sur l’eau, j’ai aperçu le commandant qui allait dessous ; je l’ai suivi, comme c’était mon devoir, et, après avoir plongé trois fois je l’ai ramené à flot, ce qui lui a fait bien plaisir ; car, quand on nous a eu hissés à bord et qu’il a repris son esprit, il m’a sauté au cou, comme il eût fait à un officier.

» Je ne vous cache pas, chère mère, que ça m’a flatté le cœur. Mais c’est pas tout ; il paraît que d’avoir repêché le capitaine, ça a rappelé que j’étais un homme solide, et on vient de m’apprendre que je passais matelot à trente, ou autrement dit de première classe ! Quand j’ai su la chose, je me suis écrié: La mère prendra du café deux fois par jour ! Et de fait, chère maman, il n’y a plus maintenant d’empêchement, puisque je vas pouvoir vous augmenter ma délégation.

» Je termine en vous suppliant de vous bien soigner, si vous voulez me rendre service ; car l’idée que vous ne manquez de rien me fait me bien porter.

» Votre fils du fond du cœur,

» Jacques. »

Voici la réponse que la portière m’a dictée :

« Mon bon Jacquot,

» C’est pour moi un grand contentement d’apprendre que tu continues à avoir un brave cœur, et que tu ne feras jamais affront à ceux qui t’ont élevé. Je n’ai pas besoin de te dire de ménager ta vie, parce que tu sais que la mienne est avec, et que sans toi, mon cher enfant, je n’aurais plus de goût que pour le cimetière ; mais on n’est pas obligé de vivre, tandis qu’on est obligé de faire son devoir.

» Ne t’inquiète pas de ma santé, bon Jacques, jamais je ne me suis mieux portée ! je ne vieillis pas du tout de peur de te faire du chagrin. Rien ne me manque et je vis comme une propriétaire. J’ai même eu cette année de l’argent de trop, et, comme mes tiroirs ferment très-mal, je l’ai placé à la caisse d’épargne, où j’ai pris un livret en ton nom. Ainsi, quand tu reviendras, tu te trouveras dans les rentiers. J’ai aussi garni ton armoire de linge neuf, et je t’ai tricoté trois nouveaux gilets pour le bord.

» Toutes tes connaissances se portent bien. Ton cousin est mort en laissant sa veuve dans la peine. J’ai dit que tu m’avais écrit de lui remettre les trente francs que j’avais touchés sur ta délégation, et la pauvre femme se souvient de toi, matin et soir, dans ses prières. Tu vois que c’est là un placement à une autre caisse d’épargne ; mais celle-ci, c’est notre cœur qui en reçoit les intérêts.

» Au revoir, cher Jacquot ; écris-moi souvent, et rappelle-toi toujours le bon Dieu et ta vieille maman.

» Phrosine Millot, née Fraisois. »


Brave fils et digne mère ! comme de tels exemples ramènent à l’amour du genre humain ! Dans un accès de fantaisie misanthropique, on peut envier le sort du sauvage et préférer les oiseaux à ses pareils ; mais l’observation impartiale fait bien vite justice de tels paradoxes. À l’examen, on trouve que, dans cette humanité mêlée de bien et de mal le bien est assez abondant pour que l’habitude nous empêche d’y prendre garde, tandis que le mal nous frappe précisément par son exception. Si rien n’est parfait, rien non plus n’est mauvais sans compensation ou sans ressource. Que de richesses d’âme au milieu des misères de la société! comme le monde moral y rachète le monde matériel ! Ce qui distinguera à jamais l’homme de tout le reste de la création, c’est cette faculté des affections choisies et des sacrifices continués. La mère qui soignait sa couvée au coin de ma fenêtre s’est dévouée le temps nécessaire pour accomplir les lois qui assurent la perpétuité de l’espèce ; mais elle obéissait à un instinct, non à une préférence. Sa mission providentielle accomplie, elle a dépouillé le devoir comme un fardeau qu’on rejette, et elle a repris son égoïste liberté. L’autre mère, au contraire, continuera sa tâche aussi longtemps que Dieu la laissera ici-bas ; la vie de son fils restera, pour ainsi dire, ajoutée à la sienne, et lorsqu’elle disparaîtra de la terre, elle y laissera cette portion d’elle-même.

Ainsi le sentiment fait à notre espèce une existence à part dans le monde ; grâce à lui, nous jouissons d’une sorte d’immortalité terrestre, et, quand les autres êtres se succèdent, l’homme est le seul qui se continue.