Un philosophe sous les toits/Chapitre 1

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 5-19).

CHAPITRE PREMIER.


LES ÉTRENNES DE LA MANSARDE.




1er Janvier. — Cette date me vient à la pensée dès que je m’éveille. Encore une année qui s’est détachée de la chaîne des âges pour tomber dans l’abîme du passé ! La foule s’empresse de fêter sa jeune sœur. Mais tandis que tous les regards se portent en avant, les miens se retournent en arrière. On sourit à la nouvelle reine, et, malgré moi, je songe à celle que le temps vient d’envelopper dans son linceul.

Celle-ci, du moins, je sais ce qu’elle était et ce qu’elle m’a donné, tandis que l’autre se présente entourée de toutes les menaces de l’inconnu. Que cache-t-elle dans les nuées qui l’enveloppent ? Est-ce l’orage ou le soleil ?

Provisoirement il pleut, et je sens mon âme embrumée comme l’horizon. J’ai congé aujourd’hui ; mais que faire d’une journée de pluie ? Je parcours ma mansarde avec humeur, et je me décide à allumer mon feu.

Malheureusement, les allumettes prennent mal, la cheminée fume, le bois s’éteint ! Je jette là mon soufflet avec dépit, et je me laisse tomber dans mon vieux fauteuil.

En définitive, pourquoi me réjouirais-je de voir naître une nouvelle année ? Tous ceux qui courent déjà les rues, l’air endimanché et le sourire sur les lèvres, comprennent-ils ce qui les rend joyeux ? Savent-ils seulement ce que signifie cette fête et d’où vient l’usage des étrennes ?

Ici mon esprit s’arrête pour se constater à lui-même sa supériorité sur l’esprit du vulgaire. J’ouvre une parenthèse dans ma mauvaise humeur, en faveur de ma vanité, et je réunis toutes les preuves de ma science.

(Les premiers Romains ne partageaient l’année qu’en dix mois ; ce fut Numa Pompilius qui y ajouta janvier et février. Le premier tira son nom de Janus, auquel il fut consacré. Comme il ouvrait le nouvel an, on entoura son commencement d’heureux présages, et de là vint la coutume des visites entre voisins, des souhaits de prospérité et des étrennes. Les présents usités chez les Romains étaient symboliques. On offrait des figues sèches, des dattes, des rayons de miel, comme emblème de « la douceur des auspices sous lesquels l’année devait commencer son cours, » et une petite pièce de monnaie, nommée stips, qui présageait la richesse.)

Ici je ferme la parenthèse pour reprendre ma disposition maussade. Le petit spitch que je viens de m’adresser m’a rendu content de moi et plus mécontent des autres. Je déjeunerais bien pour me distraire ; mais la portière a oublié mon lait du matin, et le pot de confiture est vide ! Un autre serait contrarié ; moi j’affecte la plus superbe indifférence. Il reste un croûton durci que je brise à force de poignets, et que je grignote nonchalamment comme un homme bien au-dessus des vanités du monde et des pains mollets.

Cependant, je ne sais pourquoi mes idées s’assombrissent en raison des difficultés de la mastication. J’ai lu autrefois l’histoire d’un Anglais qui s’était pendu parce qu’on lui avait servi du thé sans sucre. Il y a des heures dans la vie où la contrariété la plus futile prend les proportions d’une catastrophe. Notre humeur ressemble aux lunettes de spectacle qui, selon le bout, montrent les objets moindres ou agrandis.

Habituellement, la perspective qui s’ouvre devant ma fenêtre me ravit. C’est un chevauchement de toits dont les cimes s’entrelacent, se croisent, se superposent, et sur lesquels de hautes cheminées dressent leurs pitons. Hier encore je leur trouvais un aspect alpestre, et j’attendais la première neige pour y voir des glaciers ; aujourd’hui je n’aperçois que des tuiles et des tuyaux de poêle. Les pigeons, qui aidaient à mes illusions agrestes ne me semblent plus que de misérables volatiles qui ont pris les toits pour basse-cour ; la fumée qui s’élève en légers flocons, au lieu de me faire songer aux soupiraux du Vésuve, me rappelle les préparations culinaires et l’eau de vaisselle ; enfin le télégraphe que j’aperçois de loin sur la vieille tour de Montmartre, me fait l’effet d’une ignoble potence dont le bras se dresse au-dessus de la cité.

Ainsi blessés de tout ce qu’ils rencontrent, mes regards s’abaissent sur l’hôtel qui fait face à ma mansarde.

L’influence du premier de l’an s’y fait visiblement sentir. Les domestiques ont un air d’empressement qui se proportionne à l’importance des étrennes reçues ou à recevoir. Je vois le propriétaire traversant la cour avec la mine morose que donnent les générosités forcées, et les visiteurs se multiplier, suivis de commissionnaires qui portent des fleurs, des cartons ou des jouets. Tout à coup la grande porte cochère est ouverte ; une calèche neuve, traînée par des chevaux de race, s’arrête au pied du perron. Ce sont sans doute les étrennes offertes par le mari à la maîtresse de l’hôtel ; car elle vient elle-même examiner le nouvel équipage. Elle y monte bientôt avec une petite fille ruisselante de dentelles, de plumes, de velours, et chargée de cadeaux qu’elle va distribuer en étrennes. La portière est refermée, les glaces se lèvent la voiture part.

Ainsi tout le monde fait aujourd’hui un échange de bons désirs et de présents ; moi seul je n’ai rien à donner ni à recevoir. Pauvre solitaire, je ne connais pas même un être préféré pour lequel je puisse former des vœux.

Que mes souhaits d’heureuse année aillent donc chercher tous les amis inconnus, perdus dans cette multitude qui bruit à mes pieds !

À vous d’abord, ermites des cités, pour qui la mort et la pauvreté ont fait une solitude au milieu de la foule ! travailleurs mélancoliques condamnés à manger, dans le silence et l’abandon, le pain gagné chaque jour, et que Dieu a sevrés des enivrantes angoisses de l’amour ou de l’amitié !

À vous, rêveurs émus qui traversez la vie, les yeux tournés vers quelque étoile polaire, marchant avec indifférence sur les riches moissons de la réalité !

À vous, braves pères qui prolongez la veille pour nourrir la famille ; pauvres veuves pleurant et travaillant auprès d’un berceau ; jeunes hommes acharnés à vous ouvrir dans la vie une route assez large pour y conduire par la main une femme choisie ; à vous tous vaillants soldats du travail et du sacrifice !

À vous enfin, quels que soient votre titre et votre nom, qui aimez ce qui est beau, qui avez pitié de ce qui souffre, et qui marchez dans le monde comme la vierge symbolique de Byzance, les deux bras ouverts au genre humain !

… Ici je suis subitement interrompu par des pépiements toujours plus nombreux et plus élevés. Je regarde autour de moi… ma fenêtre est entourée de moineaux qui picorent les miettes de pain que, dans ma méditation distraite, je viens d’égrener sur le toit.

À cette vue, un éclair de lumière traverse mon cœur attristé. Je me trompais, tout à l’heure, en me plaignant de n’avoir rien à donner ; grâce à moi, les moineaux du quartier auront leurs étrennes !

Midi. On frappe à ma porte ; une pauvre fille entre et me salue par mon nom. Je ne la reconnais point au premier abord ; mais elle me regarde, sourit… Ah ! c’est Paulette !… Mais depuis près d’une année que je ne l’avais vue, Paulette n’est plus la même : l’autre jour c’était une enfant, aujourd’hui c’est presque une jeune fille.

Paulette est maigre, pâle, misérablement vêtue ; mais c’est toujours le même œil bien ouvert et regardant droit devant lui, la même bouche souriant à chaque mot, comme pour solliciter votre amitié, la même voix un peu timide et pourtant caressante. Paulette n’est point jolie, elle passe même pour laide : moi je la trouve charmante.

Peut-être n’est-ce point à cause de ce qu’elle est, mais à cause de moi. Paulette m’apparaît à travers un de mes meilleurs souvenirs.

C’était le soir d’une fête publique. Les illuminations faisaient courir leurs cordons de feu le long de nos monuments ; mille banderoles flottaient aux vents de la nuit ; les feux d’artifice venaient d’allumer leurs gerbes de flammes au milieu du Champ-de-Mars. Tout à coup, une de ces inexplicables terreurs qui frappent de folie les multitudes s’abat sur les rangs pressés ; on crie, on se précipite ; les plus faibles trébuchent, et la foule égarée les écrase sous ses pieds convulsifs. Échappé par miracle à la mêlée, j’allais m’éloigner, lorsque les cris d’un enfant près de périr me retiennent ; je rentre dans ce chaos humain, et après des efforts inouïs, j’en retire Paulette au péril de ma vie.

Il y a deux ans de cela ; depuis, je n’avais revu la petite qu’à de longs intervalles, et je l’avais presque oubliée ; mais Paulette a la mémoire des bons cœurs ; elle vient, au renouvellement de l’année, m’offrir ses souhaits de bonheur. Elle m’apporte, en outre, un plant de violettes en fleurs ; elle-même l’a mis en terre et cultivé ; c’est un bien qui lui appartient tout entier, car il a été conquis par ses soins, sa volonté et sa patience.

Le violier[1] a fleuri dans un vase grossier, et Paulette, qui est cartonnière, l’a enveloppé d’un cache-pot en papier verni, embelli d’arabesques. Les ornements pourraient être de meilleur goût, mais on y sent la bonne volonté attentive.

Ce présent inattendu, la rougeur modeste de la petite fille et son compliment balbutié dissipent, comme un rayon de soleil, l’espèce de brouillard qui m’enveloppait le cœur ; mes idées passent brusquement des teintes plombées du soir aux teintes les plus roses de l’aurore ; je fais asseoir Paulette et je l’interroge gaiement.

La petite répond d’abord par des monosyllabes ; mais bientôt les rôles sont renversés, et c’est moi qui entrecoupe de courtes interjections ses longues confidences. La pauvre enfant mène une vie difficile. Orpheline depuis longtemps, elle est restée, avec son frère et sa sœur, à la charge d’une vieille grand’mère qui les a élevés de misère, comme elle a coutume de le dire. Cependant Paulette l’aide maintenant dans la confection des cartonnages, sa petite sœur Perrine commence à coudre, et Henri est apprenti dans une imprimerie. Tout irait bien sans les pertes et sans les chômages, sans les habits qui s’usent, sans les appétits qui grandissent, sans l’hiver qui oblige à acheter son soleil ! Paulette se plaint de ce que la chandelle dure trop peu et de ce que le bois coûte trop cher. La cheminée de leur mansarde est si grande qu’une falourde y produit l’effet d’une allumette ; elle est si près du toit que le vent y renvoie la pluie et qu’on y gèle sur l’âtre en hiver : aussi y ont-ils renoncé. Tout se borne désormais à un réchaud de terre sur lequel cuit le repas. La grand’mère avait bien parlé d’un poêle marchandé chez le revendeur du rez-de-chaussée ; mais celui-ci en a voulu sept francs, et les temps sont trop difficiles pour une pareille dépense ; la famille s’est, en conséquence, résignée à avoir froid par économie !

À mesure que Paulette parle, je sens que je sors de plus en plus de mon abattement chagrin. Les premières révélations de la petite cartonnière ont fait naître en moi un désir qui est bientôt devenu un projet. Je l’interroge sur ses occupations de la journée, et elle m’apprend qu’en me quittant elle doit visiter, avec son frère, sa sœur et sa grand’mère, les différentes pratiques auxquelles ils doivent leur travail. Mon plan est aussitôt arrêté : j’annonce à l’enfant que j’irai la voir dans la soirée, et je la congédie en la remerciant de nouveau.

Le violier a été posé sur la fenêtre ouverte, où un rayon de soleil lui souhaite la bienvenue ; les oiseaux gazouillent à l’entour, l’horizon s’est éclairci, et le jour, qui s’annonçait si triste, est devenu radieux. Je parcours ma chambre en chantant, je m’habille à la hâte, je sors.

Trois heures. Tout est convenu avec mon voisin le fumiste : il répare le vieux poêle que j’avais remplacé, et me répond de le rendre tout neuf. À cinq heures, nous devons partir pour le poser chez la grand’mère de Paulette.

Minuit. Tout s’est bien passé. À l’heure dite, j’étais chez la vieille cartonnière encore absente. Mon Piémontais a dressé le poêle tandis que j’arrangeais, dans la grande cheminée, une douzaine de bûches empruntées à ma provision d’hiver. J’en serai quitte pour m’échauffer en me promenant, ou pour me coucher plus tôt.

À chaque pas qui retentit dans l’escalier j’ai un battement de cœur ; je tremble que l’on ne m’interrompe dans mes préparatifs et que l’on ne gâte ainsi ma surprise. Mais non, voilà que tout est en place : le poêle allumé ronfle doucement, la petite lampe brille sur la table, et la burette d’huile a pris place sur l’étagère. Le fumiste est reparti. Cette fois ma crainte qu’on n’arrive s’est transformée en impatience de ce qu’on n’arrive pas. Enfin, j’entends la voix des enfants ; les voici qui poussent la porte et qui se précipitent… Mais tous s’arrêtent avec des cris d’étonnement.

À la vue de la lampe, du poêle et du visiteur qui se tient comme un magicien au milieu de ces merveilles, ils reculent presque effrayés. Paulette est la première à comprendre ; l’arrivée de la grand’mère, qui a monté moins vite, achève l’explication. — Attendrissement, transports de joie, remercîments !

Mais les surprises ne sont point finies. La jeune sœur ouvre le four et découvre des marrons qui achèvent de griller ; la grand’mère vient de mettre la main sur les bouteilles de cidre qui garnissent le buffet, et je retire du panier que j’ai caché une langue fourrée, un coin de beurre et des pains frais.

Cette fois l’étonnement devient de l’admiration ; la petite famille n’a jamais assisté à un pareil festin ! On met le couvert, on s’asseoit, on mange ; c’est fête complète pour tous, et chacun y contribue pour sa part. Je n’avais apporté que le souper ; la cartonnière et ses enfants fournissent la joie.

Que d’éclats de rire sans motifs ! quelle confusion de demandes qui n’attendent point les réponses, de réponses qui ne correspondent à aucune demande ! La vieille femme elle-même partage la folle gaieté des petits ! J’ai toujours été frappé de la facilité avec laquelle le pauvre oubliait sa misère. Accoutumé à vivre du présent, il profite du plaisir dès qu’il se présente. Le riche, blasé par l’usage, se laisse gagner plus difficilement ; il lui faut le temps et toutes ses aises pour consentir à être heureux.

La soirée s’est passée comme un instant. La vieille femme m’a raconté sa vie, tantôt souriant, tantôt essuyant une larme. Perrine a chanté une ronde d’autrefois avec sa voix fraîche et enfantine. Henri, qui apporte des épreuves aux écrivains célèbres de l’époque, nous a dit ce qu’il en savait. Enfin, il a fallu se séparer, non sans de nouveaux remercîments de la part de l’heureuse famille.

Je suis revenu à petits pas, savourant à plein cœur les purs souvenirs de cette soirée. Elle a été pour moi une grande consolation et un grand enseignement. Maintenant les années peuvent se renouveler ; je sais que nul n’est assez malheureux pour n’avoir rien à recevoir, ni rien à donner.

Comme je rentrais, j’ai rencontré le nouvel équipage de mon opulente voisine. Celle-ci, qui revient aussi de soirée, a franchi le marche-pied avec une impatience fébrile, et je l’ai entendue murmurer : Enfin !

En quittant la famille de Paulette, moi, j’avais dit : Déjà !




  1. Violier commun. On appelle aussi violier la giroflée.