Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un majestueux fossile

Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 163-189).


UN MAJESTUEUX FOSSILE LITTÉRAIRE


Supposons que l’on me donne à deviner à brûle-pourpoint, sans me laisser le temps de me documenter sur la question, quelle est la cause fondamentale des prodigieux progrès matériels et intellectuels réalisés pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler. Je répondrais probablement qu’il faut les attribuer au fait que les hommes d’aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait autrefois, veulent bien reconnaître qu’une idée nouvelle peut avoir quelque valeur. Prenez la liste fort longue des grands noms que l’histoire peut évoquer. Il n’est pas douteux que dans un passé de vingt à trente siècles les générations n’aient enfanté des intelligences capables des inventions et créations qui font de notre époque une merveille ; alors, pourquoi ne pas en déduire que si ces génies n’ont pas révélé au monde ces merveilles, c’est qu’ils ont été maintenus dans l’ornière de la médiocrité par le culte tenace du public pour les vieilles idées et son aversion pour toute nouveauté, obstacles qu’ils n’ont ni franchis ni renversés.

La note qui domine dans les vieux livres, chaque fois qu’il s’agit d’idées nouvelles, est un sentiment de méfiance, d’inquiétude, voire parfois de mépris. Au contraire, de nos jours, on ne fait aucun cas des vieilles idées ; on les apprécie d’autant moins qu’elles sont plus anciennes ; mais s’agit-il d’une idée nouvelle, on saute dessus avec enthousiasme, et grand espoir, et, fait curieux, cet espoir a rarement été déçu.

Je ne prétends pas indiquer le moment précis où cette tendance a fait son apparition parmi nous, mais elle est le propre de notre époque ; aucun siècle ne l’accuse avant nous, elle est le signe caractéristique du nôtre ; et voilà pourquoi, sans doute, nous sommes actuellement une race de petits Mercures, aux talons ailés, fiers de leur émancipation — au lieu d’être restés, comme nos ancêtres, une race de cancres balourds, fiers de leur balourdise.

Et la transition entre ce demi-jour, qui dura trente ou quarante siècles, et l’éclatant grand jour d’à présent est si récente que j’ai pu vivre sous ces deux régimes bien que je ne sois pas vieux. Rien de ce qui se passe aujourd’hui ne ressemble à ce que je voyais quand j’étais gamin ; par contre, ce que je voyais dans mon enfance n’était pas très différent de ce qui avait toujours existé dans ce monde. Je prends pour exemple les remèdes. Galien, en personne, aurait pu entrer dans ma chambre quand j’étais malade, à n’importe quel jour de mes sept premières années (il s’agit naturellement des jours où, le vent n’étant pas bon pour la pêche, il ne me restait qu’à choisir entre l’école ou mon lit), — il aurait pu s’asseoir à mon chevet et assister sans surprise à la consultation de mon médecin. En fourrant son nez dans la collection de tasses, de bouteilles, de fioles qui traînaient sur la table et sur les rayons, il aurait retrouvé toutes les drogues qui lui étaient chères il y a deux cents ans, sans en découvrir une seule qui fût plus récente. En m’examinant, il aurait constaté à sa grande stupeur qu’on m’avait déjà fait saliver ! Oui, ne lui en déplaise, je salivais abondamment ; le calomel est si bon marché ! — S’il lui avait pris fantaisie de tirer sa lancette, il aurait été encore bien attrapé ; le médecin de ma famille ne tolérait pas les embarras sanguins dans l’organisme. Il ne lui serait plus resté qu’à s’armer de pochons et de cuillers pour me faire ingurgiter quelques-unes de ces vieilles potions conservées depuis le père Adam jusqu’à son temps… et au mien. Au surplus, il aurait encore pu aller se promener au jardin avec une brouette pour ramasser des mauvaises herbes et des plantes mortes. Et si notre respectable docteur avait reconnu Galien, il en serait devenu muet d’émotion, et se serait précipité à ses pieds en l’adorant. Mais si d’aventure Galien reparaissait de nos jours, personne ne ferait attention à lui, personne n’aurait pour lui la moindre considération. On lui dirait qu’il est « vieux jeu » et on le traiterait de parfaite baderne. Il se perdrait au milieu de nos remèdes et de nos procédés. Et la première fois qu’il essaierait d’offrir ses services à l’humanité on le pendrait sans autre forme de procès.

Cette introduction m’amène à parler de ma relique littéraire. C’est un Dictionnaire médical composé par le docteur James, de Londres, et le docteur Samuel Johnson, médecin ordinaire de M. Boswell ; le livre a cent cinquante ans, et date de l’insurrection de 1745. Si l’on en avait fait usage contre les troupes du Prétendant, il est probable qu’il n’en serait pas resté un homme vivant. En 1861, ce livre meurtrier se chargeait encore de peupler les cimetières de Virginie. Pendant trois générations et demie, il a contribué paisiblement à enrichir la terre de ses victimes. Malgré cela il continuait à régner sur la crédulité publique, et l’on suivait toujours avec confiance ses avis dévastateurs, ainsi qu’en témoignent les annotations insérées dans ses feuillets. Mais nos soldats mirent la main sur cet ouvrage et le rapportèrent dans leurs foyers ; depuis, on l’a retiré de la circulation. Les considérations qui vont suivre, tirées de la préface de ce livre, sont bien dans la note du vieux temps ; elles respirent le culte de l’antiquité et le dédain de la nouveauté :

« En constatant les progrès modernes, nous devons reconnaître que nous sommes d’autant moins autorisés à nous estimer supérieurs aux anciens, et à les mépriser, que ces progrès mêmes constituent les preuves les plus flagrantes de notre ignorance et de notre vanité.

« Parmi tous les écrivains systématistes, Jérôme Fabrizio d’Aquapendente est incontestablement le moins discutable comme érudition et jugement ; eh bien ! il ne rougit pas de déclarer à ses lecteurs que Celsus, chez les Latins, Paul d’Egine, chez les Grecs, et Albucasis, chez les Arabes, — que je ne puis ranger parmi les modernes, bien qu’il ne vécût qu’il y a six cents ans, — sont les trois lumières auxquelles il a eu le plus souvent recours pour composer son éminent volume. »

Et les auteurs du Dictionnaire médical, qui, dans un paragraphe précédent, s’étaient répandus en tirades sur Galien, Hippocrate, et autres débris de la période silurienne de la médecine, terminent leur préface par cette péroraison :

« Combien peut-on citer d’opérations, en usage aujourd’hui, qui n’aient pas été connues des anciens ? »

C’est, ma foi, vrai ! Les savants d’un pays n’ont pas de plus sûr moyen pour cacher leur vanité et leur ignorance que de prétendre avoir découvert quelque chose de neuf dans l’espace de dix siècles. Évidemment les peuples, à l’époque où a paru ce livre, se regardaient comme des enfants, et considéraient leurs ancêtres comme les seuls êtres parvenus à l’état de développement complet. Au contraire, nos savants modernes peuvent, sans leur faire injure et sans trop de forfanterie, regarder leurs grands-pères comme des enfants et s’estimer eux-mêmes de parfaits adultes.

Voilà peut-être la transformation la plus radicale que puisse enregistrer l’histoire de l’humanité.

Nous avons assisté, dans l’intervalle d’une ou deux générations, au renversement complet de principes qui, depuis les temps les plus reculés, étaient conservés dans toute leur intégrité. C’est comme si l’homme s’était vu tout à coup créer une seconde fois sur un nouveau modèle : avant, il n’était qu’un chaland bon à flotter sur les canaux d’eau douce ; maintenant, le voici devenu le lévrier de l’océan. La transformation du reptile en oiseau n’est pas plus prodigieuse, mais elle exigea plus de temps.

Chose curieuse : lisez entre les lignes écrites par l’auteur que je viens de citer sur Bred Albucasis. Vous aurez l’impression que, tout en cherchant à le glorifier, il s’y reprend à deux fois, et cela parce qu’Albucasis, qui vivait voici seulement 600 ans, était de ce fait entaché de modernisme, on ne pouvait donc pas l’admirer sans courir soi-même un certain risque.

La Phlébotomie et la Vénésection, — termes alors usités pour la saignée — sont d’un usage inconnu aujourd’hui parce que nous avons cessé de croire que le meilleur procédé pour assurer la prospérité d’une banque, — ou la santé du corps, — est d’en gaspiller le capital. Mais au temps de notre auteur, tout médecin portait sur lui un boisseau de lancettes et crevait la peau de tous ses clients pour peu qu’il leur restât un souffle de vie, à chacun, il enlevait d’un seul coup des litres de sang. En lisant ce livre, on en a la chair de poule. On y voit que même les bien portants n’y échappaient pas : douze saignées par an, à un jour spécial de chaque mois et, par-dessus le marché, une purgation complète.

Voulez-vous un échantillon des traitements énergiques du bon vieux temps ? Prenons notre auteur dans l’apologie qu’il fait d’un certain docteur Arétée, assassin patenté, au temps d’Homère, ou vers ces environs-là :

« Pour une esquinancie, il fit la Vénésection et laissa le sang couler jusqu’à presque complète défaillance du patient. »

On essaie couramment, de nos jours, de faire passer une migraine. On n’y arrive pas, mais ces petites expériences sont toujours assez amusantes, et relativement inoffensives ; généralement, on en sort assez vivant pour pouvoir en parler ; c’est un résultat à considérer. Il y a quelques cents ans, on avait aussi une collection de remèdes contre la migraine, mais quant à pouvoir en essayer deux, il ne fallait pas y compter. Du premier coup, on était nettoyé. Écoutez plutôt :

« Les autopsies de personnes mortes de sérieuses migraines, qu’on peut trouver relatées dans les auteurs, sont trop nombreuses pour prendre place ici. Force nous est donc de résumer quelques-unes des observations les plus curieuses et les plus importantes recueillies à ce sujet par le célèbre Bonetus. »

L’« Observation no 1 » du célèbre Bonetus me semble offrir un échantillon suffisant de ce que, depuis la création du monde jusqu’à la naissance de nos pères, l’espèce humaine avait le courage de supporter à chaque « mal de tête » dont elle se voyait affligée.

« Un certain marchand, âgé de quarante ans environ, que les soucis de la vie avaient rendu profondément hypocondriaque, fut pris, pendant les chaleurs de la canicule, d’un violent mal de tête qui l’obligea bientôt à garder le lit.

« Appelé près de lui, j’ordonnai la vénésection des bras, l’application de sangsues aux narines, au front et aux tempes, ainsi que derrière les oreilles. — Je prescrivis également l’application de ventouses dans le dos, avec scarification. — Mais, malgré toutes ces précautions, il mourut. Si j’avais eu sous la main un chirurgien expert en artériotomie, j’aurais également fait pratiquer cette opération. »

Ayant cherché dans ce même dictionnaire le mot « Artériotomie », j’y trouvai cette définition :

« Ouverture d’une artère en vue d’en tirer le sang. »

Voici donc un pauvre diable saigné aux bras, au front, aux narines, au dos, aux tempes et derrière les oreilles, et avec cela le célèbre Bonetus, ne se déclarant pas satisfait, parlait de lui ouvrir une artère « en vue » d’y introduire… un siphon, j’imagine. — Et « malgré toutes les précautions il mourut ». Est-il une réflexion plus comique pour figurer la déconvenue naïve de ce boucher ? À en juger par tous les expédients qu’employa le célèbre Bonetus pour venir à bout d’un mal de tête, il nous est permis de supposer que si son patient avait souffert de l’estomac, il l’aurait tout bonnement étripé ?…

Je n’ai cité qu’un « cas », un simple cas de migraine ; mais le célèbre Bonetus en donne plus de onze. Sans m’attarder davantage sur ce chapitre, je noterai cette simple coïncidence, c’est que tous ces cas furent mortels. Pas un des patients n’échappa, et pourtant cette sinistre hyène ne nous fait pas grâce du moindre détail, de la plus petite goutte de sang ; on dirait qu’il croit vraiment faire œuvre utile et méritoire en perpétuant le principe de ses assassinats ! — Ce sont les « observations », assure-t-il — oui, ma foi ! je trouve plutôt que ce sont des aveux concluants !! — D’après ce même livre, « la cendre de sabot d’âne délayée dans du lait de femme guérit des engelures ». Le temps requis par l’efficacité du remède n’est pas indiqué. On y lit encore : « L’usage constant du lait est néfaste aux dents ; il en cause la carie et déchausse les gencives. » — Cependant, de nos jours, les bébés en usent couramment sans aucun préjudice. — L’auteur ajoute qu’il faut se rincer la bouche avec du vin avant de se risquer à boire du lait. — Or, en songeant aux immondes décoctions que les gens de cette époque s’introduisaient dans l’estomac sous forme de médecines, n’est-on pas en droit d’admirer qu’ils aient eu si peur du lait ?

Il paraît qu’à cette époque-là on portait déjà des fausses dents. Elles étaient soit en ivoire, soit en os, encastrées dans les alvéoles naturelles et reliées les unes aux autres, ainsi qu’aux dents d’à-côté, par des fils de fer ou de soie. Défense de manger ou de rire avec, car elles se déchaussaient au moindre mouvement. Avec un peu d’entraînement, on pouvait se permettre de sourire sans les perdre. Mais ce n’étaient pas des dents de service, c’étaient des dents de parade.

L’auteur de notre livre assure que « la viande de porc est la plus nutritive de toutes les viandes comestibles ». Après l’énumération de différentes denrées, il ajoute : « Toutes ces choses sont très faciles à diriger ; le porc l’est autant. »

Voilà un beau mensonge, il me semble. Mais il est passé maître dans l’art d’en faire, et quand il n’en a plus dans son sac, il en emprunte à d’autres compères.

Ainsi, dans un chapitre intitulé « Matières aspirantes », il nous met en présence de Paracelse qui affirme qu’un certain « spécifique » mystérieux a le pouvoir (à une dose indéterminée d’ailleurs) d’attirer à lui (à quelle distance, on n’en sait rien) environ « cent livres de viande ». Et il ajoute : « Il est arrivé tout dernièrement qu’un spécifique de cette nature a fait remonter les poumons d’un homme dans sa bouche ; le malheureux en mourut étouffé. » Avouez que c’est un peu raide !

Primo, jamais la bouche de cet homme n’aurait pu contenir ses poumons ; son chapeau n’y eût pas suffi. — Secundo, son cœur, se trouvant aux premières loges pour déguerpir, aurait vraisemblablement commencé le mouvement, et, comme il est moins lourd que les poumons, il serait arrivé bon premier pour occuper la place. — Tertio, je mets en principe qu’un homme qui a déjà le cœur dans la bouche, n’y peut plus loger ses poumons ; il a largement son compte. Enfin, où diable ce pauvre, homme pouvait-il avoir placé la fameuse « matière aspirante » ? Dans son chapeau, je pense ? Alors, en voyant ce qui allait lui arriver, il l’aurait bien vite ôtée pour s’asseoir dessus, et, dans ce cas, ses poumons ne pouvaient plus l’étouffer ! Non, vraiment, je ne saisis pas l’enchaînement de cette histoire.

Paracelse toutefois revient à la charge : « J’ai vu, de mes yeux vu, dit-il, un certain plâtre capable d’aspirer assez d’eau pour en remplir une citerne. Et par ces « matières aspirantes » les branches peuvent être arrachées des arbres, et, chose encore plus surprenante, une vache peut monter dans les airs. »

Aujourd’hui, Paracelse est mort !!!

Dans le bon vieux temps, on aimait assez mêler une pointe de mystère aux remèdes ; et les médecins de l’époque, à l’instar des charlatans de nos tribus indiennes, s’y prêtaient de leur mieux.

Je cite, à l’appui, quelques définitions :

« Arcane. — Sorte de remède dont le mode de préparation et la remarquable efficacité sont tenus soigneusement cachés, pour en rehausser la valeur. Les chimistes entendent généralement par là une chose mystérieuse, immatérielle, impérissable, que l’homme ne peut apprécier que par l’expérience ; la vertu de chaque chose en effet est mille fois plus efficace que la chose elle-même. »

Pour moi, voici une explication qui manque quelque peu de clarté.

Dans mon Dictionnaire, on trouve encore çà et là des échantillons des connaissances de cet âge primitif en histoire naturelle :

« Araignée. — Se trouve en abondance dans les maisons et y est assez mal vue. L’araignée et la toile d’araignée sont d’un usage courant en médecine. L’araignée, appliquée sur le pouls ou sur la tempe, aurait la propriété de calmer les accès de fièvre ; contre la fièvre quarte on recommande tout spécialement de l’employer, renfermée sous une coquille de noisette.

» Parmi les remèdes les plus autorisés, je citerai pour les blessures, l’eau secrétée par l’araignée noire. C’était une des recettes favorites de sir Walter Raleigh.

» L’araignée, communément appelée attrapeuse ou loup, écrasée dans un mortier puis cousue dans un morceau de linge, et appliquée sur le front ou les tempes, préserve du retour de la fièvre tierce.

» Il est une autre sorte d’araignée qui tisse une toile blanche, fine et belle. En en roulant une dans du cuir et en se l’accrochant au bras, on arrête les accès de la fièvre quarte. Pour les maux d’oreilles, cette araignée bouillie dans de l’essence de rose constitue un excellent calmant. (Dioscorides, liv. II, chap. 68.)

» Nous voyons par là que tout temps l’araignée a été réputée par ses qualités fébrifuges. Il est bon de remarquer qu’on donne généralement des araignées aux singes, comme remède souverain aux affections auxquelles sont sujets ces animaux. »

Puis vient un long récit pour prouver qu’une femme moribonde, qui huit semaines durant souffrait d’une fièvre intermittente et qu’on avait saignée à blanc une douzaine de fois sans succès apparent, vit son état s’améliorer et recouvra la santé grâce à l’ingestion forcée d’un paquet de toile d’araignée. Et notre savant de s’extasier sur les mérites de la toile d’araignée ! Il mentionne pourtant en passant qu’on avait cessé la saignée quotidienne ; et dans sa naïveté il n’a pas l’air de se douter que cette sage mesure a peut-être provoqué la guérison.

« Quant au venin des araignées, Scaliger rapporte qu’une certaine espèce de ces animaux (dont le nom lui échappe) secrète un poison si violent qu’un nommé Vincentinus en ressentit les effets, à travers la semelle de sa chaussure, rien que pour avoir écrasé un de ces insectes. »

Notre savant accepte cette assertion sans sourciller, mais ce qui suit lui semble plus difficile à digérer. Voyez plutôt :

« En Gascogne, prétend Scaliger, il y a une toute petite araignée qui, en passant sur un miroir, le fait craquer par la seule force de son venin. »

Il s’empresse d’ajouter entre parenthèses : « Ceci me paraît une pure fable. »

Mais, par contre, il ne trouve rien à redire aux faits suivants :

« La haine de l’araignée pour le serpent et le crapaud est curieuse. Si le serpent, assure-t-on, vient à se coucher à l’ombre d’un arbre, s’y croyant en sûreté, l’araignée se laisse glisser au bout de son fil et le pique à la tête avec sa trompe ou son dard ; la puissance du venin qu’elle lui inocule est telle qu’après s’être tordu en tous sens le serpent est pris tout d’un coup de vertige et meurt presque aussitôt.

» Quant au crapaud, s’il se fait mordre ou piquer dans un combat avec une araignée, un lézard, une vipère ou autre bête venimeuse, il se sert du plantain comme contre-poison. L’araignée, pour combattre le crapaud, use du même stratagème que pour le serpent ; elle se pend à la branche d’un arbre par son fil et pique de son dard la tête de son ennemi qui devient enragé, enfle subitement et quelquefois en éclate.

» À l’appui de cette théorie, voici une anecdote qu’Érasme prétend tenir d’un témoin oculaire : Une personne étendue sur le parquet de sa chambre y faisait la sieste par une lourde journée d’été. Un crapaud, sortant d’une touffe de joncs qui garnissaient la cheminée, lui monta sur la figure et s’accroupit sur ses lèvres. Écraser le crapaud c’était risquer de tuer net le dormeur, insinue l’historien : le laisser là c’était bien dangereux. Après mûre réflexion, on se décida à dénicher une araignée qui avait tendu sa toile au travers d’un carreau. Avec mille précautions, on apporta l’araignée et la vitre à laquelle elle était accrochée et on renversa le tout au-dessus de la tête de l’homme. Aussitôt l’araignée, apercevant son ennemi, se laissa glisser, le perça de son dard et regrimpa bien vite au bout de son fil. Le crapaud se mit à enfler sans quitter sa position. L’araignée revint à la charge sans plus de succès : le crapaud enflait toujours, mais ne crevait pas. À la troisième piqûre, le crapaud, retirant ses pattes de la bouche de l’homme, roula raide mort. »

Notre sage éprouve le besoin de faire cette grave remarque : « Ceci s’applique au côté historique de la question. » Puis il passe à une étude des « effets produits par le Poison et des remèdes pour le combattre ».

Une des choses les plus curieuses à noter est le double sexe du crapaud et de l’araignée.

Enfin notre sage cite le cas suivant qu’il tient d’un certain Turner :

« Jadis, quand je faisais mes premières armes dans la médecine opératoire, je fus un jour appelé près d’une femme qui avait l’habitude, quand elle descendait à la cave avec sa chandelle, d’y faire la chasse aux araignées ; elle mettait le feu à leurs toiles et les grillait avec sa chandelle après les avoir poursuivies.

» En se livrant à ce petit sport attrayant, il arriva qu’un de ces insectes sut vendre sa vie plus chèrement que les centaines d’autres victimes faites par cette femme. Cette araignée, en effet, tomba dans le suif fondu de la chandelle, tout contre la flamme ; elle ne put dégluer ses pattes et devint la proie du feu, à la grande joie de son bourreau, qui regardait avec délice la flamme accomplir son œuvre de destruction. Soudain l’araignée éclata avec un crépitement sinistre et lui cracha son venin dans les yeux et sur les lèvres ; la femme, jetant sa chandelle, hurla au secours et se crut perdue. Le soir même, ses lèvres enflèrent énormément, et un de ses yeux se boursoufla, sa langue et ses gencives en firent autant, soit que l’appréhension d’avoir reçu du venin dans la bouche, soit que le poison ait impressionné les fibrilles nerveuses du ventricule par l’intermédiaire des mêmes fibrilles de la bouche, cette femme fut prise de vomissements violents. Pour les arrêter, j’ordonnai, dès mon arrivée, un verre de vin d’Espagne chaud et fortement épicé, avec un soupçon de sel d’absinthe, et quelques heures plus tard un bol de thériaque qu’elle rendit aussitôt. Je frictionnai ses lèvres avec une mixture d’huile de scorpion et d’essence de rose ; quant à l’ophtalmie, je me demandais si la chaleur du venin, surchauffé par la flamme de la chandelle avant l’explosion de l’insecte, n’avait pas pu à elle seule, tout autant que le venin lui-même, causer ce désordre. Je veux bien que la deuxième hypothèse se trouve suffisamment confirmée par l’exemple que cite M. Boyle, d’une personne aveuglée par une goutte de venin provenant d’une araignée en vie. Quoi qu’il en soit, en présence de la grande tuméfaction des lèvres et d’autres symptômes qui ne pouvaient être attribués vraisemblablement à une simple brûlure, je crus pouvoir conclure à un réel empoisonnement. Je n’osai pas cependant faire pratiquer la saignée au bras (oh ! dans le bon vieux temps… eussiez-vous le cou coupé qu’il se serait encore trouvé un médecin pour vous saigner à l’autre extrémité !) mais je lui appliquai très heureusement des sangsues aux tempes, et l’inflammation s’en vit diminuée ; ses souffrances furent également calmées par l’injection dans l’œil d’une décoction de graines de coings et de pavots blancs dans de l’eau de rose. Comme l’enflure de ses lèvres augmentait, j’y fis appliquer, dans la nuit, un cataplasme de farine de vesces délayée dans une infusion de feuilles de scordium, et de fleurs de sureau. En même temps, comme ses vomissements s’étaient arrêtés, on lui fit prendre, de distance en distance, une petite potion de carduus Benedictus et de scordium additionnée d’un peu de thériaque. Au moment même où les symptômes inquiétants venaient de céder à cette médication, survint une vieille femme qui, avec l’aplomb ordinaire des gens de son espèce, enleva tous les pansements et garantit la guérison en deux jours. Bien qu’elle y mît en réalité deux semaines tout le mérite de cette cure lui revient. Elle s’était bornée à appliquer des compresses de feuilles de plantain hachées avec des toiles d’araignée, à injecter dans l’œil malade des gouttes de cette drogue, et à en administrer quelques cuillers, deux ou trois fois par jour. »

Ainsi finit cette prodigieuse aventure. Notre sage, avant de passer outre, ne perd pas l’occasion de décocher à son M. Turner cette remarque judicieuse, qu’il écrit en italiques pour lui donner plus de portée :

« Je dois faire observer, au sujet de cette histoire, que le plantain par sa vertu rafraîchissante était plus indiqué que les pansements chauds et les autres remèdes. »

Avouez que le récit semble peu ordinaire de nos jours ; il est parfaitement dans la bouche d’un médecin de haut renom qui envisage ce fait comme une découverte précieuse pour la science médicale ! Voilà bien des embarras, pendant deux semaines, pour une femme qui s’est échaudé un œil et les lèvres avec le suif de sa chandelle !… La pauvre créature est droguée à fond, saignée, frictionnée, turlupinée dans tous les sens, comme si tout cela pouvait y faire quelque chose ; et quand une charitable vieille matrone vient, après tout ce grabuge, apporter à ce cas très banal les soins de son gros bon sens, le savant ignorantin semble rire de son ignorance, dans la sereine inconscience de sa propre nullité. Voilà bien une preuve flagrante de l’encroûtement de la médecine d’autrefois ; cette terreur inspirée par les araignées pendant trois mille ans ne s’est dissipée que depuis trente ou quarante ans !…

Voyez un peu ce que l’imagination peut faire. Il paraît que « cette même jeune femme » était d’ordinaire si impressionnée par l’odeur forte, d’ailleurs complètement imaginaire, répandue par les araignées, « en brûlant » que tout lui semblait « tourner autour d’elle », et qu’elle s’évanouissait avec des sueurs froides, accompagnées souvent de légers vomissements. C’est à se demander s’il n’y avait pas, dans cette cave, de la bière plutôt que des araignées ?

Voici, d’autre part, des effets d’imagination encore plus surprenants : « Sennertus indique comme signes caractéristiques de la morsure et de la piqûre de cet insecte : la stupeur et l’engourdissement de l’endroit piqué, une sensation de froid, de frisson et d’enflure à l’abdomen, la pâleur de la face, des larmes spontanées, un tremblement nerveux, des contractions, des convulsions, des sueurs froides (ces derniers symptômes apparaissant surtout lorsque le poison a été avalé). » Or, les médecins actuels soutiennent qu’un oiseau ou qu’un homme peuvent avaler des araignées sans en souffrir le moins du monde.

Il faut noter que ces symptômes ne sont pas exclusivement les caractéristiques de la morsure des araignées ; ils peuvent provenir d’une simple frayeur. J’ai vu une personne qui, sentant un frelon dans son pantalon, les présentait tous et au plus haut degré.

« Quant au traitement, sans négliger les procédés spéciaux à l’usage interne, il convient de laver la morsure immédiatement avec de l’eau salée, ou avec une éponge imbibée de vinaigre chaud. On peut encore employer une décoction de mauves, d’origanum et de thym. Après quoi, on appliquera un cataplasme de feuilles de laurier, de ronce et de poireaux, ou bien de farine d’orge bouillie dans du vinaigre, ou encore d’oignons et d’ail pilés avec de la fiente de chèvre et des grosses figues. En même temps le patient devra manger autant d’ail et boire autant de vin que possible. »

Pour ce qui est de moi, j’aimerais mieux être remordu par l’araignée.

Pour clore cette récapitulation, je ne citerai plus qu’un ou deux exemples des mélanges détonants que les médecins d’autrefois avaient coutume de faire avaler à leurs victimes suivant la capacité de chacun. Dans le genre, nous avons « l’Antidote d’or d’Alexandre », qui est merveilleux pour tout ce qu’on voudra.

C’est vraisemblablement la première en date des panacées universelles, brevetées sans garantie. En voici la recette :

« Prenez Afaraboca, jusquiame, carpobalsamum, deux drachmes et demi de chaque ; clous de girofle, opium, myrrhe, cyperus, deux drachmes de chaque ; opobalsamum, feuilles des Indes, cinnamone, zedoarie, gingembre, coftus, corail, cassia, euphorbe, gomme adragante, encens, styrax calamita, celtique, nard, upignel, séséli, moutarde, saxifrage, anet, anis, un drachme de chaque ; xylalos, rheum, ponticum, alipta moschata, castor, nard indien, souchet odorant, opoponax, anacardium, mastic, soufre, pivoine, eringo, pulpe de dattes, hermodactyles rouges et blancs, roses, thym, glands, pouliot, gentiane, écorce de racine de mandragore, germandrée, valériane, herbe d’évêque, baies de laurier, poivre long et blanc, xylobalsamum, carnabadium, macodonian, graine de persil, angélique, graine de rue et sinone, un drachme et demi de chaque ; or vierge, argent pur, perles imperforées, blatta byzantina, corne de cerf, avec équivalent de quatorze grains de blé ; saphir, émeraude, pierre de jaspe, un drachme de chaque ; pellitory d’Espagne, poudre d’ivoire, calamatus odoratus, avec équivalent de 29 grains de blé ; joignez-y du miel et du sucre en quantité suffisante. »

Après une préparation aussi compliquée, on pourrait s’attendre à avaler une entière pelletée de ce mélange. Eh bien, non ! La dose prescrite ne dépasse pas la quantité d’une noisette. C’est tout ! La faiblesse de la dose tient sans doute à la grande quantité de métaux précieux et de pierres entrés dans cette préparation.

« Aqua Limacum. — Prenez un peck d’escargots de jardin, lavez-les dans une forte quantité de bière ; nettoyez votre cheminée et préparez un boisseau de charbon de bois que vous allumerez. Quand le feu a bien pris, écartez les charbons incandescents, placez au centre les escargots et recouvrez-les de feu ; vous les laisserez cuire jusqu’à ce qu’ils commencent à chanter. Retirez-les, puis avec un couteau et un morceau de toile grossière débarrassez-les de leur écume. Écrasez-les ensuite avec leur coquille dans un mortier. Après cela, prenez un quart de vers de terre, saupoudrez-les de sel abondamment. Placez au fond du récipient deux poignées d’angélique et recouvrez le tout de deux poignées de célandine. Mélangez deux poignées de pieds d’ours et d’agrimony, une once de safran, de bardane, d’oseille et d’épine-vinette. Placez les escargots et les vers sur ce lit d’herbes mélangées ; recouvrez-les de fiente d’oie et de mouton dans la proportion de deux poignées. Versez sur le tout trois gallons de bière forte et placez le récipient sur le feu où vous le laisserez séjourner toute une nuit. Le matin vous ajouterez trois onces de clous de girofle bien pilés et une petite quantité de safran en poudre, puis six onces de corne de cerf râpée. Au-dessus du récipient fixez un alambic et un chapeau, et laissez la distillation se faire normalement. »

Et voilà ! Le livre ne spécifie pas s’il faut avaler le tout en une seule fois, ou si vous avez la faculté de boire la drogue à deux reprises (en admettant que vous ne soyez pas mort aux premières gorgées). Il n’est pas non plus mentionné à quelle maladie ce remède s’applique. Cela n’a d’ailleurs aucune importance.

En feuilletant un peu plus loin, j’apprends que cette drogue fantastique a pour but de « provoquer des flatuosités dans l’estomac ». Je suppose qu’on a voulu dire « faire évacuer les flatulences de l’estomac » ?

Ainsi quand il arrivait par hasard à nos ancêtres d’avaler de travers un soupir mal rentré, ils n’avaient d’autre ressource que d’ingurgiter un de ces produits immondes pour mettre ce soupir à la porte ! Autant dire que pour déloger les vers d’un fromage il faut amener une batterie d’artillerie.

En songeant à toutes les horreurs que votre père a dû avaler comme médecines, et à toutes celles que vous eussiez absorbées vous-même de nos jours, si l’homéopathie n’avait pas fait son apparition en ce monde, obligeant les médecins de la vieille école à secouer leur torpeur et à se meubler l’esprit de connaissances rationnelles, vous devez vous estimer bien heureux que l’homéopathie ait pu résister aux assauts des allopathes qui voulaient sa mort. — Quoi qu’il en soit, mieux vaut n’avoir recours à aucun médecin, fût-il homéopathe, voire allopathe.