Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/La Caravelle de Christophe Colomb

Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 215-222).

LA CARAVELLE DE CHRISTOPHE COLOMB

De Noé à Christophe Colomb, l’architecture navale subit quelques modifications, et passa d’une médiocrité ineffable à une condition un peu moins précaire. J’ai lu quelque part, je ne sais quand, qu’un des bateaux de Colomb jaugeait quatre-vingt-dix tonnes. En comparant ce navire aux modernes « lévriers » de l’Océan, on peut se faire une idée de la petitesse des barques espagnoles, et convenir qu’elles seraient mal outillées pour soutenir de nos jours la concurrence et transporter des passagers à travers l’Atlantique. Il en faudrait soixante-quatorze pour représenter le tonnage du « Havel » et avaler une de ses fournées. Autant que je m’en souviens, il leur fallut dix semaines pour faire la traversée. Avec nos idées actuelles, ce serait peu goûté comme vitesse de marche. La caravelle avait probablement un capitaine, un second, quatre matelots et un mousse pour tout équipage. L’équipage d’un « lévrier » moderne comprend deux cent cinquante personnes.

Le navire de Christophe Colomb étant petit et très vieux, nous pouvons à coup sûr en déduire certains détails secondaires qui ont échappé à l’histoire. Par exemple, nous nous doutons un peu, qu’avec ses faibles dimensions il devait rouler, tanguer et « faire bouchon » en mer calme, pour ne plus poser que sur la tête ou sur la queue, et se coucher les oreilles dans l’eau, au moindre coup de mer ; nous supposons que les lames devaient s’y promener comme chez elles et balayer son pont de l’avant à l’arrière ; que les « violons » étaient installés à table en permanence, ce qui n’empêchait pas la soupe des hommes de passer plus souvent sur leurs genoux que dans leur estomac ; que la salle à manger pouvait avoir dix pieds sur sept, était sombre, étouffée, puant l’huile à plein nez ; que la seule cabine du bord, — grande comme une tombe — contenait une rangée de deux ou trois couchettes, étroites et étranglées comme des cercueils, et qu’une fois la lumière éteinte il y faisait une obscurité lugubre si compacte qu’on aurait pu mordre dedans et la mâcher comme un morceau de caoutchouc. Nous en déduirons encore qu’on ne pouvait se promener que sur le pont supérieur du gaillard d’arrière (car le bateau était taillé comme un soulier à haut-talon) ; en réalité cette promenade ne comportait qu’une piste de seize pieds de long sur trois de large, car tout le reste du navire était encombré de cordages et inondé par les flots.

Tout cela n’est pas douteux, Si nous considérons que ce petit bateau était un vieux « rafiot », il faut nous rendre à certaines autres évidences. Par exemple, il était infesté de rats et de cancrelats ; par les gros temps, il y avait autant de jeu dans ses jointures qu’entre les doigts de votre main et il prenait l’eau comme un panier. Qui dit « voie d’eau » dit eau dans la cale ; or, de l’eau dans la cale, c’est la mort sans phrases, l’asphyxie à bref délai provoquée par une odeur à côté de laquelle un fromage de Limbourg est un parfum exquis.

D’après ces données rigoureusement exactes, nous pouvons suffisamment nous figurer la vie journalière du grand explorateur. De grand matin il accomplissait ses dévotions devant le reliquaire de la Vierge. Sur le coup de huit heures, il faisait son apparition sur le pont-promenade du gaillard d’arrière. S’il faisait froid, il montait tout bardé de fer, depuis le casque à plume jusqu’à ses talons éperonnés, revêtu de l’armure damasquinée d’arabesques en or qu’il avait pris soin de chauffer auparavant au feu de la galère. S’il faisait chaud, il portait le costume ordinaire de la marine de l’époque : un grand chapeau rabattu en velours bleu, avec un panache ondoyant de plumes d’autruches blanches, retenu par une agrafe resplendissante de diamants et d’émeraudes ; un pourpoint de velours vert tout brodé d’or, avec manches à crevés cramoisis ; une large collerette et des manchettes de dentelles riches et souples ; des chausses de velours rose, avec de superbes jarretières en ruban de brocart jaune ; des bas de soie gris-perle élégamment brodés, des brodequins citron en chevreau mort-né, dont les tiges en entonnoir se rabattent pour faire valoir la coquetterie du bas gris-perle ; d’amples gantelets en peau d’hérétique taillés par la Sainte-Inquisition dans la peau veloutée d’une grande dame ; une rapière au fourreau incrusté de pierreries, retenue par un large baudrier rehaussé de rubis et de saphirs.

Christophe Colomb faisait les cent pas en méditant ; il notait l’aspect du ciel et la vitesse du vent ; il jetait un regard inquisiteur sur les herbes flottantes et les autres indices de la terre prochaine ; puis, par manière de passe-temps, il gourmandait l’homme de barre ; il sortait de sa poche un faux œuf, histoire de s’entretenir la main en le faisant tenir sur son gros bout (son tour classique) ; de temps en temps, il jetait une amarre à un matelot en train de se noyer sur le gaillard d’arrière ; le reste de son quart, il bâillait et s’étirait, en jurant qu’il ne recommencerait pas ce voyage, fût-ce pour découvrir six Amériques. Car tel était Colomb dans sa simplicité naturelle, quand il ne posait pas pour la galerie.

À neuf heures, il faisait le point et déclarait avec aplomb que son brave navire avait fait trois cents yards en vingt-quatre heures, que désormais il était certain de « gagner la poule ». — Tout un chacun peut gagner « la poule », quand personne d’autre que lui n’a le droit de toucher à la direction du bateau.

L’amiral déjeunait tout seul, en grande cérémonie : jambon, haricots et gin ; à neuf heures, il dînait seul, en grande cérémonie : jambon, haricots, gin ; à dix heures, il soupait seul, en grande cérémonie : jambon, haricots et gin ; à onze heures du soir, il prenait son en-cas de nuit seul et en grande cérémonie : jambon, haricots et gin. Pendant aucun de ces festins, il n’y avait de musique ; l’orchestre à bord est d’introduction moderne.

Après son dernier repas, l’amiral remerciait le ciel de toutes ses bénédictions, avec peut-être plus de gratitude qu’elles n’en valaient la peine, puis il dépouillait ses soyeuses splendeurs ou sa ferblanterie dorée, et s’introduisait dans son petit cercueil ; là, après avoir soufflé son lumignon peu odorant, il commençait à se rafraîchir les poumons en aspirant par petites bouffées, alternativement, l’huile rance et l’eau de cale. Puis sa respiration se faisait plus sonore ; il ronflait, et alors rats et cancrelats de surgir par brigades, divisions et corps d’armée pour danser en rond autour de lui. Telle était la vie journalière du grand explorateur dans son « saladier aquatique » pendant les quelques semaines qui ont fait de lui un grand homme ; il me semble que la différence entre son navire, si confortable, et nos bateaux actuels n’échappe à aucun œil.

À son retour, nous dit l’histoire, le roi d’Espagne, émerveillé, lui dit :

— Ce navire me paraît faire eau quelque peu. Réellement, faisait-il eau tant que cela ?

— Sire, jugez-en. Pendant ma traversée, j’ai vu pomper seize fois tout l’océan Atlantique.

C’est le chiffre donné par le Général Horace Porter. D’autres personnes fort autorisées disent quinze fois seulement.

Il est évident que les contrastes entre ce bateau et celui d’où j’écris cet article sont remarquables à plus d’un point de vue. Prenons le chapitre de la décoration, par exemple. En regardant de nouveau autour de moi, hier et aujourd’hui, j’ai noté plusieurs détails qui n’existaient certes pas à bord du navire de Colomb, ou au moins qui laissaient fort à désirer. Voici les portes du grand salon en bon chêne ciré, de trois pouces d’épaisseur. Voici les vestibules avec, aux murs, aux portes et aux plafonds, des panneaux de bois dur également ciré, tantôt clairs, tantôt foncés, d’une même série élégante et délicate, d’un ajustage rigoureusement hermétique ; de belles mosaïques en carreaux bleus y sont incrustées, — quelques-unes de ces mosaïques ne comprennent pas moins de soixante carreaux, — et l’assemblage de ces carreaux est parfait. Voilà bien de hardies innovations. On aurait pu craindre qu’au premier jour de gros mauvais temps ces carreaux ne vinssent à se décoller et à tomber en miettes. Eh bien ! non, il n’en est rien. Ceci est la preuve évidente que l’art de la menuiserie n’a pas mal progressé depuis le temps primitif où les bateaux étaient si mal ficelés qu’à la moindre poussée d’une mer un peu forte, toutes les portes se mettaient à battre. Passons à la salle à manger : les murs en sont ornés de gaies tapisseries, et au plafond je vois des fresques peintes à l’huile. Dans les autres endroits de réunion, voici de grands panneaux en cuir de Cordoue repoussé, avec dessins où l’on n’a ménagé ni l’or ni le bronze. Partout, je découvre de riches assemblages de couleurs, — de la couleur, partout de la couleur ; tous les tons, toutes les teintes, toutes les variétés de couleurs.

Il en résulte que le bateau est clair et gai à l’œil, et que cette gaîté vous gagne l’âme en vous rendant joyeux. Pour bien apprécier la profonde impression que vous donne cette radieuse débauche de couleurs, il faut se tenir dehors, la nuit, dans l’épaisseur des ténèbres et la pluie, et regarder tout cela par un hublot, à la splendeur aveuglante de l’éclairage électrique.

Les vieux navires étaient sombres, laids, sans aucune grâce, d’une tristesse affreusement déprimante. Ils vous poussaient à un spleen inévitable. L’idée moderne est la bonne : entourer les passagers de confort, de luxe et d’une profusion de couleurs agréables à l’œil. Dans ces conditions, vous êtes presque tentés de dire qu’on ne se trouve nulle part mieux qu’à bord, — sauf peut-être chez soi.