UN

NEVEU D’AMÉRIQUE



ACTE PREMIER.


Chez Roquamor. Petit salon.


Scène PREMIÈRE.

MARCANDIER, IMBERT, INVITÉS,
puis ROQUAMOR.
Tableau animé d’un bal bourgeois ; les portes du fond sont encombrées d’invités s’écrasant et se bousculant ; ils tournent le dos au public et regardent dans le salon de danse. On entend l’orchestre.
Premier invité.

Quelle cohue !

Deuxième invité.

On a été déjà forcé de casser les carreaux des fenêtres.

Premier invité.

Et pas d’autres rafraîchissements !

Deuxième invité.

Connaissez-vous monsieur Roquamor, le maître de la maison ?

Premier invité.

Non ! J’ai été amené par un ami.

Deuxième invité.

Moi aussi. Tout ce que je sais… c’est que sa femme est une blonde… Foudroyante…

Premier invité.

Pas mal, mais elle manque d’ampleur, moi j’aime les femmes qui ont de l’ampleur… Oh ! voyez donc dans quel état on a mis mon chapeau.

Marcandier, entrant avec Imbert et entendant
ces derniers mots.

Règle générale : quand vous allez au bal, emportez un chapeau vieux.

Imbert, regardant le chapeau neuf de Marcandier.

Il paraît que la règle souffre parfois des exceptions.

Marcandier, un peu embarrassé.

Hein ! Ah ! oui… je vais vous dire… Je n’ai pu mettre la main sur le mien.

Imbert.

Ah !… Il est heureux pour nous d’avoir trouvé ce petit salon ; ici du moins on respire.

Marcandier.

Le fait est que si quelqu’un pouvait jeter un froid…

Imbert.

Singulière idée que M. Roquamor a eue de donner un bal. Depuis trois ans qu’il a quitté Paris, personne ne le connaît.

Marcandier.

J’imagine que l’idée est venue à la femme plutôt qu’au mari. (Ils s’asseyent.)

Imbert, apercevant Roquamor.

Chut ! Le voici.

Marcandier, très-haut.

Charmante fête ! Charmante fête !

Roquamor, entrant de droite et les saluant.

Docteur… Monsieur Marcandier…

Imbert.

Vous avez entendu le mal que nous disions de votre soirée ?

Roquamor.

Oui… c’est assez réussi… Seulement ce qui me contrarie, c’est que, sauf vous, je ne connais âme qui vive à mon bal.

Marcandier.

Que voulez-vous ? Voilà six mois que vous êtes à Marseille pour votre grande affaire de terrains. À votre retour, madame Roquamor a l’heureuse idée de donner un bal pour vous faire renouer connaissance avec le monde parisien… Rien de plus simple.

Imbert.

Vous devez être enchanté de voir madame Roquamor admirée, adulée, entourée…

Marcandier, bas.

Taisez-vous donc ! Il est jaloux comme un tigre !…

Roquamor.

Parlons-en de ma femme et de cette foule de petits drôles qui sautillent, voltigent et glapissent autour d’elle… Tenez, en ce moment elle polke avec une espèce de fat que je ne connais pas… et qui lui fait des mines ! mon Dieu… que cette polka est longue… Non… Permettez… (Il remonte et essaye de se frayer un passage à la porte du fond)

Premier invité, à Roquamor.

Ne poussez donc pas, monsieur !

Deuxième invité.

Vous n’espérez pas nous passer au travers du corps ?

Roquamor.

C’est que… j’aurais désiré…

Premier invité.

Après la polka, monsieur.

Roquamor.

Mille pardons, j’attendrai. (Redescendant la scène.) Décidément, là, c’est fort ennuyeux de ne pas être connu.

Marcandier.

Eh bien ! vous n’entrez pas ?

Roquamor.

À moins d’envoyer chercher quatre hommes et un caporal.

Premier invité, au second.

Ah ! voici madame Roquamor… Quelles épaules !… Quelle taille !…

Deuxième invité.

Pas assez d’ampleur.

Premier invité.

C’est égal ! Elle me dirait quelque chose, cette femme…

Roquamor.

Ah ! mais…

Marcandier, le retenant.

Du calme ! du calme ! mon cher monsieur !

Roquamor.

Si vous croyez que c’est agréable. Je donne une fête, je me ruine en bougies, en punch, en glaces et en instruments à vent, et personne ne me salue, personne ne fait attention à moi. Bien plus, on me rudoie, on m’injurie, on me bouscule… Ah ! si l’on m’y reprend… J’étouffe… (Entre un domestique avec un plateau chargé de glaces.) Ah ! des rafraîchissements.

Le Domestique.

Pardon, monsieur, les dames d’abord. (Les invités se précipitent sur le plateau, qui est dévalisé en un instant.) Messieurs, messieurs…

Roquamor.

Oh !

Marcandier, savourant tranquillement une glace.

Excellente !

Roquamor.

Je n’ai encore pu attraper qu’un verre d’orgeat… sur mon habit…

Premier invité.

Comme c’est ordonné… Quel gâchis !

Deuxième invité, buvant un verre de punch.

Allez ! pour ce que ça vaut ! Sapristi ! Qu’est-ce qu’on a donc mis là-dedans ?

Roquamor, furieux.

Monsieur !

Marcandier, l’arrêtant et le prenant par le bras.

Du calme ! que diable ! Vous donnez un bal, ça vous ennuie, très-bien, mais croyez-vous que ça m’amuse, moi ? Il faut être philosophe, mon cher monsieur ; vous aurez dépensé quelques billets de cent francs, on vous aura bousculé, insulté, vilipendé, on aura fait la cour à votre femme ; quant à nous, nous aurons passé la nuit à batailler ou à perdre notre argent à la bouillotte. Eh ! pardieu, pourquoi nous plaindre ? Il vous était aussi facile de ne pas nous inviter qu’à nous de ne pas répondre à votre invitation.

Roquamor.

Serviteur ! mais si l’on m’y reprend… (Il remonte.)

Premier invité.

Ah ! monsieur, c’est encore vous ?… D’honneur, on ne sait plus qui on reçoit.

Deuxième invité.

C’est indécent !

Roquamor.

Dire que je suis obligé de passer par les corridors pour rentrer chez moi. (Il sort par une petite porte à gauche.)

Premier invité.

Il ne se gêne pas, ce monsieur.

Deuxième invité.

C’est quelque domestique d’occasion.



Scène II

MARCANDIER, IMBERT, INVITÉS,
CARBONNEL et MADELEINE, entrant par la droite.
— Ils se donnent le bras.
Carbonnel.

Nous arrivons un peu tard, mais j’espère, ma chère nièce, que ce petit bal va te distraire, et que tu prendras une figure plus riante.

Madeleine, regardant autour d’elle. — À part.

Il n’y est peut-être pas ! (Haut) Un bal où je ne connais personne…

Carbonnel.

Excepté madame Roquamor. Je ne suis guère plus avancé que toi… Mais nous allons chercher le maître de la maison. (Marcandier qui se promène avec Imbert se rencontre avec Carbonnel. Celui-ci le salue.) Le voilà sans doute. (Haut) Monsieur, j’ai bien l’honneur. (Étonnement de Marcandier qui lui rend son salut. À Madeleine.) Il paraît que je me suis trompé. (Saluant Imbert.) Monsieur ! (Même jeu.) Encore ! pas de chance ! (Reconnaissent Imbert.) Tiens ! docteur ! Bonjour, docteur. Ça va bien ?

Imbert, riant.

Pas mal, et vous ? (Ils se serrent la main.) Vous me preniez pour le maître de la maison ?

Carbonnel, montrant Marcandier.

Ce n’est pas non plus monsieur ?

Imbert.

Non. (Le présentant.) Monsieur Marcandier, un de nos hommes d’affaires les plus répandus…

Carbonnel.

Enchanté, monsieur ! Enchanté !

Imbert, présentant.

Monsieur Carbonnel, directeur de la compagnie d’assurances sur la vie : La Lutétienne.

Marcandier.

Enchanté, monsieur ! Enchanté !

Carbonnel.

Un de mes clients, peut-être ?…

Marcandier.

En effet.

Tous Deux.

Enchanté, monsieur, enchanté !

Carbonnel.

Savez-vous où nous pourrions saluer le maître de la maison ?

Imbert.

Monsieur Roquamor ? Dans le grand salon, sans doute.

Marcandier.

Il doit y être.

Madeleine, à part.

Et Savinien aussi, j’espère ! Il m’avait bien promis de se faire présenter !

Carbonnel.

Allons, ma nièce. (Il lui prend le bras.)

Marcandier et Carbonnel, même jeu que plus haut.

Enchanté, monsieur, enchanté ! (Sortent Carbonnel et Madeleine. Peu à peu la foule s’est divisée et les invités sont passés à droite et à gauche)


Scène III

MARCANDIER, IMBERT.
Marcandier.

Il est charmant ; mais je voudrais bien m’en aller.

Imbert.

Pourquoi êtes-vous venu ?

Marcandier.

Vous en parlez à votre aise, vous êtes garçon, docteur, mais quand on est en puissance de femme… Demandez plutôt à monsieur Roquamor.

Imbert.

C’est juste, mais n’est-ce pas madame Marcandier que j’aperçois là-bas ?

Marcandier, regardant.

Elle-même… Elle valse avec Frontignac.

Imbert.

Le beau, le grand, l’illustre Frontignac.

Marcandier, vivement.

Vous le connaissez ?

Imbert.

De réputation seulement. Le plus intrépide de nos viveurs, toujours jeune, toujours sur la brèche, malgré ses quarante-cinq ans bien sonnés. Pour résister à la vie qu’il mène, il faut que le gaillard ait une santé de fer.

Marcandier.

Oui, pas moyen d’y trouver une paille.

Imbert.

Hein ! on dirait que cela vous contrarie.

Marcandier.

Moi, pas le moins du monde. Je sais bien que d’autres, à ma place…

Imbert.

À votre place ?

Marcandier.

Dame, c’est un gaillard qui me coûte vingt mille francs par an, pas un décime de moins.

Imbert.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?

Marcandier.

Une sotte histoire, je vous en réponds. Figurez-vous qu’il y a dix ans ce Frontignac n’avait que la peau sur les os, il toussait, toussait… Bref, il s’en allait à vue d’œil ; il avait déjà dévoré la moitié de sa fortune, il lui restait à peine trois cent mille francs, un joli denier, j’en conviens, mais qui, au taux légal, ne lui eût donné que quinze mille livres de rentes. Or, quinze mille livres de rente pour satisfaire son luxe et son appétit des plaisirs, c’était peu ; alors il se rencontra un brave homme, un imbécile, veux-je dire, qui se fit le raisonnement suivant : à qui retournera cette fortune ? Frontignac est seul, il n’a ni enfants, ni héritiers…

Imbert.

Je comprends… Eh ! parbleu, à moi, se répondit le digne homme.

Marcandier.

Je lui donnerai dix pour cent de son argent, vu le délabrement de son estomac, mais si je les lui paye pendant un an, c’est que je n’aurai pas de chance.

Imbert.

Excellente affaire…

Marcandier.

Excellente action, si vous le voulez bien. Au bout de six mois, sa toux avait disparu, son estomac s’était refait. Aujourd’hui vous voyez en lui un ex-poitrinaire guéri par les excès…

Imbert, riant.

Ah ! ah ! ah ! Et le digne homme ?

Marcandier.

C’était moi ! parbleu, et comme voilà dix ans que cette plaisanterie-là dure…

Imbert.

Si votre ami tombait dans un trou, vous ne vous précipiteriez pas pour l’en retirer.

Marcandier.

Mes principes…

Imbert.

Vous le défendent…

Marcandier.

Ce n’est pas cela. Mais, comme vous venez de l’apprendre, je suis assuré sur la vie, et, comme tel, je n’ai pas le droit d’exposer mes jours, ce serait frustrer la compagnie.

Imbert.

Vous savez que ça m’est égal au fond. Bonsoir…

Marcandier.

Vous partez ?

Imbert.

Je n’ai pas de femme à ramener, moi !

Marcandier.

Attendez. Voici Frontignac qui se dirige de ce côté, avec madame Marcandier et madame Roquamor… Examinez-le, vous m’en direz votre avis… Quelquefois ces gens bâtis à chaux et à sable…

Imbert.

Une autre fois… (Il sort. La musique cesse. Les danseurs affluent dans le salon.)



Scène IV

MARCANDIER, FRONTIGNAC, ANTONIA,
ÉVELINA, MADELEINE, CARBONNEL,
ROQUAMOR.
Frontignac, très-empressé auprès des dames.

Il n’y a que vous, madame, pour savoir faire les honneurs d’une fête… On ne respire plus, on ne peut plus respirer… C’est délicieux.

Roquamor, bas à Marcandier.

Qu’est-ce que c’est que celui-là ?…

Marcandier.

Un garçon qui a la vie dure, je vous en réponds. (Les dames se sont assises. Frontignac papillonne autour d’elles.)

Frontignac.

Parole d’honneur ! vous croyez que j’exagère… Avant de venir ici, j’avais passé quelques minutes au bal de la marquise de Fumeterre, j’avais consacré un quart d’heure à la générale d’Outremont et jeté un coup d’œil au raout de la princesse de la Rochetendron. Eh bien ! le noble faubourg, le faubourg Saint-Honoré, sont distancés… Une fée ; … vous êtes une fée !… Où avez-vous trouvé cet art si rare aujourd’hui d’être pour tous prévenante, agréable, aimable, gracieuse ?… les expressions me manquent.

Roquamor, à part.

Il appelle cela manquer d’expressions.

Antonia.

Monsieur de Frontignac nous tient compte de nos efforts comme si nous avions réussi.

Évelina.

Monsieur de Frontignac immole volontiers les divinités d’autrefois aux pieds des divinités d’aujourd’hui.

Frontignac.

Que voulez-vous dire, madame ?

Évelina, bas.

Vous me comprenez, Stanislas ?

Carbonnel.

Toujours le même !

Frontignac.

Tiens, ce cher Carbonnel. (Il lui serre la main) On ne me changera plus, je suis revenu de nourrice.

Marcandier, à part.

Depuis quarante-cinq ans.

Antonia, à Madeleine.

Il me semble, mademoiselle, que vous n’avez pas dansé ; … il ne manque cependant pas de cavaliers…

Roquamor, à part.

C’est la place qui manque.

Madeleine.

Excusez-moi, madame… (À part.) Il m’avait pourtant promis…

Frontignac.

Serait-il vrai ? Alors, si mademoiselle veut bien m’accorder la première valse, je me charge de la distraire.

Madeleine.

Merci, monsieur, je ne valse pas…

Frontignac.

C’est de la cruauté, mademoiselle. (Passant à Antonia.) Je disais tout à l’heure à madame Marcandier, madame, qu’elle devrait prendre exemple sur vous et nous donner quelques-unes de ces soirées enivrantes…

Marcandier.

Jamais ! monsieur de Frontignac peut s’enivrer ailleurs. Et puis nous ne sommes pas logés pour recevoir. Tandis que madame Roquamor…

Antonia.

Ah ! monsieur, vous me rappelez là un de mes chagrins.

Frontignac, avec componction.

Un chagrin ! Vous avez un chagrin ?

Roquamor, à part.

Est-ce que cela le regarde ?… Va-t-il se mettre à pleurer, maintenant ?…

Antonia.

Oui ! Cet appartement, il va falloir le quitter, le propriétaire l’augmente de mille écus, et mon mari, un véritable tyran.

Frontignac.

Oh ! les maris ! les maris ! Quelle race !

Antonia, vivement, présentant Roquamor.

Monsieur Roquamor !

Frontignac.

Ah ! monsieur, enchanté de faire votre connaissance…

Roquamor, très-raide.

Hein ?

Frontignac.

Il y a longtemps que j’aspirais à l’honneur de vous être présenté. J’avais entendu parler de vous en termes si flatteurs par madame Roquamor,… un homme si spirituel, si distingué, si…

Roquamor, lui tournant le dos.

Hum !

Marcandier, à part.

Ils arriveront peut-être à se dévorer un jour… Ne négligeons pas cette espérance.

Carbonnel.

Toujours jeune, toujours ardent, ce Frontignac ; on lui donnerait trente ans…

Frontignac.

Qu’il ne les accepterait pas. On ne vieillit que quand on le veut bien… Ce sont les enfants qui ont inventé la vieillesse pour mettre leurs parents sous la remise.

Antonia.

Charmant !

Marcandier, à part.

Le fait est qu’il se porte à faire dresser les cheveux sur la tête.

Frontignac.

Et à qui dois-je cette jeunesse éternelle, cette floraison de chaque printemps ? aux femmes, mesdames, à vous. Tenez, ce matin, je me sentais un peu souffrant, un peu fatigué. Ce soir, je suis guéri, radicalement guéri. Et qu’a-t-il fallu pour opérer cette cure incroyable ? Un bal, rien qu’un bal, c’est-à-dire la vue de ces toilettes ravissantes, de ces blanches demi voix à Marcandier.), de ces trésors si peu voilés que plus d’un mari est obligé d’aller dans le monde pour apprécier sa femme comme elle le mérite. N’est-ce pas monsieur Marcandier ?

Marcandier.

Hein ! Quoi ?

Carbonnel.

Mais alors, mon cher, puisque la femme est pour toi un si merveilleux médecin, que ne te maries-tu ?

Antonia.

En effet.

Marcandier, à part.

Le marier ! Il ne manquerait plus que cela !

Frontignac.

J’ai des goûts modestes, madame, l’usufruit me suffit.

Roquamor.

Hein !

Carbonnel.

Cependant, pour te créer une famille, des héritiers…

Frontignac.

Des héritages, toujours ! des héritiers, jamais ! Si j’avais eu une famille, je l’aurais acceptée, faute de pouvoir faire autrement mais je n’en ai pas, le ciel en soit béni. Le seul parent que j’aie connu, mon frère, est mort en Amérique, il y a quelque chose comme vingt ans. Une famille, des enfants ! La rougeole et la coqueluche en garnison chez moi, plus tard les pensums et le collège, jusqu’à ce que les moutards s’avisent à leur tour de vouloir me faire passer grand-papa ! Que vous ai-je fait ?

Carbonnel.

Le panégyrique de l’égoïsme ou je ne m’y connais pas.


Frontignac.

Eh ! parbleu oui ! mais l’égoïsme n’est-il pas partout ? L’amour, égoïsme à deux ; la paternité, égoïsme à trois, à quatre, à cinquante comme dans la maison du vieux Priam ; la philanthropie, égoïsme sans limites ; l’amitié, égoïsme sans dividende notre pauvre nature n’a qu’une maigre somme d’affection à dépenser, divisez-la entre une femme, des enfants, une maîtresse, un petit cousin. Ah ! la jolie part que chacun aura. Au contraire, quelle plus belle position que celle d’orphelin et d’orphelin garçon ! Rien au-dessus, rien au-dessous. Pas de grands parents trop lents, pas de parents trop pressés. Ni passé, ni avenir ! Du présent !

Évelina.

Il est charmant !

Roquamor, à part.

Voilà un monsieur que je surveillerai. (on entend la ritournelle d’une valse.)

Antonia.

Ah ! voici une valse qui nous réclame. Messieurs… (On se lève.)

Frontignac, à Madeleine.

Votre jugement est-il donc sans appel, mademoiselle ?

Madeleine.

Sans appel.

Antonia.

Eh bien, venez toujours, ma chère enfant, cela vous distraira de regarder danser les autres.

Roquamor.

Je ne serais pas fâché de voir un peu comment on danse chez moi.

Évelina, bas en passant auprès de Frontignac.

Stanislas… j’ai à vous parler.

Carbonnel, offrant son bras à Antonia.

Belle dame… (Antonia, Évelina, Madeleine, Roquamor, Carbonnel et les invités sortent par le fond.)


Scène V

FRONTIGNAC, MARCANDIER.
Frontignac, s’asseyant.

Ouf !

Marcandier.

Tudieu ! Quel talent oratoire ! Je ne vous ai jamais vu si éloquent.

Frontignac.

C’est la conviction qui parlait. (Il s’évente avec son mouchoir.)

Marcandier.

Vous êtes en nage.

Frontignac.

Un peu chaud, voilà tout.

Marcandier, à part.

Quelle idée ! si je pouvais ! (haut) On étouffe ici… Si je donnais un peu d’air… Qu’en pensez-vous ?

Frontignac.

Comme vous voudrez.

Marcandier, ouvrant une fenêtre et venant s’asseoir près de Frontignac.

Là ! on respire !

Frontignac

Merci.

Marcandier, à part.

Je ne lui veux pas de mal, mais là, vrai ! une bonne petite fluxion de poitrine. (haut) Eh bien, cela va-t-il mieux ?

Frontignac.

Oh ! très-bien !

Marcandier, à part.

Attends, attends ! ça souffle frais ! (haut) Frontignac, voulez-vous que je vous parle avec franchise ?

Frontignac.

Je vous en prie.

Marcandier.

Eh bien, vous vous fatiguez trop, vous vous rendrez malade. (Frontignac le regarde avec étonnement. À part.) Sapristi, qu’est-ce donc que je sens dans le dos ? (Haut.) Vous savez l’intérêt que je vous porte. (Il réprime un éternuement.)

Frontignac.

L’intérêt à dix.

Marcandier.

C’est bien de cela qu’il s’agit ! Est-ce que chez moi le cœur ne passe pas avant… (Il réprime un nouvel éternuement.)

Frontignac.

Mais, mon cher monsieur Marcandier, on ne se gêne pas entre amis.

Marcandier.

Je me gêne, moi… (Même jeu.)

Frontignac.

Parbleu ! voilà une demi-heure que vous avez une envie terrible d’éternuer, ça se fait dans le monde, je vous assure.

Marcandier.

Mais, je vous jure… (Il cherche encore à s’arrêter, mais cette fois n’y parvient pas et pousse un éternuement formidable.)

Frontignac, riant.

Dieu vous bénisse !

Marcandier, furieux, se levant.

Diable d’homme ! me voilà enrhumé à présent ! Brr… br… (À part.) Ça n’arrive qu’à moi, à l’épreuve des courants d’air ! (Il sort en éternuant)


Scène VI

FRONTIGNAC, puis SAVINIEN.
Frontignac, ravi.

Ce bon monsieur Marcandier ! il s’imagine que je ne lis pas dans son jeu. (Il se lève.) Mais ce n’est pas une raison pour laisser ces dames s’enrhumer aussi… Fermons la fenêtre. (Il va fermer la fenêtre.)

Savinien, en dehors.

Inutile de m’annoncer. (Il entre. À part.) Le plus difficile est fait, me voici dans la place. Pourvu que Madeleine y soit. Il ne s’agit plus que de ne pas tomber sur le maître de la maison, qui naturellement ne me connaît pas.

Frontignac, descendant après avoir fermé la fenêtre et se rencontrant avec Savinien qui le frôle.

Hein ! maladroit !

Savinien, saluant.

Monsieur !

Frontignac.

D’où sort-il celui-là ?

Savinien, à part.

Perdons-nous prudemment dans la foule. (Il sort par la gauche.)


Scène VII

FRONTIGNAC, ANTONIA.
Frontignac, le regardant sortir.

Drôle de petit bonhomme !

Antonia, entrant par le fond.

Eh quoi, monsieur de Frontignac, encore dans ce petit salon… vous nous fuyez.

Frontignac.

Le croyez-vous, madame, quelque chose me disait que j’aurais le plaisir de vous y rencontrer.

Antonia.

Serait-ce votre fatuité qui parle ?

Frontignac.

C’est mon cœur.

Antonia.

Taisez-vous, monsieur, si l’on vous entendait ! Ce salon n’est pas habitué à de semblables aveux.

Frontignac.

Eh bien ! je vais parler plus bas. (Il se rapproche.)

Antonia.

Mon mari est un homme terrible, le moindre soupçon, et je serais perdue.

Frontignac.

Par malheur, madame, vous n’avez rien à vous reprocher.

Antonia.

N’est-ce rien que d’avoir prêté l’oreille à vos protestations d’amour. Du reste, ne vous y trompez pas, ce n’est pas madame Roquamor qui vous écoute, c’est la dame de charité qui vient vous remercier de vos généreuses largesses pour ses pauvres.

Frontignac.

De ces vingt-cinq billets de concert et de mes vingt-cinq louis, y pensez-vous, madame, c’est moi qui suis votre obligé. Je ne vous promets pas d’aller applaudir votre musique, mais ne suis-je pas payé au centuple par ce post-scriptum charmant que votre main divine a bien voulu ajouter à la lettre d’envoi.

Antonia.

Ce post-scriptum ! Que disait-il donc ? Je ne me souviens plus.

Frontignac, avec éclat.

Elle l’a oublié. « Venez un de ces soirs, c’est l’heure où je reçois ceux qui m’aiment. »

Antonia.

Vraiment ! J’ai écrit cela. (À part) Imprudente !

Frontignac, très-tendre.

Ah madame, que ne suis-je un de vos pauvres, pour avoir le droit, à mon tour, de vous demander la charité ?

Antonia.

Dois-je vous croire ? À combien de femmes avant moi avez-vous tenu ce langage ?

Frontignac.

Et quand cela serait ! Quand j’aurais conjugué avec d’autres ce doux verbe aimer. Si je vous aime maintenant, n’est-ce pas parce que je vous trouve charmante, adorable entre toutes ?

Antonia.

Taisez-vous ! taisez-vous !

Frontignac.

Ah ! tenez, madame, auprès de vous, je ne sais ce que je dis, ce que je fais… ma tête s’enflamme, ce n’est plus du sang qui coule dans mes veines, c’est du vif argent, c’est du feu. (Il saisit sa main et la baise.)

Antonia.

Mais monsieur !…


Scène VIII

Les mêmes, SAVINIEN.
Savinien, paraissant au fond au moment où Frontignac baise la main d’Antonia.

Oh !

Antonia, poussant un cri.

Ah ! (Elle se sauve par la gauche.)


Scène IX

FRONTIGNAC, SAVINIEN.
Frontignac.

Morbleu ! (Allant à Savinien, très-haut.) Monsieur !

Savinien, très-poli.

Le salon de jeu est de ce côté, n’est-il pas vrai ?

Frontignac.

Oui, monsieur. (À part) Au fait, il n’a peut-être rien vu !

Savinien, saluant.

Mille grâces. (À part) Je ne l’ai pas encore aperçue. (Il sort.)


Scène X

FRONTIGNAC, puis ÉVELINA.
Frontignac, seul.

N’importe ! Voilà un petit monsieur qui me déplaît avec ses politesses. (Voyant Évelina qui paraît au fond.) Évelina ! je l’avais oubliée…

Évelina.

Stanislas, vous ne m’aimez plus.

Frontignac.

Plus bas, madame, si l’on vous entendait ; ce salon n’est pas habitué à de semblables confidences.

Évelina.

Ne plaisantons pas, Stanislas, les moments sont précieux. Cette existence de mensonges et de ruses me pèse, me tue ! Il faut en finir hier soir, quand M. Marcandier m’a embrassée, en se couchant, je me suis sentie rougir. Il mettait son bonnet de coton avec une confiance qui m’a touchée. Que vous dirai-je ? Il m’a demandé la cause de mon trouble, j’ai balbutié… Une épreuve encore comme celle-là, et j’avoue que je suis perdue.

Frontignac.

Hein !

Évelina.

Il n’y a qu’un moyen de mettre fin à ce supplice. Fuyons. Allons demander à d’autres cieux le bonheur qui ne nous est pas permis ici.

Frontignac.

Ah ! mais non ! Ah ! mais non !

Évelina.

Vous hésitez ?

Frontignac.

Pas le moins du monde, je refuse.

Évelina.

Ah ! Stanislas ! vous ne m’aimez pas ! vous ne m’avez jamais aimée !

Frontignac, très-dramatique.

Ah ! Évelina, quel mot venez-vous de dire ? Vous ne craignez donc pas de percer ce cœur qui est à vous ? (À part) J’étais mieux dans mon rôle, tout à l’heure. (Haut, avec éclat.) Je ne vous aime pas ! Je ne l’aime pas !

Évelina.

Ah ! c’est déjà mieux !…

Frontignac.

Où trouverai-je d’aussi jolis yeux, une taille aussi charmante, une main aussi blanche ?…

Évelina.

Ah ! ingrat ! Quand vous voulez…

Frontignac, à part.

Faut-il ? (Il regarde autour de lui.) Personne ! Bah ! C’est une réponse à tout et cela coûte si peu ! (Haut.) Des épaules qui appellent les baisers. (Il se penche sur son épaule et l’embrasse.)


Scène XI

Les mêmes, SAVINIEN.
Savinien, surprenant le baiser.

Oh !

Évelina, poussant un cri.

Ah ! (Elle se sauve.)


Scène XII

SAVINIEN, FRONTIGNAC.
Savinien, à part.

Et de deux !

Frontignac.

Sacrebleu ! (Allant vivement à Savinien.) Monsieur.

Savinien, très-poli, saluant.

Monsieur.

Frontignac.

Est-ce que vous le faites exprès par hasard ?

Savinien.

Quoi donc ?

Frontignac.

De… de… de me saluer avec cette insistance… je ne vous connais pas, moi.

Savinien.

Ni moi !…

Frontignac.

Ah ! (À part) Oh ! il me déplaît ce petit bonhomme, il me déplaît. (Il sort par le fond.)


Scène XIII

SAVINIEN, puis ROQUAMOR.
Savinien, seul.

Voilà un monsieur qui emploie bien ses soirées… Je comprends le monde dans ces conditions-là… Tandis que moi… Ah ! la position d’un jeune homme qui vient dans un bal sans y être invité a quelque chose en soi de fort émouvant… Il me semble que chacun me regarde et me demande de quel droit je suis ici ; moi, j’évite tout le monde, surtout le maître de la maison ; mais baste ! nous autres Américains, nous ne doutons de lien, et si seulement j’apercevais Madeleine… Elle m’a pourtant dit qu’elle viendrait, et c’est pour cela… (Apercevant Roquamor, qui paraît au fond.) Ah ! quelqu’un !

Roquamor, à un domestique.

Ménagez un peu plus les rafraîchissements, que diable !

Savinien, à part.

Oh ! le maître de la maison. (Il se dissimule en lui tournant le dos et fredonne.)

Roquamor.

Ah ! un de mes invités ! Parbleu ! je vais au moins savoir qui je reçois. (Il salue Savinien, qui continue lui tourner le dos.) Monsieur !

Savinien.

Quelle recherche dans les moindres choses ! quelle distinction ! quel bal charmant ! Comme on se sent bien ici chez un homme d’esprit !

Roquamor, à part.

Ah ! en voilà un du moins qui est poli. (Haut) Monsieur !

Savinien, regardant les murailles.

Ah ! les délicieux tableaux !

Roquamor, à part.

Il a du goût, ça se voit, mais pourquoi me tourne-t-il le dos ? (Haut) Monsieur.

Savinien.

Cette peinture est vivante ! on croirait qu’elle va… faire la grimace.

Roquamor

Hein !

Savinien.

C’est un singe !

Roquamor, furieux.

Mon portrait !

Savinien.

Oh ! la, la ! (Il s’esquive par la droite.)

Roquamor.

Un singe ! (Remontant vers le fond.) Ah ! si l’on m’y reprend ! (Sortant.) Un singe !


Scène XIV

SAVINIEN, puis MADELEINE.
Savinien, rentrant par une autre porte.

On prévient, que diable ! on prévient… me voilà dans une jolie position, il va me faire mettre à la porte. (Madeleine paraît au fond.) Ah ! mademoiselle Madeleine !

Madeleine, descendant.

Monsieur Savinien !

Savinien.

Enfin !

Madeleine.

Vous avez donc réussi à vous faire présenter ?

Savinien.

Je me suis présenté moi-même, et d’une façon originale, je vous en réponds.

Madeleine.

Mais…

Savinien.

Nous autres fils de la noble Amérique, nous ne doutons de rien, nous sommes libres comme notre mère. (il veut la serrer dans ses bras.)

Madeleine, se dégageant.

Je m’en aperçois.

Savinien.

Par exemple, je m’ennuyais furieusement dans ce bal, à vous attendre.

Madeleine.

Et moi donc ! (Elle s’arrête.)

Savinien.

Oh ! ne vous reprenez pas ! Et cependant vous n’avez pas dû manquer d’invitations ?…

Madeleine.

Je n’ai pas dansé.

Savinien.

Chère Madeleine. (Il la presse dans ses bras.) Alors vous allez me donner la première valse ?

Madeleine.

C’est entendu.

Savinien.

La première polka ?

Madeleine

Oui.

Savinien.

Le premier quadrille ?

Madeleine, lui montrant son carnet.

Je me suis arrangée de façon à vous réserver toute la soirée. (Elle dépose par mégarde son carnet sur le canapé.)

Savinien.

Que vous êtes bonne ! que je vous aime !

Madeleine.

Bien vrai ?

Savinien.

Depuis que j’ai mis le pied en Europe, depuis que je vous ai vue.

Madeleine.

Eh bien, mon oncle est ici, il faut lui parler.

Savinien.

Aïe ! aïe ! aïe ! C’est que je n’ai pas de fortune, de position à lui offrir.

Madeleine.

Je n’en ai pas besoin.

Savinien.

Qu’elle est gentille ! Mais votre oncle en aura besoin, lui… Si vous saviez comme c’est dur, un oncle !

Madeleine.

Comment le savez-vous vous-même, puisque vous n’avez pas de famille ?

Savinien.

Tiens ! vous m’y faites penser,… mais si ! moi aussi, j’ai un oncle, je dois posséder un oncle, s’il n’est pas mort, mais où ? Un oncle que je n’ai jamais vu et qui ne se doute même pas de mon existence, car il ignore jusqu’au mariage de son frère.

Madeleine.

Je ne pourrai guère vous aider à le retrouver, je suis aussi étrangère que vous à Paris. Pauvre monsieur Savinien !

Savinien.

Pauvre ! allons donc ! j’ai bon courage, et je suis aimé de la plus ravissante jeune fille… Pauvre !… Ma chère Madeleine… (On entend le prélude d’une valse, il la prend par la taille.) Quand je vous tiens sur mon cœur, quand… ma foi tant pis ! (Il l’embrasse.)

Madeleine.

Ah ! (Au moment où Savinien embrasse Madeleine en l’entraînant, Frontignac paraît à droite.)


Scène XV

FRONTIGNAC, puis CARBONNEL,
MARCANDIER, ROQUAMOR.
Frontignac, seul.

Lui aussi ! C’est donc une succursale de Cythère que ce boudoir ! Ah le gaillard ! Et cette petite fille qui refuse de danser avec Frontignac. Ah ! cela ne se passera pas ainsi ! Il a besoin d’une leçon, ce petit monsieur… En attendant… (Il s’assied et voit le carnet de Madeleine.) Tiens ! qu’est cela ? Un carnet de danseuse,… à qui peut-il appartenir ?… Voyons… (Il ouvre le carnet et se relève vivement.) Ah ! bien ! ah ! bon ! ah ! bravo ! ah ! Magnifique ! ah ! splendide !

Marcandier, rentrant avec Roquamor et Carbonnel.

Charmant ! charmant !

Roquamor.

Ah si l’on m’y reprend !

Frontignac.

Eh ! Carbonnel, viens donc un peu !

Carbonnel.

Qu’y a-t-il ?

Frontignac, lui montrant le carnet.

Connais-tu cela ?

Carbonnel.

Le carnet de ma nièce.


Frontignac.

De Mlle  Madeleine, je tombe bien. N’importe, vois donc le nom du danseur.

Carbonnel.

Que veux-tu dire ?

Frontignac.

Lis ! lis !

Carbonnel, lisant.

Premier quadrille, M. Savinien.

Frontignac.

Poursuis.

Carbonnel.

Première polka, M. Savinien ! Hein ?

Frontignac.

Va toujours !

Carbonnel.

Première valse, M. Savinien ! Ah bah !

Frontignac.

Deuxième quadrille, M. Savinien. Deuxième polka, M. Savinien. Deuxième valse, M. Savinien. Toujours M. Savinien. Trente-cinq fois M. Savinien.

Marcandier.

Beaucoup de Savinien.

Roquamor.

Trop de Savinien !

Carbonnel.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Frontignac.

Il le demande ! voilà un petit carnet qui en dit plus que des volumes. Le nom, je suppose, a un corps, une figure, peut-être des moustaches.

Marcandier.

Trente-cinq Savinien !

Carbonnel.

Ah ! je saurai !


Scène XVI

Les mêmes, SAVINIEN.
(Il est très-affairé et cherche sur tous les meubles.)
Frontignac.

Lui ! Parbleu, ce ne pouvait être que lui !

Savinien, à part.

Elle doit l’avoir laissé ici.

Frontignac, à part.

Cherche, mon bon, cherche !

Roquamor.

Le singe !

Marcandier.

Hein ! Quel singe ?

Savinien, apercevant le carnet entre les mains de Frontignac, à part.

Ah ! (Haut) Pardon, monsieur, vous tenez là un objet que…

Frontignac.

Que vous cherchez ?

Savinien.

Que je cherche.

Frontignac.

Dis donc, Carbonnel, demande un peu à monsieur, si par hasard, il ne s’appellerait pas Savinien…

Carbonnel.

En effet.

Savinien, à Frontignac.

Je vois, monsieur, que vous avez eu l’indiscrétion…

Carbonnel.

Mais Savinien est un nom de baptême, et M. Roquamor voudra bien nous apprendre…

Roquamor, éclatant.

Moi ? Est-ce que je connais quelqu’un chez moi ?

Frontignac.

Je vois ce que c’est. On rencontre parfois de petits jeunes gens qui se faufilent dans le monde, venant on ne sait d’où, vivant on ne sait de quoi… mais désireux avant tout de garder l’anonyme…

Savinien.

Monsieur !

Marcandier, à part

Bon ! Ça chauffe !

Roquamor, à Savinien.

Votre nom, monsieur ?

Savinien.

Soit ! Votre droit est de le saloir et vous le lirez sur la carte que je vais remettre à monsieur. (Il désigne Frontignac.)

Marcandier, à part.

Un duel !

Savinien, à Frontignac.

Quant à vous, monsieur, je vous apprendrai que les secrets d’une jeune fille sont chose sacrée, et, après ce que j’ai vu de vous, je devais m’attendre à plus de discrétion sur ce que vous avez vu de moi.

Frontignac.

Monsieur !

Roquamor.

Qu’a-t-il vu ?

Marcandier.

Qu’a-t-il vu ?

Carbonnel.

Du calme ! du calme !

Marcandier, à part.

Xi ! xi !

Frontignac.

Je veux appendre à ce jeune garçon…

Savinien.

Et moi à ce vieux garçon…

Frontignac.

C’en est trop, monsieur… Voici ma carte.

Savinien

Voici la mienne… (Ils échangent leur cartes.)

Roquamor.

Messieurs, chez moi, quel scandale !

Frontignac, froisse la carte de Savinien, puis la regarde, est étonné et la lui rend.

Il y a erreur, monsieur !

Savinien, même jeu.

C’est juste. (Ils échangent de nouveau.)

Frontignac, même jeu.

Encore !

Savinien, même jeu.

Hein ! (Troisième échange)

Frontignac, lisant.

S. de Frontignac !

Savinien, lisant.

S. de Frontignac !

Frontignac.

Sacrebleu ! je ne reconnais d’autre Frontignac que moi !

Savinien.

Et moi, s’il vous plaît : Savinien de Frontignac, fils de Joseph de Frontignac.

Frontignac, abasourdi

Mort il y a vingt ans, à New-Yorck.

Savinien.

Lui-même.

Frontignac, s’affaissant tout à coup.

Un neveu !

Savinien.

Mon oncle !

Roquamor, Marcandier, Carbonnel.

Son neveu !


Scène XVIII

Les mêmes, ANTONIA, ÉVELINA,
MADELEINE,
INVITÉS, accourant au bruit.
Antonia.

Qu’y a-t-il ?

Roquamor.

C’est monsieur qui devient oncle.

Frontignac.

Un neveu dans mon existence !

Marcandier, à Évelina.

Allons nous-en ; abandonnons-les aux joies de la famille.

Carbonnel, à Madeleine lui donnant le bras.

Venez-çà, mademoiselle, nous aurons à causer. (Mouvement général de départ)

Frontignac, toujours anéanti.

Oncle ! Je suis oncle !

Premier Invité, à Roquamor, lui donnant une pièce de monnaie et un numéro.

Tenez, mon ami, voilà vingt sous, allez me chercher mon paletot.

Roquamor, exaspéré.

Oh !