Un morceau de bifteck


Traduction par Louis Postif.
Match l’intran des 24 février, 03 et 10 mars 1931 (p. 6-75).

Un Morceau de Bifteck

UNE NOUVELLE INÉDITE
de Jack LONDON

TRADUCTION : Louis POSTIF

Avec son dernier morceau de pain, Tom King essuya sur son assiette les moindres traces de sauce blanche et mâcha cette ultime bouchée lentement et d’un air préoccupé. Il se leva de table avec la sensation d’avoir encore faim.

Pourtant lui seul avait mangé. Dans la chambre voisine on avait fait coucher de bonne heure les enfants, avec l’espoir que le sommeil leur ferait oublier l’absence de souper. Sa femme n’avait rien avalé non plus. Assise en silence, elle fixait sur lui des regards inquiets. C’était une pauvre créature de la classe ouvrière, maigre et usée, et cependant son visage conservait maintes traces de sa gentillesse de jadis. Elle avait dépensé ses derniers sous à acheter du pain, et emprunté à une voisine de quoi faire la sauce.

L’homme s’assit près de la fenêtre sur une chaise branlante qui gémit sous son poids, puis porta machinalement sa pipe à la bouche et une main à la poche de son veston. Le manque de tabac lui rappela la futilité de ce geste, et, fronçant le sourcil, il mit la pipe de côté. Ses mouvements, lents et en quelque sorte massifs, paraissaient alourdis par l’hypertrophie de ses muscles. Ses vêtements d’étoffe grossière étaient vieux et déformés. Les empeignes de ses chaussures paraissaient trop faibles pour supporter le ressemelage épais qui, lui-même, ne datait pas d’hier. Et sa chemise en coton, un article à bon marché, montrait un col éraillé et des taches de peinture indélébile.

Mais ce qui décelait sans erreur possible le genre d’occupation de Tom King, c’était son visage, un visage de boxeur professionnel, d’homme qui, au cours de longues années de service sur le ring carré, a développé et accentué toutes les marques de la bête de combat : visage rasé de près, comme pour mieux laisser voir ses traits nettement menaçants. Les lèvres informes constituaient une bouche rudimentaire à l’excès, pareille à une balafre. La mâchoire était agressive, brutale et massive. Les yeux aux mouvements lents et aux pesantes paupières, presque dépourvus d’expression sous des sourcils en broussaille et toujours froncés, représentaient peut-être la caractéristique la plus bestiale de cet être brutal de la tête aux pieds ; des yeux endormis, léonins, des yeux d’animal agressif. Le front obliquait court vers une chevelure tondue et laissant voir toutes les bosses d’une mauvaise tête. Un nez cassé en deux endroits et déformé par d’innombrables coups de poing, et une oreille pareille à un chou-fleur, toujours enflée et détendue au double de sa dimension naturelle, complétaient le portrait, tandis que la barbe, rasée pourtant de frais, pointait sous la peau et communiquait à tout le visage une teinte d’un noir bleuâtre.

En résumé, c’était la physionomie d’un de ces hommes qu’on ne se soucie guère de rencontrer dans une ruelle sombre ou un lieu écarté. Pourtant Tom King n’était pas un malfaiteur et n’avait jamais commis la moindre action criminelle. À part quelques rixes assez ordinaires dans son milieu social, il n’avait jamais fait de mal à une mouche : et jamais on ne l’avait vu chercher noise à quiconque. Boxeur professionnel, il réservait toute sa brutalité pour ses apparitions en public. En dehors du ring, c’était un homme paisible et de bon caractère, un peu trop enclin dans sa jeunesse à ouvrir sa bourse alors bien garnie. Sans rancune, il ne se connaissait guère d’ennemis.

La bataille représentait pour lui une affaire. Sur le ring, il frappait pour faire mal, pour paralyser, pour détruire, mais sans animosité, dans un but purement professionnel. Des foules de gens s’assemblaient pour voir des hommes se mettre mutuellement hors de combat. Le gagnant empochait la majeure partie des enjeux. Lorsque, voilà vingt ans, Tom King s’était rencontré avec Wouloumoulou-l’Esquive, il savait que la mâchoire de celui-ci n’était guérie que depuis quatre mois, après avoir été brisée dans un assaut à Newcastle. Orientant sa tactique d’après ce renseignement, il avait brisé de nouveau cette mâchoire à la neuvième reprise, non qu’il entretînt la moindre cruauté contre l’Esquive, mais parce que c’était le seul moyen de venir à bout de lui et de gagner la forte somme. Et le vaincu ne lui en voulut pas le moins du monde. C’était la règle du jeu : tous deux la connaissaient et l’observaient.

Tom King, peu bavard de sa nature, demeurait près de la fenêtre dans un morne silence, et regardait ses mains ; il contemplait les veines en saillie, grosses et gonflées, et les jointures démolies, déformées, attestant la besogne accomplie par elles. Il ignorait l’aphorisme d’après lequel « la vie d’un homme est celle de ses artères », mais il comprenait bien le sens de ces grosses veines en relief. Son cœur y avait envoyé trop de sang sous la pression maximum. Elles ne remplissaient plus leur office. Il avait forcé leur élasticité, et son endurance s’était relâchée en proportion de cette détente.

Maintenant il se fatiguait facilement. Il ne pouvait plus faire une série de vingt reprises coup sur coup, en avalanche, se battant d’un son de gong à l’autre, recouvrant ses forces en touchant terre, acculé aux cordes et y acculant l’adversaire, et reprenant toute sa vigueur en cette vingtième et dernière reprise, où, devant toute la salle debout et hurlante, lui-même se précipitait, frappait, esquivait, faisait pleuvoir une grêle de coups et en encaissait lui-même une averse, cependant que son cœur refoulait fidèlement le sang dans ses artères et le pompait dans ses veines. Celles-ci, alors gonflées pendant l’effort, se rétrécissaient toujours ensuite, mais jamais tout à fait : chaque fois, de façon imperceptible, elles demeuraient un peu plus grosses. Il examinait fixement ses mains, et un instant il crut les revoir dans toute leur jeune splendeur, avant que sa première jointure se fût brisée sur la tête de Benny Jones, surnommé la Terreur du Pays de Galles.

Il éprouva de nouveau une sensation de faim non satisfaite.

— Bon sang ! Ce que je mangerais volontiers un morceau de bifteck ! murmura-t-il avec un juron étouffé et en serrant ses poings énormes.

— J’ai essayé chez Burke et chez Sawley, dit sa femme en manière d’excuse.

— Et ils n’ont pas voulu te faire crédit ?

— Pas d’un centime, a déclaré Burke.

Elle hésita.

— Continue. Qu’a-t-il dit ?

— Il m’a dit qu’à son avis Sandel te battrait ce soir, et que nous lui devions déjà une somme rondelette.

Tom King grogna, mais ne répondit point. Il songeait à certain bull-terrier que dans sa jeunesse il avait nourri de biftecks pendant un temps considérable. En ce temps-là, Burke lui aurait fait crédit pour un millier de biftecks. Mais les temps étaient changés. Tom King devenait vieux ; et les vieux boxeurs, qui font assaut dans les clubs de second ordre, ne peuvent s’attendre à de gros crédits de la part des commerçants.

Il s’était éveillé ce matin-là avec le désir d’un morceau de bifteck, et ce désir persistait. Il n’avait pu s’entraîner comme il faut pour le combat actuel. La sécheresse régnait cette année en Australie ; par ces temps durs, le travail, même le plus irrégulier, était difficile à dénicher. Il ne pouvait se payer un entraîneur, et sa nourriture n’était pas toujours fameuse ni suffisante. Il avait pu trouver pendant quelques jours une place de manœuvre, et le matin de bonne heure il faisait au pas gymnastique le tour du Domaine pour se mettre les jambes en forme. Mais il est malaisé de s’entraîner tout seul, et d’avoir une femme et deux mioches à nourrir.

Son crédit chez les fournisseurs ne s’améliora guère quand on apprit qu’il aurait Sandel pour adversaire. Le secrétaire du Club de la Gaîté lui avait avancé trois livres – le dédommagement du perdant – et pas un penny de plus. De temps à autre, il avait pu emprunter quelques shillings à de vieux camarades qui lui auraient volontiers avancé davantage, mais eux-mêmes souffraient de la gêne occasionnée par le chômage dû à la sécheresse. Non – et inutile de se dorer la pilule – son entraînement n’avait pas été suffisant. Il lui aurait fallu une meilleure nourriture et moins de soucis. En outre, il est plus ardu de se mettre en forme à quarante ans qu’à vingt.

— Quelle heure est-il, Lizzie ? demanda-t-il.

Sa femme traversa le vestibule pour aller s’en informer, et revint.

— Huit heures moins le quart.

— Le premier assaut va commencer dans quelques minutes, dit-il, un simple match d’essai. Puis viendra un assaut en quatre reprises entre Dealer Wells et Gridley, suivi d’un autre en dix reprises entre Starlight et un matelot. Mon tour n’arrivera que dans une bonne heure d’ici.

Au bout de dix autres minutes de silence, il se leva.

— Le fait est, Lizzie, que je n’ai pas eu l’entraînement qu’il faudrait.

Il mit son chapeau et marcha vers la porte. Il ne lui demanda pas de l’embrasser – il ne le faisait jamais en s’en allant – mais ce soir elle prit l’initiative, lui jetant ses bras autour du cou et l’obligeant à se pencher vers elle. Elle semblait toute menue à côté de ce colosse.

— Bonne chance, Tom ! fit-elle. Fais-lui son affaire, il le faut.

— Oui, il faut que je lui fasse son affaire, répéta-t-il. Voilà tout. Il faut que je lui règle son compte.

Il éclata d’un rire forcé, tandis qu’elle se serrait contre lui. Par-dessus ses épaules, il parcourut du regard la chambre nue. Voilà tout ce qu’il possédait au monde, avec le loyer en retard, sa femme et les gosses à nourrir. Il quittait tout cela pour aller, dans la nuit, chercher la pâture pour la femelle et les petits, non pas comme un travailleur moderne se rendant à sa besogne mécanique, mais à la façon antique et primitive, à la mode royale et animale, en se battant pour la conquérir.

— Il faut absolument que je lui fasse son affaire, reprit-il, cette fois avec une ombre de désespoir dans la voix. La chose en vaut la peine : trente livres, de quoi payer toutes mes dettes, avec un peu de reste. Si je perds, je n’aurai rien, pas même de quoi prendre le tram pour rentrer. Le secrétaire m’a donné tout ce qui revient au perdant. Adieu, ma vieille ! Si je gagne, je reviendrai tout de suite à la maison.

— Je t’attendrai ! lui cria-t-elle dans le vestibule.

Il avait deux bons kilomètres à parcourir pour arriver à la Gaîté, et en cheminant il se souvenait que dans ses jours de gloire, quand il était champion des poids lourds pour la Nouvelle Galles du Sud, il serait allé au combat en voiture, accompagné sans doute par quelque gros parieur qui aurait payé la course. Voyez Tommy Burns et ce nègre yankee, Jack Johnson : ils roulaient en automobile. Et lui allait à pied ! Tout le monde sait qu’une marche de deux kilomètres n’est pas une fameuse préparation pour un combat.

Il se sentait vieux, et les patrons ne s’arrangent pas très bien avec les vieux. Il n’était plus bon à rien qu’à du travail de manœuvre, et même là-dedans, son nez brisé et son oreille enflée militaient contre lui. Il se surprit à regretter de n’avoir pas appris un métier : cela valait mieux, au bout du compte. Mais personne ne l’avait prévenu, et tout au fond du cœur il sentait qu’il n’eût pas suivi les conseils de ce genre. C’était si simple : de grosses sommes à gagner, des combats rapides et glorieux, coupés par des périodes de repos et de flânerie, toute une suite d’admirateurs empressés, tapes sur le dos, poignées de mains, gens heureux de lui offrir un verre pour avoir le privilège de causer cinq minutes avec lui, et, par-dessus tout, la gloire, les salles en folie, le tourbillon final, l’annonce de l’arbitre : « King est gagnant ! » et son nom dans les journaux du lendemain.

C’était le bon temps ! Mais il comprenait maintenant, à sa façon lente de ruminant, qu’en cette époque-là lui-même avait mis les vieux au rancart. Lui-même représentait alors la jeunesse et l’aurore, eux l’âge et le couchant. Rien d’étonnant qu’il trouvât facile de vaincre ces hommes aux veines enflées, aux jointures abîmées, aux os fatigués par les longues batailles déjà soutenues.

Il évoqua le jour où il avait mis hors de combat Stowsher Bill à Bush-Cutters Bay, à la dix-huitième reprise, et comment le pauvre vieux s’était mis à pleurer comme un gosse dans le vestiaire. Peut-être celui-là aussi se trouvait-il en retard pour son loyer : peut-être une femme et des enfants l’attendaient-ils à la maison : peut-être Bill lui-même, ce jour-là, eût-il mangé avec plaisir un morceau de bifteck. Bill s’était battu superbement et avait encaissé une pénible raclée. Maintenant, par expérience personnelle, il se rendait compte qu’en cette soirée de vingt ans auparavant, Stowsher Bill se battait pour quelque chose de plus sérieux que ce jeune Tom King, ambitieux simplement de gloire et d’argent de poche. Rien d’étonnant que Bill eût pleuré ensuite au vestiaire !

D’abord, un boxeur n’a dans le ventre qu’un nombre restreint de combats potentiels : telle est la loi de fer qui règle ce jeu-là. Tel homme peut receler une centaine de durs assauts, tel autre une vingtaine seulement. Chacun, selon sa composition et la qualité de sa fibre, en contient un nombre défini, et quand il les a livrés, lui-même est fini. Oui, lui-même avait livré plus de batailles que la plupart des autres, et affronté plus que sa part de ces pénibles rencontres qui vous tendent cœur et poumons presque au point de les faire éclater, qui détruisent l’élasticité des vaisseaux et pétrifient en nodosités les muscles souples de la jeunesse, qui usent les nerfs et fatiguent les os par excès d’effort et d’endurance. Oui, il avait fait mieux que personne. Nul ne restait de ses anciens adversaires. Il les avait tous démolis tour à tour, et avait contribué à en démolir quelques-uns.

On l’avait opposé aux anciens, et il les avait mis hors de combat l’un après l’autre, riant quand – comme Stowsher – ils pleuraient au vestiaire. Et voici qu’il était un ancien, et qu’on lui opposait les jeunes, par exemple ce type de Sandel, arrivant de la Nouvelle-Zélande avec une célébrité derrière lui. Mais personne en Australie ne savait rien sur son compte : c’est pourquoi on lui opposait le vieux Tom King. Si Sandel se montrait à la hauteur, on lui présenterait ensuite de meilleurs adversaires, avec des prix plus élevés à remporter. On pouvait donc s’attendre à le voir se battre de son mieux. Il avait tout à y gagner, argent, gloire et carrière. Et Tom King représentait la pierre d’achoppement à l’entrée de la route conduisant à la gloire et à la fortune : mais lui-même n’avait à gagner que trente livres, destinées à payer propriétaire et fournisseurs.

À force de réflexions pareilles, Tom King en arriva, chose bizarre, à entrevoir une vision de la Jeunesse, se dressant magnifique, triomphante, invincible avec ses muscles souples et sa peau soyeuse, avec son cœur et ses poumons jamais fatigués ni déchirés, et se riant des limites de l’effort. Oui, la Jeunesse prenait forme de Némésis. Elle démolissait les vieux sans songer qu’en agissant ainsi elle se détruisait elle-même. L’effort lui élargissait les artères et lui brisait les jointures, et son tour venait d’être annihilé par la jeunesse. Car la jeunesse est toujours jeune, et il n’y a que l’âge qui vieillisse.

Arrivé à Castlereagh Street, il tourna, à gauche, et à trois pâtés de maisons plus loin, il s’arrêta devant la Gaîté. Une bande de jeunes chenapans flânant à la porte s’écarta respectueusement sur son passage et il entendit l’un d’eux dire à un camarade :

— C’est lui, c’est Tom King !

À l’intérieur, comme il se dirigeait vers le vestiaire, il croisa un jeune homme à l’œil vif et de mine éveillée, qui lui serra la main.

— Comment vous sentez-vous, Tom ? demanda-t-il.

— En excellentes dispositions, répondit King, avec la conscience qu’il mentait, et que s’il eût possédé une livre, il l’aurait donnée tout de suite pour un bon morceau de bifteck.

Lorsqu’il sortit du vestiaire, suivi de ses seconds, et parcourut le bas-côté pour gagner le ring carré au centre de la salle, la foule l’accueillit par une salve d’applaudissements. Il répondit aux saluts de droite et de gauche, bien que peu de ces visages lui fussent connus. La plupart étaient des blancs-becs qui n’étaient pas encore au monde lorsqu’il remportait ses premiers succès.

Il sauta légèrement sur la plate-forme et se glissa entre les cordes jusqu’à son coin, où il s’assit sur un pliant.

Jack Ball, l’arbitre, arriva et lui serra la main. C’était un pugiliste démoli, qui depuis plus de dix ans n’était pas monté sur le ring pour son propre compte. King se sentit heureux de l’avoir pour arbitre. Tous deux étaient des anciens. S’il malmenait Sandel en outrepassant un peu le règlement, il pouvait compter sur Ball pour ne pas en souffler mot.

De jeunes aspirants poids lourds grimpaient l’un après l’autre sur la plate-forme et étaient présentés au public par l’arbitre, qui proclama également trois défis en leur nom.

— Le jeune Pronto, annonça Ball, de Sydney-Nord, défie le gagnant pour un prix supplémentaire de cinquante livres !

Le public applaudit, et les bravos redoublèrent quand Sandel en personne franchit les cordes et s’assit dans son coin. Tom King regarda curieusement cet adversaire avec qui, dans quelques minutes, il allait être engagé dans un combat sans merci, chacun essayant de toutes ses forces d’abattre l’autre et de lui faire perdre connaissance. Mais il ne pouvait pas voir grand-chose, car Sandel, comme lui-même, portait un pantalon et un maillot par-dessus son costume d’assaut. Son visage était d’une mâle beauté, et le cou large et musclé présageait un corps magnifique.

Le jeune Pronto alla d’un coin à l’autre de l’estrade, serrant la main aux principaux boxeurs, puis en descendit. Les défis continuèrent. De nouveaux jeunes gens grimpaient entre les cordes, toute une jeunesse inconnue mais insatiable, proclamant au genre humain que par sa force et son habileté elle pouvait rivaliser avec le vainqueur. Quelques années auparavant, dans sa propre fougue de lutteur invincible, Tom King se serait senti amusé et ennuyé de tous ces préliminaires. Mais aujourd’hui il demeurait assis, fasciné, incapable d’effacer de devant ses yeux cette vision de la Jeunesse.

Ces jeunes montaient sans relâche à l’assaut de la plate-forme de boxe, franchissaient les cordes et criaient leur défi : et toujours les vieux descendaient devant eux. Les jeunes grimpaient au succès sur le corps des anciens. Et toujours il en arrivait, toute une jeunesse avide et irrésistible, des jeunes chassant les vieux, devenant vieux eux-mêmes et descendant la pente, tandis que derrière eux se pressait une autre jeunesse éternelle, les générations de bébés grandis et désireux de repousser leurs aînés, suivis à leur tour d’une procession de bébés se prolongeant jusqu’à la consommation des siècles, une jeunesse à qui tout cède et qui ne meurt jamais.

Tom King regarda du côté de la loge des journalistes et fit un signe de reconnaissance à Morgan, du Sportsman, et à Corbett, du Referee. Puis il leva les mains, pendant que Sid Sullivan et Charley Bates, ses seconds, lui passaient ses gants et les attachaient, surveillés de près par un des seconds de Sandel qui avait commencé par examiner minutieusement les petites bandes de toile enroulées autour des jointures de King. Un de ses propres seconds, dans le coin de Sandel, remplissait le même office.

Sandel, assis, fut débarrassé de son pantalon, puis, debout, fut dépouillé de son maillot par-dessus la tête. Tom King put contempler alors la Jeunesse incarnée : une poitrine vaste aux muscles énormes glissant comme des bielles vivantes sous la peau blanche et satinée. Tout ce corps fourmillait de vie, et cette vie, Tom King s’en rendait compte, n’avait rien perdu de sa fraîcheur au cours de ces combats prolongés où la jeunesse paie son tribut et s’en retourne un peu moins jeune qu’en entrant.

Les deux hommes s’avancèrent au-devant l’un de l’autre, et, au moment où le gong résonnait et où les seconds dégringolaient de la plate-forme avec leurs pliants, ils se serrèrent la main et prirent aussitôt leur attitude de combat.

Instantanément, tel un mécanisme d’acier et de ressorts équilibré sur une détente infiniment sensible, Sandel se mit à avancer, reculer et rebondir, logeant un coup du gauche aux yeux, un coup du droit aux côtes, esquivant une riposte, se dérobant dans une danse légère et revenant dans une danse menaçante.

C’était une démonstration éblouissante, et le public hurla son approbation. Mais King n’était pas ébloui. Il avait soutenu trop de combats, et contre trop de jeunes, pour ne pas apprécier à leur juste valeur ces coups trop rapides et trop adroits pour être dangereux. Évidemment, Sandel voulait précipiter les événements dès le début. Il fallait s’y attendre. C’était la manière de la jeunesse, avide de dépenser sa valeur superbe en folles révoltes et furieuses attaques, d’accabler l’adversaire sous sa force glorieuse et son désir sans limites.

Sandel avançait et reculait, surgissait à droite, survenait à gauche, léger de jambes et ardent de cœur, miracle vivant de chair blanche et de muscle offensif, s’échappant et bondissant comme une navette, accomplissant entre deux mouvements toute une série de gestes intermédiaires, combinés en vue de démolir Tom King, cet obstacle interposé entre lui et la fortune. Et Tom King, avec patience, endurait tout cela. Il connaissait son affaire et comprenait la jeunesse maintenant qu’elle ne lui appartenait plus. Rien à faire avant que l’autre eût perdu un peu de vapeur, pensait-il ; et il souriait en lui-même en se baissant exprès pour recevoir sur le crâne un coup lourdement asséné. C’était une malice, mais parfaitement conforme aux règles du jeu. Au boxeur de prendre soin de ses jointures, et s’il s’obstine à frapper l’adversaire sur le sommet de la tête, c’est à ses risques et périls.

King aurait pu se baisser un peu plus et laisser le coup se dépenser à vide, mais il se souvenait de ses premiers assauts et de la façon dont il s’était brisé une première jointure sur la caboche de la Terreur du Pays de Galles. Il se conformait aux règles du jeu. Cette parade coûterait à Sandel une de ses jointures : non pas que le jeune homme dût s’en apercevoir sur-le-champ : il continuerait avec une superbe indifférence, frappant aussi dur que jamais jusqu’au bout de la bataille. Mais plus tard, lorsque commenceraient à se faire sentir les effets d’assauts multiples et prolongés, il regretterait cette jointure et se rappellerait comment il l’avait démolie sur la tête de Tom King.

La première partie de l’assaut fut toute à l’honneur de Sandel, qui souleva l’enthousiasme du public par la rapidité de ses attaques en tourbillon. Il écrasa King d’une avalanche de coups, que l’autre encaissa sans sourciller, sans frapper une seule fois, se contentant de se couvrir, de parer, de se baisser ou de se coller en corps à corps pour esquiver les horions. De temps à autre, il faisait des feintes, secouait la tête quand un coup portait de tout son poids, et n’accomplissait que des mouvements lourds, sans élans ni bonds, sans perdre un atome de force : sa discrétion d’homme mûr l’avertissait qu’il fallait laisser mousser cette jeunesse avant de rendre coup pour coup.

Tous les mouvements de King étaient lents et méthodiques, et ses yeux aux lourdes paupières et aux regards alanguis lui donnaient l’apparence d’un homme à demi endormi ou aveuglé par un excès de lumière. Cependant, rien n’échappait à ces yeux-là, habitués à tout voir par un entraînement de plus de vingt ans dans l’enclos de boxe. Ces yeux-là ne clignaient ni ne vacillaient en voyant arriver un coup, mais regardaient tranquillement en mesurant la distance.

* *

Pendant la minute de repos qui suivit cette première prise, assis dans son coin de la plate-forme, les jambes écartées et les bras reposant à angle droit sur les cordes, il soulevait franchement et abaissait profondément le ventre et la poitrine pour engouffrer l’air que chassaient les seconds en agitant des serviettes. Il écoutait les yeux fermés les cris de la salle : « Pourquoi ne te bats-tu pas, Tom ?… Tu as la frousse du petit, hein ? » criait-on de-ci, de-là. Et il entendit ce commentaire d’un spectateur au premier rang : « Il a les muscles noués. Il ne peut remuer plus vite. Deux contre un sur Sandel, en livres sterling ! »

Le gong résonna et les deux hommes quittèrent leurs encoignures. Dans son ardeur à recommencer, Sandel parcourut bien les trois quarts de la plate-forme, tandis que King se contentait de parcourir la distance minimum, d’accord avec sa tactique d’économie. Insuffisamment entraîné, n’ayant pas mangé à sa faim, il épargnait le moindre pas. De surcroît, il avait déjà couvert deux kilomètres pour atteindre le champ de bataille.

Cette reprise fut une répétition de la précédente, Sandel s’emportant en une attaque brusquée, et le public demandant avec indignation pourquoi Tom King ne se battait pas. À part des feintes et quelques coups lents et inefficaces, il ne fit que parer, se maintenir en place et se coller dans un corps à corps. Sandel voulait accélérer l’allure, et King, par prudence, l’en empêchait. Le vétéran souriait avec une sorte de souci pathétique et ménageait sa force avec une jalousie dont est seule capable la maturité.

Sandel représentait la jeunesse et gaspillait ses forces avec la magnifique prodigalité de son âge. King dirigeait l’assaut en chef consommé, avec la sagesse acquise au prix de longues et cruelles mêlées. Il observait tout, la tête et les yeux froids, avec des mouvements lents, attendant que Sandel eût jeté sa gourme. Pour la majorité des spectateurs, King n’était pas de force, et ils exprimaient leur opinion en offrant trois contre un sur Sandel. Mais un petit nombre de sages, qui connaissaient King de longue date, acceptaient le pari, qu’ils considéraient comme gagné d’avance.

La troisième reprise débuta, comme les autres, tout à fait partiale ; Sandel faisait tout, menait la partie, accablait de coups son adversaire. Une demi-minute s’était déjà écoulée quand Sandel, trop confiant en lui-même, se découvrit. Les yeux de King flambèrent en même temps que se détendait son bras droit. C’était le premier coup réel qu’il portât, la courbe du bras tordue pour la rendre plus solide, et derrière lui tout le poids du corps pivotant à demi. On eût dit un lion endormi lançant un coup de patte soudain comme un éclair. Sandel, touché sur le côté de la mâchoire, fut abattu comme un bœuf. Le public resta bouche bée et murmura de timides approbations. L’homme n’avait pas les muscles noués, en fin de compte : il pouvait asséner un coup comme celui d’un marteau de forgeron.

Sandel était ébranlé. Il se roula par terre et essaya de se relever, mais ses seconds lui crièrent de prendre son compte de secondes. Il s’agenouilla d’une jambe, prêt à se relever et attendit, pendant que l’arbitre, penché sur lui, comptait à haute voix les secondes dans son oreille. À la neuvième, il se redressa en attitude de combat, et Tom King, lui faisant face, regretta que le coup n’eût pas porté plus près de la pointe de la mâchoire. L’autre aurait été mis hors de combat, et lui-même serait rentré chez lui, rapportant les trente livres à sa femme et aux gosses.

La reprise se poursuivit jusqu’au bout de ses trois minutes. Sandel manifestait cette fois un certain respect pour son adversaire, tandis que King avait repris ses mouvements lents et ses regards alanguis. Quand la reprise approcha de sa fin, King, averti du fait par la vue des seconds qui se préparaient à bondir entre les cordes, s’arrangea pour mener la bataille vers son propre coin. Et dès que sonna le gong, il s’assit immédiatement sur son tabouret qui l’attendait, tandis que Sandel dut traverser toute la plate-forme en diagonale pour rejoindre son coin. C’était peu de chose, mais c’est le total de ces petites choses qui compte. Sandel fut obligé de faire ces pas supplémentaires, de dépenser cette minime somme d’énergie, et de perdre ainsi une partie de sa précieuse minute de repos. Au début de chaque reprise, King avançait de son coin en flâneur, obligeant ainsi l’autre à parcourir la plus grande distance. À la fin de chaque reprise, King manœuvrait pour attirer l’autre dans son coin et s’asseoir immédiatement.

Deux autres reprises se passèrent, au cours desquelles King se montra parcimonieux et Sandel prodigue d’efforts. Celui-ci essaya d’imposer une allure plus vive, et cette tentative inquiéta King, car bon nombre des coups dont l’accablait l’adversaire portaient. Cependant, il s’obstinait dans sa lenteur, en dépit des protestations de jeunes gens à tête folle qui lui criaient de se décider à se battre. Au cours de la sixième reprise, Sandel commit une nouvelle imprudence : de nouveau, le terrible poing droit de Tom King l’atteignit à la mâchoire, et de nouveau Sandel à terre compta les neuf secondes.

Vers la septième reprise, Sandel avait perdu sa fougue et la fraîcheur de ses bonnes dispositions : il se rendit compte qu’il affrontait la plus dure rencontre de sa vie. Tom King était un vétéran de la boxe, mais un vétéran bien supérieur aux meilleurs de sa connaissance, un vétéran qui ne perdait jamais la tête, remarquable dans la défense, dont les coups possédaient la puissance d’une massue à clous, capable de mettre son homme hors de combat de l’une ou de l’autre main. Néanmoins, Tom King n’osait pas frapper fréquemment. Jamais il n’oubliait ses jointures abîmées, sachant que chaque coup devait porter s’il voulait les faire durer jusqu’à la fin de l’assaut.

Assis dans son coin et regardant son adversaire, il se prit à songer qu’en additionnant sa propre prudence et la jeunesse de Sandel, on obtiendrait un fameux champion du monde des poids lourds. Mais voilà l’ennui : Sandel ne deviendrait jamais un champion du monde : il lui manquait la prudence : il ne pouvait l’acquérir qu’au prix de sa jeunesse. Et quand il posséderait la prudence, il lui manquerait la jeunesse, dépensée à l’obtenir.

King profitait des moindres avantages. Il ne perdait jamais l’occasion d’un corps à corps, et dans ce cas, presque toujours, il enfonçait rudement son épaule dans les côtes de l’autre. Dans la philosophie professionnelle, un coup d’épaule vaut un coup de poing en ce qui concerne les dégâts, et vaut beaucoup mieux au point de vue de la dépense d’efforts. En outre, dans ces corps à corps, King reposait de tout son poids sur l’adversaire, et n’était pas pressé de se décoller. Cette situation nécessitait l’intervention de l’arbitre, qui venait les séparer : et immanquablement Sandel l’y aidait, n’ayant pas encore appris à se reposer Il ne pouvait se retenir d’employer ses bras superbement agiles, ses muscles toujours prêts à se tordre ; et quand l’autre se précipitait dans un corps à corps, lui enfonçant son épaule dans les côtes et la tête reposant sous le bras gauche de Sandel, celui-ci ne manquait guère d’envoyer un coup balancé du droit derrière son propre dos, dans la figure en saillie de l’autre. C’était un coup adroit, très admiré du public, mais pas bien dangereux et représentant par conséquent une certaine déperdition de force.

Sandel toujours infatigable, ignorait toute limite. Et King encaissait avec un sourire cynique et grimaçant.

Sandel entreprit une série de coups terribles du droit au corps, donnant impression que King était gravement endommagé ; seuls, les vieux habitués des assauts de boxe pouvaient apprécier la fine touche du gant gauche sur le biceps de l’autre juste au moment où le coup arrivait à destination. Chaque fois certes, le coup portait ; mais chaque fois il était privé de sa puissance par cette touche au biceps.

À la neuvième reprise, trois fois en une minute, King décocha à son adversaire un crochet du droit, et trois fois le corps de Sandel malgré son poids, s’aplatit sur la natte. Chaque fois, au bout des neuf secondes de grâce, il se remit sur ses pieds, ébranlé mais toujours solide. Ayant perdu beaucoup de son agilité, désormais il gâchait moins d’efforts et se battait résolument ; néanmoins, il continuait à compter sur son principal atout, qui était la jeunesse.

L’atout principal de King était l’expérience. Au fur et à mesure des années, et plus pâlissait sa vitalité et s’atténuait sa vigueur, il les avait remplacées par la ruse, par une prudence née de longues rencontres et par une soigneuse économie de ses forces. Il avait appris non seulement à s’abstenir de mouvements superflus, mais encore à suggérer à son rival de gaspiller son énergie. À maintes reprises, par des feintes de pied de main ou de corps, il poussa Sandel à des sauts en arrière, à des esquives et parades inutiles. King se reposait, sans jamais laisser l’autre en faire autant. Telle est la stratégie du boxeur âgé.

Au début de la dixième reprise, King commença d’arrêter les attaques de l’autre par des directs du gauche au visage, et Sandel, rendu prudent, répondit en se découvrant à gauche, puis esquivant le coup et frappant du droit sur le côté de la tête. Le coup porta trop haut pour produire tout son effet ; mais en le recevant, King éprouva la sensation bien connue d’un voile noir s’abattant à travers son esprit. Pendant un instant, ou plutôt pendant une fraction minime d’instant, il cessa d’exister : il vit l’adversaire s’esquiver de son champ visuel avec le fond de tous ces visages blancs et avides : la seconde d’après, il revit son adversaire et les figures à l’arrière-plan. Il aurait pu croire qu’il venait de s’endormir et de rouvrir les yeux, et cependant l’intervalle d’inconscience avait trop peu duré pour qu’il eût eu le temps de tomber. Le public le vit vaciller et fléchir sur les genoux, puis se remettre et enfoncer son menton plus profondément à l’abri de son épaule gauche.

Sandel répéta ce coup plusieurs fois, en maintenant King à demi étourdi, puis celui-ci combina sa défense, qui était en même temps une contre-attaque. Faisant une feinte du gauche, il recula d’un demi-pas, tout en envoyant un coup de bas en haut de toute la force de son poing droit. Le coup était si bien calculé qu’il arriva carrément sur la figure de Sandel avec tout l’élan de la feinte. Sandel, soulevé en l’air, retomba à la renverse, et frappa la natte de la tête et des épaules d’abord.

Deux fois King réussit ce coup d’habileté, puis il se déchaîna et se mit à marteler son rival vers les cordes. Sans fournir à Sandel la moindre occasion de se reposer ou de se reprendre, il lui asséna coup sur coup jusqu’à ce que le public, debout, fit trembler la salle d’un tonnerre d’applaudissements ininterrompus. Cependant, Sandel, superbe de force et d’endurance, réussit à demeurer sur ses pieds. Sa mise hors de combat paraissait certaine, et l’officier de police en observation près de la plate-forme, effrayé de le voir encaisser de pareils assauts, se leva dans l’intention d’arrêter le combat. Au même instant, le gong vibra et Sandel s’assit en chancelant dans son coin, en protestant à l’officier de police qu’il se sentait en bonne forme. En gage de quoi il exécuta deux petits bonds en arrière, et l’autre fut rassuré.

Tom King, renversé en arrière dans son coin et respirant avec peine, se sentait désappointé. Si l’assaut avait été arrêté, l’arbitre eût nécessairement rendu la sentence en sa faveur, et l’enjeu lui serait revenu. À la différence de Sandel, il se battait non pas pour la gloire, mais pour trente livres sterling. Et maintenant Sandel allait recouvrer ses forces pendant la minute de repos.

La jeunesse sait se faire servir. À l’esprit de King revint ce dicton, entendu pour la première fois le soir où il avait battu Stowsher Bill. C’étaient les propres termes du rupin qui lui avait apporté une consommation et tapé sur l’épaule après l’assaut. « La jeunesse sait se faire servir ! » Le rupin avait raison et, en cette lointaine soirée, lui-même représentait la Jeunesse.

Ce soir, la Jeunesse était assise dans le coin opposé. Quant à lui, il venait de se battre pendant plus d’une heure, et maintenant il se sentait réellement vieux. S’il s’était battu comme Sandel, il n’aurait pas duré un quart d’heure. L’ennui, c’est qu’il ne récupérait pas ses forces. Ces vaisseaux en saillie et ce cœur surmené ne lui permettaient pas de retrouver assez d’énergie dans les intervalles entre deux reprises.

D’ailleurs, dès le début, ses forces avaient été insuffisantes. Ses jambes s’alourdissaient sous lui et il commençait à y éprouver des crampes. Il n’aurait pas dû faire ces deux kilomètres à pied. Et puis ce bifteck dont il avait eu envie toute la matinée ! Une grande et terrible haine s’éleva dans son cœur contre ces bouchers qui lui avaient refusé tout crédit. C’était dur pour un vieil homme d’aller se battre sans avoir mangé à sa suffisance ! Un morceau de bifteck, c’est si peu de chose ! Cela vaut quelques pence tout au plus, mais pour lui ce peu de chose représentait trente livres.

Au coup de gong annonçant la onzième reprise, Sandel se précipita, faisant parade d’un entrain qu’il ne possédait pas en réalité. King estima à sa juste valeur ce bluff aussi ancien que le jeu lui-même. Il provoqua un corps à corps pour se garantir, puis, s’écartant, laissa Sandel se calmer. C’était ce que désirait King. Il fit une feinte du gauche qui détermina chez l’autre un plongeon et un coup balancé, puis lui-même recula d’un demi-pas et lança son coup de bas en haut en plein dans la figure de Sandel, qui s’abattit sur le paillasson. Après quoi, il ne lui laissa plus un instant de repos, recevant des coups lui-même, mais en donnant bien davantage, bousculant Sandel dans les cordes, l’accablant de crochets et de toutes sortes de coups, s’arrachant à ses corps à corps ou l’empêchant à coups de poing de les tenter, et chaque fois que Sandel allait tomber, le rattrapant d’une main et de l’autre le précipitant immédiatement dans les cordes où il ne pouvait point tomber.

À ce moment, le public, fou d’enthousiasme, lui appartenait, et presque toutes les voix hurlaient : « Vas-y, Tom ! Mets-lui-en ! Tu le tiens, Tom ! Tu le tiens ! » On allait assister à une finale en tourbillon, et c’est pour voir cela qu’un public de boxe paie sa place.

Tom King qui, pendant une demi-heure, avait si bien ménagé ses forces, se mit à les prodiguer dans l’unique effort dont il se sentait capable. Sa dernière chance était là : maintenant ou jamais. Ses forces l’abandonnaient rapidement et il espérait qu’avant leur épuisement il parviendrait à abattre son adversaire pour le nombre de secondes voulu. Sans cesser de frapper de toutes ses forces, estimant froidement le poids de ses coups et la qualité des dommages infligés, il se rendait compte à quel point Sandel était difficile à abattre, doué au suprême degré de cette vitalité et de cette endurance qui sont l’apanage de la jeunesse. Sandel était certainement un homme d’avenir. Il possédait l’étoffe. C’est avec cette fibre coriace que se fabriquent les bons boxeurs.

Sandel titubait, mais Tom se sentait des crampes dans les jambes et ses jointures refusaient leur service. Il se raidissait néanmoins et frappait des coups formidables, dont chacun constituait une torture pour ses mains abîmées. Bien qu’il ne reçût plus guère de horions, il s’affaiblissait aussi rapidement que l’autre. Ses coups portaient, mais n’étaient plus appliqués avec tout son poids derrière, et chacun d’eux lui coûtait un pénible effort de volonté. Ses jambes étaient de plomb, et il les traînait visiblement : si bien que les partisans de Sandel, réconfortés par ces symptômes, se mirent à encourager leur champion à grands cris.

King, éperonné par un nouvel effort, frappa coup sur coup, l’un de gauche, un peu trop haut, au plexus solaire, et l’autre du droit sur la mâchoire. Ces coups ne possédaient pas une lourdeur extraordinaire, mais Sandel était si faible et étourdi qu’il tomba et resta étendu, frissonnant.

L’arbitre, penché sur lui, comptait à haute voix les fatales secondes. S’il ne se relevait pas avant la dixième, il perdait la bataille. Un silence inquiet planait sur le public. King, tremblant sur ses jambes, se sentait en proie à un étourdissement mortel : devant ses yeux s’enflait et s’affaissait l’océan des visages, tandis que ses oreilles percevaient comme à grande distance les chiffres que comptait l’arbitre. Cependant, il avait l’impression d’avoir gagné cet assaut, estimant invraisemblable qu’un homme si mal en point pût se relever.

Seule, la jeunesse pouvait opérer pareille résurrection, et Sandel se releva. À la quatrième seconde, il se roula sur le visage et chercha à tâtons les cordes : à la septième, il se mit sur un genou et s’y reposa, branlant du chef comme un homme ivre. Au moment où l’arbitre cria : « Neuf ! », Sandel se redressa en bonne position de défense, le bras gauche replié autour du visage, le bras droit autour de l’estomac. Protégeant ainsi les points vulnérables, il fit une embardée vers King dans l’espoir de nouer un corps à corps et de gagner du temps.

Au moment même où Sandel se levait, King l’attaqua, mais les deux coups qu’il lui porta s’amortirent sur les bras repliés. L’instant d’après, Sandel, collé en un corps à corps, s’y cramponnait désespérément tandis que l’arbitre s’efforçait de séparer les deux hommes. King contribua à se libérer. Il savait avec quelle rapidité la jeunesse reprend ses forces et se sentait sûr de régler son compte à Sandel s’il pouvait contrecarrer ce renouveau de vigueur. Un seul coup bien appliqué y suffirait. Sandel était à lui sans le moindre doute. Il l’avait manœuvré, battu et arrêté à sa guise.

Sandel se dégagea du corps à corps en essayant de s’équilibrer sur le cheveu qui sépare la défaite de la survivance. Un seul coup bien asséné le renverserait une fois pour toutes. Tom King, dans un éclair d’amertume, repensa à ce morceau de bifteck et regretta de ne pas l’avoir derrière le coup de poing qu’il devait appliquer à toute force. Il se raidit dans l’effort, mais le coup ne fut ni assez lourd ni assez rapide. Sandel oscilla sans tomber : il recula en titubant jusqu’aux cordes et s’y retint. Tom King le suivit en chancelant et, dans une angoisse mortelle, lui décocha un nouveau coup. Mais son organisme venait de le trahir. Rien ne subsistait en lui qu’une intelligence combative et voilée par l’épuisement. Le coup destiné à la mâchoire n’atteignit que l’épaule. Il avait voulu le loger plus haut, mais ses muscles éreintés ne lui obéissaient plus. Et, sous le choc en retour, Tom King lui-même vacilla et faillit tomber. Il essaya encore. Mais cette fois, le coup rata complètement, et, par faiblesse pure et simple, King s’accola en corps à corps contre Sandel, se cramponnant à lui pour s’empêcher de rouler à terre.

King n’essaya pas de se libérer. Il avait lancé sa foudre. Il était fini, et la Jeunesse était servie. Au cours même du corps à corps il sentait Sandel reprendre des forces contre lui. Et quand l’arbitre les sépara, il vit, sous ses yeux, la Jeunesse se récupérer de ses pertes. D’une seconde à l’autre, Sandel devenait plus fort. Ses coups, tout à l’heure faibles et futiles, cognaient dur. Les yeux troubles de King virent le poing ganté le menacer à la mâchoire, et il eut la volonté de parer le coup en interposant le bras. Il perçut le danger et voulut agir, mais son bras alourdi de cinquante kilos refusa de se soulever, et résista à la volonté de son âme. Sur quoi le poing ganté arriva à destination. Il éprouva une sorte de brisure analogue à une étincelle électrique, et au même moment le voile d’ombre l’enveloppa.

Quand il rouvrit les yeux, il était dans son coin et il entendit les hurlements du public, pareils au rugissement du ressac à Bondi Beach. On lui appuyait une éponge humide à la base du crâne, et Sid Sullivan lui soufflait une pluie d’eau rafraîchissante sur la figure et la poitrine. On lui avait déjà enlevé ses gants, et Sandel, penché sur lui, lui serrait la main. Il n’éprouvait aucun ressentiment contre l’homme, qui venait de le terrasser, et il lui rendit son étreinte avec une cordialité qui provoqua une protestation de ses jointures en piteux état. Puis Sandel s’avança au milieu du ring et le public arrêta son tumulte pour l’entendre accepter le défi du jeune Pronto et porter à cent livres le pari supplémentaire.

King demeura apathique pendant que ses seconds épongeaient l’eau qui lui ruisselait sur le corps, puis lui séchaient le visage et l’apprêtaient à quitter la plate-forme. Il se sentait affamé : non pas d’une faim ordinaire, de cette faim qui vous ronge, mais d’une grande faiblesse accompagnée d’une palpitation au creux de l’estomac, et qui se communiquait à son corps tout entier. Il se rappela ce moment du combat où il tenait Sandel en équilibre instable et prêt à osciller vers le plateau de la défaite.

Ah ! le morceau de bifteck lui aurait permis de s’en tirer ! Il ne lui avait manqué que cette petite chose au moment décisif, et il avait perdu !

Ses seconds le soutenaient à moitié pour l’aider à quitter la plate-forme. Il s’écarta d’eux, se faufila sans aide à travers les cordes, puis sauta lourdement sur le plancher et les suivit sur les talons pendant qu’ils lui frayaient un chemin dans la foule encombrant l’allée centrale.

Au moment où il quittait le vestiaire, à l’entrée de la salle, un jeune homme l’interpella :

— Pourquoi ne pas lui avoir réglé son compte quand vous le teniez ? demanda le quidam.

— Oh ! allez au diable ! répondit Tom King en descendant les marches.

Les portes du débit du coin étaient grandes ouvertes ; il aperçut les lumières et les serveuses souriantes ; il entendit de nombreuses voix discutant la rencontre, et le tintement continu des pièces sur le comptoir. Quelqu’un l’appela pour lui offrir un verre. Il hésita de façon perceptible, puis refusa et poursuivit son chemin.

Il n’avait pas un liard en poche, et la promenade de deux kilomètres lui parut longue pour rentrer à la maison. Il devenait certainement vieux.

En traversant le Domaine, il s’assit soudain sur un banc, énervé à l’idée de sa femme qui veillait pour l’attendre et pour apprendre l’issue du pugilat. Cette pensée lui semblait plus atroce que le coup qui l’avait mis hors de combat, et presque impossible à envisager.

Il se sentait faible et meurtri, et la souffrance que lui infligeaient ses jointures l’avertissait que, même s’il trouvait à s’employer comme manœuvre, il serait obligé d’attendre une bonne semaine avant de pouvoir manier la pelle ou la pioche. La faim qui lui donnait des palpitations au creux de l’estomac devenait accablante. Écrasé sous sa misère, il sentit ses paupières s’humecter. Il couvrit son visage de ses mains et se souvint en pleurant de Stowsher Bill et de la façon dont il l’avait traité en cette soirée de jadis.

Pauvre vieux Stowsher Bill ! Il comprenait maintenant qu’il eût pleuré dans le vestiaire !

Jack London.
1930
FIN