Un monde inconnu/Tome II/15

Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 21-38).

XV

M. L… en était là de son récit lorsque, arrivant devant l’Opéra Italien, il s’arrêta.

— Je vous demande mille pardons, me dit-il, mais je suis forcé de me priver de votre compagnie pour ce soir. J’avais oublié un rendez-vous auquel je dois me rendre et qui me tiendra probablement jusque fort avant dans la nuit.

— Je suis doublement lâché de ce contre-temps, lui répondis-je, car votre récit commençait à m’intéresser.

— Qu’à cela ne tienne ; veuillez me suivre, et je vais vous présenter à une de mes connaissances, un homme charmant qui est plus à même que moi de vous achever cette histoire.

— Quel est cet homme ?

— Un ancien colonel, actuellement chef de la police de Mexico ; un loyal et obligeant caballero, qui se fera un vrai plaisir de répondre à toutes vos questions. Il aime beaucoup la société des étrangers, ce qui se conçoit du reste, car il est forcé par sa position de voir les Mexicains de trop près.

— Où le trouverons-nous ?

— À l’opéra, où il ne manque jamais de se rendre venez.

Après avoir traversé plusieurs corridors, M. L… se fit ouvrir une dès premières loges de face dans laquelle j’aperçus, à travers un nuage de fumée produit par le cigare, un petit vieillard à l’œil vif et décidé.

— Senor don Manuel, lui dit M. L…, après l’abrazo d’usage, je vous présente un de mes bons amis qui désire beaucoup vous connaître d’après tout le bien qu’il a entendu dire de vous.

— C’est trop d’honneur, répondit poliment le vieillard en nous faisant place sur la banquette de devant.

M. L…, s’excusa de ne pouvoir rester ; puis, avant de prendre congé de nous, il ajouta :

— Je vous serai bien obligé, senor don Manuel, de finir à monsieur l’histoire du colonel Llanes, que je lui commencée.

— Avec le plus grand plaisir. Et où en étiez-vous resté de cette curieuse histoire, senor :

— À l’arrestation du colonel Llanes.

M. L…, après nous avoir salués, s’en alla, et le senor don Manuel se tournant aussitôt vers moi, commença sans aucun préambule, et tout à fait comme s’il eut continué son propre récit :

— L’arrestation de Llanes frappa d’étonnement toute la société de Mexico, car Llanes était marié, père de famille, homme du monde, et sa vie se passait pour ainsi dire en public. Personne ne doutait pourtant de sa prompte mise en liberté, et je dois vous avouer, senor, que si La Cortina ne se fût point trouvé à cette époque gouverneur de Mexico, tout le monde aurait eu raison. La Cortina est un caractère ferme et droit que la crainte ne peut faire plier, un homme qui paie bravement de sa personne à l’occasion, et ne recule que devant une seule chose… une injustice.

Ce qui établit tout aussitôt à ses yeux la culpabilité de Llanes fut la sollicitude plus que chaleureuse que mirent beaucoup de personnes haut placées à assoupir cette affaire… On eût dit de leur part de l’anxiété.

Les débats commencèrent, et c’est à peine si les juges osaient siéger. Un témoin à charge entre un jour à l’audience, se lève à l’appel de son nom, et tombe sans proférer une seule parole… On le relève… il était mort. L’autopsie de son cadavre prouva qu’il avait été empoisonné.

La même catastrophe arriva une autre fois à juez de letras[1], aussi une panique invincible s’était emparée du barreau entier ; et la cause n’avançait que très peu.

Ces événements tragiques, qui acquéraient un caractère d’autant plus effrayant qu’ils étaient enveloppés de mystères, furent complétés ou couronnés par l’audace que déploya la fille de Llanes, une jeune senorita de seize à dix-huit ans, au candide et charmant visage. Sollicitant l’élargissement de son père, auprès du nouveau jugé chargé de conduire le procès, elle en fut refusée, ainsi que cela devait être ; mais au lieu de se plaindre, elle préféra se venger et tira un poignard. Heureusement que l’aimable senorita avait plus de bonne volonté que d’adresse ; et que le magistrat put parer la réplique mortelle et d’un nouveau genre qu’on lui adressait. Le malheureux interprète des lois, trouvant du reste qu’il avait bien assez déjà du père sans se charger encore de la fille, n’ébruita pas l’affaire et laissa partir de grand cœur là trop chaleureuse et sensible enfant.

Déjà la culpabilité de Llanes commençait à se dessiner clairement, lorsque La Cortina abandonna sa place de gouverneur ; et les juges qu’il avait jusqu’alors soutenus par son courage retombèrent dans toutes leurs frayeurs passées, et ne prirent plus leur chocolat, le matin, qu’en tremblant. L’opinion publique s’était heureusement si énergiquement prononcée ; que la cause n’en suivait pas moins son cours et dévoila bientôt d’étranges et ténébreux mystère.

Il fut prouvé, jusqu’à l’évidence, que Llanes était l’âme et le chef d’une vaste organisation de malfaiteurs, établie sur des bases grandiosement criminelles. L’ex-aide-de-camp du président monopolisait le vol et les voleurs. Toutes les cuadrillas des grandes routes relevaient de lui. Llanes leur indiquait leurs opérations, éloignait les escortes, faisait donner de fausses indications et de mauvaises directions aux troupes chargées de poursuivre ses associés, et recevait de ces derniers le produit de tous leurs vols.

Beaucoup de ses associés ignoraient la participation active qu’il prenait à leurs affaires, et ses véritables affidés, c’est-à-dire ceux sur lesquels il pouvait compter aveuglément, étaient soumis à un réglement admirablement bien combiné pour éviter la délation et assurer l’impunité.

Ce réglement, qui laisse bien en arrière tout ce que j’ai lu ou entendu raconter des associations politiques et secrètes de votre Europe, contenait jusqu’à des statuts spirituels, et prouvait une profonde connaissance de la nature humaine de la part de son auteur.

Voici deux articles entre autres qui m’ont vivement frappé et que je vous rapporte, sinon textuellement, du moins sans en altérer le sens.

« Tout homme qui désirera entrer dans notre association, par le peu qu’on lui en aura laissé entrevoir, sera refusé :

» S’il est d’une complexion trop amoureuse, ou bien s’il s’adonne à la boisson.

» Car, dans le premier cas, il est à craindre, qu’un jour ou un autre, il ne dévoile nos secrets à sa maîtresse, et, dans le second, qu’il ne prenne le public entier pour confident. »

— Or, vous m’avouerez, senor Frances, ajouta le vieux colonel, que jamais des chefs de conspirateurs n’entrèrent dans d’aussi minutieux détails. Pourvu qu’ils fussent bien assurés de la bonne foi, de la conviction et du courage des initiés, cela leur suffisait ; mais Llanes, lui, exigeait plus de ses complices, car il leur demandait de l’esprit d’ordre, de la conduite et de la tenue.

Le dernier article de ces statuts — qui ont été publiés — me paraît surtout d’une profondeur effrayante. Il disait :

« — Tout membre de notre association qui aura des soupçons sur la fidélité d’un de ses confrères, ne pourra nous communiquer ses doutes, sous n’importe quel prétexte ; mais il sera tenu de tuer le traître supposé de sa propre main, et d’en garder toujours, même vis-à-vis de nous, un secret inviolable. »

Llanes connaissait également trop bien le peu de garantie qu’offre un serment, lorsque toutes les passions sont en jeu, ou que la crainte parle, pour en exiger de ses recrues ; ce qu’il voulait, lui, c’étaient des preuves. Pour être reçu dans sa bande, il fallait, au moins, selon la pittoresque locution mexicaine « Deber dos muertes », être débiteur de deux morts, c’est-à-dire avoir commis deux assassinats.

L’homme, la première fois qu’il tue son semblable, pensait-il, n’est souvent poussé que par l’ivrognerie ou la colère, quelquefois même par la crainte et par la peur, tandis que celui qui se rend coupable d’un second crime prouve qu’il est au-dessus des remords, et qu’il n’agit que par goût ou par conviction.

Ce n’était point encore assez pour un esprit aussi malheureusement actif que celui de Llanes d’avoir organisé le crime, il l’avait perfectionné. Les voleurs mexicains n’avaient eu, jusqu’à cette époque, pour domaine que les grandes routes et les bois, et Llanes leur conquit Mexico, en inventant le vol à la caballero.

Possédant un arsenal complet de costumes, il choisissait, avec un tact merveilleux, ceux d’entre ses complices qu’il jugeait les plus aptes à remplir le rôle d’homme du monde ; puis, après les avoir costumés de pied en cap, il leur procurait l’entrée dans les salons. Le vol perdait alors de sa brutalité et se cachait à l’aise derrière l’amour. L’on raconte — et je ne vous rapporte ce fait qu’afin de mieux me faire comprendre, — qu’un des délégués de Llanes ayant su captiver le cœur d’une riche Mexicaine, obtint d’elle la promesse d’un rendez-vous au sortir d’un bal.

Aveuglée par la passion, et, sans aucune défiance, l’amoureuse senora ne fit aucune difficulté pour monter dans une voiture qui l’attendait à la porte du bal. Son adorateur avait promis de se trouver, et se trouvait en effet dans la voiture.

Après une heure de marche, le cocher s’arrête dans un endroit solitaire, descend de son siége, ouvre la portière, et paraît le pistolet au poing.

— Vos diamants, senora, dit-il ; et vous, caballero, votre argent et votre montre.

Le prétendu caballero veut singer la résistance ; mais la Mexicaine, effrayée, le retient, et, oublieuse de sa propre sûreté devant le péril que son adorateur est censé courir, elle cherche, par tous les moyens possibles, à le calmer, et s’empresse de livrer tous ses diamants, qui représentaient une valeur considérable, à l’inflexible cocher.

Cette brave senora ne connut que longtemps après la sanglante mystification dont elle avait été victime, mais elle eut le bon esprit de ne point se porter comme partie civile.

Dans d’autres circonstances, comme, par exemple, dans la triste affaire du consul Mayret, les voleurs se rendaient en voiture, avec laquais et cochers galonnés, là où les appelaient leurs renseignements.

Les travestissements de prêtres et de militaires étaient ceux qu’ils affectionnaient et dont ils se servaient d’ordinaire.

— Et où en est restée l’affaire de Llanes ? demandai-je au vieux colonel.

— Avec Llanes, en prison.

— Comment ! on ne l’a pas encore condamné, malgré toutes ces découvertes ?

Y quien sabe ! peut-être bien ne le condamnera-t-on pas.

Malgré les doutes de don Manuel, le procès se poursuivit cependant, mais il faut dire que La Cortina était redevenu gouverneur, — et dura pendant quatre ou cinq ans. Le résultat fut une condamnation à mort prononcée contre quatorze ou seize voleurs, parmi lesquels figurait en première ligne le redoutable Llanes.

Cet arrêt était déjà un grand hommage rendu à la justice, mais il restait encore à le faire exécuter, et l’on croyait généralement à Mexico que le pouvoir reculerait devant un pareil dénoûment.

Quant à Llanes, la terrible sentence prononcée contre lui semblait ne pas le préoccuper le moins du monde : il continuait à recevoir dans sa prison, avec une parfaite liberté d’esprit, ses amis et ses connaissances, prenait tranquillement son chocolat aux mêmes heures, et faisait, le soir venu, sa partie de monte : une fois couché, il dormait jusqu’au lendemain matin d’un calme et paisible sommeil.

Cette résignation de bon goût lui attirait de toutes parts des compliments qu’il recevait avec une grande modestie. « Il n’y a guère de mérite à montrer quelque fermeté lorsqu’on a pour soi sa conscience, » répondait-il.

Une seule phrase que prononça Llanes, dans un moment d’expansion, laissa deviner d’où lui venait sa stoïque indifférence.

« Si l’on veut sévir contre tous les caballeros impliqués dans cette affaire, dit-il, Mexico va se trouver divisé en deux camps égaux, l’un composé de victimes, et l’autre de bourreaux. »

L’événement prouva cependant qu’il y avait dans ce mot beaucoup d’exagération.

Le jour de l’exécution arrivé, Llanes demanda qu’on lui envoyât un barbier.

— Muchacho, lui dit-il en le voyant entrer dans sa prison, je dois aujourd’hui paraître, comme tu le sais, en grande cérémonie et devant un nombreux public. Déploie donc tes talents, et rends-moi le plus présentable possible,

À peine le barbier avait-il commencé à raser le prisonnier,,que celui-ci l’arrêta.

— Ton eau est trop chaude, lui dit-il, et me pâlirait, alors, on croirait que j’ai peur. Va m’en chercher de la froide.

Dans son empressement, le barbier sortit, laissant là sa trousse tout ouverte. À son retour, il trouva Llanes baigné dans son sang, et ne donnant plus signe de vie : il s’était coupé la gorge. Quelques heures plus tard, son cadavre était attaché sur un échafaud qui en dominait quatorze autres, et ses complices périssaient sur le garote.

  1. Juge criminel.