Un monde inconnu/Tome II/14

Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 1-20).

XIV


— Voulez-vous que nous allions à présent voir la procession de la Virgen de los Remedios qui a lieu ce soir, me demanda M. L…

— Avec plaisir.

La Virgen de los Remedios est en profonde vénération à Mexico, et ne s’implore que dans les grandes occasions. Une épidémie frappe-t-elle la ville, la sécheresse crevasse-t-elle la terre en dévorant les moissons, qu’aussitôt la Virgen est invoquée. Cette fois, il s’agissait justement de la sécheresse et comme la saison des pluies était arrivée et que tous les baromètres des couvents marquaient l’orage, le clergé s’était empressé d’ordonner cette procession de peur que le miracle arrivât tout naturellement et sans son secours.

L’aspect des rues par où devait passer la Vierge était des plus curieux et même des plus jolis à voir. Les grilles de fer des balcons disparaissaient cachées par de longues rangées de tableaux ; tableaux profanes, il est vrai, et très peu appropriée à la circonstance, mais qui, du moins, réjouissaient le regard. Il se trouvait là parmi quelques portraits de saintes pudiquement voilées, des Napoléon en profusion, des Gavarni en quantité et un certain petit nombre de Louis-Philippe avec charte et drapeau tricolore.

À partir des balcons jusqu’au sol, des nattes de joncs verts voilaient les murs : puis attachés au moyen de cordons en soie, des rebozos, des tapalos, et mille ornements féminins aux dessins vifs et brillants, formaient un dôme éclatant et varié de couleurs, qui s’étendait d’un bout à l’autre de la rue et interceptait les dernières lueurs du jour.

Toutes les maisons étaient illuminées avec une profusion approchant de l’imprudence.

Après bien des efforts, et non sans quelques dangers pour nos vêtements, tant la foule était intense, nous parvînmes, M. L… et moi, jusqu’à la place du Couvent d’où devait sortir la procession.

— Voyez, me dit-il, quelle magnifique réunion de boiteux, de culs-de-jatte, d’aveugles et d’estropiés !… Ces pauvres infirmes se rendent chaque année à cette fête, avec la conviction que tous leurs maux vont finir, et retournent ensuite chez eux, aussi malades qu’auparavant, sans que leur confiance dans la Virgen de los Remedios en reçoive le moindre échec. Des sentiments qu’éprouve l’homme, le fanatisme religieux est le plus difficile à analyser.

Devant la porte du couvent, se dressaient, toutes noircies et brûlées, les carcasses de deux feux d’artifices : car une habitude qui existe au Mexique, et que je n’ai jamais pu m’expliquer, est de tirer les feux d’artifices en plein jour.

Enfin après une bonne demi-heure d’attente, les cloches sonnèrent à grande volée, et la procession commença.

La Virgen de los Remedios était représentée par une statue d’or massif, d’environ vingt pouces de hauteur, toute saupoudrée, pour ainsi dire, de diamants et de pierres précieuses. Son cortége, composé de hauts dignitaires ecclésiastiques, étincelait d’or. Le recueillement avec lequel fut reçu la Vierge à son entrée dans la rue me parut aussi grand que réel. Toutes les têtes se découvrirent, beaucoup de genoux fléchirent, et un murmure confus et respectueux, formé par des prières, s’éleva vers le ciel.

Une fois la procession terminée, des divertissements suivirent, des marchands ambulants de fruits élevèrent avec rapidité des pyramides d’oranges et d’ananas, de granaditas et de limones, tandis qu’une quantité de leperos, les mains pleines de fortes fusées, nommées cuetes, remplissaient l’air de sifflements et de lumières, et s’amusaient à viser avec les baguettes de leurs fusées les spectateurs qui garnissaient les balcons des alentours. Il se passe rarement une fête, ou funcion, sans que ces malencontreux cuetes procurent de vifs plaisirs à la populace, car dirigées avec une adresse fatale, ils finissent toujours par blesser quelqu’un.

La foule jusqu’alors compacte et serrée, mais du moins stagnante s’agita subitement.

— Montons chez un de mes amis qui demeure ici, me dit M. L…, en frappant à une porte.

La conversation dans le salon, où se trouvaient alors plusieurs Mexicains, était des plus animées ; on discutait avec chaleur, et le nom de l’ancien consul suisse, M. Mayret, s’y répétait à tout moment.

— Qu’est-il donc arrivé à ce consul ? demandai-je à M. L…, quand nous fûmes dans la rue.

— Est-il possible que vous n’en ayez pas entendu parler !

— Je crois bien, en effet, que ce nom ne m’est pas étranger, mais j’ignore complètement à quel événement il se rattache.

— À un bien triste… à un assassinat ! M. Mayret qui habitait une maison à San-Come, se trouvait seul chez lui, le jour de l’Assomption ; un carrosse s’arrête à sa porte et deux moines en habits de leur ordre, accompagnés de deux colonels en grande tenue, en descendent. M. Mayret qui les avait vus de sa fenêtre, — il pouvait être alors trois heures de l’après-midi, — ne fit, comme vous devez le penser aucune difficulté pour aller leur ouvrir.

Les visiteurs le saluent gravement, mais pendant que le pauvre consul se retournait pour prendre une chaise, tous les quatre se jettent sur lui à la fois, le renversent et le bâillonnent avant qu’il ait eu le temps de pousser un seul cri.

Il est bon de vous dire, qu’en face de la maison de M. Mayret se tenait un monte (maison de jeu), et que dans ce monte se trouvaient réunis les premières autorités de Mexico, y compris les ministres et le gouverneur.

Une fois que les voleurs se furent rendus maîtres de M. Mayret, ils l’attachèrent solidement au pied d’un lit, et commencèrent l’inventaire de l’appartement sans se hâter, et avec une entière liberté d’esprit. Comme ils étaient experts en pareille matière, les paquets ne tardèrent pas à s’empiler les uns sur les autres, et avant qu’une heure ne fût écoulée, la pièce se trouvait à nu.

Chargés de butin, et leur opération terminée, nos moines et nos colonels de contrebande se retiraient déjà, lorsque par un hasard malheureux, le bandeau qui couvrait les yeux du pauvre consul se détacha et lui laissa voir les voleurs.

— Diable ! s’écria l’un d’entre eux, cet homme pourra nous reconnaître.

— Que faire !…

Pues dale una punalade ! Eh bien donne-lui un coup de poignard ! répondit nonchalamment le chef de l’expédition, et comme pour l’acquit de sa conscience. À peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’un gémissement étouffé retentit : l’infortuné consul venait de recevoir un coup de couteau, et le meurtrier, de peur que le sang ne rejaillit sur lui, laissa l’arme dans la blessure.

Ce ne fut que le lendemain assez tard qu’on apprit cet affreux événement, M. Mayret avait passé plus de dix-huit heures sans recevoir aucun secours. Deux jours après il mourut.

Vous concevez sans peine combien cet assassinat, commis sur la personne d’un consul, dut avoir de retentissement. Toute la police de Mexico fut sur pied ; on recueillit les moindres renseignements, et l’on parvint enfin à arrêter tous les coupables.

Leur procès, instruit avec une activité et une vigueur peu communes, les conduisit bientôt à l’échafaud. Les trois assassins fure garottés[1] ensemble, le même jour, devant la maison où ils avaient consommé leur crime.

Il arriva cependant que, pendant le cours des débats qui eurent lieu, ces trois misérables excitèrent la curiosité du public par leurs réponses ; on voyait, à n’en pouvoir douter, qu’ils faisaient partie d’une vaste et criminelle organisation, et que la crainte d’une condamnation certaine s’affaiblissait à leurs yeux par la confiance qu’ils avaient dans la force et dans la puissance de leurs complices. Ils refusèrent d’indiquer comment ils s’étaient procuré leurs uniformes et leurs robes de prêtres, comment ils avaient combiné leur crime, d’où ils tenaient leurs renseignements, et qui leur avait prêté la voiture dans laquelle ils étaient venus chez le consul.

Sur le garote même, je ne dirai pas leur courage, mais bien leur impudence ne les abandonna pas, et la mort les surprit pendant qu’ils regardaient avec confiance à l’horison, tant ils semblaient assurés d’être secourus et délivrés.

Toutes ces circonstances, réunies à divers vols qui indiquaient, de la part des exécuteurs, une profonde connaissance des premières maisons de Mexico, donnèrent matière à bien des soupçons et compromirent beaucoup de noms haut placés ; seulement le public ne faisait ses conjectures qu’à demi-voix, et les noms des coupables supposés se murmuraient à peine aux oreilles d’un ami.

On s’attendait chaque jour à ce que la police, après s’être si loyalement compromise cette fois, en faisant son devoir, n’en resterait pas là, et que de nouvelles découvertes allaient être tentées ; mais, à la stupéfaction de chacun, la police se tint humble et tranquille, comme si elle eût été repentante ou effrayée de son énergie première, et tout en resta là ; moins les vols, cependant qui continuèrent avec une rapidité non interrompue.

Un événement aussi inattendu qu’extraordinaire vint, au bout de quelques mois, raviver cette affaire. Un riche Poblano[2] devant se rendre de Mexico à sa ville natale, alla voir le président de la république, le général Santa-Anna, afin de savoir s’il n’avait pas quelques commissions à lui donner.

Santa-Anna remercia son ami et lui proposa une escorte pour l’accompagner pendant son voyage.

— Je vous remercie, monseigneur, lui répondit le Poblano ; mais j’ai remarqué que les dragons attirent les voleurs, car leur présence signifie d’ordinaire qu’on a de l’argent, et comme j’emporte justement vingt mille piastres en or avec moi. Je préfère être seul.

— Mais vous serez volé ! s’écria le général Santa-Anna. Prenez garde.

— Oh ! que votre seigneurie ne craigne rien, répondit le Poblano ; je me servirai pour voyager d’une vieille voiture toute délabrée et en si mauvais état que sa vue n’éveillera la cupidité d’aucune cuadrilla, je puis vous le jurer. Et en supposant même que je sois attaqué, il y a un coffre secret dans mon coche plus difficile à trouver qu’une énigme.

— Nos voleurs connaissent toutes sortes de cachettes, et en remontreraient sans peine, sur ce sujet, même aux douaniers.

— C’est possible ; mais mon secret est tellement compliqué qu’il en est indevinable. Jugez-en, senor présidente.

Et le Poblano raconta avec de grands détails, au général Santa-Anna, la construction du coffre en question.

— Vous avez raison, amigo, lui dit Santa-Anna, en recevant ses adieux, le diable avec toute sa malice serait incapable de trouver vos onces.

À vingt lieues de Mexico, la voiture du Poblano est arrêtée par une bande d’hommes armés qui, dédaigneux de l’argent qu’il leur offre, vont droit à la cachette mystérieuse, en font jouer le ressort sans aucun tâtonnement avec la plus grande facilité, et s’emparent des 20,000 piastes en or qui s’y trouvaient. Ensuite, en guise de congé, ils blessent de plusieurs coups de sabre l’infortuné voyageur et disparaissent.

À peine arrivé à Puebla, le malheureux dépouillé, dont par bonheur les blessures se trouvèrent légères, raconta son aventure aux nombreux amis qui vinrent le visiter.

— L’auteur du vol est le général Santa-Anna, le président de la république, disait-il en finissant.

Les premiers qui entendirent ces paroles les attribuèrent naturellement à l’état de souffrance de leur ami, et les rejetèrent sur le compte du délire ; mais comme après plusieurs jours, et lorsqu’il était déjà non-seulement hors de dangers, mais bien encore tout à fait rétabli, le Poblano ne changeait rien à la conclusion de son histoire ; on commença à le prendre au sérieux et à lui en demander l’explication. L’explication frappa chacun de stupeur, car le Poblano jurait sur sa vie future que pas une seule personne, à l’exception du président, n’avait été initiée à son secret.

Enfin, comme le Mexique est le pays des événements extraordinaires, on finit (et comment faire autrement) par admettre que le président exploitait les grandes routes.

Une pareille découverte était trop originale et trop bizarre pour ne point avoir un prodigieux retentissement, et elle devint le sujet de toutes les conversations à Puebla ; on ne parlait plus d’autre chose. De Puebla à Mexico la distance n’est pas bien grande, puisqu’une journée suffit pour se rendre d’une ville à l’autre, et l’histoire du Poblano volé fut bientôt colportée par tous les gazetiers et les flâneurs des Portales et delà se répandit dans la société.

L’impression qu’elle y produisit fut si forte, que le président ne tarda pas à être instruit de tout : d’abord, il se crut le jouet d’une mystification, mais des démonstrations publiques, très peu équivoques, l’ayant accueilli à son passage en voiture dans les rues, il prit l’affaire très à cœur, comme on doit le penser, et chercha, par tous les moyens possibles, à pénétrer plus avant dans ce mystère ; mais il avait beau se creuser la tête et torturer de mille sortes son imagination il n’en restait pas moins dans les ténèbres.

Il essaya de mettre en doute la véracité du Poblano, mais il le connaissait depuis vingt ans, et c’était malheureusement un homme d’une haute probité et incapable d’inventer une pareille calomnie. Le général Santa-Anna en était donc au plus fort de ses irrésolutions, lorsqu’une idée à laquelle il ne s’était pas arrêté jusqu’alors, lui vint tout à coup. Parbleu, pensa-t-il, ce Poblano ne s’est point confié à moi seul… car je me rappelle à présent que pendant tout le temps de sa visite mon aide-de-camp Llanes est resté en mon cabinet.

Or, ce Llanes, dont le grade dans l’armée était celui de colonel, non-seulement appartenait à une bonne famille et passait pour être très à son aise, mais bien encore jouissait d’une bonne réputation.

Il ne serait jamais venu, certes, à l’esprit du général Santa-Anna de l’accuser, ou pour mieux dire, de le soupçonner dans tout autre circonstance ; mais accusé cette fois lui-même sans qu’on eût eu égard à sa haute position et à son titre de président, le premier de tous, il se trouvait tout disposé à accueillir les moindres preuves, quelque absurdes qu’elles parussent, et bien déterminé également à sévir sans être retenu par le rang, la réputation ou la naissance.

Llanes fut donc arrêté et jeté en prison.

  1. El garote est le mode d’exécution le plus ordinaire et le plus usité au Mexique.
  2. Habitant de Puebla.