Un monde inconnu/Tome I/02

Alexandre Cadot, éditeur (Tome Ip. 25-52).


II




Les diligences, d’une construction légère et solide tout à la fois, sortent des ateliers des États-Unis, et contiennent neuf voyageurs. Elles sont attelées de quatre à six chevaux, selon les difficultés que présente le terrain, et conduites par des Américains (du nord). Dire la brutale imprudence de ces cochers serait dépasser les bornes du croyable : ne tournant jamais un obstacle et le franchissant toujours, ils ne tiennent aucun compte des tristes accidents passés, et se font un jeu de la sécurité des voyageurs. Les chevaux, quel que soit l’état du chemin, sont toujours lancés au plus grand galop. La diligence, pendant les quatre jours que dure le voyage, s’arrête chaque soir, et ne repart que le lendemain matin ; le mauvais état des routes ne permettant pas de voyager la nuit, il y a partout d’assez bonnes auberges.

Arrivé à l’entrée de Las Vigas, endroit où la route se trouve encaissée entre des rochers provenant d’anciennes éruptions volcaniques, une certaine émotion se manifesta parmi mes compagnons de voyage. Une gros femme, Andalouse, nommée dona Lucinda Florès, âgée d’une quarantaine d’années et nullement jolie, paraissait surtout en proie à une vive inquiétude.

— Ne voyez-vous rien encore ? demanda-t-elle à son voisin, un Mexicain porteur d’énormes moustaches.

— Rien, senora.

— Et vous, senor ?

Comme cette question m’était adressée, je passai la tête à travers la portière afin de pouvoir y répondre.

— Eh bien ? me demanda encore l’Andalouse.

— Ma foi, senora, je ne vois que beaucoup de rochers, et sur ces rochers une grande quantité de croix de bois.

— Quoi ! par un seul dragon ?

— Pas un seul !

— Mais c’est une abomination de nous abandonner ainsi à notre malheureux sort, reprit sans trop de dépit pourtant l’Andalous.

— Ah ! c’est ici, à ce qu’il paraît, senora, un de ces parages si mal famés dont on m’a parlé à Vera-Crux !

— Si, senor ; c’est, après le Penal, le plus dangereux de tous. Sur trois diligences, il y en a au moins une de dévalisée.

— Espérons, en ce cas, que nous serons des deux qu’on laisse passer sans encombre. Et puis, ajoutai-je en faisant résonner dans ma poche une trentaine de piastres, en petite monnaie, que l’on m’avait conseillé de garder sur moi, afin de pouvoir, en cas d’attaque, offrir mon humble contingent aux voleurs et ne point encourir leur colère ; et puis au total, il n’y a là rien de bien terrible ; c’est une halte à faire, quelques cris sauvages à entendre et quelques piastres à sacrifier.

— Oui, pour vous, senor, qui être un homme ; mais pour moi…

L’Andalouse sembla hésiter.

— Eh bien ! pour vous, madame, quel autre danger peut-il exister ? demandai-je avec beaucoup de naïveté.

— Je suis femme, senor, répondit mon Andalouse en baissant modestement les yeux et en essayant de rougir.

— Pardon !… je crois que vous avez raison.

Cette déclaration de la fort fille d’Espagne amena une variété d’anecdotes, plus ou moins véridiques, dont le dénouement se ressemblait, ou, pour mieux dire, était le même : les accessoires et le enjolivements seuls différaient.

Dans l’une, il s’agissait d’une femme enlevée, aux yeux de son mari, et emmenée dans les bois ou dans les rochers par un chef de cuadrilla ; dans une autre, ce qui était plus triste et moins piquant, des filles arrachés des bras de leurs pères ; puis venaient les sœurs, les cousines, que sais-je ? c’était à n’en plus finir. Du reste, si ces histoires sont fausses en général, elles n’en doivent pas moins leur existence à des réalités : les brigands mexicains se distinguent pourtant en cela de leurs confrères d’Italie, qu’ils ne gardent jamais avec eux leurs captives. Une aventure de ce genre, arrivée à une pauvre artiste italienne fit jadis grand bruit à Mexico.

Je remarquai seulement que, dans toutes les histoires que raconta l’Andalouse, les chefs de cuadrilla étaient grands, bruns, bien faits, et avaient de magnifiques favoris noirs. D’où je conclus que la modeste femme n’éprouvait pas une grande prédilection pour les blonds.

— Et ne comptez-vous donc pour rien, senora, nos bras et nos armes, dit enfin d’un air superbe le Mexicain aux formidables moustaches, tout en sortant de sa poche une vieille paire de pistolets à pierres, et en désignant du regard deux de ses compagnons, à moustaches aussi.

— Quoi ! vous êtes armés, caballeros ! s’écria l’Andalouse en pâlissant ; mais c’est vouloir notre mort… si nous sommes attaqués…

— Je tuerai le chef de la cuadrilla, répondit le Mexicain d’un ton terrible, et le reste prendra la fuite.

— Il tuera le chef de la cuadrilla répéta à demi-voix la grosse Espagnole avec accablement.

— Et si, après avoir commis ce bel exploit, le reste de la bande s’emparait de nous, pourriez-vous me dire, senor, quel serait notre sort ?

— On nous fusillerait tous.

En cela, le Mexicain, qui était un colonel, disait : c’est un usage reçu ; cela me fit réfléchir.

— Tenez-vous beaucoup à vos pistolets, colonel ? demandai-je timidement au militaire.

— Nullement, me répondit-il, ils ne valent rien ; mais, comme mon intention est de ne faire feu qu’à brûle-pourpoint, ils me serviront tout autant que s’ils étaient de prix : mais à quoi bon cette question, je vous prie, caballero ?

— Mon Dieu ! c’est que j’aurais une petite proposition à vous faire. Seulement, dans le cas où elle ne vous conviendrait pas, je vous serai fort obligé de refuser tout bonnement, sans colère.

— Dites, senor.

— Ce sera court. J’ai trente piastres sur moi : permettez-moi de vous en offrir la moitié pour votre paire de pistolets.

— Vous croyez, à ce qu’il paraît, qu’ils seront mieux placés entre vos mains que dans les miennes ? me demanda le colonel avec ironie.

— Nullement, senor.

— Alors, qu’en voulez-vous faire ?

— Les jeter par la portière.

— Je refuse votre marché, me dit le Mexicain d’un ton protecteur et belliqueux à la fois.

— Très bien, vous êtes libres. Alors je vais faire un somme.

En effet, je dormais assez tranquillement depuis environ une heure, lorsque de grands cris me réveillèrent.

— Les voleurs !… les voleurs !… criait l’Andalouse en arrangeant à la hâte sa toilette.

— Où ça ? demanda avec effroi le reste des voyageurs.

— Là… devant vous… répondit-elle en étendant le doigt à travers la portière.

Nous regardâmes tous vers l’endroit indiqué, et nous vîmes plusieurs cavaliers glissant entre les rochers au grand galop de leurs chevaux.

Je jetai les yeux sur l’indomptable colonel ; il était pâle comme un mort ; et ses compagnons, par esprit de subordination militaire, sans doute, portaient les mêmes traces d’effroi sur leurs visages.

Les cavaliers n’étaient plus qu’à une centaine de pas de la diligence : le cocher s’était arrêté.

— Jésus, Maria ! s’écria l’Andalouse en cachant sa figure entre ses mains, leur chef a des favoris noirs !

Le colonel ne put résister plus longtemps à ce que je pris d’abord pour un enthousiasme belliqueux, car il saisit ses pistolets… mais je vis que c’était, ainsi que je le lui avais conseillé, pour les jeter par la portière.

Ses compagnons l’imitèrent aussitôt avec un empressement qui me parut prouver beaucoup en faveur de la discipline mexicaine.

Presque aussitôt notre voiture se trouva entourée par les cavaliers.

— Serviteurs, senores, nous dit le chef de la troupe en s’avançant respectueusement vers nous, son chapeau à la main ; nous sommes envoyés par l’alcade de Puebla pour vous servir d’escorte, tous les dragons étant absents pour le moment.

Ces voleurs étaient de braves garçons d’hacienda (de ferme), qui, pour occuper leurs loisirs, se chargèrent, moyennant une gratification donnée par les voyageurs, d’escorter les diligences. Le quiproquo une fois expliqué, nous continuâmes notre chemin. L’Andalouse paraissait très contrariée et poussait de profonds et fréquents soupirs. Quant au colonel, il ne soufflait plus mot.

Une fois réveillé, et je venais de l’être d’une façon assez désagréable, il m’est difficile de me rendormir ; d’un autre côté, les cahots de la voiture étaient si violents, qu’ils ne me permettaient pas de lire un livre dont je m’étais pourvu, et je ne savais trop à quoi employer mon temps, lorsqu’une idée me vint : ce fut de compter toutes les croix qui s’offriraient à ma vue. J’espérais, grâce à cette occupation tant soit peu monotone, rappeler le sommeil, mais j’arrivai à compter jusqu’à trois cent trente croix, sans que mes paupières ressentissent la moindre envie de se fermer. Il ne restait plus qu’une seule ressource, la conversation.

— Que signifient donc toutes ces croix ? demandai-je au chef de notre escorte, qui caracolait près de la portière.

— Comment, vous ne le savez pas, senor ? Mais chacune de ces croix indique qu’un assassinat a été commis où vous les voyez, et que, près de là, repose le corps de la victime.

— Diable !… J’ai dormi pendant une heure… il peut y avoir trois quart d’heure tout au plus que je m’amuse à les compter, et j’en trouve déjà trois cent trente. Ce chemin est assez dangereux à ce que je vois.

— Bah, senor ! réfléchissez donc que ce chemin est fréquenté depuis de nombreuses années, que l’année elle-même est composée de bien des jours… et que chaque jour des voyageurs passent ici.

— C’est vrai. Il y a, en effet, pour une croix toute neuve vingt croix vieilles et vermoulues. Je vois que je m’étais récrié mal à propos, et que la moyenne des victimes est moins effrayante que je ne pensais d’abord.

— C’est à peine s’il y a une personne d’assassinée par semaine, me répondit le chef de l’escorte, d’un ton qui voulait dire : « ce n’est même pas la peine d’en parler. » Puis, là-dessus, il piqua des deux son cheval qui, tout maigre et tout décharné qu’il était, n’en suivait pas moins, sans peine et sans fatigue, le rapide galop de notre diligence, et il reprit la tête de l’escorte.

Le soir, pendant le souper, le colonel mexicain nous raconta ses combats passés, et nous prouva qu’il avait immolé, au moins de sa propre main, vingt voleurs.

— Je vous en fais mes compliments, colonel, lui dis-je ; mais en revanche cette journée n’a point été bonne pour vous. Vous n’avez tué personne… mais vous avez perdu quinze piastres.

Il paraît que le colonel ne m’entendit point, car il tourna brusquement les talons sans me répondre, et s’éloigna en frisant entre ses doigts un des terribles crocs de sa moustache guerrière.

Le lendemain soir nous arrivâmes à Puebla à la tombée de la nuit.

La Puebla de los Angeles est, après Mexico, la ville la plus importante de la république, tant par l’influence politique qu’elle a toujours exercée dans des grands luttes du pays que par les nombre de ses habitants. Sa population est de 60 à 80,000 âmes.

Une magnifique promenade, d’innombrables et riches couvents, une université, des maisons-palais, rien ne manque à Puebla de ce que possède une capitale.

J’employai le peu de temps qui s’écoula depuis notre arrivée jusqu’à l’heure du souper à parcourir les rues avoisinantes de l’hôtel ; mais toutes ces choses que je remarquai par la suite en retournant à Puebla ne me frappèrent point d’abord ; j’étais encore trop étourdi par la fatigue du voyage pour bien comprendre et pour bien observer. Une seule circonstance m’étonna ; c’est que pendant toute cette promenade qui dura à peu près une demi-heure, je ne rencontrai pas un visage d’Européen dans les rues.

De retour à l’hôtel, je fis aussitôt appeler par un garçon le maître de la fonda.

C’était un vilain petit homme de quatre pieds et quelques pouces ; son front était large et élevé ; ses cheveux épais, qui commençaient à grisonner, bouclaient naturellement et retombaient sur un col de taureau ; quant à sa figure, si toutefois cette expression n’est point trop humaine, pour désigner l’objet que j’avais devant les yeux, elle se composait d’un tronçon de nez, d’un vrai gouffre pour bouche ; pour yeux de deux orbites ronds et rouges comme ceux d’un oiseau de proie, et d’un crochet relevé pour menton. Il me salua poliment, et me demanda, avec un pur et excellent accent espagnol, ce qu’il y avait pour mon service.

Ayant, lorsque j’étais tout enfant, passé plusieurs années à Cadix, je lui répondis ainsi qu’il m’interrogeait, c’est-à-dire en espagnol, que je lui serais fort obligé s’il voulait bien m’apprendre pourquoi on ne voyait pas un seul visage d’Européen dans les rues de Puebla.

— Ah ! monsieur est Français, me dit aussitôt mon hôte dans cette nouvelle langue, car ma prononciation m’avait, à ce qu’il paraît, trahi. Mon Dieu, monsieur, ce que vous me demandez là est la chose du monde la plus simple à vous expliquer : si les Européens ne s’établissent point à Puebla, c’est qu’ils ont une très bonne raison pour cela…

— Qui est ?

— Qu’on les assassinerait s’ils se fixaient ici.

— Qu’on les assassinerait ! repris-je tout ébahi. Comment ! est-ce que dans une ville aussi considérable que Puebla, il n’y a aucune justice établie ?

— Au contraire, la police de Puebla vaut au moins celle de Mexico.

— Ah bien ! alors ?

— Je suis désolé de ne pouvoir vous répondre ; mais j’ai pour principe absolu de ne jamais parler du clergé. C’est une chose sacrée à laquelle un homme prudent ne doit jamais toucher.

— Mais qui vous parle du clergé !

— Vous, monsieur ! puisque vous me demandez pourquoi les étrangers ne peuvent s’établir ici.

Mon hôte, s’informa alors très humblement si je n’avais pas autrement besoin de lui, et sur ma réponse négative, il s’éloigna à pas comptés. Je crus pourtant démêler, dans un sourire qu’il essaya de dissimuler de son mieux, une expression de véritable pitié pour mon inexpérience. Je ne savais trop que penser. Cet homme, si circonspect dans son langage, parlant également bien l’espagnol et le français, et dont la figure, sans type et sans caractère particulier, empêchait qu’on pût lui assigner une patrie, m’intriguait. C’était tout bonnement, ainsi que je l’appris plus tard, un de ces individus qui appartiennent à la grande famille des aventuriers, êtres bizarres, inexplicables, sans antécédents connus, vivant la plupart du temps de ressources que l’on ne peut deviner, cosmopolites qui ont tout vu, tout éprouvé, que rien n’étonne, soit en bien, soit en mal, et qui disparaissent un beau jour, ainsi qu’ils sont venus, subitement, sans qu’on sache où ils portent leurs pas. Nul pays ne possède en aussi grand nombre que le Mexique, de ces existences extraordinaires qui semblent tenir de celle d’Ashavérus, et qui ont donné cours en Europe à la fable des oncles d’Amérique.

Au souper, nous trouvâmes quelques autres voyageurs anglais et allemands et nous fîmes table commune avec eux. Celui de tous les convives qui semblait vouloir primer et tenir le dé de la conversation était mon compagnon de route, le colonel mexicain, qui à Las Vigas, lors de l’apparition des voleurs supposés, avait si prestement jeté ses pistolets par la portière. Il voulut bien nous avouer qu’il était le plus bel homme de la république et que jamais une femme ne lui avait résisté au-delà de vingt-quatre heures. De ces confidences, il passa au récit de ses exploits, et nous apprit qu’il avait tué pendant ses voyages de Vera-Crux à Mexico, et vice versa, plus de trente voleurs. À ces mots je poussai une exclamation de surprise.

— Que trouvez-vous donc d’étonnant à ce qu’un colonel ait sabré une trentaine de coquins ? me demanda-t-il.

— Rien, senor… rien… la seule chose qui m’épouvante est la célébrité merveilleuse avec laquelle vous expédiez votre monde.

— Comment entendez-vous cela ?

— Mon Dieu, c’est fort simple… Hier soir, pendant le souper, à Perote, vous nous avez raconté que vous aviez déjà envoyé aux enfers vingt voleurs ; depuis hier soir jusqu’à présent vous êtes resté cloué sur une banquette de diligence, et voilà qu’après une demi-heure, tout au plus, que je vous ai perdu de vue, vous m’apprenez que vous avez tué trente voleurs, — dix de plus qu’hier soir. — C’est donc un homme de mort par trois minutes.

Pour toute réponse, et à mon grand étonnement, le colonel ne m’adressa qu’un gracieux sourire. — J’eus presque du remords de ma mauvaise plaisanterie.

En ce moment notre hôte fut pris de toux si opiniâtre que je levai machinalement les yeux vers lui. Il me semblait que son regard cherchait le mien, et qu’il me faisait un signe d’intelligence ; mais cette demi-découverte ne me fut nullement utile, car un Anglais l’ayant appelé dans le moment pour lui donner une commission, le maître d’hôtel s’empressa de lui obéir et sortit aussitôt.

What do you think about my contryman, gentlemen ? nous demanda l’Anglais en souriant.

— Comment, votre compatriote ? m’écriai-je. Mais votre hôte parle français comme un véritable Parisien. Il en a même jusqu’au défaut de prononciation.

— C’est possible ; mais je vous assure que d’un autre côté il parle anglais aussi bien que n’importe quel enfant de la Grande-Bretagne. Je le prenais même pour un cokenei[1].

— C’est extraordinaire.

— Bah ! vous en verrez bien d’autres, me répondit flegmatiquement l’Anglais, en corrigeant l’eau-de-vie de son verre avec quelques gouttes d’eau.

— J’en suis persuadé ; mais en attendant qu’un plus long séjour dans ce curieux pays m’initie un peu avec ces mœurs étranges, je vous serais fort obligé, monsieur, si vous vouliez être assez bon pour m’expliquer une chose qui m’a vivement étonné.

— Laquelle ?

— C’est de n’avoir pas rencontré un seul Européen dans les rues de Puebla.

— Volontiers ; voici le fait. Lorsqu’après la guerre de l’indépendance, les ports du Mexique furent ouverts à toutes nations, au grand détriment du commerce monopoliseur des Espagnes, beaucoup d’étrangers vinrent s’établir à Mexico, et ne tardèrent pas à y inculquer leurs idées ; c’est-à-dire à tourner en dérision les tromperies du clergé : le contact fréquent auquel leurs affaires les mettaient avec les indigènes, favorisa singulièrement la propagation de ces idées, ébranla bien des croyances, et détruisit bien des crédulités. Le clergé s’en aperçut enfin, mais il était déjà trop tard, le mal était fait ; la vérité avait brillé. Avertie par l’expérience, la prêtraille de Puebla prit donc l’initiative, et avant que les étrangers ne songeassent à s’établir dans leur ville, elle les représenta au peuple sous des couleurs tellement noires et odieuses, qu’elle souleva contre eux une haine implacable qui dure encore aujourd’hui. Ici le peuple ne fait et ne reconnaît aucune différence entre les Anglais, les Allemands, les Français, etc. Tout Européen, qu’elle que soit sa patrie, est frappé du sobriquet de judio ou juif : ce mot générique, qui nous désigne tous, est, aux yeux des Mexicains, le plus grand outrage qu’ils puissent adresser à quelqu’un, et a plus de force à leurs yeux que n’en ont chez nous et en Angleterre le mot raseal ou vilain.

— Je vous remercie beaucoup de ces explications, sir ; mais il me semble cependant qu’un étranger qui, en s’établissant à Puebla, ne s’occuperait que de ses affaires, et fréquenterait à point nommé les églises, c’est-à-dire de manière à être remarqué, n’aurait guère de danger à courir.

— Eh bien !… et vos compatriotes les Godard ?

— C’est la première fois que j’en entends parler…

— Leur histoire est pourtant assez sanglante, me répondit l’Anglais, combattu entre le désir de raconter, et celui de déguster à son aise son monstrueux grog.

Cependant l’envie de faire parade à mes yeux de ses connaissances du pays l’emporta chez lui sur son amour pour le brandy ; car il se contenta d’avaler une longue gorgée, et, repoussant son verre de la main, il reprit :

  1. Sobriquet par lequel on désigne en Angleterre les Londoniens.